Revue littéraire - Un Séjour en Angleterre au début du XVIIIe siècle
XVIIIe SIÈCLE[1]
Aux premières années du XVIIIe siècle, un événement considérable se produisit en France : la découverte de l’Angleterre. Notre XVIIe siècle monarchique, catholique, poli et lettré n’avait éprouvé qu’une aversion mêlée d’un peu de pitié pour un pays déchiré par les discordes civiles et religieuses, et il ne se souciait guère de connaître ni les idées, ni les mœurs, ni les usages d’un peuple qu’il se représentait comme plongé en pleine barbarie. Dans la période qui s’ouvre en France après la révocation de l’édit de Nantes, en Angleterre après la Révolution de 1688, tout change : les réfugiés servent de trait d’union entre les deux nations ; un mouvement de curiosité se dessine chez nous en faveur des choses anglaises ; le signal en est venu des pays protestans ; de Hollande partent des gazettes qui nous initient à la littérature de nos voisins d’outre-Manche ; en Suisse paraissent, avec un succès considérable, les Lettres sur les Anglais et les Français, du Bernois Béat de Muralt. Précisément en cette même année 1725, un jeune homme d’une grande famille vaudoise, César de Saussure, riche et féru de la passion des voyages, se mettait en route pour courir le monde. Il poussa jusqu’en Turquie. Mais, cédant au courant nouveau, il était allé d’abord et tout droit en Angleterre, où il séjourna quatre années. Il prit des notes sur tout ce qu’il voyait et entendait dire. Au retour, il les rédigea et en composa, sous la forme de lettres qui était alors à la mode, une relation de voyage. Les Lettres et Voyages de Monsieur César de Saussure étaient restés inédits : la première partie, relative à l’Angleterre, vient d’être publiée avec grand soin par le savant historien de la Confédération Suisse M. Van Muyden. Pour comprendre l’intérêt de ce document, il suffit apparemment de remarquer que, si Muralt avait connu l’Angleterre de 1694, les années de séjour du jeune Vaudois en Angleterre, qui vont de 1725 à 1729, sont aussi bien celles où y vécurent Voltaire, qui arrive à Londres en 1726, l’abbé Prévost, qui y vient une première fois en 1728, Montesquieu, qui y débarque en 1729 ; Saussure a eu sous les yeux la société-même d’après laquelle Voltaire a écrit les Lettres anglaises.
Son témoignage a une valeur incontestable. D’abord cet écrivain n’écrit pas pour le public. Il avoue avec une touchante modestie qu’il n’a jamais eu la démangeaison d’augmenter le nombre des mauvais auteurs ; persuadé que son livre ne se vendrait qu’aux marchands épiciers, il a mieux aimé le garder en manuscrit. Il est vrai que ce manuscrit circulait à Berne, Genève, Lausanne et fut prêté à plus de deux cents personnes. Puis César de Saussure est un curieux : il fait son métier de voyageur avec une belle conscience ; il a vraiment une âme de touriste : il veut tout voir. Muralt, qui ne s’intéresse qu’aux idées et aux mœurs et n’a nul souci du pittoresque, s’excusait de ne pouvoir régaler son lecteur du plan de quelque édifice, décrire un tombeau, blasonner des armes. « Ma négligence va si loin, ajoutait-il dédaigneusement, que je n’ai pas vu la cérémonie du jugement d’un lord qui s’est rendu depuis que je suis à Londres, et que je ne suis point allé voir les courses de chevaux qui sont un des grands spectacles d’Angleterre. Oserai-je vous le dire ? J’ai négligé de voir le roi dans ses habits royaux. » Ce n’est pas le jeune Saussure qui se rendrait coupable d’une telle négligence ; et surtout il ne s’en vanterait pas. Il visite les monumens et les décrit avec minutie. Il est friand de tous les spectacles. Il assiste à toutes les cérémonies officielles : couronnement du nouveau roi, installation des Chevaliers du Bain, fête de Mylord Maire, et il ne manque pas d’en noter très exactement l’ordonnance et la pompe. Il va partout où on peut aller : au cercle du roi, au Parlement, au théâtre, à une pendaison, à l’office des quakers, à la synagogue, et au café. Rien de ce qui touche à la vie anglaise ne le laisse indifférent ; le va-et-vient des bateliers sur la Tamise, l’épaisseur de la boue dans les rues, la forme hétéroclite des fiacres, la propreté des femmes qui se lavent tous les jours, la recette pour faire