Revue littéraire - Une Définition de mots

Revue littéraire - Une Définition de mots
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 215-226).

REVUE LITTÉRAIRE

UNE DÉFINITION DE MOTS.

Histoire du réalisme et du naturalisme dans la poésie et dans l’art depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, par M. Paul Lenoir. Paris, 1889; Quantin.

Ce livre est gros, mais il n’est pas bon, et s’il était plus court, je crains qu’il ne fût pas meilleur. Sous prétexte, en effet, d’écrire l’histoire du naturalisme « depuis l’antiquité jusqu’à nos jours, » et, avec la louable intention, je le sais bien, de mettre les pièces du procès sous les yeux du lecteur, tout ce que M. Paul Lenoir a rencontré lui-même de plus naturaliste au cours de ses lectures ou de ses promenades à travers les musées, il en a fait un énorme dossier que l’on ne soupèse qu’avec terreur, que l’on n’ouvre qu’avec défiance, et que l’on ne compulse qu’avec ennui, d’une main distraite et promptement lassée. Mais, d’autre part, si l’on était de son livre les traductions, les citations, les descriptions qui n’y tiennent point, qui ne laissent pas d’en faire tout de même le principal ornement, alors, il n’en resterait plus que d’ambitieuses formules dont la singulière emphase n’est égalée, ou surpassée peut-être, que par le manque de précision. C’est dommage : d’abord, parce que M. Paul Lenoir a sans doute longtemps et beaucoup peiné sur ce livre, et puis, parce que la question qu’il y voulait traiter est certainement intéressante. Elle n’est peut-être pas « poignante », comme le dit M. Paul Lenoir, — et, quand il ajoute qu’elle est « active », me permettra-t-il d’avouer que je n’entends guère ce qu’il veut dire ? — mais elle est intéressante, et, ce que M. Paul Lenoir a le mérite au moins d’avoir bien vu, le grand intérêt en est fait de ne pas être neuve, d’être au contraire de tous les temps, née avec l’art lui-même, éternelle, et infinie comme lui.

C’est ce que l’on peut dire, c’est même ce qu’il fallait dire aux aimables dilettantes qui font profession de trouver ces sortes de questions bien oiseuses. Il leur suffit, pour eux, qu’une œuvre leur plaise ; et, qu’importe, après cela, qu’elle soit ce qu’on appelle idéaliste ou naturaliste ? Savent-ils du moins, ou songent-ils que c’est comme s’ils disaient :


Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ?


À quoi l’on pourrait aisément leur répondre : avec la physiologie, qu’il importe tout de même un peu, comme si, par exemple, ils s’enivraient d’absinthe au lieu d’alcool ou de vin : avec la morale, qu’il importe beaucoup, n’y ayant rien qui mette plus de différence entre un homme et un autre homme que la qualité de leurs plaisirs ; et avec l’esthétique elle-même, qu’il importe encore davantage, puisque le plaisir qu’une œuvre nous procure n’a rien de commun avec sa beauté, ni seulement avec sa perfection dans son genre. On rit plus à la Cagnotte ou au Voyage de M. Perrichon qu’au Misanthrope ou qu’au Tartufe ; les Deux orphelines, quoique de deux siècles plus jeunes, ont fait couler plus de larmes, assurément, que Rodogune ou que Britannicus ; et n’est-il pas, en vérité, de l’essence de certains plaisirs, d’être avivés, et comme aiguisés par un peu de dédain pour l’objet auquel nous les devons ?

Mais ce qui est surtout vrai, c’est que ces discussions de principes, quand on consentirait qu’elles n’eussent plus de raison d’être dans le temps où nous sommes, elles ne cesseraient pas pour cela d’en avoir toujours une dans l’histoire. Si l’on a cru presque jusqu’à nous qu’il y avait non-seulement des lois, mais des règles des genres, — et je me dispenserai de prouver qu’on l’a cru ; — si l’on a cru que le génie lui-même ne pouvait se passer tout à fait de les connaître, et, en en reculant les bornes, ou en les violant, de laisser paraître encore qu’il les connaissait ; si l’on a cru enfin que le caractère ou la beauté des œuvres dépendait en quelque mesure de leur secret accord avec de certains principes, qui sont justement ceux autour desquels on se groupait jadis en écoles, il sera toujours plus qu’intéressant d’examiner ces questions « oiseuses. » Car, autant qu’à la critique, elles appartiennent à l’histoire de l’art, ou plutôt à l’histoire générale, à l’histoire naturelle de l’esprit humain. Et l’on peut ajouter qu’en se plaçant à ce point de vue, comme elles deviennent impersonnelles, — je veux dire comme il ne s’y glisse aucune intention de flatter les manies des uns ou de déplaire aux autres, — elles deviennent en même temps plus simples et plus claires. Ce qui les embrouille surtout, n’est-ce pas en effet ce qu’elles ont d’actuel ou de contemporain ; et pour les démêler, sinon pour les résoudre, ne suffit-il pas de l’oublier ?

