Revue littéraire - Un nouveau Roman de M. Henry Bordeaux
Il y avait longtemps que M. Henry Bordeaux n’avait donné de roman : c’est que la guerre a été longue, où il faisait de la plus belle manière son métier de soldat. Les volumes qu’il a écrits pendant cette période, à ses moments de loisir, sont de l’histoire militaire, toute frémissante et aussi d’une parfaite exactitude. Les derniers jours du fort de Vaux et Les captifs délivrés, deux épisodes de La chanson de Vaux-Douaumont, resteront comme un témoignage de foi patriotique et de vérité. Il fallait alors réagir contre les efforts d’une littérature obstinément désespérante, qui ravageait notre pays. Plusieurs écrivains composaient, de toutes les horreurs de la guerre, une image de la guerre à laquelle manquait ce qui nous a permis de remporter la victoire : le sentiment belliqueux, la flamme qui animait nos défenseurs. Image fausse, même si les éléments de cette image étaient empruntés à la réalité authentique et monstrueuse ; image incomplète, et fausse parce qu’on avait supprimé une partie de la ressemblance. On peut copier avec le soin le plus méticuleux un visage et le rendre méconnaissable, si l’on néglige ou le regard des yeux ou l’âme que révèle une physionomie. La preuve que la littérature qui mérite le nom de défaitiste n’était pas vraie, les événements l’ont fournie : c’est la victoire. Si la guerre n’avait été qu’une abjection que rien ne relevait, nous ne l’aurions pas achevée sans défaillir. La victoire dément la littérature défaitiste. Mais, avant la victoire, il importait de la démentir déjà. C’est ce qu’a fait M. Henry Bordeaux : non pas du tout, comme l’ont dit les apôtres du désespoir, en déguisant la vérité sous de jolies couleurs ; mais en peignant toute la vérité, ce qu’elle avait d’épouvantable, et ce qu’elle avait de sublime. Est-ce qu’il a dissimulé la souffrance atroce des soldats ? Aucunement ! Ce sont les autres, qui dissimulaient l’extraordinaire esprit de guerre dont les soldats étaient exaltés, malgré la souffrance.
La guerre finie, après de si dures années, M. Henry Bordeaux revient au roman : la guerre finie, mais non les conséquences de la guerre. Il est de ceux qui ne croient pas qu’un tel bouleversement passe et ne laisse pas de traces de son passage. Et, quant aux signes de la guerre, ils sont assez visibles pour qu’on n’ait pas de peine à les découvrir ; mais on les voit beaucoup mieux dans l’ordre matériel, sous l’aspect de dégâts et de ruines, que dans l’ordre moral, où il semble qu’on attendit un remarquable changement. Un observateur assez attentif examinerait notre Paris et la vie qu’on y mène : peut-être serait-il frappé de l’analogie du Paris nouveau avec le Paris de naguère plus que de la transformation qui s’est produite, et jusqu’à douter que cette transformation se soit produite.
Un grand nombre de gens vivent tout de même que s’il n’y avait pas eu la guerre. Comment font-ils ? On peut les blâmer ; on peut aussi les considérer comme les victimes ou les profiteurs d’une frivolité scandaleuse. Mais de quelque manière qu’on les juge, c’est un fait que nous avons une quantité de compatriotes étonnamment préservés, à qui la guerre n’a rien appris et qui ont l’air de ne l’avoir pas sentie. Que leur faut-il ? Sans doute la frivolité est-elle une cuirasse ou une barde aussi épaisse que l’indifférence ou la morne insensibilité. Les romanciers qui peignent des fragments de la vie contemporaine ont assurément sous les yeux tout le spectacle, et fort abondant, d’une vie, ou peu s’en faut, pareille à celle qui, avant la guerre, posait devant eux.
Voilà, si je ne me trompe, l’une des raisons pour quoi subsiste et subsistera une littérature que la guerre n’a presque pas modifiée. Ce fut aussi une erreur, de se figurer que la guerre et même la victoire allaient, du jour au lendemain, nous apporter une littérature, une poésie, des arts tout neufs, au moins régénérés. Il faut du temps. La récente guerre est d’abord le bouleversement que je disais, et qui doit lentement s’apaiser avant de créer une littérature ; la pensée ne travaille pas vite.
