Revue littéraire - Un nouvel historien de Rome
S’attaquer au sujet même traité par Montesquieu dans un des chefs-d’œuvre de la littérature historique, reprendre sur nouveaux frais la tâche des Mommsen et des Boissier, n’est certes pas une entreprise médiocre ; c’est celle qu’a tentée avec une audace heureuse et qu’est en train de mener à bonne fin, avec autant d’opiniâtreté que d’ardeur et de verve, un jeune écrivain italien, aussi apprécié chez nous que dans son pays d’origine, M. Guglielmo Ferrero. De son ouvrage en cours de publication : Grandeur et Décadence de Rome[1], six volumes oui paru en italien, quatre ont été traduits en français. M. Ferrero qui, l’an dernier, appelé par la Société des conférences, avait fait l’épreuve du public parisien, vient d’être chargé de donner pendant un mois un cours au Collège de France. Ses leçons attirent un nombreux public. L’occasion est donc bonne pour rechercher ce qui a valu à son œuvre un si prompt retentissement et ce qu’elle apporte de nouveau dans la manière d’écrire l’histoire.
Entre les deux écoles dont l’une cantonne l’historien dans l’étude minutieuse des faits, sans lui permettre de les dépasser, et l’autre veut que tout l’intérêt réside dans l’interprétation de ces faits et dans leur enchaînement, M. Ferrero n’hésite pas. Lui qui fut naguère étudiant d’université en Allemagne, il prend nettement parti contre les méthodes d’érudition à l’allemande. Au cours d’un de ses volumes, rencontrant Salluste sur son passage, il le félicite d’avoir emprunté aux Grecs et légué aux modernes la tradition de l’histoire vivante : « Il rendait à la culture latine un grand service en renouvelant dans l’histoire artistique, psychologique et rationnelle le maigre récit des annales qui constituait depuis des siècles l’histoire de Rome, histoire aussi aride et aussi ridicule que cette prétendue histoire critique et scientifique à laquelle certains pédans voudraient encore la ramener aujourd’hui. Atticus et Cornélius Nepos eux-mêmes… avaient donné les faits sèchement, année par année… Salluste au contraire écrivit une histoire psychologique et artistique, où les passions des hommes sont analysées, où les personnages sont mis en relief d’une façon vigoureuse, et où les événemens racontés dans un ordre rationnel sont l’objet de considérations philosophiques et morales. » Certes il ne faut pas faire fi du travail critique et de la science : l’historien moderne qui se livrerait à ce puéril dédain en serait aussitôt victime, et M. Ferrero le sait bien. Ce passage est une boutade, mais c’est aussi une définition. Très justement M. Ferrero pose en principe que l’œuvre de l’historien doit porter sur un ensemble, qu’elle consiste à montrer comment s’y enchaînent les causes et leurs effets, et à reconstituer cet ensemble dans ses proportions justes et sous son apparence concrète. En d’autres termes, il est de ceux qui nous rappellent que l’historien ne saurait se dispenser d’être à la fois un penseur et un artiste.
A sa tâche ainsi comprise M. Ferrero apporte les qualités les plus rares, et dont la première est précisément le sens de l’histoire : entendez par là le coup d’œil qui discerne sûrement l’importance relative des époques, et va droit à l’instant décisif, au phénomène significatif, à l’événement qui est nouveau et gros de conséquences. Quand M. Ferrero nous montre en Lucullus le premier des généraux romains qui rompent avec les traditions de la diplomatie séculaire et substituent à la prudence ou aux lenteurs du Sénat l’audace de leur volonté propre, ou quand il envisage la possession de la Gaule comme le contrepoids par lequel Rome contre-balance l’influence orientale et comme la condition même de l’équilibre pour l’Empire romain, ce sont là éminemment des vues d’historien. Et c’est la preuve que M. Ferrero était bien destiné à être historien plutôt que philosophe ou romancier, qu’il avait la vocation et le « don. » À ce mérite initial s’en ajoutent d’autres chez le nouvel historien de Rome : la vivacité de l’intelligence, l’abondance des idées, la fertilité de l’invention qui ne le laisse jamais à court d’hypothèses, l’ingéniosité à trouver toujours des explications plausibles, l’esprit. Ajoutez un tempérament combatif, une ardeur de conviction qui le fait s’engager à fond, se passionner pour ses propres théories et vouloir à toute force nous persuader. Joignez encore un talent d’exposition, un art du récit, une faculté d’évocation qui nous donnent l’illusion d’assister aux événemens. On comprend de reste que, professeur ou écrivain, M. Ferrero attire, captive, retienne le public et s’impose si fortement à l’attention.
