Revue littéraire - Un financier sous la Monarchie

REVUE LITTÉRAIRE

UN FINANCIER SOUS LA MONARCHIE[1]

Dans la chapelle de la Sainte-Vierge, à Saint-Eustache et non loin du monument de Colbert, il y a sur la muraille une plaque de marbre noir où l’on voit, joliment gravées et marquées d’or, des armoiries et une inscription. Les armoiries montrent, sous la couronne de comte aux neuf perles, une ancre de navire et une étoile ; un peu plus bas, la croix de Saint-Michel. Et puis : « Dans cette chapelle reposent les, corps de Samuel Bernard, chevalier de l’un des ordres du roy, conseiller d’État, comte de Coubert, décédé le 18 janvier 1739 ; sa belle-fille Bonne de Saint-Chamans, épouse de Gabriel Bernard, président au Parlement de Paris, comte de Rieux, décédée le 9 novembre 1718 et inhumée avec son fils Gabriel François Bernard, mort à l’âge de onze jours le 11 novembre 1718. » Bonne de Saintl-Chamans était la fille du trop aimable François de Saint-Chamans, officier aux gardes du corps et qui, en 1679, avait reçu mission de mener à Charles II, roi d’Espagne, la fiancée de ce roi, Marie d’Orléans, fille de Monsieur ; la fiancée, voire l’épouse de ce roi, Mademoiselle d’Orléans l’ayant épousé par procureur à Fontainebleau devant que de quitter la France. Elle quittait la France à vif regret, de sorte que le chemin pour aller à son royaume lui parut court, et plus court de ce qu’en chemin, triste comme elle était, elle se lia d’amitié très secrète avec M. de Saint-Chamans. On le sut ; et, au retour, M. de Saint-Chamans, coupable de tendresse inopportune, reçut l’ordre de cacher son repentir ou sa rêverie dans son château de Méry-sur-Oise, de se marier là, de ne plus bouger de là. Et la petite reine d’Espagne, à Madrid, écrivait sur les glaces de son cabinet le nom de Saint-Chamans ; elle mourut dix ans plus tard, l’année même que naquit Bonne de Saint-Chamans, laquelle mourut à la naissance de cet enfant, Gabriel-François Bernard de Rieux. Le beau-père et le grand-père de la jeune femme et du petit enfant qui reposent ainsi que lui dans la chapelle de la Sainte-Vierge, à Saint-Eustache, c’est le magnifique Samuel Bernard, l’homme le plus riche de son époque, le banquier de Louis XIV et de Louis XV, le bailleur d’argent des armées royales et, à la fois, un traitant de génie, un Bourgeois gentilhomme, un Turcaret.

Mme la duchesse de Clermont-Tonnerre vient de lui consacrer un livre qui n’est ni sans défauts, ni sans attrait.

Ce gros personnage avait commencé très petitement et prouverait, s’il fallait encore le prouver, que, sous l’ancienne monarchie, l’on parvenait sans plus de difficulté qu’à présent. Il était le fils d’un Samuel Bernard, peintre du Roi, et le petit-fils d’un Noël Bernard qui est dit, dans le baptistaire de son troisième enfant, « maistre peintre au fauxbourg Saint-Germain. » Ces Bernard venaient d’Amsterdam. Ils appartenaient à la religion réformée. Et l’on a pu se demander s’ils n’étaient pas de race juive. Les juifs, depuis le XVIe siècle habitaient librement un quartier d’Amsterdam. Ce qui a vraisemblablement accrédité les origines israélites de Samuel Bernard, c’est une lettre de Voltaire. D’ailleurs, Voltaire n’avait pas toujours méprisé ce financier ; car, en 1738, quelques mois avant la mort de Samuel Bernard, il écrivait, dans son Discours sur l’inégalité des conditions :


Le casque, le mortier, la barrette, la mitre
A la félicité n’apportent aucun titre,
Et ce Bernard qu’on vante est heureux en effet,
Non par le bien qu’il a, mais par le bien qu’il fait.


