Revue littéraire - Un nouvel Essai sur Virgile

Revue littéraire - Un nouvel Essai sur Virgile
Revue des Deux Mondes6e période, tome 56 (p. 217-228).
REVUE LITTÉRAIRE

UN NOUVEL ESSAI SUR VIRGILE[1]

M. André Bellessort a deux amis, farouches à presque tout le monde, et qu’il a rendus ses familiers, les compagnons de ses jeux et de sa pensée, de sa rêverie et de son étude : ce sont le temps et l’espace. Il a voyagé très loin, à l’occident jusqu’au Chili et à la Bolivie, à l’Orient jusqu’au Japon. Il a fait escale à Ceylan, Singapour, Saïgon, Macao, Canton, visité les archipels de la Malaisie, respiré à Manille l’odeur mêlée des fleurs et des chevelures. Il a vu la jeune Amérique et, dans le nouveau Japon, la persistance des époques immémoriales. Quand le temps et l’espace combinent leur double étrangeté, c’est alors qu’est le plus divertissant l’effort de la méditation déconcertée et qui enfin débrouille, mais ne détruit pas, le mystère. Le récit de ses voyages a les attraits les plus divers, l’entrain qui fait que nous ne sentons pas la fatigue des longs chemins, la vérité que nous amuse au dépaysement, puis la clarté intelligente et qui nous rassure. Il nous console d’être casaniers et nous informe de notre habitacle petit et grand, la terre. Il nous promène, a soin de ne pas nous égarer, nous ramène chez nous, plus savants et aussi plus contents de notre maison.

Car il est un sage. Et ses retours n’ont pas moins de charme que ses magnifiques erreurs. Il revenait d’extrême-Orient et nous a conduits « sur les grands chemins de la poésie classique, » auprès de « notre Ronsard, » de Corneille, de La Fontaine, de Racine et de Boileau, bourgeois de Paris. Ce qu’il aime en eux et nous invite à aimer, c’est l’esprit de la France, tel que l’a formé, dans un espace étroit, le temps.

Avait-il réservé ce voyage ? il vient de l’accomplir : après l’Amérique et l’Asie, après la Scandinavie et sa neige, après les lies du soleil fleuri, l’Antiquité. Virgile a été son guide et son maître.

Terre connue, l’Antiquité, depuis des siècles que l’ont sans cesse parcourue les érudits et, à leur suite, les ignorants eux-mêmes qui ne se doutent pas qu’ils sont nourris d’elle et de sa vive substance ! Mais, comme elle dure, l’Antiquité se modifie d’âge en âge. Elle dure et elle a une réalité analogue à celle d’un souvenir : cette réalité s’appauvrit quelquefois, si les descendants sont distraits et laissent flâner leur mémoire ; ou bien elle s’enrichit, d’une manière assez aventureuse, quand l’imagination seconde la mémoire. Ces changements d’une réalité qui a grand’peine à se préserver, faut-il au surplus les comparer à ceux qui transforment un souvenir ? Le spectacle que nous avons sous les yeux dépend aussi de nous et de nos regards. Deux voyageurs qui arrivent de Chine vont nous montrer doux Chines différentes. Le moyen âge a vu dans la Grèce d’Homère et de Périclès et à Rome une féodalité de barons. L’Antiquité, pour les hommes de la Renaissance, a été le triomphe de la pensée libre ; et, pour nos compatriotes de 1848, elle a été la République : elle a porté le bonnet rouge en 93 et, en 48, la barbe longue. Au XVIIe siècle, nos poètes et nos moralistes l’avaient en quelque sorte dépourvue de ses caractères et de ses particularités pour la considérer comme une époque idéale, détachée des contingences du temps et de l’espace, et où vivait l’humanité emblématique. De nos jours, l’idée de l’histoire a pris un autre tour : et nous cherchons l’Antiquité authentique. Nous avons des méthodes et des sciences nouvelles. Athènes et Rome ne sont plus, pour nous, une éternité absolue, mais plus exactement des moments abolis de la durée ; nous sommes désormais, et fût-ce malgré nous, des archéologues.