Si l’on veut préciser ce qui assigne à M. Ferrero une place à part et qui le distingue des autres historiens de Rome, le mieux est sans doute d’appliquer à cet écrivain si hardiment systématique sa propre méthode et de montrer comment dans son œuvre tout procède d’un même point de départ, comment toutes les parties s’organisent autour d’une même idée qui en détermine aussi bien les qualités et les défauts. Or, s’il était doué pour l’histoire plutôt que pour tout autre genre, cependant M. Ferrero n’y est pas arrivé directement. Il n’a pas eu la même formation qu’un élève sorti de notre école des Chartes ou du « séminaire » de Mommsen. Il a commencé par des études de sociologie. Sa curiosité s’est d’abord fixée sur les questions économiques et financières. Il s’est habitué à les apercevoir au centre de toute société et au fond de toutes choses. Il s’est familiarisé avec les procédés auxquels ont recours les spécialistes pour résoudre ou pour agiter ces problèmes. Et l’on sait de reste que les études historiques progressent à mesure qu’on y introduit et qu’on y utilise, pour leur part, les méthodes des sciences voisines destinées à devenir des sciences annexes. La sociologie est-elle d’ailleurs une science ? Elle s’efforce du moins de dégager les lois auxquelles obéissent les sociétés humaines dans leur formation et leur décomposition. Ces lois, puisqu’elles sont des lois, doivent se comporter de façon identique, chaque fois que se trouvent réunies les mêmes conditions. Elles doivent se vérifier par des exemples. La sociologie ne saurait avoir un objet de pure spéculation, et elle comporte, au contraire, une application pratique et une utilité immédiate. Elle doit nous renseigner sur le moment de l’évolution sociale où nous sommes parvenus et nous aider à prévoir les phases par lesquelles le jeu normal des forces en présence exige que nous passions. Voulons-nous savoir, à une époque quelconque de notre développement, quels dangers nous menacent, quels abîmes nous côtoyons, ou peut-être de quel progrès la crise que nous traversons est l’inévitable préface ? Recherchons dans le passé les époques où se sont combinés les mêmes élémens, où ont agi les mêmes fermens par lesquels notre société est travaillée.
C’est ainsi que la question s’est posée à M. Ferrero. Très engagé dans la mêlée moderne, militant du socialisme, il s’est demandé quelle période de l’histoire offrait avec notre époque les plus frappantes analogies. Il lui a semblé que c’était celle où l’ancienne société romaine fait place à une société nouvelle, où la Rome républicaine se change en la Rome impériale. Que ce soit aux dernières années du XIXe siècle, ou que ce soit à la veille de l’ère chrétienne, un monde fait place à un autre. Ce rapprochement s’est imposé à l’esprit de l’historien, comme certaines associations d’idées, d’images, de mots, s’imposent au poète. De la valeur de ce rapprochement va dépendre la valeur de son œuvre. Est-il besoin de faire remarquer d’ailleurs combien cette étude comparée du passé et du présent peut nous aider à mieux comprendre l’un et l’autre ? En transportant dans le passé les enseignemens que nous devons à l’expérience des temps, nous l’éclairerons. En apercevant le travail qui se fait autour de nous sous la forme arrêtée et précise des événemens de jadis, nous le rendrons visible et palpable. Le passé redeviendra actuel, l’actualité prendra le relief, la consistance, la netteté de ce qui est non pas en voie de se faire, mais déjà accompli. Par une réciprocité de services, la sociologie nous mène à l’histoire, et l’histoire sert d’illustration à la sociologie.
