Revue littéraire - Une Apologie de la casuistique

Revue littéraire - Une Apologie de la casuistique
Revue des Deux Mondes3e période, tome 67 (p. 200-213).
REVUE LITTERAIRE

UNE APOLOGIE DE LA CASUISTIQUE

Un Problème moral dans l’antiquité, Étude sur la casuistique stoïcienne, par M. Raymond Thamin. Paris, 1884 ; Hachette.

Il y a sans doute peu de noms plus mal famés dans l’histoire que celui de casuistique, et c’est assurément une étrange entreprise que d’en vouloir tenter la réhabilitation. Qui de nous, en effet, tout d’abord, n’imagine sous ce mot des horreurs ? Comment oser se ranger du parti d’Escobar ou de Sanchez contre celui de Pascal ? Et quelle vanité de croire que l’on prévaudra jamais, — ou du moins aussi longtemps que durera la langue française, — contre les Lettres provinciales ! Si cependant la plupart de ceux qui l’ont en plus mauvaise odeur ne savaient pas seulement ce que c’est que la casuistique, ni ne semblaient d’ailleurs se soucier beaucoup de l’apprendre ; si peut-être, d’un autre côté, le plus grand tort des casuistes eux-mêmes était justement d’avoir compromis et discrédité la casuistique ; et enfin, si la casuistique, entendue comme on la doit entendre, n’était pas moins nécessaire à la droite conduite de la vie que ne l’est la dialectique à la bonne direction de l’esprit, est-il bien sûr que sa cause fût aussi complètement perdue que l’on parait le croire ? Pour l’attaquer encore, la condamner et la flétrir comme nous voyons qu’on le fait aujourd’hui, ne faudrait-il pas soi-même n’être pas moins qu’un Pascal ? Et, en tout cas, attendu l’importance des intérêts qui s’y débattent, le procès, après deux cents ans, ne vaudrait-il pas la peine qu’on le révisât ? C’est ce que l’Académie des sciences morales et politiques a pensé lorsqu’elle a mis an concours, il y a quelques années, la question suivante : « Exposer et discuter, dans ses principes et ses applications pratiques, la théorie des cas de conscience d’après l’école, stoïcienne. » Et l’auteur du mémoire couronné, M. Raymond Thamin, ne s’y est pas trompé, quand il a compris qu’on lui demandait de montrer que, si quelques casuistes ont pu mériter la réprobation proverbiale qui s’est attachée à leurs noms, leur crime n’était pas celui de la casuistique.

Il faut rendre justice à l’Académie des sciences morales et politiques : le goût naturel des académies pour l’allusion discrète ou le sous-entendu savant l’a bien servie dans cette circonstance ; et, pour l’être indirectement, sa question n’était ni moins heureusement ni moins nettement posée. S’il s’agit, en effet, de savoir et de dire avec exactitude ce que c’est que la casuistique, il n’en est pas de meilleur moyen que de commencer par la dégager des mains de ceux qui l’ont jadis, quoique très involontairement, compromise. On nous ramène toujours aux questions saugrenues des Caramuel et des Filliucius et l’on revient obstinément à celles de leurs décisions où l’odieux le dispute au ridicule, comme si ces décisions étaient toute la casuistique, ou même, en vérité, comme si la casuistique était une invention de Vincent Filliucius et de Jean Caramuel. Ceux qui se piquent le plus d’indifférence philosophique et d’impartialité rendent au moins le dogme catholique responsable des pires excès d’une certaine casuistique. Et l’on croit sur leur parole, on dit, on répète communément, il s’enseigne même dans nos écoles que la casuistique n’existerait seulement pas si l’ombre du confessionnal n’en avait abrité la naissance et favorisé les premiers commencemens.

Contre cette opinion vulgaire, ce serait avoir déjà beaucoup fait que de montrer que la casuistique est à peu près indistinctement, de tous les temps, de tous les lieux, et de toutes les religions. Si sous des latitudes aussi distantes que celles de Babylone et de Salamanque, ou de Bénarès et d’Alcala, nous prouvions que la casuistique a également fleuri, ce serait de quoi faire hésiter un instant les contempteurs de la casuistique, — supposé toutefois que la frénésie de leur fanatisme à rebours fût capable d’hésitation. Et, quelle que soit leur naturelle étroitesse d’esprit, il leur faudrait bien chercher à des argumens nouveaux des réponses nouvelles, si nous leur montrions des précurseurs de Sanchez dans les rédacteurs du Talmud, ou dans les compilateurs des livres sacrés du bouddhisme les prédécesseurs d’Escobar. Mais, comme ils pourraient dire que le bouddhisme et le judaïsme sont des religions, au sens entier du mot, — et même des théologies, — il faut aller plus loin encore, et, pour leur couper toute retraite, il faut leur montrer la casuistique à l’œuvre dans l’école de philosophie la plus indépendante qu’il y ait eu de tout préjugé théologique : c’est l’école stoïcienne. Là était l’intérêt de la question proposée par l’Académie des sciences morales, et là est l’intérêt du livre de M. Raymond Thamin. On ne peut guère soupçonner Ariston ou Cléanthe, ni même Cicéron ou Sénèque, en approfondissant la casuistique, d’avoir voulu servir, seize ou dix-huit cents ans à l’avance, les intérêts futurs de la société de Jésus. Si M. Paul Bert, peut-être, était homme à le soutenir, M. Ernest Havet, sans doute, l’avertirait de sa méprise. Puisque donc les stoïciens, ces « jansénistes de l’antiquité, » — comme les appelle M. Thamin, d’une expression tout à fait heureuse, — ont reconnu l’intérêt, l’utilité, la nécessité de la casuistique, c’est que la casuistique, indépendamment d’aucun dogme et d’aucune théologie, répond à quelque chose d’assurément, de profondément, d’éternellement humain. Nous pouvons ajouter avec lui que le rapprochement inattendu de ces deux termes de casuistique et de stoïcisme compléterait, s’il en était besoin, l’évidence de la démonstration.