L’Antiquité, qui est morte, survit et continue de vivre au cours des siècles, à la condition de se prêter au changement que subit toute chose humaine et vivante. Ni l’Antiquité du moyen âge, ni celle de nos écrivains classiques et ni même probablement celle que nos érudits recomposent, un Ancien qui ressusciterait ne la reconnaîtrait. Et c’est dommage. Cependant, les contre-sens que nous faisons loyalement à propos d’elle, et qui ont altéré son image, l’ont préservée. Ces contre-sens viennent pour la plupart de la difficulté que nous éprouvons à concevoir ce qui ne nous ressemble pas du tout. Et nous amenons à nous le passé. Mais, si nous ne commettions pas ce méfait, le passé aurait bientôt fini de nous intéresser aucunement : il périrait sous la poussière. Ce qui le sauve, c’est notre passion de nous retrouver en lui.

De tous les écrivains de l’Antiquité, Virgile est sans doute le plus vivant, celui que notre amitié abandonne le moins. Quelles ont été, depuis sa mort et jusqu’à nous, ses tribulations ? C’est une histoire étonnante et qu’on n’a pas encore écrite d’un bout à l’autre. Une partie seulement de cette histoire emplit les deux tomes du très savant et ingénieux Domenico Comparetti, Virgilio nel medio evo, qu’a résumés vite et bien M. Bellessort dans son dernier chapitre. A la fin du quatrième siècle, Macrobe nous mène chez le préfet de Rome, ancien proconsul d’Achaïe, Praetextatus. Il y a là une compagnie de lettrés ; et l’on parle des dieux, avec l’imprudence ordinaire. Praetextatus dit que les dieux sont les divers symboles du soleil. À ce propos, il a cité le témoignage de Virgile. Un juriste ou qui, du moins, est fier d’avoir suivi un cours de droit pontifical et qui s’appelle Evangelus, répond que Virgile ne mérite pas le renom d’un philosophe : ce n’était qu’un poète, et imparfait. D’ailleurs, ce poète lui-même avouait les défauts de son épopée, si bien qu’il la voulait brûler… L’opinion d’Evan gel us a été reprise, le siècle dernier, par le Boche Niebuhr, qui trouvait à louer Virgile, non pas d’avoir écrit l’Enéide, mais de l’avoir voulu brûler : laissons ce Boche !… L’opinion d’Evangelus irrite les amis de Praetextatus et chacun d’eux entreprend de glorifier le grand poète, l’un pour sa connaissance des lois divines et humaines, un autre pour son éloquence, un autre pour l’art avec lequel il a imité Homère, un autre pour le soin qu’il a eu de conserver à la postérité certains vers des anciens poètes latins. Flavien, le dernier, allait vanter la « science augurale » de Virgile : malheureusement, ce passage de Macrobe s’est perdu.

Ce qu’on aperçoit, c’est qu’au temps de Macrobe Virgile était considéré comme ayant, dit M. Bellessort, « une intelligence profonde des choses religieuses, une science admirable des doctrines sacrées étrangères ou romaines ; » on estimait enfin » que ses vers disaient beaucoup plus qu’ils ne le paraissaient et que la plupart de ses intentions demeuraient cachées au commun des lecteurs. » Eh bien ! voilà en résumé l’idée que le moyen âge s’est faite de Virgile : non qu’elle vienne de Macrobe ; elle est plus ancienne que lui. Aux murs des Catacombes, des Chrétiens écrivaient, à côté de la croix ou du monogramme de Jésus, des vers de Virgile. Bientôt, ils composèrent des centons de Virgile et amenèrent le poète des Bucoliques à chanter la fête de Pâques.

Les jeunes Chrétiens avaient été nourris de Virgile et ne l’oubliaient pas dès le moment qu’ils entraient dans la nouvelle religion. De sorte que, sous peine d’avoir ainsi l’esprit fort embrouillé par deux disciplines contraires, il leur fallait accorder Virgile et Jésus : bien entendu, ce n’est pas Jésus qu’ils inclineront au paganisme ; et c’est le poète païen qui sera converti au christianisme. Dans les Martyrs, Chateaubriand fait joliment rivaliser les deux Muses qui nous ont formé nos âmes ; et, comme il tient pour le génie du christianisme, il donne le prix à la Muse chrétienne ; mais, en dépit de la sentence, il attribue à la Muse païenne les plus ravissantes paroles. Ce très subtil arrangement, où il y a une rouerie délicieuse, n’aurait pas convenu aux chrétiens énergiques des premiers temps. Et admirons que leur grand zèle de néophytes ne les ait pas conduits à détester l’Antiquité. Elle était en leurs mains, chétive et fragile : et ils en auraient eu raison facilement. Au lieu de quoi, ils l’ont sauvée.

