Revue littéraire - Un Roman de Paul Bourget

Revue littéraire - Un Roman de Paul Bourget
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 22 (p. 676-687).
REVUE LITTÉRAIRE

UN ROMAN DE M. PAUL BOURGET[1]

A sagittâ volante in die, a negotio perambulante in tenebris, ab incursu et dæmonio meridiano, «… la flèche qui vole en plein jour, le tourment qui rôde dans les ténèbres, l’attaque du démon de midi : » ces mots de mystérieux péril, empruntés à un psaume, M. Paul Bourget les a inscrits, en épigraphe, à la première page du roman qui trouve là son titre, le Démon de midi ; et, dès le premier chapitre, un moine les commente. Le démon de midi, c’est la tentation du milieu du jour ; c’est, dans les cloîtres, l’acedia : dégoût, torpeur et tristesse, langueur de la piété, nostalgie du siècle, désir vague et mortel chagrin. Puis, les paroles de l’Écriture sont les riches symboles de vérités variées et nombreuses, dogmatiques et morales. La vie d’un homme se déroule comme une journée ; ainsi la tentation du milieu du jour, c’est la tentation du milieu de nos jours, celle qui vient nous assaillir avant le déclin, dans la force, dans le travail, dans la volonté opérante. Le conquérant commet son imprudence, le poète tourne au politicien, le sermonnaire lance son hérésie et, parmi de plus humbles types d’humanité, le quadragénaire se dérange. C’est une crise de ce genre qu’étudie M. Bourget. Mais il a choisi pour son héros un catholique, voire un défenseur de la religion, de la doctrine même et de l’orthodoxie, un laïc, un homme de plume et qui consacre son talent, sa foi, son énergie à lutter contre les ennemis de l’Église, ennemis du dehors, les athées et anticléricaux, ennemis de l’intérieur, les novateurs chrétiens et modernistes. Son démon de midi : une tentation d’amour, à laquelle il succombe. Ainsi l’aventure est double, amoureuse et doctrinale. Une « étude de psychologie religieuse, » dit M. Bourget, dans sa préface ; et, l’on pourrait dire, le roman du modernisme. Les prêtres y ont un rôle important ; un prêtre s’y révolte et y mène sa propagande d’anarchie ; de grands débats d’idées y éclatent, touchant les principes et l’objet de la croyance. Un roman d’amour, aussi ; une étude de la passion tendre et voluptueuse. « Le coup de foudre du chemin de Damas : » une phrase du roman réunit de cette façon les deux vocabulaires du cœur et de la pensée ; indice des deux caractères sous lesquels se présente, cette fois, la rêverie de l’auteur.

Il y avait, dans la conception d’un tel livre, un danger. Le roman d’amour ne sera-t-il pas accablé d’idéologie ? et, le problème religieux, une histoire d’amour ne risque-t-elle pas de le profaner ? Elle ne le profane point et elle n’est pas accablée. La maîtrise du romancier sut éviter ces deux inconvéniens. Non par des artifices, mais par la qualité même de la philosophie incluse dans cet ouvrage. La concupiscence de sentir, libido sentiendi, et la concupiscence de savoir, libido sciendi, sont, aux yeux du psychologue, deux velléités pareilles, qui ont de mêmes origines, et qui prennent de mêmes libertés, et qui vont à de semblables désordres. L’hérétique et le débauché sont deux révolutionnaires, dont il est bien aisé de voir les différences et dont le Démon de midi nous montre les analogies profondes.