du punch ou pour garder le charbon de terre, il a tout enregistré. Le fait est que, parmi tant de livres qu’on a composés sur l’Angleterre, il n’en est guère où l’on trouve plus de renseignemens et de toute sorte. Ajoutez que Saussure a encore une des qualités qui font le bon observateur et qui consiste à ne s’émouvoir de rien. Dans aucune occasion, il ne se départ de son flegme, de sa placidité et de son imperturbable « bonne foi helvétique. » Qu’il s’agisse d’une fête à la cour, d’une scène de taverne ou d’une rixe dans la rue, ce lui est tout un et il ne songe qu’à bien ouvrir ses yeux. Lui vole-t-on une tabatière de prix dans sa poche de veste bien boutonnée, son habit boutonné par-dessus sa veste, et tenant les mains sur les poches de son habit ? quelle preuve sans réplique de l’habileté des pick-pockets ! Il est à Tyburn auprès du gibet, au moment où bourreau, chirurgiens, gens du peuple se disputent les cadavres des pendus. « Tout cela forme une confusion et un tapage inconcevable, et assez amusant pour les spectateurs qui occupent un amphithéâtre bâti près du gibet pour la commodité des curieux ; les places sont payantes. » Telle est l’ordinaire bonhomie du conteur. D’ailleurs nul artifice de style, mais une narration unie où rien ne vise à l’effet. Nous sommes en confiance.
Or, ce tableau des mœurs anglaises au début du XVIIIe siècle est d’abord celui d’une effroyable corruption. Entendez ce mot de corruption en tous les sens. Dans la vie publique, il signifie vénalité. « Je trouve qu’un grand nombre d’Anglais sont fort intéressés et que l’on pourrait plutôt dire d’eux que des Suisses : point d’argent, point d’Anglais. C’est à ce défaut que la cour est redevable de la majorité dans le Parlement. » Dans la vie privée, il signifie immoralité. « Un homme et même un homme marié qui entretient une maîtresse ne s’en cache pas. On va de plein jour et nullement en secret dans les maisons de débauche. Un Anglais qui connaît bien son Londres m’a assuré qu’il y avait dans cette ville plus de quarante mille courtisanes. » La corruption s’étend aussi bien à toutes les classes de la société. Joueurs et ivrognes, les grands seigneurs ont des plaisirs ignobles, s’amusant à courir les rues la nuit et à se colleter avec les portefaix. L’ivrognerie est universelle. « Pendant le jour, c’est le petit peuple qui se grise d’eau-de-vie, d’eau de genièvre et de bière forte. Le soir et pendant la nuit, ce sont les personnes de tous les autres rangs qui boivent du vin de Portugal et du punch. » Eau-de-vie ou vin de Portugal, punch ou genièvre, les hommes, les femmes, les seigneurs, les artisans, les ecclésiastiques et les enfans eux-mêmes en boivent à en crever. Le peuple est d’une grossièreté inouïe. Quand on est proprement mis, impossible de passer dans une rue sans y être insulté et appelé vingt fois : French Dog. « C’est là leur injure ordinaire, et selon eux la plus forte, qui veut dire Chien de Français ; ils la donnent indifféremment à tous les étrangers. » Encore doit-on s’estimer heureux, si l’on n’a pas reçu à la tête quelque charogne en guise de projectile. La brutalité des gens du peuple éclate surtout dans le genre de réjouissances où ils se plaisent : faire battre les chiens, les coqs ou les humains. Saussure n’a pas manqué d’aller au « théâtre des gladiateurs. » Sa chance fit qu’il y fut régalé d’un combat bien extraordinaire. Ce furent deux femmes qui s’y battirent dans toutes les formes. Les deux championnes étaient une grosse Irlandaise qui paraissait forte et dégourdie, et une petite Anglaise toute pleine de feu, extrêmement adroite et agile. À la première reprise, l’Irlandaise reçut une grande balafre à travers le front. Le combat n’en continua qu’avec plus d’entrain. « Mais après avoir recommencé une cinquième attaque, la pauvre Irlandaise fut mise hors de combat par une longue blessure qui commençait sur l’os qui est au-dessous du col et qui descendait assez avant sur le téton gauche. Le chirurgien la recousut sur-le-champ sans quitter le théâtre. Cette blessure me parut mauvaise. Aussi celle qui l’avait reçue se tint pour vaincue et ne voulut pas recommencer ce jeu. Il en était temps : elles étaient l’une et l’autre tout en eau, fort essoufflées et