Saint Jérôme gourmandait les prêtres qui, de Virgile, avaient l’esprit possédé. Mais, lorsqu’il apprit qu’Alaric avait saccagé Rome, son chagrin lui remit en mémoire les vers où Virgile déplore la calamité des Troyens. Puis, à Bethléem, il ouvrit une école où vinrent tous les enfants de la ville : et il leur lisait les poètes d’Athènes et de Rome, les historiens, les philosophes et les orateurs, Homère, Cicéron, Platon, Virgile. Comme on s’en étonnait, il répliquait en souriant : « Cette sagesse antique, dont la parole est si charmante et le corps si beau, je la rends esclave et servante et j’en fais une israélite ! » Il y a là, semble-t-il, une gracieuse malice. Probablement saint Jérôme savait-il très bien que l’Antiquité n’avait pas prévu le christianisme et qu’il fallait sa complaisance de morte pour qu’on lui donnât le baptême. D’autres ne l’ont pas su ou l’ont oublié : l’on a cru généralement que la littérature des païens contenait déjà et annonçait de loin la révélation divine, un peu comme l’Ancien Testament trace la mystérieuse allégorie que résoudront les Évangiles.

Au commencement du quatrième siècle, Eusèbe, évêque de Césarée, rapporte un discours adressé aux fidèles par Constantin le Grand ; d’ailleurs, que le discours soit de l’évêque autant que de l’empereur, c’est possible : un discours, en tout cas, où Virgile est un prophète du Christ. Et l’évêque ou l’empereur commente la quatrième Bucolique. « Muses de Sicile, chantons un peu plus haut ! » Cela devient : « Ô Muses, célébrons la grande prophétie ! » La quatrième Bucolique est celle qui annonce la venue d’un enfant, nova progenies, envoyé du ciel sur la terre afin d’y rétablir la paix et afin d’y restaurer l’âge d’or : et la Vierge apparaîtra, le Serpent sera tué. « Quelle est cette Vierge, s’écriait l’évêque ou l’empereur, si ce n’est celle qui conçut de par l’Esprit saint ? Nous croyons que ces paroles, sous le voile de l’allégorie, ont tout ensemble leur clarté et leur obscurité. Je pense que le poète connut le mystère bienheureux de Notre Sauveur ; mais, pour éviter la cruauté des hommes, il a tourné les esprits vers les idées qui leur étaient familières en les exhortant à dresser des autels au nouveau-né. » Voilà l’interprétation la plus nette et hardie. Elle n’a pas été admise par tous les commentateurs chrétiens. Par exemple, saint Augustin ne fait, pas de Virgile un prophète : il lui attribue un moment de prescience et la faveur d’une inspiration divine. Et saint Jérôme lui-même, qui ne dissimulait pas le projet d’habiller la muse païenne en israélite, refuse de voir en Virgile un chrétien sans le Christ. Mais, le scrupule des savants ne prévaut jamais contre l’interprétation la plus nette et hardie. Au surplus, les païens avaient admiré, — on l’a vu dans les Saturnales de Macrobe, — la « science augurale » de Virgile : et, que l’augure devienne un prophète, on ne doit pas en être surpris. En pierre aux portails des églises, en verre au fenêtrage, le poète de la quatrième Bucolique fut placé dans le voisinage de la Sibylle, d’Ezéchiel et de Jérémie. Les Mystères de Noël le font intervenir, à la suite des prophètes ; on l’interpelle : « Maro, prophète des Gentils, apporte ton témoignage au Christ ! » Et lui : « Voici qu’enfin le nouvel Homme est descendu des cieux sur la terre ! » Il a repris un vers de la quatrième Bucolique et n’y transforme que la prophétie en un fait.