M. Bourget n’a point abandonné le credo littéraire de ses débuts. Tel nous le trouvons dans les célèbres Essais de psychologie contemporaine, et tel nous le retrouvons au bout de cinquante volumes, gardant la confiance qu’il avait d’abord accordée à l’analyse, comme à une méthode. Critique des arts, des mœurs et des théories sociales, essayiste, romancier, puis dramaturge, il a éprouvé sa méthode ; il l’a conservée. Son œuvre est continue : cette continuité fait l’une des beautés de son œuvre. Et l’on put se demander si, en chemin, nel mezzo del cammin di nostra vita, cette méthode n’allait pas le décevoir. Ne l’a-t-il pas redouté lui-même ? Et sait-on ce que suppose de doutes et de poignantes inquiétudes une œuvre qui, constante et perpétuelle, accompagne toute une existence ?… Nous avons des écrivains, charmans et grands peut-être, qui, de temps à autre, donnent un livre : et c’est un épisode, parmi leurs années ; c’est une prouesse. Ou bien, si l’on veut, ces écrivains dressent, de place en place, au long de leur route quelques statues : et l’une ne dépend aucunement des autres ; l’une, qu’ils ont manquée, n’empêche pas que les autres soient jolies ou admirables. Mais la continuité d’une œuvre met en architecture chacun de ses élémens : l’un, qui faiblit, menace de ruiner le reste. Or, au cours de cinquante volumes et à mesure que se développe, s’enrichit d’exigences nouvelles, s’épanouit l’âme d’un écrivain par la vertu même de la vie, que deviennent et l’instrument de son premier effort et les bases qu’il a jetées pour l’édifice lent à bâtir ? Dure angoisse ! et pathétique, dans ces longues œuvres qui ont des dimensions de cathédrales. Et quelle angoisse, plus terrible que jamais au moment de poser, je ne dis pas le clocher, mais l’un des clochers, sur les murailles et les tours, comme est le Démon de midi sur les cinquante volumes qui lui servent d’assises !… En peu de mots, voici ce que dut être, pour M. Bourget, la tribulation. D’abord, il était psychologue ; puis il fut moraliste. Et l’analyse, sa méthode, lui révélait ce qui est, non ce qui doit être. L’analyse constate : elle ne commande pas. Le romancier qui décrit les sentimens, qui en cherche le jeu secret, oui, l’analyse le mène jusqu’aux délicates vérités du cœur et de l’esprit. Le romancier qui s’est promis de juger son temps et d’en signaler les tares et, le diagnostic établi, de formuler le remède, celui-là peut craindre que l’analyse le laisse dépourvu.

Le remède, on sait où M. Bourget le découvre : dans la règle catholique. Eh bien, s’il a conscience que la méthode psychologique ne l’a point trahi, c’est que la nécessité de la règle catholique lui apparaît comme le résultat même de l’analyse, et non comme un expédient pris ailleurs. Il a examiné le cœur des hommes et des foules, le cœur des sociétés humaines : et il a vu que, là, — selon la précaution des savans, — tout se passait comme si les idées chrétiennes de la faute originelle, de la réversibilité des peines et de la Providence étaient, non seulement des dogmes, des faits. Il n’ajoute pas à la réalité la foi ; mais il tire la foi de la réalité. La foi, qui dérive de l’expérience : ce n’est pas toute l’apologétique de Pascal ; c’en est une bonne part.

Voilà, si je ne me trompe, comment le Démon de midi, roman dogmatique, se lie aux romans psychologiques de M. Bourget, les continue et, provisoirement, les achève. Voilà aussi comment s’y résout cette dualité que j’indiquais, du roman d’amour, plus sensible et alarmant que Mensonges, et du roman chrétien, pur, austère et impérieux.

A vingt ans, Louis Savignan s’éprit d’une jeune fille, Geneviève de Soléac ; et elle l’aima. Secrètes fiançailles, parfaitement chastes et très ferventes, intime union des âmes et commune espérance. Puis, un jour, Geneviève épousait un certain Calvières, un industriel, un homme riche. Elle n’avait pas écrit à son fiancé de la veille : il apprit ce mariage, comme celui d’une étrangère. Il souhaita de mourir ; il ne mourut pas ; il vécut dignement et sans joie. Il se maria ; il épousa une femme qu’il ne haïssait pas et n’aimait pas. Il eut un fils. Et il occupa sa vie désenchantée à travailler. Il devint cet historien, cet apologiste que je disais. A l’égard de Geneviève l’infidèle, son souvenir était celui de la cruelle déception, du bonheur blessé, de l’offense, et puis encore celui d’une grâce qui n’avait pas fini de le troubler. Vingt ans ont passé. Maintenant, il est veuf ; et il va soudain revoir Geneviève. Les radicaux du Puy-de-Dôme, désabusés de leurs chefs, ont résolu de s’adresser à lui, clérical, mais honnête ; ils éprouvent ce furtif besoin de décence qui parfois touche les troupes électorales : en outre, la candidature de Savignan coïncide avec l’intérêt bien compris de divers gaillards qui, songeant à eux, serviront néanmoins la bonne cause. Le grand électeur, là-bas, c’est Calvières.