Qu’est-ce donc que le naturalisme ? et, si l’on y mettait un peu de bonne volonté, croirons-nous qu’il fût si difficile de s’entendre sur le sens d’un mot ? Car enfin, personne au monde n’a jamais contesté que l’observation et l’imitation de la nature fussent le principe, non pas l’objet, et le commencement, sinon le terme de l’art. Elles n’en sont pas la fin ni le principe, puisqu’il y a des arts qui ne sont pas d’imitation : on n’a jamais ouï parler d’une cathédrale idéaliste ou d’un oratorio réaliste. Cependant, puisque l’aspect d’une cathédrale gothique ou l’audition d’une symphonie peuvent éveiller en nous des sensations, — et au besoin des idées, — analogues à celles que provoque la lecture d’un poème ou la contemplation d’un tableau, c’est sans doute qu’il y a dans l’art quelque chose d’autre et de plus que l’imitation de la nature. On pourrait, si l’on le voulait, étendre encore et diversifier l’argument. En effet, jusque parmi les arts d’imitation eux-mêmes, il y en a, il y a surtout des genres dont la perfection, ou la seule définition exige de l’artiste qu’il aille au-delà de la nature : ainsi la peinture religieuse, ainsi la poésie lyrique, ainsi peut-être le théâtre. Le plaisir du théâtre est le résultat d’un certain nombre de conventions passées une fois pour toutes entre l’auteur et les spectateurs, et ces conventions, qu’elles consistent d’ailleurs à se mettre un masque pour augmenter le volume de la voix, ou dans la règle des trois unités, sont nées de l’impossibilité d’imiter ou de reproduire exactement la nature… Mais je ne veux pas inutilement compliquer la question, j’essaie plutôt de la réduire à ce qu’elle a d’essentiel, et j’admets, comme je le disais, que l’on n’ait jamais discuté sérieusement sur la question de savoir si l’art doit ou ne doit pas imiter la nature.

J’irai plus loin : si l’on le contestait, ce ne pourrait être que par un jeu d’esprit, puisque nous sommes ainsi faits, selon le mot du poète, que nous ne saurions sortir de la nature par des moyens qui ne soient eux-mêmes encore de la nature. Et n’est-ce pas aussi bien ce que constatent tous les jours, sans le savoir, les moins philosophes d’entre nous, quand ils observent que, si fertile que l’imagination de l’homme puisse être en combinaisons extraordinaires, la réalité et la vie le sont encore davantage ? Jamais peintre naturaliste, impressionniste ou « tachiste » n’a fixé sur sa toile un coucher de soleil ou un effet de neige tel et si surprenant, que nous n’en puissions contempler dans la réalité un plus bizarre ou un plus invraisemblable à l’œil. Mais quel romancier, de l’école d’Anne Radcliffe ou d’Alexandre Dumas, a jamais inventé de telles et si singulières aventures, que nous n’en puissions rencontrer dans la vie ou retrouver dans l’histoire de plus singulières, de plus imprévues et de plus romanesques ? « La nature ne peut être améliorée par aucun moyen qui ne soit son ouvrage ; » même les monstres sont dans la nature ; et ce principe, qui est le fondement du naturalisme, ne l’est pas moins de l’idéalisme.

La division ne commence donc, la controverse ne s’engage, les écoles enfin ne se forment, ne s’opposent, et ne s’excommunient que sur la question du degré d’exactitude ou de fidélité de cette imitation. On doit imiter la nature, et, de cette obligation, tout le monde en tombe d’accord : mais, cette obligation, quelle part laisse-t-elle à la liberté ou à la personnalité de l’artiste, voilà tout le débat. Pour nous, sans y chercher plus de finesse ni de mystère, conformément à l’étymologie, dont les droits sont imprescriptibles, nous appellerons Naturalistes tous ceux qui considèrent l’imitation de la nature comme le dernier terme de l’art, et, réciproquement, nous donnerons le nom d’Idéalistes à tous ceux qui se servent des moyens de la nature pour exprimer l’idée qu’ils se font de ce qu’elle pourrait ou de ce qu’elle devrait être.