Dans l’Énéide, Vénus dit à l’Amour : « Mon fils, tu es ma force et ma toute-puissance. » Il parut que ces mots convenaient surtout à Dieu le père parlant au Fils : et l’on n’hésita point à certifier qu’ainsi la Vénus de l’Énéide prononce les paroles éternelles qui marquent le passage de la première à la deuxième hypostase et qui seront un jour prochain révélées à la créature. Il y a un livre de Fulgence, — De continentia virgiliana : « Du contenu, » ou plutôt, dit M. Bellessort, « Du sens caché de Virgile, » — où sont traduits en phénomènes chrétiens tous les épisodes et les détails de l’Énéide : le naufrage d’Énée signifie ou figure la naissance de l’homme et, l’eau du naufrage, les larmes qui accompagnent toujours une naissance humaine. Un tel symbolisme ne va pas sans quelque absurdité. Mais, au moyen âge, on avait accoutumé de croire que toute la nature est une allégorie de la divine vérité. Il est dit que les cieux racontent la gloire de Dieu : les cieux et, pareillement, toute la création. Dans les bestiaires, il est dit que le lion figure et a préfiguré le Christ ; car le lion, si le poursuivent les chasseurs, efface de sa queue la trace de ses pas : et le Christ s’est dissimulée bien que les Juifs n’ont pas su le reconnaître. En face de la création, les gens du moyen âge ont eu l’assurance qu’ils avaient une énigme divine à déchiffrer. L’erreur n’est pas évidemment là, mais dans le déchiffrement qu’ils ont accompli avec plus de hâte que de prudence. Et les belles œuvres des poètes leur ont semblé dignes d’être considérées, au même titre que la nature, comme des témoignages de la volonté surnaturelle. Est-ce une erreur ? C’est, de toute manière, un splendide hommage rendu à la poésie, même païenne : et d’autres certitudes ont été moins déférentes.

Voilà Virgile au moyen âge, et pourquoi on lui a décerné alors une admiration particulière : on aimait en lui ce qu’on plaçait en lui de vérité principale ; et pourquoi Dante l’a rencontré aux Enfers et l’a eu pour guide jusqu’à la fin du Purgatoire, jusqu’au séjour des Bienheureux. Cette aventure dernière le consacre.

Tout dérive de la quatrième Bucolique. Et, en définitive, cette prophétie, car c’en est une, comment la faut-il interpréter ? Quel est cet enfant qui va naître et sauver le genre humain ? Comme la Bucolique est dédiée à Pollion, ce fut l’hypothèse la plus simple d’imaginer que Virgile promettait à un enfant de ce consul cette destinée extraordinaire. Asconius Pedianus raconte qu’il voulut en avoir le cœur net et qu’il interrogea là-dessus le fils de Pollion : — Savez-vous quel était cet enfant que désignait Virgile ? — C’est moi ! répondit Asinius Pollion, flatté sans doute, et fier, et qui pourtant devait connaître qu’il n’avait pas rendu le monde une merveille de vertu et de bonheur. On a fait observer que d’ailleurs, s’adressant à Pollion, Virgile dit que cet enfant naîtra « sous le consulat » de Pollion. Gaston Boissier plaisantait aussitôt et notait que Virgile eût ainsi par trop diminué l’initiative d’un père et l’eût réduite à la coïncidence. Il avait, lui, son hypothèse, et qu’il a présentée avec son talent si aimable et-sa grâce maligne. À ce moment, Scribonia, femme d’Octave, était grosse : et l’enfant de Scribonia et d’Octave serait le sauveur du monde. Seulement, il advint que cet enfant fut, hélas ! une fille, la fameuse Julie, et une fille au sens le moins honorable du mot. Cette Julie ne sauva point le monde et plutôt l’amusa d’une condamnable façon. La prophétie ayant très mal tourné, Virgile la laissa tomber dans l’oubli. C’est assez drôle. Mais l’hypothèse de Gaston Boissier n’est plus admise ; et ni M. Bellessort, ni MM. Plessis et Lejay, qui sont les plus récents éditeurs de Virgile, ne l’ont adoptée. Ils prétendent que Virgile n’eût pas risqué une prophétie de ce genre : et, moi non plus, je n’en sais rien ; mais ils remarquent, beaucoup mieux, qu’une prophétie relative à un enfant d’Octave, ce n’est pas à Pollion que l’eût adressée Virgile, car ce Pollion le consul était un partisan d’Antoine, il faut chercher un autre enfant.