Ce n’est pas que les stoïciens aient inventé la casuistique. On ne les avait pas attendus pour découvrir que la vie n’est pas toujours simple, ni le devoir facile, — je veux dire facile à connaître. Et, sans parler ici des conflits si nombreux, si douloureux parfois, de l’intérêt et du devoir, on se doutait, avant Zénon, que le plus honnête homme peut se trouver pris entre deux obligations contradictoires et d’ailleurs également impérieuses. M. Thamin nomme à ce propos, entre autres prédécesseurs de la casuistique stoïcienne, Socrate, Aristote, Épicure. Mais que n’a-t-il plutôt emprunté ses exemples au répertoire des grands tragiques ? Les Choéphores, Antigone, Andromaque, Iphigénie en Aulide, autant de cas de conscience, en effet, où le devoir s’oppose au devoir, l’obligation à l’obligation, et qu’on ne peut résoudre, bon gré mal gré qu’on en ait, sans recourir à ces distinctions qui sont le tout de la casuistique. Au nom d’une loi naturelle, considérée comme supérieure, est-il jamais permis de violer une loi positive et de passer outre au commandement formel de l’autorité légitime ? Voilà toute l’Antigone ; et c’est pourtant ce que l’on s’indigne, à si grand fracas, que nos modernes casuistes aient osé discuter, ou même proposer dans leurs théologies morales. Un fils, en aucun cas, peut-il croire que son devoir l’oblige à venger sur sa propre mère le meurtre de son père ? Telle est la question qu’Oreste agite dans les Choéphores ; et plus de vingt siècles après Oreste, Hamlet nous est témoin que la conscience de l’humanité n’avait pas encore pu trancher ce redoutable problème. On regrettera que M. Thamin n’ait pas rappelé ces exemples et tant d’autres semblables, car ils formaient à son sujet l’introduction la plus naturelle, comme lui-même n’en fût aperçu si, par un singulier caprice, dans un livre sur la Casuistique stoïcienne, il n’avait rejeté tout à la fin du volume le peu qu’il a cru devoir dire de la casuistique avant le stoïcisme. Quelques lecteurs, lourds d’esprit et lents d’intelligence, aiment pourtant assez qu’en un sujet didactique l’auteur commence par son commencement.

Si les stoïciens n’ont pas inventé la casuistique, ils sont du moins les premiers qui l’aient réduite en art, ou plutôt en science, et traitée dans l’école comme une partie de la morale. De tous les écrits de cette grande doctrine, quand on n’aurait sauvé que les Devoirs de Cicéron et les Lettres de Sénèque, c’en serait assez pour nous édifier. Les controverses qui s’y agitent sont bien celles qu’agiteront plus tard les casuistes catholiques, celles mêmes qui s’agitent ou qui devraient quotidiennement s’agiter parmi nous. « Peut-on donner en paiement de la fausse monnaie qu’on a reçue soi-même ? » demandait-on dans l’école ; et Diogène de Babylone, qui n’était pas un jésuite, ni même un chrétien, répondait oui, mais Antipater disait non. Je crains fort que beaucoup d’honnêtes gens, aujourd’hui même, ne fussent en théorie de l’avis d’Antipater, mais de celui de Diogène en pratique. « Vendant un vin qui n’est pas de garde, peut-on n’en pas prévenir l’acheteur ? » On le peut, disait Diogène, toujours indulgent au pécheur, mais, d’après Antipater, plus sévère, on ne le peut pas. Je crains ici qu’en théorie même un trop grand nombre de commerçans n’accusât le confrère qui suivrait la négative de gâter, comme l’on dit, le métier. On me demandera ce que j’en sais, et de quel droit je réponds ainsi pour ceux qui ne m’en ont point chargé ? C’est ce que je vais essayer de dire : « Un homme arrive à Rhodes avec une forte cargaison de blé : il y a disette dans l’île et il vendrait cher sa marchandise. Mais il sait que derrière lui d’autres vaisseaux arrivent, également chargés de grains. En préviendra-t-il les Rhodiens ? » Diogène dit toujours non, Antipater toujours oui, Cicéron aussi, vous aussi, et moi-même. Changez cependant les noms des choses et généralisez le cas particulier, la solution de Diogène est si bien celle du commerce que l’économie politique en a fait ce qu’on nous appelons la loi de l’offre et de la demande.