Les deux derniers vers ne se lisent que dans la première édition du poème ; Voltaire, ensuite, les supprima. C’est que Voltaire avait placé de l’argent chez les Bernard, une forte somme, quelque vingt mille écus et qui devaient lui donner environ huit mille livres de rente. Or, après la mort de Samuel, un de ses fils, le frère de celui qui avait épousé Mlle de Saint-Chamans, fit une maladroite banqueroute : maladroite, car lui aussi, le grand Samuel, avait en 1709 manqué d’une trentaine de millions, mais il s’était tiré d’affaire au point que Saint-Simon prétend que, sa banqueroute, il en avait tiré profit. Le fils ne valait pas le père ! Et, en 1761, Voltaire, écrivant à Helvétius, accable de sa rancune « le fils de Samuel Bernard, juif fils de juif. » Il n’y a peut-être, dans ces mots, qu’un signe de mauvaise humeur. Les juifs n’étaient pas seuls à travailler dans le négoce de l’argent ; mais ils y étaient fort habiles. Et les Bernard avaient, parmi leurs relations et leurs alliances de famille, beaucoup de juifs certainement. Samuel Bernard avait pour mère la fille d’Abraham Le Queux ; et une sœur de Samuel Bernard épousa un fils d’Iezémie Horquelin, père d’Abraham Horquelin. Peut-être les Bernard ont-ils passé au protestantisme quand ils sont venus d’Amsterdam à Paris. Du reste, ils n’apparaissent pas comme des gens très entêtés d’une religion. L’édit de Nantes leur faisait un protestantisme assez quiet : seulement, le règne de Louis XIV tournant à la sévérité, ils eurent à prendre leurs sages précautions. Samuel Bernard premier du nom, père du financier, peintre du Roi, miniaturiste et graveur, était « peintre et professeur de l’Académie royale de peinture et de sculpture. » Mais, en 1681, le Roi fut informé que sept académiciens appartenaient à la « religion prétendue réformée ; » il donna l’ordre à M. Le Brun de les déposséder et voulut que l’Académie élût à leur place des catholiques. M. Le Brun, qui estimait et chérissait M. Bernard « pour la candeur et l’honnêteté de ses mœurs, » dut obéir à l’ordre du Roi. M. Bernard cessa d’être académicien. Puis, en 1685, l’année même que fut révoqué l’édit de Nantes, M. Bernard, âgé d’environ soixante et dix ans, réfléchit et, le 20 octobre, fit abjuration, en présence de Gilbert de Sève et d’Antoine Benoist, peintres ordinaires du Roi, dans l’église Saint-Sulpice ; et, la semaine suivante, il retourne à l’Académie : on l’y accueille « avec beaucoup de joie et d’estime, » il y reprend « même séance qu’il avait devant. » Le financier son fils, ou le futur financier, ne s’obstina guère plus longtemps, deux mois à peine. Au surplus, M. d’Artagnan, major du régiment des gardes, l’avait prié de lui faire tenir ses papiers d’abjuration « pour lui ôter le chagrin d’être obligé de lui en faire, » M. d’Artagnan qui était « au désespoir d’être commis pour pareille chose, surtout quand il faut que cela tombe sur une personne comme vous. » Une politesse en appelle une autre : le vingt-septième jour du mois de décembre, Samuel Bernard attesta, entre les mains de M. Guillaume Parra, prêtre curé de Saint-Michel de la ville de Saint-Denis en France, qu’il croyait de ferme foi tout ce que l’Église catholique, apostolique et romaine croit et professe ; qu’il condamnait et rejetait toutes hérésies et opinions erronées que ladite Église condamne et rejetté ; il demandait à son aide ici-bas Dieu et les Saints Évangiles sur lesquels il jurait de vivre et mourir en possession de la même certitude. Néanmoins, et par une malencontre, il fut dragonne. Mais, pour les dommages à lui causés, il réclama dix mille livres.