Que M. Ferrero ait vu juste en faisant choix de la décadence romaine pour la rapprocher de l’état de notre monde moderne, cela n’est guère contestable. Et à mesure que nous avançons dans la lecture de ses livres, il est singulièrement intéressant de voir peu à peu se découvrir les traits communs aux deux époques. L’ancienne société romaine était aristocratique, guerrière, agricole, fondée sur l’autorité familiale et sur une discipline austère. Un trait va dominer toute la société nouvelle, le désir des jouissances, le goût du bien-être. « Il en arrive toujours ainsi dans l’histoire : le désir d’agrandir son propre train de vie naît d’abord chez quelques-uns seulement, mais si ceux-ci ne sont pas vaincus par la résistance des vieilles mœurs qu’ils doivent en partie troubler pour se satisfaire, on voit grossir à chaque génération le nombre de ceux qui veulent participer aux jouissances nouvelles et s’accroître leurs désirs par la contagion de l’exemple et par la nécessité presque mécanique des événemens, au fur et à mesure que l’ancienne société périt… Tout alors change, traditions, institutions, idées, sentimens, pour satisfaire l’universel besoin d’une existence plus riche. » Le fait est qu’on voit à Rome des courans révolutionnaires envahir tout à la fois droit privé, éducation, littérature. Sous l’action de l’unique désir de jouir vont se dissocier et s’anémier toutes les forces qui jusqu’alors avaient formé un puissant organisme, et d’abord celle de la famille. Le pater familias voit chaque jour disparaître un peu de sa toute-puissance de père, comme de son autorité de mari et de chef de maison. Il n’est plus souverain maître de ses biens et la loi restreint sa liberté de tester. La femme fait sa révolution. « Déjà (un siècle avant notre ère) apparaissaient les corruptions et les perversions qu’occasionne dans le monde féminin la civilisation mercantile, riche, cultivée et voluptueuse : la vénalité des femmes des classes élevées qui font entretenir leur luxe par des hommes riches ; l’ascendant des femmes intelligentes et corrompues sur les hommes affaiblis par les plaisirs et disposés à apprécier plus dans la femme le vice amusant que l’honnêteté ennuyeuse ; la chasse à la dot et la tyrannie exercée par la femme riche sur son mari besogneux ; le féminisme, c’est-à-dire la tendance des femmes à vivre comme les hommes, à étudier, spéculer, monter à cheval, jouer, faire de la politique. » La « femme nouvelle » a fait son apparition dans cette société en désarroi ; d’ailleurs on ne l’épouse guère, l’homme ne voulant plus subvenir aux dépenses d’un ménage et accepter la charge d’élever des enfans. Ceux qui ont commis l’imprudence d’aliéner leur liberté de célibataires, la reprennent en divorçant. On déserte la campagne pour se porter en foule vers les villes ; on répudie les travaux de l’agriculture, pour ceux moins fatigans et plus rémunérateurs du commerce et de l’industrie. Même dégoût du métier militaire ; l’aisance, la culture, en affinant les âmes, les avaient amollies. « A mesure que croissaient l’aisance, l’orgueil, les vices, la cupidité de cette oligarchie mercantile d’artisans, d’affranchis, d’entrepreneurs, d’armateurs, qui formaient alors le peuple romain, l’idée que le peuple devait être maître en toutes choses faisait de grands progrès : elle avait déjà détruit la discipline dans l’armée. » Les idées venues de l’étranger séduisent les jeunes gens et leur inspirent, avec le mépris de la tradition, l’orgueil de leur valeur intellectuelle. Les classes supérieures, absorbées par leurs affaires privées ou par leurs plaisirs, abandonnent l’État aux mains des politiciens professionnels. Ceux-ci ont intérêt à s’appuyer sur les ouvriers des villes et peu à peu le pouvoir de l’Etat grandit démesurément, s’augmente de tout ce que perdent les corps constitués et se dresse lui seul en face des individus réduits par leur émiettement à l’impuissance… Le désir de jouissances pénétrant toutes les classes, la puissance de l’argent se substituant à toutes les autres et faussant toutes les conditions de la vie, la dislocation de la famille amenée par l’abus du divorce et par les prétentions féministes, l’anarchie intellectuelle et morale, le cosmopolitisme, l’antimilitarisme, autant de traits qui appartiennent en commun à ce que l’on a appelé la « décadence » romaine et que nous appelons notre civilisation.