On ne l’a pas trouvé encore. Ou bien reviendrons-nous à l’opinion du moyen âge et admettrons-nous que Virgile ait annoncé la venue de Jésus-Christ ? Un critique déclare : « Il n’y a pas à discuter l’opinion chrétienne : le poème de Virgile est païen dans tous ses détails. » Oui, le poème de Virgile est païen dans la plupart de ses détails. Au même vers où il est dit que voici la Vierge, il est dit que voici recommencer le règne de Saturne ; et la description des temps nouveaux ressemble à une description pure et simple de l’âge d’or. Mais, cela, les interprètes chrétiens l’ont vu et n’en ont pas été gênés le moins du monde. Eusèbe, ou Constantin le Grand, note que, « pour éviter les cruautés des hommes, » le poète a soumis sa prophétie aux « idées qui leur étaient familières ; » et toutes les prophéties s’enveloppent de telles précautions. Si le poème de Virgile est païen dans presque tous ses détails et, plus exactement, païen d’expression, la teneur générale du poème est d’une autre sorte, et le ton du poème aussi. M. Salomon Reinach formule cette conclusion, qui le range du côté d’Eusèbe ou de Constantin le Grand plutôt que du côté de Boissier : « Ce poème entièrement religieux est la première en date des œuvres chrétiennes. » M. Frédéric Plessis constate que Jésus ne naquit pas sous le consulat de Pollion. Cependant, l’interprétation des chrétiens du moyen âge ne lui paraît point absurde : « Il y brille, au fond, une étincelle de vérité, puisqu’il y, a dans le poème attente et promesse du Sauveur et que, peu de temps après, il vint en effet sur la terre. On sait combien l’âme de Virgile était religieuse et toute disposée à s’ouvrir au christianisme… Il n’est pas impossible que, dans la vision, du poète, il y ait eu, alors même qu’il songeait au fils de Pollion, pressentiment confus et voilé du Sauveur qui devait venir quarante ans plus tard. » Eusèbe ou Constantin le Grand disait : une prophétie ; nos critiques modernes disent : un pressentiment.

L’interprétation de M. Bellessort est d’un critique et d’un poète ; le critique a guidé le poète : et c’est le poète qui a compris, mieux qu’on n’avait encore fait, je crois, la pensée de Virgile. On a eu tort de ne compter pour rien la part de « fantaisie divine » qu’il y a dans l’œuvre d’un grand poète : « L’enfant existe ; c’est sûr. Et je consens, pour faire plaisir aux mânes d’Asinius, que ce soit lui, et que Virgile l’ait vu dans son berceau, et qu’il ait été un beau petit garçon. Il l’a vu. Un petit enfant, c’est l’humanité qui recommence. Ah ! que le monde ne peut-il recommencer comme lui, avec lui ! Justement Virgile, qui a le sens religieux et la curiosité des mystères, vient de lire les prédictions orientales ; il possède quelques notions de l’orphisme ; il connaît les vieux oracles étrusques. Des images étranges et belles accourent. Des vers s’ébauchent, se précisent, se groupent, chantent. Si sa muse pastorale sortait des bois déguisée en sibylle pour paraître devant le consul ? ?… » Allusion à ce vers où Virgile promet, s’il chante les forêts, de les rendre dignes d’un consul… « Ce divertissement l’amuse. Mais peu à peu il est pris lui-même à son jeu. L’artiste sait où il va, parce que l’artiste impose sa volonté à la matière, je veux dire l’ordre et la mesure. Le poète, l’inspiré, ira beaucoup plus loin qu’il n’en a l’idée. Voyez avec quel art le poème est varié et nuancé ; comme aux éclats prophétiques succèdent harmonieusement des tableaux d’une fraîcheur puérile et brillante ; comme l’enthousiasme et l’enjouement alternent ; comme tour à tour le ton s’élève, s’abaisse et se relève encore ; comme nous sommes gagnés nous-mêmes par l’attente de l’illuminé qui aperçoit dans l’avenir le splendide appareillage des jours meilleurs et par l’anxiété du poète qui voudrait reculer les limites de sa vie ! Et tout à coup sa voix descend, se fait très douce. La sibylle disparaît ; nous n’avons plus en face de nous qu’une nourrice latine qui tend le petit enfant à sa jeune mère et, lui montrant dans l’atrium, selon l’antique usage, la table pour Hercule, le lit pour Junon, les deux divinités conjugales, lui chante l’ancienne berceuse : L’enfant qui ne sourit pas à sa mère ne mangera pas avec le dieu, ne couchera pas avec la déesse !… » Voilà tout le poème qui s’éclaire d’une lumière intelligente ; et, pour ainsi dire, cette lumière n’est pas en dehors de lui, mais en lui.