Je ne sais pas s’il les obtint. Quoi qu’il en soit, on aurait tort de le considérer comme une victime de la Révocation. Cette petite dragonnade, qu’il évalue à dix mille livres d’inconvénient, ce n’est qu’un incident fâcheux. Le génie d’un Samuel Bernard ne surmonte pas seulement de telles péripéties : mais il les emploie à son bénéfice. Avant le malheur des huguenots, ses coreligionnaires du moment, Samuel Bernard n’était qu’un marchand comme un autre : marchand drapier. Son commerce comportait la marchandise de mercerie, drap d’or et d’argent, soie et joaillerie ; il tenait boutique ouverte, magasin, tapis sur rue, dans la paroisse de Saint-Leu et Saint-Gilles, rue du Bourg-l’Abbé. Il avait épousé, dans un monde pareil au sien, Madeleine Clergeau, fille d’une bonne faiseuse de mouches de la rue Saint-Denis. Soudainement, le voici grand manieur d’or ; le marchand drapier de la rue du Bourg-l’Abbé devient le célèbre financier de la place des Victoires. Où donc a-t-il trouvé des capitaux ? Si nous en croyons le Journal de Barbier, nombre de huguenots qui s’en allaient de France lui confièrent le soin de leurs intérêts. Ses premiers capitaux, ce sont ainsi les protestans qui les lui fournirent à leur départ. Samuel Bernard fut, en sa jeunesse, un protestant dépourvu de niaiserie et qui, de la révocation de l’Édit de Nantes, fit une excellente affaire.

Après cela, nous le voyons qui prospère le mieux du monde. Il est diligent et avisé, prête avec largesse et ne prête qu’à bon escient, prête aux grands seigneurs et bientôt prête au Roi. Le trésor du Roi n’était pas opulent du tout. Colbert, en 1662, après la disgrâce de Fouquet, cherche un million que les Anglais réclament sans délai, faute de quoi ils occuperont le port de Mardyck ; et il écrit à l’ambassadeur du Roi en Hollande : « Je vous assure qu’il n’y a rien de plus difficile que de trouver deux millions de livres d’argent comptant… » En 1699, le Roi, qui vient de nommer Chamillart contrôleur général des finances, ne lui cache pas son inquiétude : « Je vous serai obligé si vous pouvez trouver quelque remède et ne serai point du tout surpris si tout continue d’aller de mal en pis. » Le mauvais état des finances royales, et l’augmentation des dépenses, les guerres, tout le train de la vie française alors, Samuel Bernard s’en occupe. Les contrôleurs Pontchartrain, Chamillart et Desmarets s’adressent à lui constamment : et il ne refuse jamais de les obliger, sans y perdre. Sa première opération d’envergure, ce fut à propos du trône de Pologne, que Louis XIV désirait de conférer à François-Louis de Bourbon, prince de Conti. Mais il fallait de l’argent ! Pontchartrain fit mander Samuel Bernard et lui ordonna de procurer sept cent mille livres en or « dont on avait besoin pour faire partir M. de Conti. » Au bout de vingt-quatre heures, Samuel Bernard revint : il apportait un million de livres en or et dix millions en argent. Si M. de Conti ne régna point effectivement sur la Pologne, c’est qu’il préférait le séjour de Paris : ce n’est pas la faute de Samuel Bernard. Et cette aventure, en somme, fut un échec pour tout le monde, voire pour le Grand Roi : mais non pour Samuel Bernard, que Dangeau appelle, cette année-là, le plus grand banquier de l’Europe.