Plus graves encore, plus difficiles à décider sont les conflits qui s’élèvent quotidiennement entre nos devoirs. Les stoïciens les ont également connus et discutés. « Devons-nous encore de la reconnaissance à notre bienfaiteur devenu l’ennemi de notre patrie ? » se demande par exemple Sénèque, et il n’en peut sortir qu’à force de distinctions. Nous devons et nous ne devons pas. Cela dépend du genre de service que l’on nous a rendu ; cela dépend aussi de l’espèce du service que l’on nous réclame en retour ; cela dépend enfin de mille circonstances particulières dont la rencontre modifiera la nature de notre devoir. « Un fils doit-il dénoncer son père, voleur des deniers publics ? » se demande Cicéron, et les distinctions, encore ici, de suivre la question. En effet, la réponse dépend avant tout de celle que l’on fait à cette autre question : si, dans la hiérarchie de nos devoirs, nous devons plus à la famille ou plus à la patrie ? Les uns disent oui, les autres disent non. Si notre père n’est que concussionnaire, nous lui devons plus qu’à la patrie, enseignaient les anciens, mais nous lui devons moins s’il aspire à la tyrannie. Nous garderons donc le silence dans le premier cas, et nous le romprons dans second. Mais ce qui n’est pas douteux, c’est qu’aucuns principes généraux ne sauraient ici suffire. Les principes généraux servent à tout, mais ne suffisent à rien. Les premiers stoïciens, sans croire qu’il fût besoin de s’expliquer davantage, avaient posé comme loi de la morale qu’il faut vivre conformément à la nature, mais ils s’étaient promptement aperçus que la nature n’est pas deux fois identiquement la même. S’il n’y a rien en un certain sens qui se ressemble plus, il n’y a rien aussi, dans un autre sens, qui diffère davantage qu’un homme d’un autre homme, qu’une situation morale d’une autre situation morale, qu’un cas de conscience enfin d’un autre cas de conscience. Et, bien loin que ce soit ici, comme on l’a cru trop souvent, la condamnation de la casuistique, c’en est au contraire la justification, puisque c’en est la naturelle origine. La casuistique est née du besoin qu’ont éprouvé les hommes d’ôter le plus de liberté qu’ils pourraient au dangereux arbitraire des décisions individuelles, et les fondemens mêmes de toute société se trouvent être ainsi les fondemens de la casuistique.

Il suit de là que la casuistique devait se développer à mesure que les sociétés antiques, relativement simples, se transformaient en nos sociétés modernes, si complexes et même si compliquées. Des questions nouvelles ont surgi qu’il a fallu résoudre, et la casuistique s’est accrue comme la jurisprudence, dont on peut dire qu’elle est germaine. Quand on ouvre un Traité de médecine légale, ou seulement un Traité de droit criminel, il n’est personne qui songe à s’étonner d’y voir un honnête homme de jurisconsulte ou de médecin discuter méthodiquement des actions plus qu’étranges et vraiment monstrueuses. Là-dessus on ne reproche pas au criminaliste son imagination sanguinaire, non plus que l’on n’accuse le médecin de fureur érotique. C’est que l’on sait, — et pour s’en convaincre on n’a qu’à se reporter du texte au bas de la page, — que les actions dont ils essaient de déterminer le caractère et de préciser la qualification légale, quelque cour d’assises qu’ils nomment, à une date qu’ils rappellent, en a malheureusement connu. Les casuistes tout de même. Ces cas de conscience qu’ils examinent et qui les ont fait si souvent et si brutalement accuser de « turpitude » et « d’infamie ; » ce n’est pas eux qui les inventent, mais, au tribunal de la pénitence, quelqu’un, dont sans doute on n’exigera pas qu’ils nous livrent le nom, les leur a confiés. Sainte-Beuve lui-même, témoin peu suspect, n’a pu s’empêcher d’en faire la remarque. C’est-à l’endroit des Provinciales où Pascal rapporte une question, singulière du fameux Filliucius, à savoir : « Si celui qui s’est fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, est cependant obligé de jeûner ? » Or, comme le dit avec raison Sainte-Beuve, si quelque Louis XI, ou quelque Philippe II, ou quelque Henri III, — pour ne parler que de ces pénitens illustres, — s’est fait une affaire de jeûner au lendemain d’une course libertine, il a pourtant bien fallu que le confesseur prit parti. La question de Filliucius peut donc bien nous étonner d’abord, mais quelque étonnement qu’elle nous cause, et pour bizarre que puisse paraître un semblable scrupule, il y a tout lieu de croire que l’honnête jésuite ne l’a pas imaginé, mais on le lui a proposé.