Voilà comment Virgile, une quarantaine d’années avant la naissance du Christ, a pressenti les temps nouveaux. « Le poème, compris de cette façon, n’en garde pas moins sa beauté mystérieuse, » ajoute M. Bellessort ; et : « Quand on aura dénombré, examiné toutes les sources du poème virgilien, on n’aura pas expliqué comment il se fait qu’en mêlant de l’Hésiode, de l’orphisme, des prédictions étrusques, du Catulle et des oracles juifs, Virgile soit arrivé, dans une simple fantaisie, à donner une forme étincelante aux aspirations confuses et angoissées du monde occidental. Deus, deus ille, Menalca ! Un dieu, c’est un dieu, Ménalque !… » Les sources de la pensée virgilienne, certes, ne manquons pas de les chercher, de les examiner ; et ne commettons pas une erreur qui est à la mode et qui consiste à dénigrer l’érudition méticuleuse, parce qu’elle a commis, elle aussi, des erreurs, souvent détestables : sans elle, nous n’entendons rien au passé, difficile à entendre même avec son précieux et indispensable secours. Mais, quant à Virgile, constatons, — et constatons-le comme un fait positif, — que le commentaire de toute son œuvre n’a pas seulement besoin du passé : il a besoin de l’avenir. En d’autres termes, toute l’œuvre de Virgile est tournée vers l’avenir ; et, bien que l’image soit bizarre, c’est le caractère de cette œuvre, elle a ses sources dans l’avenir autant et plus que dans le passé.

Arrivant à l’épopée virgilienne, M. Bellessort écrit : « Nous ne sentirons jamais l’Énéide comme un contemporain de Virgile. » Bref, la signification romaine de l’Énéide nous échappe. C’est qu’en dépit de tout notre soin, malgré les travaux des historiens, des archéologues, des épigraphistes nous ne connaissons pas à merveille et ne connaissons pas comme la nôtre l’époque où écrivait Virgile. On peut en dire autant de l’œuvre des autres poètes et de l’Antiquité ; l’âme de l’Antiquité ne s’est pas anéantie : elle s’est en partie effacée et n’est plus notre âme vivante. Cependant, un Plaute, un Lucrèce et un Catulle nous sont mieux intelligibles, et aisément, que Virgile : Plaute, quoique nous ne sachions pas tout l’arrangement du théâtre chez les Romains ; Lucrèce, quoique nous ne possédions pas tout l’enseignement d’Épicure ; et Catulle, quoique nous n’ayons point un portrait de Lesbie. Mais Virgile, nous devinons que ce n’est pas la découverte de nouveaux documents relatifs au passé, relatifs à lui et à son temps, qui nous l’expliquerait davantage. Voire, il nous semble que nous le comprenons mieux, plus complètement, que n’ont dû le faire ses contemporains. Les siècles ont effacé l’image que ses contemporains avaient de lui : et les siècles ont révélé, continuent de révéler, son génie.