Ajoutons qu’il y a, dans l’âme humaine, et par bonheur, quelque chose de permanent que n’atteint pas la plus vive particularité d’une époque. La littérature ne pouvait pas changer du tout au tout, parce qu’aussi les âmes ne pouvaient pas changer du tout au tout. Si l’on persuadait imprudemment les romanciers de n’observer que les nouveautés psychologiques ou morales apportées par la guerre, on diminuerait le champ de leur observation. Ne le diminuerait-on pas de la partie principale ? En outre, il est bien légitime que la littérature ait le souci de l’époque ; mais on ne doit pas non plus, et à mon avis, la charger de tous les devoirs qui incombent au moraliste, au législateur, au prédicateur. Elle a, dans la République, son rôle, qui est de nous procurer l’un de nos divertissements les plus honnêtes, au moins l’un des plus anodins, à coup sûr l’un des plus charmants. Bref, je ne crois pas qu’on ait à souhaiter que la littérature, au lendemain de la guerre, soit toute consacrée à la guerre.
Cependant, nous sommes touchés de sentir, dans l’œuvre d’un bon écrivain, l’émoi durable de la guerre. Un beau roman qui, ces temps-ci, porte la marque de la guerre, et qui est de son temps, est du temps le plus pathétique. Et, même si la littérature n’a peut-être pas tous les devoirs d’activité politique et sociale que certains critiques et moralistes voudraient lui infliger, la littérature a servi pendant la guerre ; elle essaye de servir encore : il lui en vient une beauté qu’on aurait tort de méconnaître.
Le nouveau roman de M. Henry Bordeaux, la Résurrection de la chair, est encore tout frémissant de la guerre. Je ne dis pas seulement que le sujet qu’il traite soit une suite de la guerre et de ses hasards ; mais l’écrivain qui l’a composé frissonne des souvenirs que le champ de bataille lui a laissés. L’on s’en aperçoit de la première à la dernière page et, par exemple, à de menus détails tels que celui-ci. Nous sommes au pied du massif de la Grande-Chartreuse, aux derniers jours du mois d’août, pendant la moisson : « Les campagnes du Grésivaudan, étagées sur les deux rives de l’Isère, bleues et or sous le beau soleil, retentissaient d’un bourdonnement continu, pareil au bruit d’une multitude d’avions dans les airs. » Il me semble qu’on ne lit point cela sans que vous vienne le même sourire amical et content qu’à lire, dans le Sahel ou dans le Sahara de Fromentin, la description d’un paysage dont ce grand peintre a nommé les couleurs, les indigos, les vermillons ou les cobalts. C’est l’homme qui se révèle et qui révèle son métier, son habitude : M. Henry Bordeaux, son habitude récente et le métier de soldat qu’il a fait pendant cinq ans.
Son roman, le voici. André Bermance est fils d’un ingénieur du Dauphiné. Il a perdu son père de très bonne heure. Sa mère l’a élevé avec une tendresse de mère et, si l’on peut dire, avec une tendresse de veuve. Ils passent une partie de l’année dans le petit domaine de La Colombière, qui n’est pas loin de Grenoble et dont la maison ressemble aux Charmettes : « Même douceur rustique, même accueil paisible. Un haut toit couvert de ces larges tuiles brunes arrondies qui prennent de beaux tons de châtaigne ; des volets blancs et pleins ; de ces petites fenêtres, à la mode d’autrefois, qui donnaient aux habitations un air de vie intérieure, tandis que nos grandes baies nous détournent de nous-mêmes pour nous attirer au dehors. Une glycine orne sa façade… Une allée la relie au pigeonnier qui surmonte la fontaine ; et cette allée passe sous un arceau de vigne… Le jardin s’étend derrière, et le verger de pommiers et de pruniers, puis les prés et les champs. » Il fallait citer ce passage : la maison des Bermance donne à bien deviner ce qu’est la famille Bermance et comment elle vit.