Il me paraît que ces deux définitions, très simples, ont quelques avantages. Car, d’abord, elles transforment une question d’esthétique, c’est-à-dire de sentiment, où chacun de nous est toujours suspect d’un peu de partialité pour lui-même, de complaisance pour ses goûts, pour ses opinions, pour ses préjugés, en une question d’histoire naturelle, et, par conséquent, de science. Il y en a qui ont des idées ; et il y en a qui n’en ont pas. Il y en a qui ne voient dans la nature que ce qu’elle leur montre d’elle-même ; et il y en a qui y ajoutent ce qu’ils trouvent en eux. Il y en a qui la trouvent assez belle, assez complète, assez parfaite pour borner leur ambition d’artiste à la reproduire : et il y en a qui prétendent la modifier, la corriger ou la perfectionner. Qui a tort ? Qui a raison ? Ni les uns ni les autres, puisqu’ils suivent tous leur pente, — je ne dis pas leur tempérament, — et qu’il n’est pas en eux, quand bien même ils le voudraient, d’être autres qu’ils ne sont. Concevez-vous George Sand écrivant l’Education sentimentale ? ou Flaubert écrivant Valentine ? Concevez-vous Courbet, l’autre Gustave, peignant l’Apothéose d’Homère ? ou le « père » Ingres, comme on l’appelait, peignant l’Enterrement d’Ornans, les Casseurs de pierres, les Demoiselles de la Seine ? et, si vous aimez mieux des exemples plus généraux, qui prouvent davantage, concevez-vous que l’école hollandaise n’eût eu qu’à le vouloir pour être l’école italienne ? ou nos romanciers, à nous, pour être les Anglais, l’auteur de Gil Blas pour devenir celui de Clarisse Harlowe, et Prévost pour être Fielding ?

C’est ce qui explique dans l’histoire la persistance et l’âpreté de la lutte outre idéalistes et naturalistes. À la vérité, j’en sais bien une autre explication, que je donnerai quelque jour ; mais elle sera plutôt historique, et elle n’empêche point celle-ci d’être la première ou la principale. On combat pour l’existence et pour la domination. Le naturalisme et l’idéalisme ne sont point, en effet, comme le romantisme au commencement du présent siècle, ou comme autrefois l’euphuisme en Angleterre, le cultisme en Espagne, le marinisme en Italie, de ces modes, ou peut-être de ces maladies passagères, qui s’en vont comme elles sont venues, quoique non pas sans laisser après elles, dans les littératures et dans l’art, des traces profondes, quelquefois même indélébiles. On ne devient point idéaliste ou naturaliste ; on l’est ou on ne l’est pas ; la volonté n’y peut pas plus qu’à la forme du visage ou à la couleur des cheveux. Mais, dans ces conditions, il n’est pas étonnant, — et il est d’ailleurs heureux, j’entends pour nous, simples mortels, — que l’on ne puisse pas réussir à s’entendre : « Les Égyptiens, dit Montesquieu, les meilleurs philosophes du monde, tuaient tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains : » et je ne me rappelle plus « i c’est Ribera ou un autre que l’on accuse d’avoir fait mourir le Dominiquin. Sans aller jusque-là, les naturalistes de tous les temps sont nés ennemis des idéalistes, qu’ils ont accusés de manquer du sens de la réalité, et les idéalistes n’ont pas eu de railleries assez méprisantes pour les naturalistes, auxquels ils ont reproché de n’avoir pas le sens de l’idéal. C’est que ce sont deux races d’hommes, naturellement hostiles ou antagonistes, deux grandes familles d’esprits, dont chacune sent bien qu’elle ne pourrait établir son empire que sur les débris de l’autre ; ce ne sont pas deux doctrines, deux systèmes, ou deux écoles ; et c’est que derrière ceux qui les personnifient dans l’histoire de la littérature ou de l’an, l’humanité tout entière se partage ou se divise entre elles.

Mais le plus grand avantage peut-être de nos définitions, c’est qu’en précisant deux conceptions extrêmes de l’art, elles permettent à toutes les autres de s’interposer entre elles, et, à nous, en conséquence, de classer ou de distribuer idéalement les écoles. À l’extrême gauche du naturalisme, quelques artistes intransigeans, qui peuvent être et qui sont même assez souvent d’habiles gens en leur métier, ne sont donc uniquement attentifs, dans la nature entière, qu’à ce qu’elle a de plus vulgaire, de plus laid et de plus repoussant : tel est le peintre, déjà nommé, des Demoiselles de la Seine, tel est l’auteur du Roman chez la portière ou des Bas-fonds de la société, tels sont encore, dans de grandes littératures, les comiques anglais du temps de la Restauration, ou, dans la littérature espagnole, les auteurs des romans picaresques, celui du Lazarille de Tormes, ou celui de la Fouine de Séville. Pour la crudité du langage, pour la bassesse des mœurs, pour le cynisme des actes, on sait sans doute qu’il n’y a rien au-dessous.