Nous savons très bien d’où il part et que le préambule de son œuvre est dans une époque de souffrances publiques et privées. Il a personnellement subi les tribulations qu’endurait un campagnard et petit propriétaire, quand le jeune Octave distribua les champs aux vétérans de son père adoptif et que l’Italie devint une patrie pleine d’exils. À Rome, il a trouvé la folie en état de prospérité insolente ; la sagesse représentée par un Caton qui se promène sans tunique et les pieds nus, pour qu’on voie que Caton proteste contre le luxe et la mollesse : mais Caton s’enivre, donne sa femme à un ami et la reprend veuve et enrichie d’un fameux héritage ; la vertu représentée par le pâle et mince Brutus, qui reproche aux tribuns de porter des agrafes d’or et qui a des hommes de paille à Chypre pour veiller à ses trafics d’usurier. Rome est démoralisée et s’agite dans une espèce d’anarchie opulente. Virgile a vu cette Rome insensée. Il était l’une des victimes du désordre ; il a éprouvé l’immense douleur qui tourmentait le monde antique aux pires années et une alarme de conscience qui préparait la venue d’un sauveur.

Les choses étaient à un tel point qu’il fallait aboutir au désespoir ou bien attendre un sauveur. Mais qui serait le sauveur ? Là-dessus, les partis avaient leur querelle. Horace compte sur le jeune Brutus. Et il a tort. Il connaît mal ce jeune Brutus et, principalement, se connaît mal. Mieux averti, Horace n’oublierait pas de sauvegarder son repos, son plaisir et la sécurité de son indolence : les sceptiques ne songent point assez qu’il leur convient, et à leurs intérêts bien évalués, d’être conservateurs. Plus chimérique en apparence, Virgile aurait pu moins étrangement aller aux aventures : mais ce fut lui, le conservateur. De très bonne heure, il se rangea au parti de César et de l’ordre. De très bonne heure : c’est, du moins, l’avis de M. Bellessort, qui en voit la preuve dans un vers de la neuvième Bucolique. Après la mort de César et tandis que le jeune Octave célébrait les jeux funèbres, une comète se montra durant sept nuits consécutives : les partisans de César interprétèrent ce phénomène en disant que cette céleste lumière était l’âme de César accueillie par les dieux immortels. « Voici que s’avance l’astre de César ! » dit le bon vieillard Mœris, dans la neuvième Bucolique. M. Bellessort croit que c’est une allusion à la comète d’apothéose. Je n’en suis pas sûr. Mais, quoi qu’il en soit, Virgile a été le partisan d’Auguste, qui rétablissait l’ordre et le calme dans tout l’Empire et dans les âmes. M. Bellessort a très bien résumé la politique de Virgile : « Nourri des solides vertus paysannes qui avaient fait la grandeur romaine, pratique comme le sont, les grands, les vrais idéalistes, il eut horreur de tous les tumultes où sombrait l’ancienne République : et il n’hésita point à saluer l’avènement du libérateur. Il ne semble pas qu’il y ait eu la moindre oscillation dans sa pensée. Toute son œuvre ne sera qu’une longue réaction contre les mœurs, le luxe, la politique, l’individualisme de cette Rome où s’était mûrie sa jeunesse et qui, malgré les vices, n’en restait pas moins à ses yeux la plus belle des choses. Rien ne le tenta, de ce qui séduisait autour de lui ces jeunes gens sentimentaux et aventureux à qui la désorganisation de l’État fournit des moyens plus rapides de satisfaire leurs passions ou leurs doctrines. Telle a été la sagesse, non de Caton, mais de Virgile, et la vertu, non de Brutus, mais de Virgile. Les Bucoliques sont le signe de la souffrance que lui a causée le désordre de l’État ; les Géorgiques et l’Énéide, le signe de l’aide qu’il a voulu donner aux artisans de l’ordre. Il a estimé qu’il fallait retourner à la terre, comme à la vraie nourrice de Rome et nourrice de ses vertus : y retourner, si on le pouvait, malgré les confiscations d’Empire ; et, si les possesseurs nouveaux du sol y demeuraient, Virgile a estimé qu’il fallait leur enseigner l’art et l’amour des champs. Puis, dans son épopée, il a recommandé la constante fidélité à ce double évangile du patriotisme et de la religion, qui lui semblait l’inévitable condition de la paix et de la grandeur romaine.