La Colombière dépend du village de Chapareillan-le-Vieux ; à quelque douze cents mètres de là, il y a Chapareillan-le-Neuf ou Chapareillan-Ville. Dès son enfance, André Bermance préférait le village à la ville : c’était à cause de la colline de Bellecombe et des pentes sauvages et rocheuses qui, par les forêts, conduisent au lac Noir. André Bermance avait une gaieté naturelle, et qui ne résultait pas d’une méditation, mais qui lui servait de philosophie. Comme il avait environ dix-sept ans, sa mère lui demanda un jour s’il ne manquait pas de dire ses prières. Il répondit tout simplement qu’il les disait le matin, si le temps était beau. « Pourquoi ? — Parce que, le matin, quand il fait beau temps, je pense à Dieu. — Les autres jours, tu n’y penses pas ? — Oh ! non. » Bref, il réunissait l’idée de Dieu et le sentiment de la joie.
André Bermance a terminé ses études à l’école d’électricité de Grenoble, pour être ingénieur, comme son père. La guerre éclate : le deuxième jour de la mobilisation, il rejoint à Bussang le bataillon de chasseurs auquel il est affecté comme sous-lieutenant de réserve. Il appartient à ces troupes heureuses, bientôt déçues, qui les premières firent leur entrée en Alsace et à Mulhouse. La 66e division, la sienne, travaille en Alsace pendant les derniers mois de l’année 1914 et toute l’année 1915. L’attaque sur les bois d’Uffholz, à la fin de décembre 1914, marque la direction vers le sommet de l’Hartmann, qui est pris au début de janvier, repris le 26 mars. Au mois de juin, prise de Metzeral : et les chemins sont ouverts sur Munster et Colmar. A Metzeral, André Bermance est blessé deux fois, au bras et à la jambe, évacué sur Moosch, puis sur Gérardmer. Lieutenant, il commandait une compagnie ; on l’a décoré. Il écourte son temps de convalescence et repart ; il boite encore. Son bataillon séjourne à Moosch ; et c’est là qu’il rencontre « la plus jolie fille de Thann, » Maria Ritzen. Les Ritzen, de très bonnes gens, reçoivent de grand cœur nos officiers. André Bermance et Maria Ritzen, un beau jour, sont fiancés.
Seulement, c’est la guerre ; et il faut sans cesse partir. On a des semaines de tranquillité, où il vous semble qu’une espèce de vie étrange et menacée, merveilleusement douce, recommence et vous engage à compter sur l’avenir ; et puis il faut retourner au feu, au péril de mort. André Bermance est plus crédule que personne au charme de ces moments qui ont l’air de vous promettre la durée ; quand il s’en va, il garde une allégresse qui l’empêche d’être mélancolique lors des adieux : il ne dit qu’au revoir. Il est reçu depuis quelque temps chez les Ritzen, et le fiancé de Maria. Il a demandé le commandement d’une compagnie et doit, demain, monter à l’Hartmannsweilerkopf. L’on dîne, chez les Ritzen, comme d’habitude. Ce n’est pas comme d’habitude, pour Maria Ritzen et pour son fiancé : ils se quittent. Maria, qui a tant de craintes, se raidit, parce qu’elle ne veut ni montrer son alarme ni affaiblir le courage et la confiance de l’officier ; elle ne montre pas son alarme et, de peur de rien montrer des sentiments qu’elle éprouve, elle ne montre pas toute sa tendresse. Les adieux ne se font pas très bien. Il y a aussi les jeunes frères de Maria qui sont très agités, qui grimpent aux jambes de leur ami l’officier ; les parents Ritzen ne bougent pas, ne laissent pas seuls les fiancés. Quand Maria s’enferme dans sa chambre et dénoue ses cheveux pour la nuit, son chagrin se complique du regret d’un adieu manqué.