Cette année-là : 1697 ; et il n’a guère mis plus de dix ans à devenir le plus grand banquier de l’Europe. Il a quarante-six ans et il est un personnage dans le royaume. « Il sentait ses forces, dit Saint-Simon, — qui le connaissait et même eut recours à lui, jusqu’à lui devoir deux cent mille livres ; — il y voulait des ménagemens proportionnés et les contrôleurs généraux, qui avaient bien plus souvent affaire de lui qu’il n’avait d’eux, le traitaient avec des égards et des distinctions fort grandes. » Montesquieu n’approuve pas que la richesse fasse aux traitans une « position honorée ; » il assure que, si les choses tournent ainsi, « tout est perdu : » cependant nous survivons, tant bien que mal, au succès et à la gloire de Samuel Bernard. Et Montesquieu en parle à son aise. Il énonce des principes : le Roi et ses contrôleurs généraux travaillaient dans la réalité, ne songeaient point à se passer de l’indispensable M. Bernard et, au bout du compte, prenaient M. Bernard comme il était. Montesquieu a dit que le principe du gouvernement républicain, c’est la vertu : propos d’un philosophe, mais le Roi, quand il s’agit de « couper la bourse à M. Bernard, » selon le mot de Saint-Simon, voici comme il procède. En 1708, le trésor royal est à sec. Desmarets a maintes entrevues avec M. Bernard. Seulement, M. Bernard, qui est en avance de plusieurs millions, fait le difficile, et chicane, et grogne. Il sait à part lui que jadis, un matin de bel été, le Roi n’hésita point à promener parmi ses jardins, ses fontaines, M. de Bechameil ; et, sans doute, M. de Bechameil était un homme de bonne mine et tout à fait au gré des dames : un financier, par ailleurs. M. Bernard ne vaut-il pas M. de Bechameil ? Bref, il répond au contrôleur général : « Quand on a besoin des gens, c’est le moins qu’on fasse la demande soi-même ! » Le contrôleur n’obtint pas une autre réponse. Il le dit au Roi ; et l’on s’arrangea comme ceci. Un jour, sur les cinq heures, le Roi sortit à pied. C’était à Marly. Le Roi passa négligemment devant tous les pavillons. Il s’arrêta au pavillon du contrôleur général. Desmarets avait chez lui Samuel Bernard, pour dîner et pour travailler ensemble. Desmarets se présenta : et Samuel Bernard n’était pas loin. Le Roi dit à Desmarets qu’il était bien aise de le voir avec M. Bernard ; et il dit à M. Bernard, tout de même que si cette gracieuse idée lui venait à l’esprit soudainement : « Vous êtes bien homme à n’avoir jamais vu Marly, venez le voir à ma promenade, je vous rendrai après à Desmarets. » M. Bernard, on l’imagine, est satisfait. M. Bernard suit donc le Roi. Et, pendant tout le temps que dure la promenade, le Roi ne parle qu’à deux des personnes qui le suivent : c’est à M. Bergheyck, — celui-ci gouvernait en Flandre les finances du roi d’Espagne, — et à M. Bernard ; il ne parle pas à M. Bergheyck plus qu’à M. Bernard. Il conduit ces messieurs partout, les invite à tout regarder et admirer, leur prodigue « les grâces qu’il savait si bien employer quand il avait dessein de combler. » Saint-Simon, qui était là et n’ignorait pas que le Roi fût, d’habitude, fort avare de ses paroles, s’étonnait de le voir si complaisant pour « un homme de l’espèce de Bernard : » ce n’est pas du tout le sentiment de Bernard. Saint-Simon bientôt ajoute : « Je ne fus pas longtemps sans en apprendre la cause et j’admirai alors où les plus grands rois se trouvent quelquefois réduits. » M. Bernard, après une telle promenade qui l’a bouleversé d’orgueil, rentre chez Desmarets. Il exulte de joie et tout de go déclare « qu’il aime mieux risquer sa ruine que de laisser dans l’embarras un prince qui vient de le combler. » Desmarets profite d’un enthousiasme si opportun et tire du bonhomme plus encore qu’il ne pensait demander. M. le Duc d’Orléans eut, pour sa guerre en Espagne, des lettres de Samuel Bernard montant à six millions de livres : et le crédit de Samuel Bernard n’était jamais protesté en Espagne. Samuel Bernard donna ce qu’on voulut.

Il avait une remarquable présence d’esprit, le savait bien et, à l’occasion, s’en glorifiait. En 1705, année inquiétante et qui faillit être désastreuse, il écrit à Chamillart : « J’étais chargé pour l’Italie, la Flandre et l’Espagne, et de tous les subsides, et si j’étais de trente-cinq millions en avance, pour votre service, sans avoir aucune assignation, la tête ne me tourna pas pour cela… » La tête ne lui tournait pas, à moins que sa vanité, qu’il avait énorme, ne le troublât. « C’était un homme fou de vanité, dit Saint-Simon, capable d’ouvrir sa bourse, si le Roi daignait le flatter. » Le Roi, dans les mauvais jours, daignait le flatter, Louis XV après le Grand roi.