l’Irlandaise couverte de son sang. » Un autre jour, Saussure est retourné au théâtre pour y voir lutter des hommes. « Les deux combattans furent plusieurs fois blessés : l’un eut l’oreille gauche presque entièrement coupée avec un morceau de la peau attenant à la tête : le chirurgien la lui recousut sur-le-champ. Il s’en vengea un moment après. Le combat ayant recommencé, il fit en effet à son ennemi une balafre au travers du visage, qui commençait au coin de l’œil gauche, lui fendait le nez et allait finir au bas de la joue droite. » Pour une fois Saussure regretta son argent. L’écœurement lui était venu. Il réfléchit que c’est donc un genre de plaisir qu’il ne comprend pas, un sens qui lui manque ; mais les Anglais en jugent autrement et considèrent ces jeux sanglans comme un agréable divertissement.
Débauche, ivrognerie, férocité, ce sont autant de détails qui abondent dans la relation de Saussure, mais dont l’auteur des Lettres anglaises négligera de se souvenir. De même, on trouverait sous la plume de Saussure quelques traits qui serviraient assez bien de correctifs ou, si l’on veut, de notes explicatives au panégyrique enthousiaste que nos philosophes ont fait de la constitution anglaise. Car sans doute l’Angleterre de George Ier est admirablement gouvernée ; mais nous venons de voir que la corruption y est un moyen de gouvernement. Il arrive d’ailleurs qu’en se promenant par les rues on ait d’étranges spectacles : « On met sur la porte de Ludgate les têtes de ceux qui ont été exécutés pour crime de lèse-majesté, qu’on appelle ici haute trahison. Il y en a actuellement trois plantées sur des piquets : entre lesquelles on dit qu’il y a encore celle d’Olivier Cromwell. » En Angleterre, la justice s’accorde toujours avec l’humanité : toutefois les femmes qui ont trompé leur mari sont brûlées vives ; ce que Saussure n’hésite pas à déclarer excessif. La torture n’existe pas et on ne soumet pas les prisonniers à la question. « Les Anglais disent qu’il vaut mieux que dix coupables échappent à la justice humaine, plutôt qu’un seul innocent périsse. » Néanmoins, lorsqu’un criminel ne veut pas plaider sa cause et qu’il récuse l’autorité et le pouvoir du tribunal, on lui applique une espèce de question, appelée « la presse, » dont Saussure nous donne cette description savoureuse : « On couche le prisonnier à terre, on lui attache les mains et les pieds à des pieux, de façon que son corps soit en croix, et l’on met sur son estomac une planche que l’on charge de poids que l’on augmente de quatre heures en quatre heures. » Ce n’est pas la torture, certes non ; mais cela y ressemble furieusement. La tolérance religieuse y est absolue ; mais elle a pour base une foncière irréligion. Saussure, qui est bon chrétien, note ce libertinage qu’il a observé chez les grands, tant par rapport à la religion que par rapport aux mœurs. Quant au peuple, « je suis persuadé, dit-il, qu’un très grand nombre n’ont jamais été à l’église, et n’ont aucune teinture de religion. » La liberté de penser est entière, à moins pourtant qu’on ne prétende à quelque emploi civil ou militaire. Ce pays qui a vingt religions, sans avoir de religion, a tout de même une religion d’État. Et il va sans dire que lorsqu’on parle de liberté, c’est toutes exceptions faites à l’égard des catholiques. On tolère, par exemple, qu’ils se rendent le dimanche à certaines chapelles que possèdent chez eux de grands seigneurs leurs coreligionnaires. « Ces assemblées particulières sont interdites par les lois, mais le ministère actuel est fort tolérant et il ferme les yeux pour ne pas s’en apercevoir. Je ne doute pas cependant que, si cela allait trop loin, il n’y mît ordre, car il doit se souvenir des maux et des révolutions que le zèle amer des catholiques a causés en Angleterre… Lorsqu’on enrôle des soldats, surtout pour les gardes, on leur fait prêter serment qu’ils sont protestans. Si l’un d’eux, après avoir été enrôlé et après avoir servi quelque temps, venait à être découvert allant à la messe et faisant profession de la religion catholique, il serait condamné à être pendu. » Que pourrait-on donc bien lui faire dans un pays où il y aurait moins de tolérance et un moindre respect de la liberté de penser ?