Et Savignan revoit Geneviève ; il la revoit chez elle, chez son mari, dans le château des Soléac, demeure ancienne, que Calvières a rachetée, a restaurée, munie de luxe moderne et qu’il n’a pas dévastée cependant : le passé survit dans sa cachette modifiée, non détruite, comme dans Geneviève la fiancée d’autrefois n’est pas morte. Et l’âme de Savignan, pareille à un palimpseste, deux écritures l’ont marquée, celle d’autrefois, celle d’aujourd’hui. Si vous regardez l’une, l’autre disparaît : vos yeux suivent les lignes à demi effacées et en réveillent la netteté ; ou bien vos yeux distinguent seulement les lignes nouvelles, au gré de votre attention qui se porte sur les unes ou les autres. Une réaction chimique sacrifierait aux écritures d’autrefois les écritures d’aujourd’hui : un vif émoi est une réaction de ce genre, dans une âme ; et tout le grimoire d’amour renaît, avec sa récente fraîcheur, dans l’âme de Savignan, Geneviève étant là, magicienne dont les prestiges sont le souvenir et la beauté, la tristesse, la jeunesse finissante et l’entrain menacé. Le palimpseste se simplifie ; et Savignan n’est plus qu’amour. Et sa rancune ? Ah ! d’abord, sa rancune sévit en lui et hors de lui. Elle l’engage à ne plus savoir si Geneviève ne serait pas une coquette ; il se dénigre amèrement cette femme. Et il se venge d’elle, sans ménagement, au déjeuner, quand le mari vante ses vins et orne de vaniteux commentaires un Chanturgue de 1892 : vingt ans de bouteille, et « 1892, l’année de notre mariage, ma chère amie… » Et Savignan : « Madame me permettra de lever mon verre au souvenir d’une date si heureuse ! » Geneviève a blêmi : au fond de ses prunelles claires, il a vu la douleur, l’épouvante et l’imploration. Il lui a pardonné dès qu’il a eu pitié d’elle. Un peu plus tard, elle lui dira pourquoi elle a épousé Calvières : elle était pauvre et elle a sauvé les siens, en consentant ce mariage. L’excuse ne vaut rien : l’excuse est ignominieuse comme la faute. Mais Geneviève n’a plus que faire d’une excuse : entre ces deux êtres, l’amour ancien recommence, avec sa nouveauté. Ils se promènent aux alentours du château, dans le paysage d’Auvergne où, fiancés jadis, ils ont eu leurs promenades : magnifique paysage, où les puissances volcaniques de la nature, immobilisées, composent une allégorie de force contrainte et persévérante. M. Bourget le décrit tel que l’aperçoivent et, pour ainsi dire, l’éprouvent Geneviève et Savignan. Ce n’est pas un pittoresque décor : c’est une épiphanie du passé ; bientôt, c’est une incantation. Paolo et Francesca, le soir qu’ils ne lurent pas davantage, le livre fut l’entremetteur : Geneviève et Savignan, ce fut le paysage. Ils allèrent plus loin, dans la montagne, que jadis, et jusqu’à un lieu.glacé, jusqu’à un lac mystérieux enclos entre les bords d’un cratère Des branches mortes se brisent sous leurs pas. Il fait froid ; le gel gagne sur l’eau vivante. A l’approche de leur automne, deux êtres qui ont gaspillé leur été redoutent l’hiver et entendent le conseil des jours. « C’est d’ici que l’on voit le mieux le lac, » dit Geneviève ; et elle regarde l’heure à la montre de son bracelet : « Il faut songer à s’en retourner… » Et Geneviève, tremblante, est tombée dans les bras de Savignan, qui la baise aux lèvres… Ils s’aiment et n’ont cessé jamais de s’aimer.