Plus difficiles ou plus délicats sur le choix de leurs sujets, mais à la gauche encore du naturalisme, les réalistes proprement dits semblent avoir l’œil ainsi fait que de ne rien apercevoir au delà du contour extérieur ou du relief apparent des choses. Ils n’en percent pas l’écorce, ils ne peuvent pas en atteindre l’âme, encore moins la dégager. On les reconnaît à ce signe, que, supérieurs et souvent même admirables dans l’expression de la sensation, ils balbutient, leur langue s’épaissit, et la main leur manque dans l’expression des sentimens ou des idées. L’auteur encore vivant, et oublié tout vivant, des Bourgeois de Molinchart ou des Souffrances du professeur Deltheil, pourrait servir ici d’exemple ; et l’on n’ignore pas que Flaubert, à plus d’un égard, est encore engagé, de toute une partie de lui-même, dans ce naturalisme étroit et matérialiste.

Car les vrais naturalistes, — je veux dire les peintres de l’école hollandaise ; plusieurs grands peintres espagnols ; quelques romanciers anglais, au premier rang desquels je mettrais Charles Dickens, Charlotte Brontë peut-être et surtout George Eliot ; la plupart enfin des romanciers russes, l’auteur d’Anna Karénine et celui de Crime et Châtiment, — les vrais naturalistes savent bien, qu’en largeur comme en profondeur, la nature est plus étendue que ce que nos yeux en aperçoivent, et que ce que nos mains en peuvent toucher. Ils ne veulent point corriger, altérer ou défigurer la nature, mais ils veulent aussi la rendre tout entière ; et ils estiment que, de la mutiler, ce n’en est pas une moindre altération, ni qui leur soit permise plus que d’y ajouter pour la perfectionner. Rien que la nature, mais toute la nature, dont ils ne demandent pas qu’on exclue la laideur ou la vulgarité, mais dont ils ne veulent pas non plus qu’on exclue la distinction ou la beauté. Et, en effet, s’ils y consentaient, ils mentiraient à leur formule, puisque si les « fumiers » sont dans la nature, les fleurs, sans doute, y sont aussi ; les parfums, si les « relens » y sont ; l’esprit enfin comme la matière, et la pensée comme la sensation.

Chez les plus grands d’entre eux, un Rabelais, un Rubens, un Molière, l’imitation de la nature s’accroît d’une sorte d’adoration de ses énergies latentes, et l’on peut dire qu’ils n’en ont pas le respect seulement, mais le culte ou la religion même. On remarquera que c’est par là que les différens sens du mot de naturalisme se rejoignent, se concilient et se confondent. Rabelais et Molière sont des naturalistes, à la fois dans le sens où nous prenons habituellement le mot, et dans le sens où l’emploient les historiens de la philosophie.

C’est au contraire déjà sortir du naturalisme que de ne vouloir arrêter ses regards, comme quelques-uns, que sur ce que la nature, dans son infinie diversité, nous offre d’agréable à voir, et de fermer ses yeux, de parti-pris, à tout ce qui s’y rencontre d’affligeant ou de simplement déplaisant. C’est alors l’art conçu, selon l’expression consacrée, comme l’imitation de la « belle nature : » telles, parmi nous, les toiles de M. Bouguereau ; tels les romans de M. George Ohnel ; tels encore, en d’autres genres ou d’autres temps, la sculpture de Canova, les Bergeries sans loups du chevalier de Florian : Estelle et Némorin¸ les opéras de Quinault et les Vierges de Mignard. On n’imite déjà plus la nature tout entière ; on choisit, on assortit, on compose ; et ce n’est certes pas encore être idéaliste, mais pourtant on y tend, ou plutôt, et pour mieux dire, on le serait, si l’on le pouvait.