Il arriva qu’André Bermance était pareillement chagriné. Il vint à la chambre de Maria. Il entra. Elle ne lui dit pas de s’en aller : on ne dit pas de s’en aller à un joli garçon que l’on aime et qui, dans quelques heures, s’en ira, où donc ? peut-être mourir ! La chambre de Maria était voisine de la chambre où ses jeunes frères dormaient, qu’il ne fallait pas réveiller. Les amoureux avaient ainsi l’obligation du silence, et le silence est l’un des complices de l’amour. Maria mit son bras autour du cou de son fiancé. Il s’aperçut qu’elle pleurait. Et il resta. Jusqu’au matin !
De l’Hartmannsweilerkopf, André, quelques jours plus tard, écrivait à Maria : « Demain peut-être, Maria, ma chère femme, nous ferons relevés. Après-demain peut-être je le reverrai. Sois donc rassurée et bien sage. Cesse de te tourmenter à cause de moi ; je vis, je ris, je vis, entends-tu, et jamais je n’ai tant aimé la vie, parce que ma vie est à toi, ma bien-aimée… » Mais il ne revint pas. Il fut l’un des soldats qui sont morts sur la tragique montagne. Il ne descendit du sommet sinistre et glorieux que pour être enterré au cimetière de Moosch, à l’ombre du drapeau tricolore, auprès du général Serret. Et Maria était enceinte.
Voilà le roman, terrible comme le temps où il se déroule.
Mais cette rude anecdote, que j’ai fidèlement résumée, M. Henry Bordeaux l’a, pour ainsi dire, transposée d’une manière qui la rend beaucoup plus belle et qui lui donne un charme de délicatesse ravissante. Il ne raconte pas, comme je l’ai fait pour que fût la différence plus sensible, cette histoire d’André Bermance et de Maria Ritzen directement : ce n’est pas lui qui la raconte d’un bout à l’autre ; mais l’épisode le plus audacieux, c’est Maria qui le raconte, et à qui ? à Mme Bermance. L’anecdote ne vous est pas offerte ainsi qu’on vous présente la réalité sous vos yeux ; et vous n’avez qu’à bien la regarder : M. Henry Bordeaux l’a transposée dans l’âme de Maria et de Mme Bermance. Le drame n’est pas exactement l’amour d’André Bermance pour Maria Ritzen, sa volupté nocturne et sa mort. Le drame est, aux lendemains de cette mort, l’émoi des survivants. Le héros du roman n’est pas André Bermance ; mais, plutôt, c’est le sort de Maria Ritzen, jeune fille et qui va être mère, qui tourmente notre sympathie ; autant que Maria, nous intéresse la pauvre Mme Bermance, pour qui se trouve un instant avili, en tout cas soumis à de grandes tribulations, le souvenir d’un fils qu’elle chérissait ; et, principalement, le drame est celui des âmes que la réalité met en contact avec la faute, après la faute et après qu’a disparu le coupable, digne d’amour et de tendresse.
Le roman, tel que je le résumais, ne serait qu’une aventure de guerre et de garnison. Le beau jeune homme, un fier soldat, séduit la jeune fille aguichée ; elle est grosse, quand il est tué. C’est une malchance, un incident vulgaire. Il y a déjà, pour donner à ce fait divers un caractère imposant, les circonstances de guerre et de mort, la qualité du coupable et de sa victime. Le séducteur a quitté la chambre de Maria pour monter à I’Hartmannsweilerkopf et y mériter la gloire du sacrifice le plus généreusement consenti. La jeune fille qu’il a séduite est l’une de celles qui sont redevenues des Françaises par le sacrifice de nos soldats, et, dans l’amour qui l’a touchée en faveur d’André Bermance, le vif enthousiasme de l’Alsace entrain de redevenir française a été l’un des éléments de ferveur exaltée. L’humble et banale histoire de ces amants se lie à l’histoire et aux événements les plus poignants de l’histoire qui nous est le plus chère : elle en reçoit une espèce de grandeur et de poésie. Mais ce qui lui confère encore une beauté, j’allais dire une chasteté exquise, est de nous apparaître au miroir de ces deux âmes adorablement pures, celle de la fiancée veuve et celle de la maman telle qu’une orpheline.