Je ne peux suivre de page en page le récit de cette folie grandissante, — amor, furor brevis, — folie brève, mais dont les momens ont une opulence infinie. Je le peux d’autant moins qu’avec une merveilleuse finesse et avec une étonnante divination de la minutie sentimentale, M. Bourget ne se contente pas de dévoiler par les incidens les étapes de la passion ; mais il en montre l’incessant progrès et le mouvement caché. Dans ses premiers romans, la psychologie, extrêmement subtile et sûre déjà, était (en un mot) cartésienne : j’entends qu’elle spéculait sur les phénomènes de la conscience claire. A présent, sa psychologie pénètre plus avant le secret des âmes. Je l’appellerais volontiers leibnitzienne : elle tient un compte plus exact de ces petites perceptions qui échappent à la conscience claire et qui sont l’étoffe de nos pensées, sinon nos pensées elles-mêmes. Alors, nul résumé n’est véridique. L’activité des petites perceptions, M. Bourget la débrouille ; et, leur logique, il la saisit dans la confusion, le tumulte et la multitude avec une maîtrise délicate et souveraine. Il ne dénature pas la réalité capricieuse et redondante, et incertaine : il lui impose cependant une dialectique, celle qu’il a trouvée en elle, et qui obéit à des lois, et qui comporte aussi du hasard. Telle, une branche d’arbre pousse, obéit aux lois d’une essence et confie aux fantaisies du hasard les menus détails de son dessin. Le soleil, l’intensité de la sève, mille influences collaborent au résultat le plus méticuleux. La destinée de Geneviève et de Savignan se ramifie de cette manière ; et elle les conduit à cette nuit où il aura fallu que Geneviève fût la maîtresse de Savignan. Nuit singulière et tout illuminée de plaisir. Les amans sont heureux sans nulle appréhension, sans nul remords : ces tortures-là, différées, laissent triompher seul un amour qui attend depuis vingt ans son aubaine. Et, cette nuit, le romancier ne l’a point disputée à ses amans ; il la leur a donnée tout de suite : et les amans l’ont prise avec une avidité, avec une brutalité où il y a de la grandeur. L’immense amour rachète la faute de l’amour. Ensuite, les amans auront à se cacher et ils pratiqueront les rites mesquins de l’adultère. Mais, à la fin du roman, lorsque les péchés auront eu leurs conséquences de désastres, un religieux, qui sait ce qu’a fait Geneviève, ne la méprise pas : « Ce sont des égaremens, dit-il ; mais sur des routes hautes ! »

M. Paul Bourget — cela distingue sa pensée — n’avilit pas les personnages qu’il invente : il les respecte. S’il les châtie, il ne les flétrit pas. Il a, pour eux, de la miséricorde ; il a, pour eux, une amicale intelligence. Voilà, probablement, le bienfait de la méthode psychologique : elle est une méthode pour comprendre. Et nous avons, ces temps-ci, beaucoup de pharisiens : ils ne comprennent pas. D’ailleurs, comprendre, ce n’est point approuver. L’auteur du Démon de midi est, en ce livre plus et mieux que jamais, un moraliste : non point un satiriste. Du moins, s’il n’épargne guère tels politiciens de bourgs auvergnats, tels meneurs de Paris, tel négociant parvenu, cet Andrault, le marchand d’ornemens d’église et qu’une fatuité absurde jette dans les pattes des novateurs, et s’il trace, de ces gens-là, de gaies caricatures, c’est qu’avec ces gens-là toute psychologie serait en pure perte. Ils n’ont pas de « sentimens vrais. » Autant de fantoches qu’agitent des cupidités élémentaires ; l’un songe à des profits, un autre satisfait, son envie, un autre sa gloriole. Ces gens ne méritent que la moquerie. Ceux que des « sentimens vrais » conduisent à l’erreur, qui leur jettera la première pierre ? Ce n’est pas l’auteur du Démon de midi ; mais il leur accorde une pitié attentive.