Mettant ainsi à l’origine de tout le long mouvement des transformations sociales la recherche du bien-être, c’est par le jeu des forces économiques et financières que M. Ferrero va expliquer toute l’histoire romaine, depuis l’époque de Lucullus. Il fallait, pour fonder une bourgeoisie mercantile, un vaste empire et une suprématie militaire. Les hautes classes, et surtout l’oligarchie politique n’avaient d’autre ressource que les profits des opérations militaires, les riches butins, les impôts, les rançons, les présens que procuraient les guerres. « Après les grandes fortunes qu’avaient faites Lucullus et Pompée, après les millions qu’avaient gagnés leurs généraux, après les grosses sommes amassées aussi par de modestes personnages qui les avaient suivis, les hommes politiques de Rome, tous leurs amis et leurs parens rêvaient de pouvoir imiter leur exemple dans une partie du monde qui n’eût pas encore été parcourue par les armées romaines. » De là l’impérialisme romain et la nécessité des continuelles conquêtes. Les pays qui tenteront de préférence la convoitise de l’envahisseur seront, bien entendu, les plus riches. La Gaule, considérée comme pauvre, n’a été conquise que par raccroc ; envahir la Perse et reconstituer l’empire d’Alexandre, tel est le rêve qui hante César, comme il a hanté Crassus et Lucullus. Rome va désormais regarder sans cesse vers l’Orient riche et raffiné. Et par là elle travaillera à sa propre perte ; car la civilisation orientale est en contradiction absolue avec la tradition nationale de l’Italie, et il faut que l’une des deux absorbe l’autre. Ainsi présentée, la suite des événemens devient aisée à saisir. La destinée des particuliers obéit, comme celle de l’État, aux exigences toujours plus impérieuses des besoins d’argent et à la pression de plus en plus accablante des dettes. Les luttes sociales, politiques, religieuses, se ramènent à l’éternel conflit entre l’Orient et l’Occident, conflit dans lequel la naissance même et la diffusion du christianisme ne sont qu’un épisode plus considérable que les autres. Tout se ramène à quelques causes qui elles-mêmes se fondent dans une cause unique. Comment ne pas être séduit, par la parfaite cohésion de ce système, par sa belle ordonnance, par la simplicité de ses lignes et par la commodité que nous en pouvons tirer pour résoudre tout ce qui nous embarrasse ?
Pour donner une idée plus nette et plus complète de ce système d’un historien sociologue, il est nécessaire d’indiquer quelques-unes des conséquences qu’il entraîne et dont la principale est de réduire presque à néant l’action des grands hommes, en ramenant ceux-ci à des proportions bien faites pour réjouir notre médiocrité. Car n’est-ce pas de nous et de l’erreur où nous nous complaisons qu’ils tirent toute leur apparente grandeur ? C’est nous qui voulons voir en eux des agens clairvoyans, volontaires et actifs, alors qu’ils ne sont que les instrumens d’une puissance qu’ils ignorent. « La loi de la vie était alors ce qu’elle est à tous les âges, et les grands hommes de cette époque-là n’ignoraient pas moins que ceux des autres époques l’œuvre historique dont ils allaient être à la fois les instrumens inconsciens et les victimes ; ils étaient, comme tous les autres êtres humains, le jouet de ce que nous pouvons appeler le Destin de l’histoire et qui n’est que la coïncidence et la précipitation imprévue des événemens et la détente des forces cachées. » C’est nous qui créons par une illusion tout le prestige de ces fameux héros et de ces politiques profonds. Ils ne savent pas ce qu’ils veulent, et ils ne veulent pas ce qu’ils font ; mais nous supposons bénévolement qu’ils ont prévu toutes les conséquences de leurs actes, telles que le temps les a peu à peu produites et que l’éloignement nous permet aujourd’hui de les découvrir. Ils ont été emportés par les événemens, ils ont accompli une œuvre qui dépassait leurs intentions, ils ont assumé des responsabilités au-dessus de leurs forces, ils ont reçu des honneurs ou porté le poids d’une infamie sans rapport avec leur mérite véritable. Tout juste sont-ils les prête-nom dont nous nous servons pour désigner l’action des forces anonymes et collectives.