Les exemples seraient infinis. Qui dira que ce qu’il plaît à M. Ernest Havet d’appeler quelque part « la réjouissante mécanique des restrictions mentales » n’est pas peut-être né de la nécessité de concilier, en tant d’occasions que l’on pourrait rappeler, l’obligation du secret professionnel et celle du devoir public ? Sous le règne de Louis XIV, en 1678 ou 1679, le pénitencier de Notre-Dame avisa le lieutenant de police La Reynie qu’un grand nombre de femmes s’accusaient en confession d’avoir empoisonné leur mari. Voilà sans doute un terrible cas de conscience, et on peut discuter longtemps sur la dénonciation de ce pénitencier. Mais, puisqu’il crut devoir se décider à livrer en partie le secret de la confession, je le défie bien de l’avoir pu faire sans user de restrictions mentales, comme d’ailleurs, en cas analogue, j’en pourrais bien défier l’ordre des avocats et la faculté de médecine ensemble. Les problèmes de la casuistique, selon toute apparence, ne sont donc pas nés autrement que les questions du droit criminel ou les difficultés de la médecine légale. C’est la réalité, plus diverse, plus complexe, plus formule qu’on ne le croit en combinaisons imprévues, qui s’est chargée d’abord de les proposer aux méditations des casuistes. Et tous ensemble, jurisconsultes ou casuistes, comme les savans eux-mêmes opèrent sur les faits que leur livrent des observations de jour en jour plus particulières et des expériences plus délicates, ils ont travaillé, pour ainsi dire, sur la matière de siècle en siècle plus abondante que leur fournissait la corruption de l’humanité.

J’aimerais assez la république, disait je ne sais plus qui, si ce n’étaient les républicains. Reconnaissons ici que le vrai malheur de la casuistique fut de tomber entre les mains des casuistes de profession. C’étaient cependant, la plupart, de fort honnêtes religieux, et quelques-uns presque des saints. L’Espagne, encore aujourd’hui, s’honore, — avec d’autant plus d’orgueil peut-être qu’ils ont été plus violemment décriés, — des noms d’Azor et de Suarez, de Sanchez et même d’Escobar. On peut ajouter que lorsque mourut Sanchez, en 1610, toute la ville de Grenade suivit le convoi funèbre du modeste religieux, et il parait certain que, cinquante, ans plus tard, en 1650, le populaire de Madrid s’arrachait les lambeaux du dernier vêtement d’Escobar. Enfin je n’ai lu nulle part qu’aucun d’eux, Espagnol, Italien, Français ou Flamand, fût suspect « en portant les coussins, selon la forte expression de Bossuet, sous les coudes des pécheurs, » d’avoir eu besoin pour lui-même des complaisances qu’il avait pour les autres. Il ne demeure pas moins vrai que, le plus innocemment du monde, ou même en croyant rendre de signalés services, ils ont diversement contribué, mais contribué pourtant à discréditer leur science. Les raisons n’en sont pas difficiles à dire depuis que, dans une édition des Provinciales, qui complète en quelque façon le livre de : M. Thamin, M. Henry Michel nous a rendu le service de les classer.

Déjà, dans l’antiquité même, par désir de briller ou plutôt d’étonner, les casuistes du stoïcisme s’étaient complu, dans l’examen de certaines questions chimériques ou insolubles, comme ils les appelaient, et dans la discussion de certains cas de conscience compliqués à plaisir. Tel est celui que Sénèque propose quelque part : « Si un homme, ayant perdu ses deux bras à la guerre, surprend sa femme en flagrant délit d’adultère et ordonne à son fils de la tuer, que doit faire le fils ? » Les casuistes catholiques, à leur tour, ne pouvaient guère se défendre d’une même tentation d’enchérir et de raffiner les uns sur les autres. Ainsi firent-ils, par pur amour de l’art, en toute simplicité de cœur, et d’autant moins capables d’hésiter à traiter à fond la question la plus déshonnête, qu’ils apportaient dans la discussion toute la naïveté de l’entière inexpérience. Jamais hommes, à ce qu’il, semble, ne sentirent moins que tout ce qui se fait ne saurait, pour cela s’écrire, fût-ce en latin, et selon le plan de la Somme de saint Thomas. Lear méthode au surplus, toute scolastique encore, avec l’appareil infini de ses divisions et de ses distinctions, eût pu suffire, elle seule, sans cette ignorance du monde et indépendamment de toute vanité d’auteur, à les pousser par degrés jusqu’au bas de la pente. Seulement, à la différence des docteurs du moyen âge, qui travaillaient sur des idées pures, et ainsi ne pouvaient s’égarer que dans le domaine de l’abstraction et du vide ; les casuistes spéculaient sur les actions des hommes, et ainsi risquaient de suggérer l’idée même des crimes ou des vices qu’ils s’appliquaient à imaginer dans le domaine du possible. Pour bien comprendre la nature et la gravité du danger, comme pour bien comprendre aussi l’indignation de Pascal contre, les casuistes, il faut bien voir que c’est par là que l’immoralité se communique, lorsque l’on nous présente comme familiers à l’humaine faiblesse des actes dont la seule pensée, si nous l’avions pu concevoir, nous eût fait reculer de dégoût et d’horreur.