D’autres ne le sont pas davantage, auxquels il manque pour cela d’avoir des idées ; je veux dire : une conception personnelle et originale de la forme, s’ils sont peintres, ou de la vie, s’ils sont poètes et romanciers. Mais ils corrigent la nature, ils en retranchent ou ils y ajoutent, « ils chargent les contours, » comme on disait au XVIIe siècle ; ils atténuent la saillie d’un muscle pour la ramener aux proportions convenues du modèle académique ; ils adoucissent, pour la conformer aux règles du bon goût et de l’étiquette, l’expression naturelle d’un sentiment trop franc ou trop violent ; ils veulent faire enfin plus beau que nature. Les Italiens de la décadence, les Carrache, le Dominiquin, le Guide, le Guerchin, l’Albane, « avec leur beau idéal de pâtissier confiseur, » — C’est à Claude Lorrain, je crois, que M. Ruskin a jadis appliqué cette expression un peu vive ; — tous nos tragiques du second ou du troisième ordre, depuis Voltaire jusqu’à Ducis ; nos romanciers du XVIIe siècle, Gomberville et La Calprenède, l’auteur du Grand Cyrus et celui de la Princesse de Clèves ; presque tous nos peintres français classiques, depuis Poussin jusqu’à David, appartiennent à cette famille. Ce sont ceux-là surtout qu’égare la préoccupation de plaire, et, assez généralement, pour avoir trop plu à leurs contemporains, il arrive qu’ils déplaisent dans les âges suivans.

Mais d’autres encore, plus ambitieux, ne se contentent pas d’embellir la nature, ils la transforment, ils la transposent, et, au-dessus d’elle, pour ainsi parler, dans un nuage couleur de rose, ils essaient de réaliser un monde imaginaire, un monde fait à souhait pour la joie de l’esprit et le plaisir des yeux, un monde presque immatériel, dont les élégans et légers fantômes ne retiennent de substance ou de corps que ce qu’il en faut pour ne pas s’évanouir en fumée. Tels sont chez nous Marivaux, dans ses comédies ; la Surprise de l’Amour, les Fausses confidences, le Jeu de l’Amour et du Hasard, ou encore le peintre de l’Embarquement pour Cythère ; tel autrefois l’auteur de l’Astrèe, le mélancolique, le sentimental, et pourtant aussi le reposant Honoré d’Urfé ; tels peut-être, dans l’histoire de la littérature italienne, l’auteur du Roland furieux, celui de la Jérusalem, et à coup sûr celui de l’Aminte. Je les appellerais volontiers idéalistes, si leur idéal ne me paraissait plutôt caractérisé par un manque de sens du réel que par une idée précise et définie de l’art ou de la vie, s’il ne relevait moins de l’observation que de la fantaisie, et si le souci de la vérité n’y tenait enfin trop peu de place.

Ceux-là seuls en effet sont les véritables idéalistes dans l’histoire de l’art qui ne s’écartent jamais de la nature, que pour lui faire exprimer quelque vérité originale et profonde, une conception nouvelle et substantielle de l’homme et de la vie. Aussi ne doit-on pas dire d’eux qu’ils altèrent la nature, qu’ils la corrigent ou qu’ils la modifient, mais plutôt qu’ils la prolongent, en y ajoutant ce qu’ils ont en eu » de différent d’elle-même, et non pas qu’ils la perfectionnent, mais qu’ils l’enrichissent de leur propre personnalité. J’entends ici qu’après que Shakspeare et Milton, après que Michel-Ange et Rembrandt, après que Rousseau même et que Goethe ont passé, la nature même s’est agrandie ; quelque chose de nouveau est apparu dans le monde ; il est plus vaste de tout ce qu’ils y ont apporté ; et une combinaison nouvelle de la nature s’est réalisée en eux, laquelle désormais fait à son tour partie de la nature. Voilà les vrais idéalistes, à qui, certes, il est tout simple que la nature entière n’apparaisse que comme un moyen, puisqu’ils sont eux-mêmes une fin dans la nature, et qui sont dans l’art les premiers des mortels, toutes les fois au moins que la faculté d’exécuter se trouve égale en eux à celle de concevoir.

Car, il faut bien l’avouer, c’est par là qu’ils pèchent ou qu’ils manquent, et capables qu’ils sont du premier Faust il arrive trop souvent qu’ils le soient aussi du second. La nature, qui est un document pour les naturalistes, n’est qu’un renseignement pour les idéalistes ; et, pour cette raison, comme aussi pour cette autre que chacun d’eux, étant complet, est unique en son genre, je n’oserais pas dire que ce soient de mauvais maîtres, mais ce sont au moins des maîtres dangereux, que l’on n’a jamais ni copiés, ni suivis impunément.