Un soir qu’on devisait de la Régence et du Système, chez Mme la duchesse de Tallard, fille de M. le duc de Rohan, prince de Soubise, et qui fut nommée gouvernante des Enfans de France après Mme de Ventadour, voici ce qu’elle raconta. Le duc de Noailles avait, dans un moment très difficile, la charge des finances. Il causa donc avec Bernard et n’eut pas à dissimuler qu’on lui serait fort obligé pour une douzaine, qui sait ? pour une quinzaine de millions. Bernard faisait sombre mine ; et, à la fin : « Ma foi, monsieur le duc, que le Roi m’en parle, et nous verrons ! » Bernard, en somme, exigeait de Louis XV la même faveur qu’il avait reçue de Louis XIV. Et le duc de Noailles dut organiser avec le Roi la « présentation » de Bernard. Ce fut à Choisy. On mit Bernard dans l’antichambre du Roi ; et : « Dès que le Roi aura fait ses prières, on ouvrira, et nous entrerons. » A l’instant que le Roi partait pour la chasse, le Roi dit à Bernard : « Vous voyez, monsieur Bernard, que je vais à la chasse. La promenade convient mieux à votre âge ; aussi vous laissé-je dans les mains du duc de Noailles. Il vous mènera voir ici tout ce que vous voudrez, vous promènera dans les jardins, vous donnera à dîner ensuite… » Ce n’est pas tout : « et vous parlera de l’argent dont j’ai besoin… » Ce n’est pas tout : « et que je vous demande. » Ah ! Louis XIV qui, en général, faisait mieux que son arrière-petit-fils son métier de roi, faisait mieux son métier de roi qui emprunte : il promenait Samuel Bernard ; Louis XV le donne à promener. Mais enfin, Bernard fut enchanté. Mme de Tallard assure qu’il se confondit en révérences et qu’il n’avait pas eu le temps de se redresser que déjà le Roi était à cheval. Au bout du compte, le Roi n’avait pas oublié les mots indispensables : « Je vous demande… » Bernard ne se refusera point à la prière du Roi. Promptement, le duc de Noailles lui fait visiter les appartemens royaux : la chambre où le Roi s’habille ; un cabinet qui précède la chambre du Conseil et où le Roi travaille, — mais, tout jeune qu’il soit, le Roi travaille partout, et notamment les finances, monsieur Bernard ! — le salon où l’on se rassemble le soir, la salle à manger ; les petits appartemens où pénètrent seulement le service intime et les entrées familières ; les bains, les cabinets de toilette, les garde-robes et la chambre à coucher du Roi… « Et, puisqu’on ne saurait rien vous cacher, monsieur Bernard, vous voyez ce corridor derrière le lit du Roi, et cette porte à gauche, hé bien ! les méchantes langues disent qu’elle s’ouvre quelquefois et communique aux appartemens que le Roi ne donne point aux hommes. Voilà tous les secrets de ce séjour ; vous en savez maintenant autant que nous ! » Et l’on dîne ; au dessert, le duc de Noailles ne craint pas d’aborder la question d’argent ; et quelle réponse fait aux désirs du Roi M. Bernard ? « Ma foi, vous pouvez l’assurer qu’avec ces façons-là on gagne le cœur des gens, et que Sa Majesté peut disposer de ma fortune ! »