Geneviève et Savignan, les amans coupables, il les favorise, il a soin d’eux, les aime, leur sourit. Pour raconter comment ils sont épris de leur tendresse, il a des phrases toutes frissonnantes. Lorsqu’ils souffrent de leurs scrupules et croient qu’ils vont se séparer : « ces projets des amans, c’est le palais des Mille et une Nuits, qui surgit et qui s’efface, qui est là aujourd’hui et qui n’est plus là demain… » Savignan, de retour à Paris où viendra Geneviève, choisit et installe avec précaution la retraite d’amour ; il veille à ce que les vulgarités habituelles n’enlaidissent pas les délicieuses rencontres. L’auteur du Démon de midi a les mêmes soins pour l’amour de ses héros malheureux.

Ses modernistes non plus, il ne les avilit pas. Il les condamne : il ne les raille point. Il ne suspecte pas leur bonne foi, qui est le salut dans l’erreur. Pourtant ils vont jusqu’à l’hérésie déclarée, fondent une église, corrigent le dogme, réduisent le nombre des sacremens, suppriment la liturgie, adressent à Dieu leur prière au nom et en mémoire d’Origène, de Nestorius, de Molinos et de Monsieur Féli, fulminent contre le Vatican et appellent Hakeldama, le prix du sang, la Rome pontificale. Fauchon, prêtre interdit, bientôt excommunié, l’apôtre de la secte, se marie. Peut-être des modernistes moins audacieux reprocheront-ils à M. Paul Bourget de méconnaître leur timidité. Ce n’est pas mon affaire : à peine insinuerai-je qu’une religion (c’est une soumission de l’esprit) se débauche en philosophie, dès sa première liberté. Quoi qu’il en soit, M. Paul Bourget réclame pour le romancier le droit de « pousser jusqu’au terme de leur logique tels et tels types, telles ou telles idées, qui ne sont pas allés, qui n’iront peut-être jamais jusque-là. » C’est le fait même du modernisme, et enfin de l’innovation religieuse, qu’il attaque ; et c’est, dans un Fauchon, la tentation de midi qu’il signale. Tentation d’orgueil, comme en Savignan ce fut la tentation d’amour. Eh bien ! plus nous choquent les sacrilèges entreprises de Fauchon, plus importe l’équité de ce jugement : Fauchon, c’est un homme qui se trompe.

Cette complaisance — si hardie et si belle — avec laquelle l’auteur accompagne l’amoureuse aventure de Geneviève et de Savignan, la même complaisance, il l’accorde 1i ses hérétiques. Il ne dissimule pas la séduction de leurs idéologies, l’attrait de leur ingéniosité, parfois la généreuse vaillance de leurs argumens. Il n’a diminué, en puritain, ni l’enchantement d’amour, ni l’enchantement de raison, deux délices. Une polémique où l’on a premièrement désarmé l’adversaire est un jeu médiocre, ou l’aveu d’une inquiétude, la crainte d’une faiblesse. Mais le loyal combat, celui-ci ; l’on sent la force d’autrui : l’on n’en lutte que mieux !… La théologie dans le roman : n’est-ce pas sa première apparition ? Je ne sais pas de chapitres plus poignans que ces chapitres sans feinte où l’auteur est aux prises avec l’ennemi, le laisse approcher, lui rend du terrain, le regarde et nous invite presque à l’admirer, puis ne cède pas. Quelle énergie de la conviction, pour résister à tant de sortilèges, après qu’on a eu l’air de les subir !