André Bermance n’est pas le héros du roman. Dès la première page, André est mort depuis quatre mois. Mais le roman pourrait s’appeler André Bermance, comme cette tragédie de Corneille qui porte le nom d’un personnage qu’on ne voit pas. Nous voyons Mme Bermance et Maria Ritzen : le souvenir d’André habite leurs âmes ; elles ne sont rien, ne disent rien, n’ont aucune pensée qui ne soit le souvenir d’André ou que le souvenir d’André ne motive. Mme Bermance n’est que la maman, Maria n’est que la fiancée. Nous ne connaissons pas André autrement que par elles, et moins par ce qu’elles en racontent que par ce qu’elles en ressentent, qui fait toute la péripétie du roman.
Si Maria était l’une de ces jeunes filles comme il y en a d’autres, son aventure ne serait que médiocre ; et l’on dirait : « La pauvre fille ! » voilà tout. Et le souvenir d’André Bermance, après que ces jeune homme n’est plus qu’un souvenir ici-bas, ne vaudrait pas beaucoup d’attention. Mais Maria, qui a tous les scrupules de la vraie jeune fille et qui pourtant reste si éprise que ses remords ne diminuent pas son autour, ne le profanent pas, Maria embellit et purifie le souvenir de son amant, le souvenir qui est tout ce qui survit d’André Bermance.
Et Mme Bermance, de son côté, si elle n’était qu’une pauvre femme qui pleure un fils et qui n’est sensible qu’à ce chagrin de la mort de son fils, peu lui compterait la faute qu’André a commise. André ne serait que l’un des garçons, par centaines de milliers, que les mamans de chez nous ont à pleurer, quelle que fût leur âme et qu’elle fût pécheresse ou non. Mais Mme Bermance est une catholique ; et, au chagrin que lui cause la mort de son fils, elle ajoute le souci de la mort qu’il a eue au regard de Dieu… Il y a, dans le roman de M. Henry Bordeaux, une autre mère catholique ; on ne fait que l’apercevoir : elle épouvante. C’est une paysanne de la Franche-Comté. Elle a su que son fils était à l’hôpital, en péril de mort. Elle est venue. Pendant trois jours, elle a soigné son fils ; elle l’a encouragé à mourir. Et, le troisième jour, il meurt. Elle lui ferme les yeux ; elle ne laisse voir aucune émotion. Comme son impassibilité scandalise les plus vaillants, elle répond : « C’est un bienfait de Dieu. Nous vivions sans religion, dans mon village. Dans mon village, personne n’a de religion, pas même le curé. Mon mari n’a vécu que pour le profit. Il est décédé en comptant son argent. Mes trois fils sont partis pour la guerre. Dans ma misère, j’ai retrouvé Dieu. Alors, je lui ai demandé qu’ils meurent en bons chrétiens. S’ils rentrent au village, ils recommenceront comme leur père à ne vivre que pour le profit ou, parce qu’ils sont jeunes, pour le plaisir. Je les connais. Dieu m’a exaucée pour celui-ci. De quoi me plaindrais-je ? » Ce raisonnement, d’une rigueur parfaite, n’a qu’un tort, qui est de n’être qu’un raisonnement. Il supprime le sentiment et n’a pas le caractère d’une pensée humaine. Et qu’est-ce qu’une religion qui n’est point humaine ? Au surplus, cette bonne femme irait au bout de sa logique et de son dévouement maternel, en tuant de ses mains ses trois fils après les avoir menés à la table de communion ! La véritable religion n’est pas dénaturée ni absurde. Et la religion de cette bonne femme a déplorablement subi le coup des souffrances morales que la guerre a infligées à tant de pauvres gens. Telle n’est pas la religion de Mme Bermance. Les consolations religieuses lui allègent la douleur qu’elle a de la mort de son fils, mais n’abolissent pas sa douleur. Semblablement, sa tendresse de mère ne sera pas amoindrie, quand elle apprendra que son fils a commis une faute, elle qui le croyait plus sage et plus fidèle à ses devoirs d’honnête homme et de bon chrétien ; mais, de savoir qu’il a dû se présenter devant le Juge céleste chargé d’une telle faute, lui aggrave péniblement sa douleur. Sa croyance ne la rend pas moins humaine.