Aussi, comme les naturalistes ont leur gauche et leur extrême gauche, les idéalistes, à leur tour, ont-ils ce qu’on pourrait appeler leur extrême droite et leur droite. Leur droite, c’est tous ceux dont l’imagination déréglée ne vit que d’elle-même, sur sa propre substance, qui s’éloignent de la nature pour abonder systématiquement dans le sens de leur propre personnalité, qui ne distinguent plus le réel d’avec le chimérique, et qui finissent par prendre pour des idées les fantômes ou les fumées, si je puis ainsi dire, de leur orgueil échauffé. Tel chez nous Corneille, dans les tragédies de sa vieillesse, Othon, Sertorius, Attila ; tel Victor Hugo, non pas seulement dans les œuvres de ses dernières années, dans l’Âne ou dans le Pape, mais presque dans tous ses drames, et notamment dans Ruy Blas ou dans les Burgraves ; et tels, au-dessous d’eux, tous ceux de leurs imitateurs, — l’auteur de Rhadamiste ou celui de Tragaldabas, — qui n’ont pas compris que ce n’est pas en s’écartant de la nature que l’on peut enrichir l’art, mais seulement, comme nous le disions, en la continuant et en la prolongeant. Le vrai fondement de l’idéalisme, c’est qu’il y a dans la nature, pour ainsi parler, quelque chose d’ultérieur à elle-même. Seulement, l’expression en demeure soumise à des lois qui ne sauraient différer de celles de la nature, je veux dire à cette logique intérieure qui ne permet pas que « le semblable » engendre le contraire, qu’il pousse une citrouille sur un chêne, et qu’une grenouille soit aussi grosse qu’un bœuf.

Enfin, à l’extrême droite, et sur la limite peut-être où certaines formes du génie semblent toucher à la folie, nous rencontrerions dans l’histoire de l’art les Mystiques ou les Symbolistes. J’appelle de ce nom ceux qui veulent ou qui croient voir dans la nature quelque chose d’autre qu’elle-même, et pour qui la matière n’est ni l’enveloppe, ni seulement le signe, mais le masque ou le déguisement de l’esprit. Tels furent, si je ne me trompe, les artistes du moyen âge, avec leur mépris absolu de la forme ; tel est Dante lui-même, en quelques endroits au moins de la Divine comédie, où il a exprimé l’impalpable, l’impondérable et l’inexistant ; tel est peut-être Fra Angelico… Mais ici je craindrais, en entrant après eux dans la région du mystère et de l’ombre, je craindrais de m’y perdre, et il me suffira d’une remarque. C’est que, comme plus haut les différens sens du mot de naturalisme, les sens différens du mot d’idéalisme se rejoignent et se concilient à leur tour. Qu’est-ce autre chose en effet dans l’histoire de la philosophie que l’idéalisme, si ce n’est justement la négation du monde extérieur, ou tout au moins l’affirmation que le vrai sens en est dissimulé sous les voiles de chair qui sont le monde tout entier pour l’homme borné, court et grossier ?

Autre avantage enfin : ces définitions de l’idéalisme et du naturalisme peuvent servir à expliquer et conséquemment à éviter une méprise que l’on commet encore trop souvent dans cette question sur le caractère et la portée de certaines œuvres. Par exemple, on ne saurait douter que, s’il est un idéaliste dans l’art, ce soit l’auteur de la Tempête et du Songe d’une nuit d’été. D’où vient cependant que les naturalistes se réclament de lui, et, pour établir la filiation, qu’ils ne soient pas embarrassés de montrer dans son œuvre des scènes entières ou des drames mêmes, comme le Roi Lear, dont la violence et la crudité, sur aucun théâtre ni dans aucune littérature, n’ont peut-être été dépassées ? On pourrait faire la même question sur les sculptures de Michel-Ange et sur les peintures de la Sixtine ; et la réponse serait la même. C’est que, du moment qu’il s’agit d’exprimer des idées, les moyens qu’on y fait servir participent de l’élévation ou de la grandeur de l’idée ; c’est que, pour se réaliser, l’idée, si je puis ainsi dire, a un droit d’élection sur la nature entière ; et c’est enfin que les moyens sont tous bons, puisqu’ils sont tous indifférens, s’ils sont seulement dans la nature. J’ajouterai que là même est ce qui distingue les vrais idéalistes. Aucun d’eux n’a jamais reculé devant la pointure de la violence, de la laideur ou de la vulgarité, quand il a jugé que la vulgarité, la laideur ou la violence étaient nécessaires à l’expression de son idée, ni Shakespeare ni Rembrandt, à plus forte raison ni les Hugo ni les Corneille, et bien moins encore ceux que nous avons appelés du nom de symbolistes. Mais, en dépit de l’apparence, et bien loin qu’alors ils aient incliné vers le naturalisme, c’est précisément en l’absorbant, si l’on peut ainsi dire, qu’ils le transforment, et qu’en proclamant leurs droits sur la nature, ils y comprennent celui d’en user à leur gré.