C’est par le fils de Savignan que se joignent, dans le Démon de Midi, le roman d’amour et le roman de doctrine. Ce jeune homme, pieux et enthousiaste, a été naguère l’élève de Fauchon : prodigieuse influence, et difficile à secouer. Seul, le père sauvera l’âme de cet enfant que contaminent les funestes persuasions. L’hérétique a mis en ordre ses maléfices dans un pamphlet qu’il intitule : Hakeldama. Et Jacques Savignan, le fils, a lu ces pages sans horreur. M. Bourget note qu’il y a, pour ensorceler chaque génération, un mot, dont les significations un peu vagues trahissent tout un état de l’âme à une heure donnée : vers la fin de l’ancien régime, la Raison ; plus récemment, la Science ; et, de nos jours, la Vie. La Raison, la Science et la Vie, trois idées en fonction desquelles la philosophie peut constituer des systèmes. Seulement, les idées, parmi les foules d’une époque, se dépravent. C’est en l’honneur de la Raison que la Terreur a commis ses crimes ; c’est en l’honneur de la Science qu’a sévi la politique de persécution religieuse et d’ânerie emphatique ; c’est en l’honneur de la Vie que se démène l’anarchie contemporaine. Et, la Vie, le modernisme se réclame d’elle, quand il affirme que la religion doit évoluer, quand il « met la vérité religieuse dans une révélation sans cesse renouvelée, sans cesse adaptée, mouvante et changeante comme le siècle. » Tels sont les spécieux sophismes par où la récente hérésie a prise sur un esprit jeune, féru de ses croyances et troublé par les manies intellectuelles de son temps. Jacques Savignan ne va-t-il pas céder aux aguichans paradoxes d’Hakeldama ? Qu’on les lui démolisse !… Et qui les lui peut démolir ? Son père. Que Savignan réfute Hakeldama, et Jacques Savignan sera délivré. Certes, pour dégager son fils du réseau des sophismes, Savignan donnerait beaucoup plus que sa vie ; car il aime son fils et il l’aime en chrétien qui sait le prix d’une âme. L’espèce de dégoût, de répugnance qu’on éprouve à sentir un être qu’on chérit captif d’une liaison vilaine ou sale, combien il en est torture quand il remarque, sur l’âme de son enfant, l’empreinte de Fauchon ! Jacques, en outre, adorait une jeune fille, la voulait épouser ; une jeune fille que Fauchon lui dérobe et qui épousera ce prêtre délirant. Là-dessus, Jacques ne haïra-t-il pas le prêtre ? Non : tant il est dominé par l’ascendant formidable de cet homme. Il combinera des maximes d’abnégation presque inhumaines pour conserver à son odieux rival sa déférence. Oui, Savignan donnerait beaucoup plus que sa vie : mais il ne donne point son amour. Qu’il réfute Hakeldama ! Il ne le réfute pas : il manque de loisir ; il passe auprès de Geneviève ses journées. Surtout il n’a plus cette assurance de la pensée qui vous permet de répliquer net au mensonge. Puis, le mensonge, où est-il ? Fauchon, le prêtre marié, ne ment pas : il a, dans Hakeldama, préconisé le mariage des prêtres ; il agit selon sa doctrine. Le menteur, ce n’est pas Fauchon : c’est lui, Savignan, l’écrivain catholique et le défenseur de la morale catholique et l’adultère endurci, c’est lui le menteur. Alors, il endure son châtiment. Un jour, il aura un sursaut valeureux : et il réfutera le pamphlet suborneur. Trop tard ! Il publiera sa thèse victorieuse ; mais on lira ses lettres d’amour, qui le marquent d’hypocrisie. Est-il un hypocrite ? Au moins, l’homme déchiré de saint Paul : il ne fait pas le bien qu’il veut et fait le mal qu’il ne veut pas. Trop tard ! Les événemens vont plus vite que nous, plus vite que, dans l’action résolue, un langoureux amant. L’intrigue suscitée par les noces de Fauchon, l’adultère de Savignan, l’imprudence de Geneviève, la jalousie du mari, la férocité des politiciens aboutit au scandale. Un drame se prépare, avec une rapidité effarante ; de plusieurs côtés, accourent les menaces ; des coïncidences les groupent : et l’on dirait d’un ciel où s’accumulent les préambules de l’orage. Les fatalités naturelles travaillent ; et les hasards sont de connivence avec les volontés.