Maria Ritzen, après la mort d’André Bermance, n’a point bougé de son village d’Alsace auprès de Thann. Un jour, elle écrit à Mme Bermance, qu’elle n’a pas vue encore, et la supplie de venir.
Mme Bermance ne sait pas du tout ce qu’il en est de Maria Ritzen. André, avant de monter pour la dernière fois les pentes de l’Hartmann, lui a seulement écrit que Maria Ritzen était la plus jolie fille de Thann et qu’il rêvait de l’épouser. Toute l’histoire d’André Bermance et de Maria Ritzen ; nous l’apprendrons en même temps que Mme Bermance et par cette Maria Ritzen… Dans un exemplaire de Sophocle, en marge de l’Œdipe roi, Racine avait noté que c’est une admirable exposition, celle qui renseigne tout à la fois le spectateur et le protagoniste… Eh ! bien, la Résurrection de la chair n’a aucune espèce d’analogie avec la tragédie de Sophocle ; mais le stratagème de l’exposition, dans le roman et dans la tragédie, est le même. Il faut que nous sachions ce qui s’est passé avant que la tragédie commence : et il faut qu’Œdipe le sache ; et c’est lui qui mène l’enquête. Il faut que nous sachions ce qui s’est passé avant la mort d’André Bermance : et il faut que Maria Ritzen le dise à Mme Bermance ; elle l’a fait venir pour cela. Cet habile romancier n’a pas recours à des confidents de hasard et dont l’indifférence bientôt se communiquerait à son lecteur. Il ne nous offre pas non plus un tranquille récit que nous lirions tout à loisir.
Les éléments du drame sont révélés à nous et à la personne qui a l’intérêt le plus vif à les apprendre : ainsi, chaque révélation nous émeut davantage, étant augmentée de l’émoi qu’éprouve, complice et instigatrice de notre curiosité, la mère d’André Bermance. Et les éléments du drame sont révélés à nous et à Mme Bermance par la personne à qui certes il en coûte le plus d’un tel aveu. Or, je disais que l’histoire d’André Bermance et de Maria Ritzen, vue au miroir de deux âmes très pures, en devient plus digne et plus chaste : plus pathétique aussi lorsque ces deux âmes très pures en reçoivent une commotion si terrible ! Excellente habileté du romancier, mais non pas une rouerie : l’art le meilleur.
Maria Ritzen a supplié Mme Bermance de venir. Mme Bermance arrive le soir. Il fait nuit. Et les deux femmes se rencontrent dans la nuit. Mme Bermance se sentait perdue, égarée dans un pays inconnu. Elle ne savait où aller, avec sa valise et ses couvertures. Elle apercevait des formes de montagnes, et des nuages, et des étoiles. Une ombre qui s’approche lui demande : « Vous êtes Mme Bermance ? — Oui. — Je suis Maria Ritzen. » Elles étaient l’une et l’autre inquiètes, à l’idée de se voir, la mère et la fiancée : la pénombre leur sert à protéger leur timidité frissonnante.