L’exemple le plus significatif de cet évanouissement d’une grande figure noyée par les vagues obscures et par les remous incertains des faits, nous est fourni par l’étude que M. Ferrero consacre à Jules César. On a peine à lire sans un peu de stupeur le récit qui remplit tout son second volume, d’ailleurs l’un des plus intéressans. On s’étonne que la conquête des Gaules ait été un si gros événement et le conquérant un si mince personnage. Mais il paraît que César s’y aventure sans dessein, sans connaissance du pays ni des habitans : une erreur involontaire, la guerre contre les Helvètes, l’entraîna où il n’avait nul dessein d’aller. Singulière campagne, dont la merveille est qu’une série ininterrompue de fautes, d’hésitations, de contradictions et d’échecs, se soit totalisée en triomphe définitif. César s’engage dans la guerre civile, comme il avait fait dans la guerre des Gaules, sans le vouloir. Après Pharsale, s’il prend le pouvoir suprême, c’est non pas qu’il le souhaite, mais parce qu’il y est acculé : il n’a pas su être l’auteur de sa victoire, mais il va en devenir le prisonnier. Parvenu à la dictature, il ne pourra jamais s’y installer avec sécurité : toujours à la veille d’être abandonné, aussi peu maître de l’univers que maître de soi, il n’a été que le fantôme d’un ambitieux et d’un tyran. Après quoi une dernière surprise nous est réservée : c’est d’entendre l’historien appliquer encore à César la qualification d’homme de génie, soit qu’il ait cédé à l’habitude, soit que cet ennemi des grands hommes ait voulu se livrer à une exécution retentissante et trancher d’un seul coup toutes les têtes qui dépassent le niveau moyen.
En revanche, toute l’influence est reportée du côté de l’œuvre inconsciente des foules, et toute l’importance attribuée aux infiniment petits. Les campagnes des grands généraux et les savantes combinaisons de leur stratégie n’ont laissé d’elles-mêmes qu’un vain souvenir ; pourtant il arrive qu’on en voie survivre un résultat imprévu, modeste autant que précieux, et qui dure jusqu’à nous. Par exemple, Lucullus, parmi beaucoup de dépouilles, rapporta du Pont un arbre ignoré jusque-là, le cerisier. « Quand, au printemps, nous voyons au milieu d’un champ un cerisier étaler la neige violacée de ses fleurs, souvenons-nous que c’est là, échappé aux naufrages historiques de vingt siècles, le dernier vestige des conquêtes gigantesques de Lucullus. » Les réformes par lesquelles les législateurs se proposaient de sauver la société ont disparu, avec ces sociétés qu’elles n’ont pas préservées de la ruine. Mais voici qu’au cours d’une année, et précisément marquée par une recrudescence de troubles, les marchands exportent dans les provinces de l’huile fabriquée en Italie. C’est un petit fait et qui, à l’époque, passa presque inaperçu. « Ce petit fait a son importance, parce qu’il nous montre que même au milieu de cette terrible dissolution politique, et en dehors des quelques guerriers et politiciens dont la personnalité encombre l’histoire, une multitude d’hommes qui n’ont pas laissé de nom continuaient, infatigables, à transformer l’agriculture et l’industrie. » Tels sont les véritables ouvriers du progresses seuls auxiliaires utiles à l’humanité dans sa marche en avant.
Comme nous aimons à personnifier dans un homme certains momens décisifs de l’histoire, de même nous nous plaisons à rendre compte des plus grands changemens de la politique par des explications romanesques. L’ironie des moralistes aime à assigner aux grands faits de petites causes. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, la face du monde était changée… » Les anciens n’avaient pas manqué de fabriquer ce « roman d’amour » qu’ont repris après eux tous les historiens d’Antoine et de Cléopâtre. M. Ferrero ne peut croire qu’un homme porté par la fortune au sommet de la grandeur et devenu le premier personnage du monde, ait tout sacrifié à un caprice des sens. Dans cette prétendue folie amoureuse, il ne veut voir qu’un calcul politique. Antoine avait formé le plan de détacher de l’Occident la partie orientale de l’empire romain et de s’y créer un domaine indépendant. Pour atteindre son but, il avait besoin de l’appui de la reine d’Egypte, qui, elle-même, ne pouvait se passer du secours d’Antoine. L’amour ne fut pour rien dans l’affaire. Ainsi se trouve rétablie la suite logique des événemens : le cours régulier de l’histoire ne saurait être dérangé par ces accidens, le génie et la passion.