Si cette raison peut expliquer l’étrangeté de certaines questions où les casuistes se complaisent, nous en pouvons donner une autre pour excuser le relâchement des décisions qu’on leur reproche. Entre autres obligations qu’imposait aux fidèles, et l’on sait sous quelle menace, le tribunal de l’inquisition, celle de communier et de communier fréquemment figurait au premier rang. Mais comment communier si le confesseur refusait l’absolution ; et comment l’accorder pour certaines fautes ou certains crimes, sans y mettre un peu d’indulgence ? Comme d’ailleurs il y allait, à communier ou ne pas communier, non-seulement du salut dans l’autre monde, mais de la vie même dans celui-ci, ou à tout le moins de la liberté, les casuistes espagnols, que l’on peut bien appeler les Pères de la casuistique, se trouvèrent donc ainsi portés à multiplier les raisons d’absoudre ou d’excuser le pécheur. Est-ce nous, aujourd’hui, qui leur en ferons un si grand crime ? Il faut pourtant bien accorder que, détachées de leur origine historique et considérées en elles-mêmes, beaucoup de leurs décisions ont de quoi scandaliser, sinon peut-être les fidèles, tout au moins les incroyans. La même remarque qui les décharge, ou même, si l’on veut, les réhabilite comme hommes, les accuse ainsi d’autant et les condamne comme moralistes. Si la loi peut et doit quelquefois fléchir, on ne saurait du moins admettre que l’art de la tourner se substitue à elle. Et quoique sans doute on ait exagéré cette complaisance des casuistes, puisqu’enfin nous voyons qu’à peine a-t-on trouvé dans les énormes compilations d’Escobar ou de Caramuel une centaine de décisions à reprendre, ce n’est pas sans raison qu’on les soupçonne d’avoir trop adouci, c’est-à-dire corrompu, l’idéale sévérité de la morale chrétienne. »

Enfin, qu’à cette humanité dont leur complaisance porte ainsi témoignage, il se soit mêlé plus tard quelque peu de politique, c’est ce qu’il ne semble pas facile, et ce qu’il serait d’ailleurs bien superflu de contester. Si les jésuites n’ont assurément pas formé le dessein de corrompre le monde, ils ont cependant nourri celui de le dominer, et ils en ont cherché les moyens. C’eût été mentir à l’esprit de leur institution primitive que de négliger, parmi tous ces moyens, ceux que le gouvernement des consciences mettait à leur disposition. Et comme c’était le temps alors où l’esprit laïque, dans l’Europe entière, commençait à s’émanciper de sa longue tutelle, de peur de tout perdre en voulant trop gagner, ils s’accommodèrent au temps. On se rappelle avec quelle éloquence Pascal le leur a reproché. Je ne répondrais pas que nous eussions aujourd’hui le droit de leur montrer la même sévérité. Sur beaucoup de points, en effet, leurs plus implacables adversaires sont bien obligés de convenir qu’en face du jansénisme, c’était eux qui comprenaient le mieux les nécessités des sociétés modernes. Un sentiment plus fort que tous les textes eux-mêmes de l’Évangile et plus puissant que toutes, les lois dirigées contre le duel, a consacré la juste distinction que les casuistes établissaient entre le duel et l’homicide. Une nécessité plus impérieuse que la loi de Moïse et plus souveraine que la tradition de l’église a consacré dans l’église même use qu’ils enseignaient sur le prêt à intérêt. Malheureusement, ces concessions qu’ils faisaient au monde étaient comme autant d’armes qui ne pouvaient manquer d’être un jour retournées contre eux. Car on ne compose pas avec la loi de Dieu, pas plus qu’on ne transige avec l’absolu. La pire casuistique est celle qui tâche à mettre d’accord ; ce qu’il y a de plus inconciliable au monde, les exigences de l’intérêt avec le commandement du devoir. Et c’est à quoi les casuistes se trouvèrent irrésistiblement conduits du jour qu’ils eurent autre chose en vue que ce qui devait être à l’origine l’unique objet de leur science : à savoir le perfectionnement de la morale.

Rendons-nous bien compte, en effet, que la casuistique dégénère dès qu’elle cesse d’être l’art de concilier entre eux des devoirs contradictoires. Là où notre intérêt nous suggère une manière d’agir, et où notre devoir nous en impose une autre, il n’y a pas lieu de chercher une conciliation, il n’y a pas matière à casuistique. Ou du moins, la casuistique ne trouve occasion de s’exercer qu’autant que notre intérêt peut être lui-même conçu comme une conséquence d’un devoir éloigné, mais néanmoins certain. Tel est le cas dans certains exemples que Cicéron discute. On demande si, vendant une maison malsaine, nous sommes tenus de la déclarer pour malsaine à l’acquéreur ? Il n’y aurait pas lieu seulement de poser la question, si nous n’y enveloppions implicitement les cas où l’argent à revenir du prix de cette maison peut nous être indispensable à l’accomplissement d’un devoir. Et le vrai problème caché sous le problème apparent est de savoir s’il y a des obligations qui puissent en aucun cas nous dispenser de déclarer à l’acquéreur les défauts de la chose vendue. Car la solution serait plus claire que le jour si, vendant une maison malsaine, il ne s’agissait que d’en employer le prix à nous procurer un terrain de chasse dans les forêts du domaine ou une loge à l’Opéra. Les casuistes, il faut le reconnaître, pour toutes les raisons que nous venons de dire, et pour bien d’autres encore, ont trop souvent posé la question de cette manière. Si nous ajoutons en terminant qu’il s’est rencontré dans leur foule, comme partout ailleurs, des esprits naturellement mal faits, et faussés par origine ou par éducation, nous aurons achevé d’indiquer comment ils ont compromis eux-mêmes leur propre science.