A la Cour, on sut la réponse de Bernard ; elle parut fort belle : et « c’était à qui dirait que M. de Sully et M. de Colbert n’en eussent pas fait autant, que jamais personne n’avait rendu un si grand service au Roi, que M. Bernard était un véritable citoyen et un homme d’État. » C’était à qui fêterait M. Bernard. Mme de Tallard se montra curieuse de l’avoir chez elle, au château de Versailles où elle demeurait. M. le duc d’Ayen le lui amena, pour le souper, certain soir. Il entra, superbement. Il avait une perruque immense ; et il avait un habit, plutôt une espèce de pourpoint de velours noir, veste et doublure de satin cramoisi, broderies d’or, et une longue frange à crépines d’or au bas de sa veste ; et il avait une cravate de dentelle, des bas blancs brodés en or, les souliers carrés avec la pièce rouge. Mme de Tallard se demande si elle ne voit pas M. Jourdain peut-être, ou M. Turcaret. Mais elle s’avise de ne pas rire et complimente M. Bernard sur le service qu’il a rendu au Roi. Puis elle propose un brelan : c’est un jeu fort agréable, dit-elle, et on le quitte quand on veut. « Pour moi, reprend Bernard, il m’amuse beaucoup ; et j’y joue presque tous les soirs pour m’empêcher de dormir de trop bonne heure… » Eh ! Mme de Tallard s’efforcera de le tenir éveillé !… Il y avait Mme de Brissac et la jeune Mme de Flamarens. On tire les places ; le hasard met M. Bernard entre Mme de Tallard et Mme de Flamarens. Or, celle-ci descendait à peine de « là-haut, » — des grands appartemens ; — et elle était en habit de cour, « obligée de montrer à M. Bernard un cou fait et blanc comme celui d’un cygne, les plus belles épaules du monde et une gorge parfaite. » M. Bernard ne supporte pas cette vue avec tranquillité, s’approche, puis s’éloigne : il recule sa chaise, puis l’avance : il ne sait où se placer. La partie commence. M. Bernard est ému, certes ; mais, au jeu du brelan comme au jeu de la banque et des millions, la tête ne lui tourne pas pour cela. Il a de mauvaises cartes : mais il fait front et il gagne. Et de rire : « Parbleu ! mesdames, ce n’est pas ma faute… » Il montre ses cartes : « Vous vous laissez voler par un dix de carreau, un huit de trèfle et un valet de cœur ! » Dès lors, on sait comment il procède : et on le gagne. Il a montré qu’il était bien capable de gagner ; mais il s’amuse à perdre. Il a jeté sa bourse entière sur la table et l’a perdue en quelques tours de brelan. Mme de Tallard a pitié de lui et lui offre de céder sa place à quelqu’un : « La céder ! Nenni-dà, s’il vous plaît. Vous n’avez eu que l’argent du gousset ; j’en ai davantage, à votre service, dans ma veste. » Aussitôt, il retire de sa veste sa main gauche pleine de rouleaux et, — dit Mme de Tallard, — « plonge son autre main dans la gorge de Mme de Flamarens, en lui disant : Ma belle, qu’en pensez-vous ? va tout ! » Il y eut un cri de surprise. Ensuite : « Nous voilà toutes parties de rires immodérés ; ce fou rire gagne tout le monde : le duc d’Ayen en pense mourir. Chacun quitte sa place ; on entoure M. Bernard, on veut le voir et profiter de l’occasion de rire à son nez de lui-même. C’est à qui de nous fera va tout. Bernard, enivré du son succès, n’entend plus rien, ne sait plus ce qu’il fait ; et, dans cinq minutes, nous ne lui laissâmes pas un écu : il faut en convenir. »

Elles avaient plumé M. Bernard, un peu hardiment. A quelques années de là, Mme de Tallard ne refuse pas d’en rire encore ; mais elle avoue que cette histoire est un peu « extraordinaire. » Seulement, si l’on feint la surprise et l’on prend l’air scandalisé, elle raconte la réponse que fit la Reine au maréchal de Lamothe. La Reine, oui ! la reine Marie Leckzinska, la plus vertueuse des femmes ! La Reine disait au maréchal : « . Qu’est-ce ? on dit que M. le prince de Soubise a donné cent mille écus à Mme de Lhospital. Comment une femme se donne-t-elle pour cent mille écus ? » Cent mille écus ? reprend le maréchal ; bien davantage ! et puis une maison superbe et toute meublée… « Mais, dit la Reine, je ne sais, fût-ce un million ? » Un million ? mettez-en deux, mettez-en trois… « Oh ! dit la Reine, vous m’en direz tant !… » Oh ! oh ! crièrent toutes les dames, au récit de Mme de Tallard ; ah ! ah ! répondit-elle. Et Mme de Tallard enseignait ainsi, le plus doucement du monde et avec toutes les grâces d’un esprit charmant, que la richesse était, de son temps, puissante et active. Son temps : celui de la Régence. Mais elle ne croyait pas que son temps fût, en cela, si particulier. Car elle se souvenait d’avoir connu, dans son enfance, des vieillards qui, dans leur jeunesse, avaient vu le cardinal Mazarin donner, au dessert de ses dîners, des plats remplis de louis d’or, que ses convives empochaient comme des olives. Quant à l’indulgence de la Reine, elle vous suppliait de n’oublier pas que Marie Leckzinska, lors de la fuite du Roi son père, s’était cachée dans l’auge d’une écurie : ainsi, la Reine avait aperçu mieux que personne le long intervalle qu’il y a entre le besoin et les richesses, compté mieux que personne les degrés qui vont du malheur à la fortune.

Samuel Bernard possédait à merveille ces principes d’une philosophie incertaine et qui peut aboutir soit à l’abnégation, soit à la convoitise. L’abnégation ne le tentait pas : et toute son existence est consacrée au soin de sa convoitise. L’argent d’abord. Mais l’argent pour les divers plaisirs que l’argent procure. Il n’est pas un avare ; il ne craint pas les hauts et les bas de la fortune. Il joue. S’il gagne, il est content ; et, s’il perd, il veille à ses dédommagemens : il est, dans toute son entreprise de financier, tel qu’on l’a vu chez la duchesse de Tallard, près de la jeune Flamarens : il ne néglige pas sa volupté.