Mais voilà bien la conclusion qu’il nous est difficile d’accepter. Nous entrons en méfiance contre un système qui laisse si peu de place à l’imprévu. Nous nous demandons si la marche de l’histoire est aussi rectiligne et sa trame aussi simple, et si l’auteur n’a pas sacrifié aux exigences de sa thèse la réalité humaine infiniment plus complexe. Certes les besoins matériels rendent compte de beaucoup de choses, mais ils ne les expliquent pas toutes. Nous voulons être de mieux en mieux nourris, habillés, logés ; mais nous sommes aussi bien conduits par des aspirations plus relevées, et les idées, elles aussi, ont leur force. L’évolution économique et financière de Rome ne l’a pas seule jetée dans la voie des conquêtes, où, aussi bien, on la trouve engagée dès ses plus lointaines origines. De tout temps l’esprit de domination avait habité l’âme romaine, et depuis l’époque des luttes contre les Albains ou les Samnites, jusqu’à celle de la conquête des Gaules ou de l’Egypte, il ne fit que s’accroître par un développement régulier à mesure que le succès reculait la limite des ambitions. C’est un rêve de gloire, c’est une foi mystique dans les destinées de la Ville éternelle qui a fait des Romains les maîtres du monde.
Certes l’idée d’une lutte entre deux civilisations contraires est une idée juste et féconde. Certes l’infiltration des mœurs étrangères a été un actif élément de décomposition pour la nationalité romaine. Encore est-il besoin d’apporter à cette vue bien des atténuations et c’est être en partie dupe des mots que d’opposer, comme deux entités irréductibles, Orient et Occident. Fort avant le temps des grandes luttes qui marquèrent la fin de la République, le travail de pénétration avait commencé et l’Occident avait fait à la civilisation orientale plus d’un emprunt. Aussi bien des tendances identiques se faisaient plus ou moins sentir sur les points les plus différens du monde des anciens, comme aujourd’hui toutes les nations se trouvent aux prises avec les mêmes problèmes et travaillées à peu près par les mêmes besoins.
Il est exact encore que l’histoire se recommence sans cesse et que le présent nous aide à comprendre le passé. M. Ferrero est infiniment habile à moderniser toutes les choses d’autrefois. Veut-il nous faire saisir l’importance du rôle de Lucullus qui n’éveille dans notre esprit que des souvenirs peu nets et des images effacées ? il nous transporte brusquement dans l’histoire contemporaine et substitue à la silhouette vague du général antique l’effigie en plein relief de Napoléon surgissant, pour la révolutionner, dans l’Europe d’il y a cent ans. A l’idée toute livresque d’une Italie en train de se démocratiser au lendemain des guerres puniques, il substitue la notion récente et concrète des changemens occasionnés par les progrès de l’industrie en Angleterre et en France au XIXe siècle, dans l’Italie du Nord et en Allemagne depuis 1848, dans l’Amérique de Washington et de Franklin depuis la guerre de Sécession. L’aristocratie romaine devient celle de notre faubourg Saint-Germain, et la plèbe cosmopolite enrôlée par César pour les élections devient la Tammany Hall de New-York. Auguste est un Président de république, Néron un intellectuel et Agrippine une nationaliste. C’était déjà le procédé dont Renan avait étrangement abusé. Entre des civilisations que séparent tant de siècles, il faut qu’il y ait, malgré tout, des différences essentielles, énormes, et qui rendent inacceptable une assimilation trop absolue. C’est une nuance à garder, et M. Ferrero n’en tient pas toujours suffisamment de compte.
Si d’ailleurs l’historien de la Grandeur et Décadence de Rome est coutumier de certaines exagérations, n’est-ce pas encore un effet de sa formation intellectuelle ? Ce sociologue a manqué d’une sorte de première éducation historique. Beaucoup des vues qu’il propose sont moins nouvelles qu’il ne se l’imagine et moins personnelles qu’il ne le croit avec une incontestable bonne foi. D’autres avant lui les avaient indiquées, développées, enseignées ; mais il vient de les découvrir, et il s’en est avisé par lui-même ; il apporte à les mettre en valeur cet élan et cet emportement, cette complaisance et cette outrance qui sont presque indispensables quand on veut attirer l’attention sur une vérité jusqu’alors insoupçonnée ou méconnue. Le rôle même des forces économiques, dans l’avènement et les transformations de l’empire, n’avait pas échappé aux historiens de Rome ; ce qui appartient en propre à M. Ferrero c’est d’y avoir tant insisté, de l’avoir grossi et parfois au-delà d’une juste mesure.