Mais il est évident que cette science n’en subsiste pas moins, étant la morale même, si je puis ainsi dire, et de plus en plus tendant à devenir la morale tout entière. Car pour faire son devoir, il faut le connaître, et il est d’autant plus difficile de le connaître qu’étant, comme nous le sommes de nos jours, engagés dans des relations plus complexes, les occasions de conflit entre nos devoirs se multiplient à mesure que ces relations se compliquent. le ne sais ni ne veux examiner ici ce qu’il en pouvait être jadis, en des temps où l’homme sentait moins l’espèce de solidarité morale qui lie tous ses actes entre eux, et bien moins encore la solidarité qui fait qu’aucun de nos actes n’est indifférent à l’humanité tout entière ; mais, dans le temps où nous vivons, je ne vois que des saints ou des brutes qui puissent se passer d’un peu de casuistique, rappelle du nom de saints ces âmes d’élite, si vous en connaissez quelqu’une, qui, comme un général reconnaît du premier coup d’œil le point faible d’un champ de bataille, démêlent d’inspiration le sophisme caché dans les suggestions de l’intérêt ou de l’instinct et vont droit au devoir. J’appelle du nom de brutes ces tempéramens grossiers qui prennent pour loi ce qu’ils nomment leur nature, et qui sont convaincus qu’ils marchent toujours droit tant qu’ils vont où l’impulsion de l’animalité les pousse. Il y a peu de brutes, et encore moins de saints. Mais ceux qui ne sont ni l’un ni l’autre, et qui composent la foule des hommes, ont besoin, pour se conduire à travers les complications de la vie, d’une longue, patiente, délicate éducation morale, et cette éducation, la casuistique seule est en état de la leur donner.

On dit : Le devoir est clair, et, sans tant épiloguer, nous n’avons qu’à suivre ce que nous dicte notre conscience. Mais encore faudrait-il savoir le degré de culture que cette conscience a reçu, si différent, que, d’une latitude ou d’un siècle à l’autre, il fait, comme l’on sait, varier toute la morale. Prenez pour exemple une loi qui déjà n’est plus tout à fait générale, puisqu’elle prétend nous donner un principe de distinction et de hiérarchie des devoirs : « Je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, à ma patrie qu’à ma famille, à ma famille qu’à mes amis, à mes amis qu’à moi-même ; » et, de cette hauteur, essayez de descendre aux applications. Si je dois plus à l’humanité qu’à ma patrie, le quaker a donc raison quand il refuse le service militaire ? et pourquoi ne refuserait-il pas l’impôt sous prétexte qu’il l’emploiera mieux à soulager des misères qui l’entourent ? Si je dois plus à mes amis qu’à moi-même, je devrai donc consentir à mon déshonneur personnel pour peu que mes amis en puissent retirer quelque utilité certaine, ou peut-être même l’encourir pour le leur éviter ? Et puis n’y a-t-il pas des cas où les devoirs de la famille cessent de m’obliger ? comme des cas où je puis me croire libéré de ceux de l’amitié ? Jusqu’à quel point le fils est-il tenu de son devoir de fils envers un père qui lui commande ou lui demande un crime ? Jusqu’à quel point le père est-il tenu de son devoir de père envers un fils ingrat ? Veut-on distinguer et diviser encore ? On le peut ; et même on le doit. Quand est-ce qu’un fils est ingrat envers son père ? L’est-il pour désobéir à sa volonté, quelle qu’elle soit, formellement exprimée ? L’est-il pour avoir pris une profession qui ne lui convenait pas ? L’est-il pour avoir pris femme contre son grè ? ou, dans un autre ordre d’idées, un fils est-il ingrat pour refuser d’aider son père dans une entreprise qu’il croit désastreuse ? pour mesurer le secours qu’il lui donne aux obligations dont il est tenu envers une femme et des enfans ? Et sont-ce là des hypothèses gratuites ou des « cas, » comme nous voyons qu’il s’en offre à nous tous les jours ?

Encore, pour épargner la modestie du lecteur, ne veux-je ici rien dire de la casuistique de l’amour, des embarras souvent inextricables et des difficultés à l’infini qui naissent de la situation que le mariage établit entre l’homme et la femme, — le mariage, ou la séduction, ou seulement l’habitude. Car, il faut bien le dire, comme pour compliquer encore les problèmes, nous nous créons quotidiennement à nous-mêmes de nouveaux devoirs, et il nous naît, pour ainsi parler, des obligations nouvelles du fonds même de nos erreurs ou de nos fautes. Qui décidera cependant entre ces devoirs qui s’opposent, qui se contrarient, qui se combattent ? De quelle utilité les principes généraux : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît ; ou : Agis de telle sorte que la règle de ta volonté puisse être érigée en maxime générale, pourront-ils ici servir à la décision ? Comment se dispensera-t-on d’examiner de près toutes ces circonstances de temps, de lieu, d’âge, de condition sociale, de fortune même, qui n’ont en elles-mêmes et au premier abord rien de commun avec la morale ? Et tout cela, de nos jours comme autrefois, dans le terres d’Auguste Comte et de Darwin comme au siècle d’Escobar ou de Sanchez, qu’est-ce autre chose, bon gré malgré qu’on en ait, que faire de la casuistique ? et de toutes ces difficultés, si quelqu’un, comme nous le disions, en peut sortir sans casuistique, n’est-il pas vrai qu’à moins d’être un saint, il faudra qu’il soit une brute ?