A peine fut-il en mesure de vivre à ses goûts, il choisit une maîtresse. Madeleine Clergeau, son épouse, était une bonne femme qu’il avait agréée aux temps de leur modestie. Il n’eut point à se plaindre d’elle, qui était simple et anodine, et qui était fort bien l’épouse d’un marchand drapier de la rue du Bourg-l’Abbé. Elle ne convenait plus au roi de la finance, la pauvre Madeleine Clergeau ; mais, alors, elle sut doucement s’effacer. Elle ne mourut pas ; elle vécut même jusqu’au 17 novembre 1716 : elle vécut sans faire de bruit, sans montrer nulle impatience ! Depuis des années, Samuel Bernard avait pour maîtresse une très jolie femme, et à la mode, Manon Dancourt, fille de Dancourt, l’auteur et le comédien, et la sœur de cette autre jolie, Mimi Dancourt, qui fut la mère d’une autre jolie encore, Mme de la Pouplinière. Manon Dancourt, comme sa sœur, avait été quelque temps au théâtre ; puis elle s’en était retirée pour épouser M. de Fontaine, ancien commissaire de la marine et des galères de France : elle donna une fille à M. de Fontaine, puis trois à M. Bernard. Les trois filles illégitimes de M. Bernard, ce furent Mme de la Touche, — laquelle, dit Jean-Jacques, fit une escapade en Angleterre avec le duc de Kingston ; — Mme d’Arty, qu’aima le prince de Conti ; et Mme Dupin.la plus belle et aussi la plus sage : Rousseau l’a aimée, sans nulle espérance. On appelait ces jeunes femmes les Trois Grâces : leur beauté faisait grand honneur à M. Bernard. Et Mme de Fontaine, Manon Dancourt, M. Bernard lui acquit au bord de la Seine, en face de Grenelle, un domaine très somptueux et qui comportait la seigneurie de Passy. La dépense fut digne de la maîtresse et de l’amant, plus de trois cent mille livres. Quarante-cinq arpens de jardins dessinés selon les préceptes de Le Nôtre. Le château, sur une colline, donnait, par trois perrons, sur des terrasses bien étagées et ornées de bassins, de bosquets, de statues ; et puis le fleuve, ses bateaux, ses barques de plaisance ; et la route de Versailles, si animée si noblement. Coypel eut à décorer les salons de Vénus et d’Amours. Il y avait, pour n’omettre ni le divertissement ni le souci de l’âme, un théâtre et une chapelle. Detroy peignit, dans la chapelle, les trois vertus théologales. Bernard prodiguait, au château de Passy, les fêtes glorieuses ; il invitait le meilleur monde : et le meilleur monde venait à son appel, très volontiers. Meusnier de Querlon, qui fut des fêtes de Passy, les a racontées sous la fiction des Soupers de Daphné : Daphné près d’Antioche, c’est Passy près de Paris ; Ampélide, « aventurier de Nicosie, prodigieusement enrichi par le commerce maritime, » c’est M. Bernard ; et Melsaria, Mm0 de Fontaine. Meusnier de Querlon n’a vu les amans que tard et quand le riche Ampélide a passé ses vigoureux quatre-vingts ans : il montre le vieux Samuel Bernard qui, « au milieu d’une brillante escorte, marche lentement, appuyé sur le bras de la complaisante Melsaria, qui pliait déjà sous son propre embonpoint. » Mais le faste est mirifique ; la table ne laisse plus songer à celle de Cléopâtre, aux festins de Caprée ou de Pouzzoles, triomphes de Tibère ou de Lucullus. Et les femmes ! et les lumières ! et, dans les jardins, ce mélange d’ombre et de clarté si favorable aux tendres aventures !