Ces péripéties dernières, M. Paul Bourget les a menées d’un train de catastrophe. Il les a domptées ; et il les précipite. Calvières s’est emparé des lettres que Geneviève recevait de Savignan. Trop folle Geneviève ! mais, « caresses de langage, tutoiemens passionnés, rappels des bonheurs partagés, toutes ces déraisons des correspondances d’amour ne sont-elles pas comme une autre possession ? ces phrases peuvent nous perdre ; ce frisson même du danger est une ivresse ; les femmes ne s’y trompent pas… » Calvières se vengera : ce n’est pas jalousie, mais fatuité blessée. Les preuves de l’hypocrisie de Savignan, Calvières les porte à Fauchon. Et Fauchon se vengera : la réplique infligée à son Hakeldama, son évangile, par Savignan le fourbe, lui est un supplice d’orgueil insulté ; puis, en dénonçant le fourbe, il servira la vérité, sa vérité qu’il maintient. Bref, il publiera ces lettres d’amour. C’est une vilenie : et Thérèse, sa femme, s’oppose à un si lâche dessein. Que faire ? Elle ne réussit pas à dissuader le furieux. Elle va chercher Jacques Savignan. La querelle éclate ; et Jacques prend ces lettres d’amour que son père a écrites. Le prêtre et son élève échangent des injures, des coups. Il y a, sur la table, un revolver. Fauchon le saisit. Thérèse le lui arracherait. Dans la lutte, et par Thérèse ou par Fauchon, maladresse, la détente pressée, Jacques reçoit une balle dans la poitrine. Qui est l’assassin ? Personne. Qu’on cherche l’enchaînement des effets et des causes : parmi les causes et à l’origine des causes, l’on trouve Savignan. Lui-même s’y trouve.

A la scène effroyable du meurtre succède une admirable scène de sérénité pathétique : la mort de Jacques, « l’holocauste. » Il se confesse et l’on récite auprès de lui les prières des agonisans. Il n’a ni regret ni haine. Il offre à Dieu son martyre, pour que reviennent à Dieu les égarés : « Pour que tu reviennes… » dit-il à son pure ; et « Pour qu’elle revienne… » dit-il en regardant Thérèse ; et « Pour que vous reveniez… » dit-il à son maître. Les ténèbres gagnent ses yeux. D. murmure encore : « Mais revenez, revenez tous… » Il s’adresse à Dieu : « Secundum magnam misericordiam luam… » Et il meurt.

Thérèse retournera chez ses parens : son mariage, célébré seulement par l’hérétique, n’est pas valable. Fauchon se retirera, pour faire pénitence, à la Grande Trappe. Geneviève et Savignan, qui s’aiment encore, seront séparés à jamais. Geneviève retournera chez Calvières, qui a ses raisons politiques de la reprendre : elle n’y consent, d’ailleurs, que par la volonté de Savignan ; son renoncement final est un acte d’amour obéissant. Lui, Savignan, plus âprement frappé que tous, est loin du calme. Il a perdu la possibilité consolante de la prière. S’il écarte Geneviève, comment ne l’écarterait-il pas ?… Cet impitoyable dénouement résulte des calamités : la logique des événemens l’a voulu. Mais, dans la pensée de M. Paul Bourget, non cette logique seulement : par des chemins plus ou moins longs, plus ou moins durs, il faut que « reviennent » les coupables, en vertu de l’holocauste. « Le sacrifice de l’innocent, sa mort, quel mystère 1 C’est tout le christianisme. J’ai payé la dette qui n’était pas la mienne. Quod non rapui, tune exsolvebam. Quelle parole !… »

Si le mysticisme d’une telle conclusion déconcerte un lecteur mal chrétien, qu’il veuille observer cependant la vérité humaine de cet arrangement romanesque. Après la mort de Jacques, ni le faux ménage du prêtre, ni la liaison des amans ne pouvaient durer. Toute l’anecdote du roman se déroulerait de même, et avec la même rigueur naturelle, si l’auteur ne l’avait destinée à nulle démonstration dogmatique. Et ce fut bien là, je crois, le propos de M. Bourget. Mais il manquerait la moralité de l’anecdote. Or, si l’anecdote, M. Bourget l’avait soumise par avance à la moralité, celle-ci n’aurait point de valeur probante. Mais voilà de la vérité humaine. Constatez-la ; puis expliquez-la : tout se passe comme si les dogmes chrétiens étaient la vérité supérieure aux vérités partielles, la vérité suprême. Ainsi, le mysticisme chrétien n’est-il pas un fait positif ?