Direz-vous que ces difficultés sont rares, après tout, dans la vie des hommes ? que nous les entrechoquons à plaisir ? et que, grâce aux conventions sociales régnantes, nous en avons la solution dans l’exemple des autres ? Prenez garde seulement que ce ne serait plus ici la négation de la casuistique, mais celle même du progrès en morale. Si d’âge en âge, en effet, quelque progrès s’accomplit en morale, et si, sans vouloir préciser plus qu’il ne convient, il n’est pourtant pas possible de contester que bien des pratiques, autrefois universellement admises, ne sont pas aujourd’hui moins universellement réprouvées, — comme l’esclavage, comme la torture, — c’est à la casuistique, et à la casuistique uniquement, que l’honneur en revient. Quelqu’un s’est interrogé, il a cherché le fondement du droit qu’autour de lui les hommes s’attribuaient et dont jusqu’alors il avait usé lui-même. Plus « moral, » comme d’autres sont plus « intelligens, » il s’est fait un cas de conscience d’obéir à un préjugé dont il sentait l’iniquité dans son cœur. Et il a dit sa façon de penser, et on’ s’est raillé de ses scrupules, et d’autres sont venus qui ont voulu les peser, et ils les ont trouvés justes, et ils l’ont dit à leur tour ; et, dans l’ordre moral, comme dans l’ordre scientifique c’est ainsi qu’une vérité nouvelle s’est substituée à une erreur ancienne. Que si d’ailleurs on prétend que l’occasion est rare de faire ces sortes d’expériences morales, que l’on m’explique donc par quel hasard il se trouve que le théâtre et le roman, ces deux imitations de la vie, nous les présentent si souvent en action ? Je n’ai besoin ni de sortir de France, ni de remonter bien haut dans l’histoire. Les exemples sont là sous ma main. J’ai demandé dans quelle mesure, et jusqu’à quel point, un fils était tenu de son devoir de fils envers son propre père ? Allez voir Maître Guérin. J’ai parlé des obligations qui pouvaient résulter pour un honnête homme d’un simple commerce de galanterie ? Allez voir le Demi-Monde, quoique je n’aie rien dit d’un autre cas de conscience, pour pouvoir joiadre aux noms de MM. Dumas, et Augier celui de M. Sardou, je veux mettre ici le titre de Daniel Rochat.

Préférez-vous peut-être le roman au drame ? C’est donc un cas de conscience que le Marquis de Villemer ; c’en est un second que le Roman d’un jeune homme pauvre ou l’Histoire de Sibylle ; et c’en est un troisième que Meta Holdenis. Mieux encore, dans une autre école, l’auteur de l’Évangéliste n’a pas pu s’empêcher d’y venir, et, — les dieux me pardonnent ! — l’auteur lui-même de la Joie de vivre. Oui, jusque dans les romans de M. Zola, il faut l’avouer, il y aurait des cas de conscience, si seulement les Quenu-Gradelle et les Rougon-Macquart avaient de la conscience ! Croira-t-on que d’un commun accord, tous ensemble, romanciers et dramaturges, se soient entendus pour mettre à la scène ou nous développer dans le roman des cas de conscience imaginaires, soigneusement choisis en dehors et comme au-dessus de la réalité ? Les aveux de quelques-uns d’entre eux, qui nous ont bien voulu mettre assez publiquement dans leur confidence, nous défendraient de le croire, si par hasard nous en étions tentés. Non ! mais, étant de leur temps, ils ont traité, selon les limites et avec les moyens de leur art, des questions de leur temps. Et s’il se trouve que ces questions aient jadis été traitées sous une autre forme, dans les écoles des philosophes et dans les compilations des casuistes, que faut-il en conclure, sinon que ces questions, malgré l’appareil scolastique, avaient d’abord été prises au vif de la réalité ? Ai-je besoin d’ajouter que les solutions qu’ils en ont données, et la quantité, si je puis ainsi dire, dont elles s’écartent de celles qu’on en avait données avant eux, mesurent ce que dans l’intervalle la morale a gagné ou perdu, — car elle gagne quelquefois, mais aussi quelquefois elle perd.