Par suite de ce même souci, très louable, de ne relever que de lui-même et de rompre avec la routine, M. Ferrero ne résiste pas toujours à la tentation de prendre le contre-pied de l’opinion courante, et de se mettre en opposition avec les historiens qui l’ont précédé. Mommsen, qui admirait César, résumait ainsi son opinion sur lui : « César fut certainement un grand orateur, un grand écrivain et un grand capitaine, mais il ne devint tout cela que parce qu’il était un parfait homme d’État. » M. Ferrero prendra plaisir à nous faire remarquer que son opinion est précisément à l’opposé : « Dans la politique romaine, César put devenir un grand général, un grand écrivain, un grand personnage, mais non un grand homme d’État. » S’il rabaisse César qui jouit d’une réputation assez bien établie, en revanche il élève Pompée assez maltraité par l’histoire : « Ce n’était pas un petit esprit, comme se sont plu à le dire plusieurs historiens modernes, mais un grand seigneur intelligent qui avait tous les défauts et toutes les qualités de la vieille noblesse et à qui son époque et les circonstances finirent par imposer une tâche au-dessus de ses forces… Toutefois la part qu’il eut dans l’histoire de Rome ne peut être oubliée : il annexa au territoire romain la patrie de Jésus dont la conquête eut par ses résultats, comme celle de la Gaule, la plus grande importance. » De même encore il s’inscrira en faux contre l’opinion assez dédaigneuse que beaucoup professent au sujet de la politique de Cicéron : « Les historiens d’aujourd’hui ont à coup sûr beau jeu, quand ils s’appliquent à nous montrer les faiblesses, les hésitations et les contradictions de Cicéron… Il y a cependant autre chose à voir dans Cicéron et dans le rôle historique qu’il a joué… Il fut le premier homme d’État appartenant à la classe des intellectuels, et par conséquent le chef d’une dynastie aussi corrompue, vicieuse et malfaisante que l’on voudra, mais dont l’historien, même s’il la déteste, doit reconnaître qu’elle a duré plus longtemps que celle des Césars, car, depuis Cicéron jusqu’à nous, elle n’a jamais cessé de dominer l’Europe pendant vingt siècles. » La fuite des galères égyptiennes qui décida du sort de la bataille d’Actium, au lieu d’être une désertion, est une manœuvre combinée d’avance avec Antoine. Auguste, dont on fait volontiers le continuateur de César et l’exécuteur de son programme, tente une entreprise toute nouvelle qui est de gouverner avec l’ancienne aristocratie reconstituée, etc. Quelle que puisse être, d’ailleurs, la part de vérité qu’enferment ces opinions, nous nous demandons si elles ne procèdent pas de quelque parti pris, et si l’écrivain ne jouit pas à part lui de l’étonnement qu’elles causeront à son lecteur.
Aussi bien un certain goût du paradoxe, une recherche du mot à effet et de la formule saisissante, ne mettent dans ce grand ouvrage que des taches légères. Il est possible, encore, comme le lui reprochent quelques historiens de profession, que M. Ferrero ne tienne pas toujours suffisamment en bride son imagination, qu’il se contente parfois de vraisemblances et tire des textes un peu plus qu’ils ne contenaient. Son mérite est très grand. Ce qui chez lui est merveilleux et qui le rend digne de tous les éloges, c’est le talent de mise en scène. Historien philosophe, il est peut-être plus encore un historien artiste, tant il y a d’éclat dans les tableaux, de mouvement dans les scènes, et de relief dans les portraits dont il sème la trame de son récit. Ses personnages, s’ils ont un peu trop l’air de notre temps, ont du moins cette supériorité sur tant de personnages historiques : ils vivent. S’il répète parfois, sans le savoir, ce que d’autres avaient dit avant lui, il le redit à sa manière : l’ordre et la disposition, l’accent et le ton sont bien à lui. Et la part une fois faite aux conjectures trop aventureuses et aux opinions dénuées de fondement, il reste encore à son actif assez de vues vraiment originales et de nouveautés solides. Certaines de ses idées sont contestables et veulent être discutées ; mais voilà justement ce dont nous nous réjouissons ! Grâce à lui, les questions qu’il traite recommencent à provoquer la discussion. L’œuvre encore inachevée du brillant historien nous a déjà rendu ce service incomparable : elle a ramené l’attention du public lettré sur la « matière » de l’antiquité et fait des idées de César, des rêves d’Antoine, et de l’administration d’Auguste des sujets d’aujourd’hui.
RENE DOUMIC.
- ↑ G. Ferrero, Grandeur et Décadence de Rome. — (I) La Conquête. — (II) Jules César. — (III) La fin d’une Aristocratie. — (IV) Antoine et Cléopâtre, 4 vol. in-12 ; Pion.