Inversement, nous pouvons dire aussi pourquoi de certaines œuvres, naturalistes d’inspiration, ne sont dénuées cependant ni de charme, ni de poésie, ni de grandeur au besoin. C’est tout simplement que la nature elle-même a son charme ou sa poésie, qui ne dépendent nullement, quoi qu’on en veuille dire, des yeux qui la contemplent ou de l’esprit qui la pense. Assurément, si l’on prétend parler en métaphysicien, les qualités des corps, la couleur ou l’odeur n’existent, comme odeur et comme couleur, qu’autant qu’elles affectent nos sens, et l’on peut dire, si l’on veut, que dans un paysage, c’est nous, c’est la disposition particulière de notre âme qui insinue ce que nous y croyons voir. Mais, en fait, dans la vie et dans l’art il en est autrement, et, par exemple, sur une plage déserte, sous un ciel bas et noir, en un jour d’hiver, si vous mettez le plus jovial des hommes en présence d’une mer furieuse et démontée, il arrivera rarement que ce spectacle lui suggère des idées couleur de rose et l’entretienne dans une douce gaîté. D’autres spectacles sont consolateurs, attrayans et rians. Par cela seul que les naturalistes imitent fidèlement la nature, ils en reproduiront donc quelquefois des aspects naturellement poétiques, et c’est ce qu’effectivement nous vérifions tous les jours dans les tableaux de nos paysagistes ou dans les descriptions de nos romanciers. Quand l’âme des choses, comme quelquefois, se trouve répandue dans leur contour extérieur, il n’est pas jusqu’aux réalistes qui ne soient hommes à nous mettre en contact avec elle, et d’autant qu’ils imitent plus fidèlement le « morceau » de nature qu’ils copient. Mais ils ne cessent pas pour cela d’être naturalistes, ou plutôt, eux aussi, c’est alors surtout qu’ils le sont, puisqu’en imitant plus profondément la nature, on pourrait dire qu’ils réalisent ce que leur programme a de plus étroit et leur esthétique de plus impérieux.

Et ne pourrions-nous pas aussi nous expliquer par là le rythme alternatif selon lequel il semble que le naturalisme et l’idéalisme se succèdent et s’opposent dans l’histoire de l’art ? Idéaliste ou Naturaliste, une grande œuvre engendre ou provoque un nombre presque infini de copies d’elle-même ; elle se substitue à la nature dans l’éducation de l’artiste ; en passant à l’état de chef-d’œuvre, elle passe à celui de modèle ou de canon. Cela s’est vu dans l’histoire de la peinture religieuse, où, de nos jours mêmes, à travers six ou sept générations de peintres, c’est de Raphaël que s’inspirent la plupart de ceux qui peignent encore des saintes familles ; cela s’est vu également dans l’histoire de la tragédie française, où Voltaire a imité Racine, Marmontel a imité Voltaire, La Harpe a imité Marmontel, Ducis a imité La Harpe, Lemercier a imité Ducis, de Jouy a imité Lemercier. Mais à mesure que les imitateurs se pressaient l’un sur l’autre, ils s’éloignaient de leur modèle et davantage encore de la nature, si bien qu’après un siècle ou deux les formes s’étaient insensiblement vidées de ce qu’elles avaient jadis contenu de substance. C’est ce qui s’était aussi passé pour la peinture religieuse ; et c’est ce qui provoque, en le justifiant, le retour offensif du naturalisme. On éprouve alors, en effet, le besoin de retourner à la nature et de retremper l’art dans l’imitation de la réalité ; le naturalisme triomphe ; et, jusqu’à ce qu’il se soit compromis par ses propres excès ou jusqu’à ce qu’il ait lui-même produit quelque chef-d’œuvre qui devienne à son tour un modèle, il règne. Ce qui revient à dire qu’il périt de sa propre victoire… et le mouvement recommence.