Ce que démontre ainsi la littérature, est-on curieux enfin de le voir confirmé par l’histoire ? Si l’histoire n’est pas seulement une succession de dates ou un amas de faits, mais encore un enchaînement d’opinions et une liaison de jugemens, je défie bien tout historien vraiment digne de ce nom de n’être pas plus ou moins, un casuiste. Car, on ne peut pas avancer en histoire une opinion qui vaille la peine d’être discutée, comme on n’y peut pas prononcer un jugement de quelque poids, qui ne soit l’abrégé de toute une dissertation morale et l’expression du parti que nous avons pris sur un point de casuistique. De quelque façon que nous jugions le jugement de Louis XVI et, à plus forte raison, celui de Marie-Antoinette, ce n’est pas sur un point de politique, c’est sur une question de morale que nous prenons parti. Pareillement, si nous formulons une opinion quelconque sur l’action fameuse de Charlotte Corday, c’est un cas de conscience que nous décidons. Pareillement encore, c’est une discussion de casuistique d’où nous sortons, par le jugement, quel qu’il soit, que nous portons sur le 18 brumaire. Dans chacun de ces trois exemples, que nous le sachions ou non, nous avons prononcé jusqu’à quel point, selon la parole historique, il était permis « de sortir de la légalité pour rentrer dans le droit, » et, — triste démonstration de la nécessité de la casuistique ! — il n’est peut-être pas un historien qui n’ait différemment jugé de la valeur morale de ces trois actes. C’est qu’aussi dans chacun d’eux le cas qui se propose d’abord à nos réflexions se complique d’un cas particulier, non moins difficile et non moins délicat à résoudre. Dans le cas de Bonaparte, en même temps que sur le conflit du droit et de la loi, nous nous prononçons sur la maxime tant discutée : « Si la fin justifie les moyens. » Dans le cas de Charlotte Corday, nous nous prononçons sur la doctrine tant décriée de la « direction d’intention. » Et, dans le cas enfin de Marie-Antoinette ou de Louis XVI, nous nous prononçons sur la question de savoir si la nécessité d’état peut jamais souffrir qu’on juge un accusé sur une loi qu’il n’a pas consentie. Dira-t-on que, comme les romanciers ou les dramaturges, nous ayons pris ces cas de conscience en dehors de la réalité ? dira-t-on qu’à l’imitation des casuistes, nous les avons imaginés pour le plaisir de faire douter d’elle-même la conscience de l’humanité ! Mais, si l’on ne peut pas le dire, ne reconnaîtra-t-on pas que la casuistique est née parmi les hommes d’une nécessité à laquelle ils essaieraient inutilement de se soustraire ?

Maintenant, pour les casuistes, et quant au mal qu’ils ont pu faire à la casuistique elle-même, après l’avoir dit nettement, je voudrais cependant ajouter quelques mots. Je ne ferai remarquer ni qu’ils écrivaient pour les confesseurs et non pas pour les fidèles, ni qu’ils avaient si bien dissimulé leurs décisions derrière le double rempart du latin scolastique et de l’in-folio grand format que peut-être les ignorerions-nous si Nicole et Pascal n’avaient cru devoir prendre la peine, en les mettant en français, de les mettre à la portée d’un public pour lequel elles n’étaient point faites. Je le pourrais, mais je ne le fais point Je ne ferai pas remarquer non plus que depuis qu’Escobar a succombé sous les coups de son terrible adversaire, — dans une de ces rencontres où les jésuites, quoique si habiles gens, n’ont manqué de rien tant que de talent en face du génie, — nous ne voyons pas que la morale ait pris une forme si supérieure, et la conduite humaine une face si diverse de celle qu’elle avait sous leur direction. Je le pourrais encore, mais je ne le fais point davantage. Je dis seulement à ceux qui, de nos jours, s’indignent si fort contre les casuistes et la casuistique : Avez-vous pour vous indigner les raisons de Pascal ? Acceptez-vous, comme lui, toute la sévérité, toute la rigidité, toute la dureté même du dogme janséniste ? Êtes-vous morts au monde, et, après avoir applaudi l’auteur des Provinciales, êtes-vous prêts à suivre celui des Pensées, et à le suivre jusqu’au bout ? Avez-vous brisé, dans un suprême effort, non-seulement toutes vos attaches « criminelles ou dangereuses, » mais encore les plus innocentes et les plus légitimes, sans en excepter celles que la nature et la loi semblaient s’être unies pour vous rendre sacrées ? Vous faites-vous une étude, ou plutôt une sombre volupté, de mortifier, un à un, tous vos sens, d’imposer chaque jour au nouveau sacrifice et d’arracher un nouveau gémissement à cette chair de péché ? Bénissez-vous enfin, comme une marque assurée de la grâce divine ou comme une promesse anticipée de salut éternel, maladies, douleurs, afflictions, toutes les « croix » que Dieu vous envoie ? Alors, je le veux bien, indignez-vous, indignons-nous ensemble contre Reginald et Bauny, contre Lessius et Coninck, contre Vasquez et Villalobos ; mêlons, si nous le pouvons, sur la trace de Pascal, contre ces lâches chrétiens, toute l’ironie dont nous sommes capables à toute l’éloquence dont il nous a légué l’impérissable modèle ; recombattons le combat des Provinciales et renouvelons-en la victoire. Mais si peut-être, de Pascal et du jansénisme, nous n’avons retenu que l’utilité dont leur grand nom nous sert encore dans une lutte ou eux-mêmes, revenant parmi nous, seraient au premier rang contre nous ; hommes de peu de foi ou par faits incrédules, si nous nous jouons ainsi de la simplicité des âmes pieuses, en leur demandant de nous aider à la ruine de leurs propres croyances ; épicuriens de décadence enfin, si nous refuserions de régler notre vie, je ne dis pas sur celle, mais sur les leçons seulement des casuistes, et si nous nous accommoderions aussi peu de la « complaisance » et du « relâchement » d’Escobar que de l’austérité de Port-Royal ; alors, ayons l’indignation moins prompte et surtout plus modeste ; gardons nos colères pour une autre et plus propice occasion ; réservons notre faible éloquence à de meilleure usages ; — et ne crions pas tant au jésuite, encore moins au Tartufe, quand c’est nous aujourd’hui qui le sommes.


F. BRUNETIERE.