Et l’aveu ? Maria Ritzen devra se confesser à la mère d’André Bermance. Elle ne le fait pas sans retard. Elle hésite. Quand elle se décide à parler, c’est que le secret qu’elle garde depuis longtemps ne lui tient plus dans le cœur. Elle dit à Mme Bermance : « Ah ! madame, pardonnez-moi ! » Elle ne dit pas : « pardonnez-nous, » bien que la faute soit plutôt celle d’André ; mais elle prend pour elle toute la faute. Elle prend toute la faute pour elle à un tel point que Mme Bermance vient à s’y tromper. Maria dit que ses parents avaient préparé pour André une chambre. Et Mme Bermance : « Pourquoi êtes-vous venue l’y rejoindre, Maria ? » La jeune fille se redresse et elle a les joues empourprées : « Mais je n’y suis pas venue, madame. Pourquoi me traitez-vous ainsi ? — Pauvre petite, dit Mme Bennance, tout à l’heure vous vous accusiez. Vous voyez bien qu’il est le plus coupable. — Non, madame, c’est bien moi. J’étais si faible. Il pouvait faire de moi ce qu’ll voulait. » Ce court dialogue, et d’une telle simplicité, me paraît charmant et l’analyse la plus fine, en peu de mots, d’une âme de jeune fille ensemble et d’amoureuse. Maria dit encore : « Je lui ai mis les bras autour du cou. Il a vu que je pleurais. Il est resté. Il est resté jusqu’au matin. Vous voyez bien que c’est moi qui l’ai gardé ! » Mme Bermance pleure, et pleure sur la faute de son fils. Elle ne dissimule pas à elle-même ni à Maria cette faute. Elle dit qu’André n’aurait pas dû entrer dans la chambre de Maria : « Il ne savait pas, répond Maria, que je serais si faible. Je ne le savais pas non plus. Il croyait que je lui résisterais au besoin. Je ne pensais pas à lui résister. — Ce n’était pas lui résister, que de le rappeler au respect de son amour. — Il allait mourir. — Ah ! c’est parce qu’il allait mourir qu’il fallait montrer plus de courage ! » Ces répliques sont belles, et non d’une beauté verbale, mais bien d’une beauté morale, dépouillée de tout ornement, réduite au langage le plus naturel de femmes très simples et qui ont plus de vie intérieure que de vie apparente. La brièveté des formules rappelle, et aussi le ton, certains dialogues de Corneille, mais adoucis de vérité quotidienne. Que de tendresse il y a dans ces mots : « Il allait mourir ! » et de stoïcisme chrétien (si l’on peut rapprocher ces deux sortes de pensées différentes) dans le refus que Mme Bermance oppose au dernier plaisir, le dernier, mais défendu, de son enfant près de mourir !
Quand Maria quitte Mme Bermance après son aveu, Mme Bermance la laisse partir. Elle lui dit, du bout des lèvres et ne sachant plus ou ne sachant pas encore ce qu’elle doit faire : « Allez vous reposer. Je suis moi-même si lasse. Je m’attendais si peu à ce que j’ai appris. Je demanderai à Dieu de m’aider, de nous aider. Demain peut-être serons-nous mieux inspirées. » Les deux femmes se souhaitent le bonsoir, comme un autre soir, et comme si Mme Bermance n’était pas la grand’mère de l’enfant que Maria porte dans son sein. Maria, sur le seuil, eut l’air d’attendre un geste, un mot. Mme Bermance ne put l’embrasser ; elle essaya de lever les bras : elle ne le put. Il y avait, malgré l’amitié, malgré la pitié, entre ces deux femmes, la faute, qui était la faute d’André, une faute pourtant et qui offensait, en Mme Bermance, les pudeurs de femme, les scrupules de chrétienne et cette jalousie des mères, un sentiment presque farouche.
Puis, restée seule, Mme Bermance est quelque temps comme étourdie dans l’atmosphère intolérable où elle croit qu’elle respire une odeur de péché. Elle revoit, « posée sur ses genoux, la tête de la jeune femme, et la masse des cheveux blonds, et la nuque trop blanche, et la naissance voluptueuse des épaules que découvrait le peignoir de laine : » la plus jolie fille de Thann, et qui a été la maîtresse d’André, lui donne le dégoût. Puis elle médite, elle pleure et elle prie. Elle comprend son dur devoir. Elle songe que Maria ne dort pas et est probablement plus désespérée qu’avant son aveu. Elle monte à la chambre de Maria. C’est dans la maison des Ritzen… Sa timidité, son habitude des convenances, sa crainte d’attirer l’attention sur elle, la firent encore hésiter. Elle était de celles qui sont plus braves au dedans qu’au dehors. Cependant elle quitta ses chaussures, pour moins trahir sa marche, prit un bougeoir et, le cœur tremblant, elle sortit de sa chambre. Elle dit à Maria : « Je vous emmène chez moi, où il vous aurait amenée. Oui, chez moi, dans ma vieille maison. Je vous y recevrai comme sa femme. Et votre enfant naîtra où j’ai mis au monde André. » Le roman pourrait avoir ici le point final ; mais j’ai trop vite résumé les doutes par lesquels passe la mère d’André Bermance avant d’aboutir à la certitude. La suite et la fin du roman montrent comment l’émotion généreuse devient, en Mme Bermance, une volonté forte et comment sa volonté forte triomphe de toutes les difficultés que lui suscitent le pharisaïsme de quelques personnes, la malice des autres.