On a souvent discuté la question dite du « roman à thèse. » Généralement, on note que, l’auteur étant le maître de la fable qu’il présente, la conclusion dépend de sa fantaisie ; et l’on borne les ambitions de cette espèce au roman dit « à idées. » Mais, aux formules sur lesquelles spéculent les critiques, le Démon de midi ajoute une formule nouvelle. Ce roman « à idées » est, dans la mesure que j’indiquais, démonstratif. Non qu’il doive emporter à sa thèse l’universelle adhésion tout de go : du moins, il fournit des argumens et en tire une preuve, laquelle est de qualité objective. Et (j’insiste) il ne ressemble point à ces livrets, si fâcheux, où l’on sent un persévérant parti pris d’édification, à ces récits faits pour nous convaincre, nous prêcher, sortes d’ex-voto laborieusement naïfs. C’est, ici, tout le contraire, si, comme j’essayais de l’établir, l’authentique réalité du roman sert de garantie à la preuve.

Aussi le Démon de midi comptera-t-il parmi les véritables romans de M. Bourget, parmi les plus beaux, s’il n’est son chef-d’œuvre. Les personnages ne sont pas des allégories, dans une intrigue qui serait une dialectique. Avec leurs hérédités et avec leur individualité, ils ont leur ample et libre destinée : l’auteur ne les empêche pas de vivre et ne les soumet point à ses intentions… « L’art du roman (dit M. Paul Bourget, dans sa préface), enivrant comme un songe d’opium… Le conteur ne voit plus que ses héros et leur caractère… Il n’est plus que le témoin passionné des drames qu’il invente et auxquels il participe, comme s’ils étaient réellement vécus devant lui par d’autres… » Les personnages du Démon de midi ont toute leur désinvolture. Et ils trempent dans leur époque ; plus résistans les uns et moins prompts, les autres, à réagir, ils ont subi toutes les contagions d’idées qui sont éparses dans l’atmosphère à présent. Nulle époque n’a eu à se débattre au milieu d’un tel désordre d’idées : attrayantes, les idées ; attrayant même, le désordre. Et ce charme périlleux, l’auteur ne le méconnaît pas.

C’est parce qu’il ne méconnaît pas ce charme et.le vif agrément d’y céder qu’il a plus d’autorité persuasive à lui opposer l’indispensable refus de son éthique, simple celle-ci comme sont divers et compliqués les attraits de l’erreur. Aux troubles émois que goûte Savignan, que répondre ? « Il faut vivre comme on pense ; sinon, tôt ou tard, on finit par penser comme on a vécu. » A cet enivrement que goûtent les faiseurs de systèmes et tous les industrieux novateurs, que répondre ? « Tous les jours et à toutes les heures, une bataille se livre dont la France est l’enjeu, entre le pays traditionnel qui veut vivre et les forces d’anarchie. » A l’égard des individus et à l’égard des collectivités humaines ou nations, le veto est le même ; et l’injonction, la même : obéissez à une règle qui dépasse les velléités particulières. La règle principale, — ne l’improvisez pas, la règle : — ayez en vénération la durée. — Mais il y a des changemens nécessaires ? — Laissez-les s’accomplir, « comme on laisse un arbre grandir, perdre ses feuilles, les reprendre ; c’est un tel bienfait que la durée et qui se remplace si malaisément !… » La brièveté catégorique de ces maximes fait un contraste avec la peinture si nuancée de l’erreur et de ses diversités : l’erreur est nombreuse et, la vérité, simple.

Les premiers linéamens de cette philosophie, on les trouve aux dernières pages de Mensonges. Une philosophie s’est édifiée peu à peu sur le plan tracé de bonne heure : elle a, dans le Démon de midi, sa stature. Couronnement magnifique, un tel livre, pour une œuvre immense et qui a déployé ses grandes nefs, ses jolies absidioles, son transept en forme de croix : l’ouvrier est au faite. Il n’a point eu à modifier son mode architectural ; mais il travaille plus haut. Les nouveaux ornemens rappellent la façon des portails, leur sculpture et celle du fenêtrage qu’il a ouvert aux premiers murs, près du sol ; mais il voit, de là-haut, plus loin, le même horizon, plus large.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Le Démon de midi, deux volumes in-16 ; Plon.