Ai-je besoin d’ajouter qu’en acceptant l’esprit de ces définitions, il faudrait se garder d’en serrer la lettre de trop près, comme on fait de celle de la circonférence de cercle ou de la sphère ? L’esthétique n’est pas de la géométrie, et les inductions de la critique la plus « scientifique » n’ont tout au plus que le degré de vraisemblance et de probabilité des conclusions de l’histoire naturelle générale. De même donc qu’à travers le temps on voit, dans la nature, les variétés d’une même espèce faire en quelque façon des échanges de caractères entre elles, et tour à tour, sans presque aucune régularité, revenir au type de l’ancêtre commun, ou au contraire, et souvent sans cause apparente, s’en écarter brusquement, de même, dans l’histoire, les hommes ne sont pas tellement étrangers les uns aux autres, ni surtout les esprits si rigoureusement définis ou limités par leurs aptitudes que dans un Idéaliste il ne se puisse rencontrer quelques traits d’un Naturaliste, et réciproquement, qu’au don de voir et de rendre la nature comme elle est, celui de l’idéaliser ne se joigne. Il y a d’ailleurs aussi ce qu’on appelle des espèces douteuses, qui même le sont d’autant plus que l’on en connaît mieux les caractères. « A mesure qu’on connaît mieux un genre, dit un illustre savant, on découvre des formes intermédiaires, et les doutes augmentent quant aux limites spécifiques. » Il ajoute encore que, dans une même espèce, les variétés se multiplient en raison du nombre d’échantillons ou d’exemplaires que nous en observons. Les distinctions n’ont donc ici rien de rigide, mais au contraire quelque chose de flottant ; la différence, qui est énorme d’un Réaliste à un Mystique, de Jean Steen ou d’Adrien Brauwer à Fra Angelico, est souvent presque insensible de certains Naturalistes à de certains Idéalistes, comme par exemple, chez nous, de Molière à Racine ; je citerais même des cas où elle échappe ; et généralement, pour chaque cas particulier, c’est une question nouvelle à résoudre, une question entière, où les définitions ne servent que d’indication seulement. Il est toujours aussi difficile de dire avec assurance d’un roman ou d’un tableau, d’un romande mœurs ou d’un paysage, qu’il est idéaliste ou naturaliste, que de dire d’une telle femme qu’elle est belle ou laide, et d’un tel homme qu’il est bon ou méchant, vertueux ou vicieux, intelligent ou borné. Les qualificatifs sont ordinairement relatifs.

Cependant les zoologistes et les botanistes n’ont pas cru pour cela que leurs définitions ou classifications fussent inutiles au progrès de la science, et ils ont eu raison, puisque après tout, dans le temps même où nous sommes, chaque progrès nouveau de la science, lui-même préparée par une classification dont il démontrait l’insuffisance, aboutissait finalement à une classification nouvelle. Après Linné, Cuvier, mais après Cuvier, Darwin ; — j’en néglige vingt en en nommant trois ; — et de l’un à l’autre la classification nouvelle résumant et fixant les progrès accomplis. C’est qu’en effet, toute classification a deux grands avantages : le premier, qui est de distribuer toute une vaste matière dans un ordre rationnel, et le second, dans chaque cas particulier, de nous permettre de reconnaître avec certitude, et du premier coup d’œil, à défaut de ce qu’ils sont, tout ce que les objets ne sont pas. Rubens est-il un naturaliste ? Molière est-il un idéaliste ? On peut hésiter à répondre, — et ni l’auteur de l’École des femmes ni celui de la Kermesse du Louvre ne seraient ce qu’ils sont si nous pouvions égaler d’un mot l’étendue et la diversité de leur génie ; — mais ce que nous pouvons dire au moins, c’est qu’ils ne sont ni l’un ni l’autre réaliste ou mystique ; et c’est toujours bien quelque chose.

C’est à ce point de vue que je me suis placé pour me faire à moi- même une idée des différences qui séparent l’idéalisme d’avec le naturalisme, puisque aussi bien, dans son gros livre, M. Paul Lenoir ne les avait, à mon avis, que très imparfaitement indiquées. Il les aurait sans doute mieux vues si, comme je l’ai fait pour écrire ces quelques pages, au lieu de vouloir être original et neuf, il s’était contenté de reprendre, en les modifiant légèrement, quelques-unes des idées que M, Taine, il y a plus de vingt ans, développait dans ses belles leçons sur l’Idéal dans l’art. Il eût pu lire aussi un livre plus récent, la Critique scientifique, de M. Émile Hennequin, riche de fonds, curieux et suggestif, sous sa forme laborieuse et singulièrement tourmentée. Mais peut-être que celui-ci, qui ne date pas d’un an, n’avait pas encore paru dans le temps que M. Paul Lenoir avait déjà presque entièrement compilé le sien.


F. Brunetière.