Quel est en dernière analyse le jugement que porte notre voyageur sur cette vie anglaise qu’il a si minutieusement décrite ? César de Saussure s’est efforcé de composer une relation complète, et de noter les défauts aussi bien que les qualités des Anglais. Bien des choses l’ont séduit dès son arrivée dans le pays, et notamment l’air de prospérité qu’il a observé dans toutes les classes : les paysans eux-mêmes sont bien nourris et confortablement vêtus. D’autre part, il a été choqué par cet orgueil des Anglais et cet amour-propre qui leur donne à penser qu’il ne se fait rien de bien que chez eux. Dans la mesure où ses préjugés le lui permettent, Saussure tâche d’être impartial. Il n’en est que plus intéressant de le voir établir entre les Anglais et les Français cette sorte de comparaison qui, depuis Muralt, tend à devenir un lieu commun de la littérature étrangère jusqu’à ce qu’elle devienne une coquetterie de nos écrivains, et qui sur tous les points aboutit à donner aux Anglais la supériorité. Car c’est toujours à la France que Saussure se reporte en pensée, et il se sert de son exemple comme de repoussoir. S’agit-il du gouvernement, de l’administration des finances et de la justice ? C’est par contraste avec le despotisme français, avec l’arbitraire français, qu’il se livre à un panégyrique enthousiaste et sans réserve de la Constitution anglaise. « L’Angleterre est une des nations du monde les plus heureuses et les mieux gouvernées de l’Europe… L’on dit communément que les rois d’Angleterre ont tout le pouvoir nécessaire pour faire à leurs sujets autant de bien qu’ils veulent, mais que les lois les lient et les empêchent de faire du mal. » Voltaire ni Montesquieu ne se sont fait faute de le répéter, et précisément en ces termes. Tandis que les Français se font du souverain une idole qu’ils n’osent apercevoir que de loin, les Anglais saluent familièrement leur prince, et à l’occasion lui lâchent une bordée d’injures cordiales. Plus d’une fois les bateliers de la Tamise ont accueilli la reine Anne du sobriquet de « boutique d’eau-de-vie, » sans qu’elle ait jamais songé à s’en formaliser. Voilà les mœurs de la liberté. Pour la perception des impôts, on n’emploie pas, comme en France, le système de la ferme, et le peuple n’est pas ainsi exposé à la tyrannie et aux vexations des traitans. Devant les tribunaux où fonctionne le jury, l’accusé est entouré de toutes les garanties ; la justice est équitable, la pénalité n’est jamais cruelle.