Le château de Passy ne fait pas négliger à Bernard son palais de la place des Victoires. Et sa liaison, qu’il affiche, ne lui fait pas négliger sa famille. C’est un homme d’ordre et qui ne s’enferme pas dans une seule idée : il a le cœur large comme ses coffres et administré pareillement. Vers la fin de l’année 1716, il perd Madeleine Clergeau. Il a soixante-cinq ans alors, et une maîtresse : quatre ans plus tard, il se remarie ; et ce n’est pas sa maîtresse qu’il épouse. Il ne va pas renoncer à sa maîtresse. Mais il épouse Pauline de Saint-Chamans, belle-sœur de l’un de ses fils. Et, l’année suivante, il a une fille, Bonne-Félicité. La seconde Mme Bernard avait, en se mariant, vingt-cinq ans : il est possible que la fortune de Bernard ait un peu compté dans sa résolution. Quant à Bernard, ce qu’il aima en elle, c’est probablement elle et certainement la noblesse, dont il avait une vive concupiscence.

En 1706, il écrivait au contrôleur général : « L’honneur est le seul objet qui m’a toujours gouverné ; j’en suis avide, peut-être un peu trop. C’est un défaut, dont je n’ai point envie de me corriger. » Cette fierté n’est pas médiocre ; et, dans le cours de sa longue vie, Samuel Bernard n’a point cessé de rechercher les honneurs, comme la monnaie courante de l’honneur. Il eut ses journées occupées au trafic ; et il spéculait habilement sur les vaisseaux qui sortaient de tous nos ports, et sur les piastres, sur les poudres, les épices, les fanons de baleine ; il spéculait sur les changes ; et il faisait, — car il le dit, — « toutes sortes de manèges, » pour augmenter son profit. Sa récompense était de noblesse. Au milieu de l’année 1799, le Roi l’anoblit : mais « sans que, pour ce, il soit tenu de cesser son commerce, ce que nous lui défendons pour l’utilité que nous et nos sujets pouvons continuer d’en retirer. » Dès lors, il est M. Bernard écuyer ; voire, on l’appelle désormais le chevalier Bernard. Il achète la baronnie de Rieux en Languedoc et il espère acquérir ainsi le droit de siéger au Parlement de Toulouse. Les Toulousains furent malins à reconduire. Il eut sa revanche. Louis XV, en l’année 1725, lui éleva en comté sa terre et seigneurie de Coubert. Louis XIV lui avait conféré l’ordre de Saint-Michel ; et le chevalier Bernard, habillé de noir, d’or et d’écarlate, portait sur l’estomac la croix de l’ordre au bout, d’un large ruban de couleur bleu céleste. Il maria ses enfans et petits-enfans, comme s’il était noble depuis des siècles, dans des familles qui n’avaient point passé leurs siècles à entasser des économies. Mathieu Marais s’indigne là-dessus : « La folie de la France est d’entrer dans la famille, ou dans la caisse, de M. Bernard ! » Mathieu Marais : un avocat. Mme de Sévigné est beaucoup mieux dans la note, quand elle écrit à Mme de Grignan, le 13 octobre 1675 : « Je voudrais marier [mon fils] à une petite fille qui est un peu juive de son estoc ; mais les millions nous paraissent de bonne maison. »

M. Bernard, comte de Coubert, chevalier de Saint-Michel, parvint à être d’excellente maison, comme ses millions. Il leur devait sa noblesse ; et il avait, dit le président Hénault, « un orgueil extravagant qui l’anoblissait. » Il racontait à qui voulait l’entendre, — et l’on était bien complaisant pour lui, — ses campagnes imaginaires, les princesses qu’il avait aimées dans les Allemagnes, et ses prouesses fabuleuses. Il racontait mille folies. Il n’était pas la dupe de lui-même : il s’amusait énormément. Somme toute, il n’a pas mal servi la France, pour son plaisir ; tandis que le plaisir de quelques autres a coûté cher à la France, quelquefois.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Histoire de Samuel Bernard et de ses enfans, par E. de Clermont-Tonnerre (Champion, 1916). — Cf. Victor de Swarte : Samuel Bernard, sa vie, sa correspondance (Berger-Levrault, 1893) ; Les financiers amateurs d’art et Samuel Bernard peintre du Roi, etc., dans Réunion des sociétés des Beaux-Arts des départemens, années 1890 et 1893 (Plon) ; — Ernest Bertin, Les mariages dans l’ancienne société française (Hachette, 1879) ; — enfin, Conversation de Mme la duchesse de Tallard, dans Tableaux de genre et d’histoire, de F. Barrière (Paris, 1828).