Or, il ne s’agit pas de comparer trait pour trait le désordre de Rome, au lendemain de la guerre étrangère et civile, et le désordre de l’Europe, au lendemain de l’effroyable guerre : en faveur des analogies, on néglige les différences, pour tracer de ces ingénieux tableaux symétriques. Et il ne s’agit pas de chercher dans le texte virgilien la prophétie gouvernementale qui nous sauverait. Cependant, les analogies des époques, laissons les différences, nous rendent plus sensibles que jamais à la douleur que Virgile a peinte et à l’espérance qu’il a entrevue, au désordre qu’il a détesté, à l’ordre qu’il a désiré. Son œuvre a ainsi, de nos jours, une « modernité, » comme on dit, à laquelle, sans le vouloir, notre rêverie s’abandonne et se fie, durant notre lecture. De même que Virgile, au moyen âge, accompagnait une prière, il accompagne une pensée encore, et qui encore est une prière. « Maro, prophète des Gentils, apporte ton témoignage au Christ Jésus ! » lui disait-on dans le Mystère de Noël. « Maro, prophète de Rome, apporte aussi le témoignage de ta douleur et de ton espérance à nos patries ! » lui disons-nous. La « modernité » de Virgile est perpétuelle au cours des âges.

M. Bellessort fait une remarque très juste et pénétrante, et qu’il aurait pu, à mon avis, utiliser davantage : Virgile « vieillit les institutions et il modernise les hommes. » L’Énéide est le poème de Rome dès avant la naissance de cette ville ; et Virgile nous conduit dans un monde, romain déjà, « où les rois couchent sous des toits de roseaux comme aux premiers jours des sociétés humaines. » Avec un soin d’archéologue, il a recherché, recueilli le détail des usages les plus anciens, les traditions, les cérémonies, et non pour le pittoresque, mais plutôt pour la qualité morale et sociale. À Rome, au temps d’Auguste, on disait « aussi vieux qu’Évandre, » ce qui n’était plus à la mode : il a montré son amitié, sa déférence cordiale pour le vieil Évandre et pour ce que signifie de durée pathétique ce bonhomme charmant et suranné. Après avoir célébré la fête d’Hercule, Évandre, le front ceint de peuplier, revient à la ville. Appesanti par l’âge, il s’appuie sur Énée et sur son fils et raconte l’histoire du pays, des bois et des villages : le bois que Romulus appellera le bois d’Asile, sous les rochers le Lupercal, la forêt de l’Argilète et le terrain marécageux qui sera le Forum. Il dit : « Ce bois, cette colline à la cime ombragée, je ne sais pas quel dieu, mais un dieu les habite. Nos Arcadiens ont cru plus d’une fois y voir Jupiter secouant son égide et assemblant les orages. » In primis venerare deus, disait Virgile au laboureur : cette pensée des Géorgiques anime l’Énéide aussi. Et, par les dieux, il n’entend pas les récentes imaginations des philosophes, mais bien les personnages surnaturels que les ancêtres ont vus autrefois et dont ils ont transmis d’âge en âge la mémoire et le culte. Les plus vieilles institutions et les hommes les plus nouveaux : Énée est un « moderne » au temps d’Auguste ; il est si moderne au temps de notre Louis XIV qu’une Mme  de La Fayette ne lui trouve pas la dignité du caractère épique ; et si moderne de nos jours que l’on trouvait en lui l’inventeur de la pitié universelle et, peu s’en faut, le précurseur de Dostoïevsky, à l’époque où les romanciers russes nous proposaient une religion. Ce contraste des institutions et des hommes, c’est toute la philosophie de Virgile. Plus changent les hommes, plus il faut que les institutions demeurent : plus est mouvante et soumise à l’infinie variété des passions leur âme, plus il leur faut une contrainte. Énée, sans la contrainte que lui impose la volonté immuable des dieux, irait à sa perte. Et Rome, sans la contrainte de son passé impérieux, allait à l’abjection. Maro, prophète de la cité antique, apporte le témoignage de ta sagesse éprouvée à la cité nouvelle !…


André Beaunier.
  1. Virgile, par André Bellessort (Perrin). Du même auteur, chez le même éditeur, La jeune Amérique, De Ceylan aux Philippines, La société japonaise, Les journées et les nuits japonaises, Le nouveau Japon, La Suède, La Roumanie contemporaine, Reine Cœur, roman, Sur les grands chemins de la poésie classique, Saint François Xavier, Un Français en Extrême-Orient au début de la guerre. — Cf. Œuvres de Virgile, nouvelle édition, par F. Plessis et L. Lejay (Hachette).