S’agit-il du caractère des deux nations ? Le parallèle est ici prolongé à satiété, poussé dans tous les détails, et, si l’opposition est nettement marquée, elle n’est pas à notre avantage. Aux Français l’esprit, mais aux Anglais le bon sens ; à ceux-ci la solidité, la frivolité à ceux-là. « On voit rarement parmi les Anglais de ces esprits vifs, pétulans, enjoués, comme il y en a tant en France. Il y en a peu qui s’amusent à forger et à écrire des romans d’amour dans le goût des Français. Mais il y en a beaucoup qui écrivent des ouvrages savans et profonds tels que ceux de Newton, de Tillotson, de Ratclif, d’Addison et de tant d’autres. » Il semble que, dans la patrie de Descartes et de Pascal, Saussure aurait pu trouver quelques ouvrages qui n’étaient pas des romans d’amour ; mais on sait de reste que les faits ne prévalent jamais contre une opinion préconçue. Le Français naît courtisan, tandis que l’Anglais aime trop la liberté pour être propre aux mœurs de la cour : il n’est pas rampant, il ne fait jamais de bassesses pour obtenir quelque chose : un homme disgracié de la Cour ne perd point ses amis ; au contraire, souvent il en acquiert de nouveaux. Le Français recherche avant tout les satisfactions de vanité, l’Anglais leur préfère les avantages sérieux : « Le commerce n’est point regardé dans ce pays sur le même pied qu’il l’est en France ou en Allemagne. Celui qui s’y adonne ne déroge point. Le fils d’un pair peut devenir marchand sans perdre ses droits. On voit souvent le cadet d’un lord se mettre dans le commerce, et, au bout de quelques années, rétablir les affaires de sa maison dérangées par la mauvaise conduite de son frère aîné. » Le Français est l’homme de société, esclave de la mode, respectueux de l’opinion d’autrui, inquiet du qu’en-dira-t-on et poursuivi par la crainte du ridicule ; nulle personnalité, aucun relief, le caractère effacé par les exigences de la vie de salon. L’Anglais lui seul sait être un individu. Plutôt que de subir la gêne et la contrainte, et jaloux uniquement de vivre à sa fantaisie, il passera, s’il le faut, pour singulier et bizarre. Excessif en toutes choses, il pousse les vertus et les vices plus loin qu’aucune autre nation. Ce principe, qui consiste à aller toujours jusqu’aux extrémités, il l’applique en toutes occasions, et de là viennent des effets qui, en apparence, semblent si différens. « Les uns aiment avec passion la chasse, les chevaux et les chiens ; d’autres, les femmes, le vin et le jeu ; d’autres les spectacles, et d’autres enfin, l’étude et les sciences. Ne faisant rien à moitié, ils se consacrent entièrement au genre de plaisir qui les attire le plus. Je suis persuadé que c’est là une des raisons pour lesquelles on voit en Angleterre tant de savans de premier ordre, tant de libertins et de débauchés. » Et voilà déjà la théorie de l’expansion intégrale de nos facultés, et le paradoxe de « l’énergie ! »
Quand on vient de faire route avec ce charmant compagnon de voyage qu’est César de Saussure, et de terminer cette lecture que Voltaire qualifiait « d’amusante et d’utile, » il est bien vrai qu’on s’est instruit autant que diverti. Car on voit, avec une clarté qui est celle de l’évidence, en quoi a consisté cette influence anglaise, qui ne va cesser d’aller croissant à travers notre XVIIIe siècle, et on comprend quels changemens elle devait amener, en se propageant, dans nos idées et dans nos mœurs. Les opinions de César de Saussure ne sont pas des opinions singulières ; cet homme aimable ne se soucie pas plus d’être original qu’il ne redoute d’être sincère. Il emprunte maintes fois à Muralt idées et expressions : de Vaudois à Bernois, ce sont privautés de bon voisinage. Saussure reflète très exactement son milieu : il est un interprète de l’opinion communément répandue dans la société où il a vécu. Cette opinion consistait à exalter l’Angleterre pour l’opposer à la France. On ne niait pas qu’il n’y eût encore des traces de barbarie dans la première ; mais comme on en peut trouver dans un pays plein de sève et de vigueur qui marche hardiment dans la voie du progrès et s’y est avancé plus loin qu’aucun autre. On ne contestait pas davantage qu’il n’y eût encore bien de l’agrément et de la politesse dans les mœurs françaises ; mais c’était l’élégance vieillie d’une société près de tomber en ruines. Et on voit pareillement ce que les philosophes français sont allés chercher dans cette Angleterre où les guidaient les gazetiers hollandais et les voyageurs suisses. Ils y ont trouvé des exemples qui les ont aidés à combattre les abus de leur temps : ç’a été la partie bienfaisante de leur œuvre, et c’est bien à quoi il sert en tout temps de s’informer de ce qui se passe à l’étranger. Ils y ont puisé en outre des armes contre tout ce qui leur déplaisait en France et qui était d’abord son gouvernement, mais ensuite sa religion, ses coutumes et son esprit traditionnel.
- ↑ Lettres et voyages de M. César de Saussure, avec une introduction de M. B. van Muyden, 1 vol. in-8o, chez Fischbacher.