Les bonnes femmes de Chapareillan, qui sont de très méchantes femmes, ont mal accueilli la pauvre Maria, la soupçonnent d’être une Boche, une espionne ; et, pour la tourmenter, que n’imaginent-elles pas ? Une vieille servante, Gertrude, mène le chœur des chipies. Aux dernières pages du livre, il y a une espèce d’émeute villageoise ; les chipies sont entrées dans la maison de Mme Bermance, où Maria vient d’accoucher. Les chipies montent l’escalier. La sage-femme dit que c’est plus de vacarme qu’il n’en faut pour la mère et pour l’enfant : les chipies ne désarment pas. Alors, Mme Bermance parait, tenant dans ses bras le petit être emmailloté. Elle dit : « C’est mon petit-fils ! » Elle le montre à la ronde ; et les méchantes femmes, à regarder l’enfant et à le prendre dans leurs bras, à le toucher et à le trouver beau, s’adoucissent comme, dirait-on, par enchantement.
C’est un symbole, et assez beau, qui affirme qu’il faut que les querelles de France veuillent céder au prestige de l’enfant, plus nécessaire et plus sacré que jamais après que nous avons perdu quinze cent mille de nos jeunes gens ; c’est le symbole de la résurrection de la chair après les ravages de la mort.
Ce n’est qu’un symbole ; et, si beau qu’il soit, je l’aime beaucoup moins que toute la réalité, simple et si pleine d’idées, qu’il remplace au dernier moment, d’une façon soudaine et un peu fabriquée.
Mais le véritable roman, plus intime, et qui a son foyer dans les deux âmes de Maria Ritzen et de Mme Bermance, et qui de là se répand au dehors avec une magnifique profusion de sentiments qui valent des doctrines, c’est le roman du pardon par l’intelligence et par le cœur. C’est aussi l’acceptation brave et religieuse de maintes conséquences de la guerre, la guerre étant un immense désordre auquel il faut que la conscience d’un chacun remédie. La guerre est un immense désordre : elle contient aussi les principes de l’ordre qui doit succéder à la tribulation générale. Il y a, dans la guerre, folie et sagesse, redoutablement mêlées. La folie de la guerre a été cause qu’André Bermance a commis une faute. Mais la sagesse de la guerre inspire à Mme Bermance la juste notion de ses devoirs nouveaux. Ce qui la décide à aimer Maria Ritzen, à la traiter comme sa fille et à traiter comme son petit-fils l’enfant du péché, c’est la bonté dont elle a l’usage et l’habitude ; c’est le vœu chrétien du rachat : tout ce qu’elle endure est une expiation librement consentie au profit de l’âme du mort. En outre, ce qui la convainc de bien agir, c’est le sentiment de la collectivité dans laquelle le malheur de la guerre plonge, et réunit nos individualités, et qui fait que nos chagrins, nos déplaisirs, nos préférences s’évanouissent parmi de plus larges espaces de pensée. Nous sommes dans une foule : et cette foule est la patrie. Ce petit enfant, ce n’est pas l’enfant du péché : c’est la résurrection de la chair et la résurrection de la France. D’un bout à l’autre du roman, jamais la mère d’André Bermance n’est à l’écart, dans l’égoïsme ou l’isolement, ni pour pleurer son fils quand des milliers de mères ont le leur à pleurer, ni pour comprendre, ni pour excuser, ni pour songer au difficile et impérieux avenir. Son âme s’est confondue avec l’âme d’une patrie : dès lors cesse l’incertitude. Et c’est la plus grande beauté de ce roman d’élargir de pauvres âmes jusqu’à l’ampleur de la France où elles ont leur vie et leur devoir.
ANDRE BEAUNIER.
- ↑ La résurrection de la chair (Plon).