Revue littéraire - Un Roman de Paul Adam

Revue littéraire - Un Roman de Paul Adam
Revue des Deux Mondes4e période, tome 151 (p. 935-946).
REVUE LITTÉRAIRE

UN ROMAN DE M. PAUL ADAM

Évocation tumultueuse d’une époque héroïque, large tableau d’histoire, établi sur des dessous solides, brossé avec emportement, œuvre d’imagination ardente, de riche coloris, de souffle puissant, le roman de M. Paul Adam, la Force[1], est un livre trop long encore, touffu, confus et trouble, et déparé par des taches tout à fait regrettables, mais qui s’impose à l’attention, fait prendre rang à son auteur et clôt enfin pour lui la période de fiévreux tâtonnemens d’où son impatience laborieuse n’avait jusqu’à présent pas réussi à le tirer. Car il s’en faut que ce livre soit un livre de début ; il s’en faut d’un peu plus d’une vingtaine de volumes. M. Paul Adam, qui est fort jeune, est déjà l’un des auteurs de notre temps dont la production a été la plus abondante. Il a dans un court espace de temps entassé études, restitutions historiques, romans de mœurs contemporaines. Les influences qui se sont fait sentir pendant ces dix dernières années pénètrent cette œuvre bizarre et composite. Fortement engagé d’abord dans le symbolisme, et subissant quand même la tyrannie du naturalisme, M. Paul Adam s’est composé un art où la peinture brutale de la réalité s’accompagne d’on ne sait quelle métaphysique nuageuse. Il décore ses livres de titres énigmatiques et pompeux ; il invente, comme tout le monde, une nouvelle formule de roman. En moins de deux ans, il passe d’un roman vaguement socialiste, le Mystère des Foules, à un roman péniblement licencieux, l’Année de Clarisse, à un roman militaire, la Bataille d’Uhde. Tous ces livres portent la marque de l’improvisation. Ils sont écrits sans ordre, sans mesure, d’un style violent, heurté, recherché, lâché, précieux, trivial, incorrect. L’auteur les a lancés en hâte, au hasard, sans pouvoir dégager son idée, donner forme à sa pensée, réaliser des conceptions qui n’étaient pas au point. À travers cet amas, ce mélange, cette confusion, on sentait sourdre une force obscure, qui cherchait à se faire jour, dont on pouvait craindre qu’elle ne s’allât perdre sans avoir pu se manifester clairement, et qui vient d’éclater.

C’est dans les souvenirs du Directoire et de l’Empire que M. Paul Adam a trouvé le cadre où il a pu déployer ses qualités de peintre, ses dons de poète et de visionnaire. On sait assez quel mouvement de curiosité nous a ramenés vers les choses et les gens de cette époque. De toutes les archives, de toutes les bibliothèques, de toutes les armoires, les documens nouveaux sont sortis en liasses, en paquets, en monceaux. De tous les pavés on a vu surgir une poussée, s’épanouir une floraison de Mémoires, ceux des généraux et ceux des troupiers, ceux des diplomates, ceux des intrigans, Mémoires de Marbot, de Bourgogne, de Talleyrand, de Barras, de vingt autres. Profitant de ce luxe d’informations, les érudits se sont remis au travail, ont récrit l’histoire sur nouveaux frais, ont fait apparaître les figures principales sous des aspects imprévus. Donc nous nous sommes repris de goût pour les tableaux de cette période si proche de nous et déjà si lointaine. Car c’est tout juste si deux générations nous séparent de ceux qui s’en allèrent, dans un bel élan d’enthousiasme, porter d’un bout à l’autre de l’Europe l’évangile de nos idées et la gloire de nos armes ; mais dans le court espace de temps qui sépare des grands-parens leurs petits-fils, combien de choses ont changé qui rendraient ce pays méconnaissable à ceux qui l’ont naguère illustré ! Nous avons commencé de méditer sur des façons de vivre et des formes de société si différentes de celles où s’alanguissent aujourd’hui nos courages et se paralysent nos énergies. Débilités par le souvenir de désastres récens et par le spectacle sans cesse renouvelé de divisions plus désastreuses, déprimés par des traditions d’égoïsme, amollis par l’habitude du bien-être, déséquilibrés par l’excès du développement cérébral, fatigués par l’analyse, vieillis par les déceptions et dégoûtés de nous-mêmes, nous nous plaisons à nous détourner des tristesses qui nous entourent, afin de vivre par l’imagination les heures lumineuses qui ont ensoleillé les débuts de ce siècle. C’est ainsi que, cédant au courant général, le romancier est amené à reprendre pour son compte les élémens que lui fournissent les travaux des historiens et les souvenirs des témoins. Il va les recomposer à sa manière, en combler les lacunes, en compléter les insuffisances, afin de reconstituer l’ensemble, et de susciter à nos yeux une vision totale, animée, organique, vivante. En s’enfermant dans une époque déterminée, M. Paul Adam y a gagné de contenir dans des limites plus justes ses facultés d’invention qui volontiers s’échappent en tous les sens. L’histoire lui a fourni des images précises, et l’a mis sur le chemin d’idées et de principes dont la valeur a été révélée par leur action même. Médiocrement doué pour les délicatesses de l’analyse intérieure, il n’a eu à mettre en scène que des individus peu compliqués ; il a traduit moins des âmes individuelles que l’âme collective d’une époque et d’un peuple. Et enfin, se mesurant à des événemens et à des hommes tout prêts pour l’épopée, il a pu laisser libre carrière à une imagination qui aime à déborder la réalité pour s’élargir en symbole.

M. Paul Adam nous retrace la carrière d’un officier de fortune, Bernard Héricourt, qui, maréchal des logis à l’armée du Rhin, s’élève de grade en grade et meurt colonel des armées de l’Empire, les deux jambes emportées par un boulet. Autour de cette figure centrale, il a groupé un certain nombre de figures typiques ; le père Héricourt, rude travailleur, maître tyrannique, devenu maintenant un vieillard aveugle, dément, errant, qui désole ses enfans par d’injustes reproches, les poursuit de malédictions imméritées, et agonise dans une suprême imprécation. En établissant cette figure, l’une des mieux venues qui soient dans son livre, et qui s’y détache en un relief saisissant, M. Paul Adam s’est complu à exécuter quelque réduction bourgeoise de la tragique démence du roi Lear. Puis, ce sont les sœurs de Bernard Héricourt : Aurélie, la Merveilleuse, mariée au diplomate Praxi-Blassans, femme de luxe, élégante, gracieuse, coquette, inquiétante dans sa dangereuse séduction ; Caroline, femme d’affaires, tout occupée de fournitures de farines et de fournitures de cuirs, et dont l’unique souci, au milieu des guerres, des événemens politiques, des aventures privées, est de décupler l’héritage reçu. Et encore, sa femme, Virginie, une amoureuse, d’ailleurs assez insignifiante, ses frères aînés, les marins, mi-partis de commerçans et de pirates, son petit frère, Augustin. C’est ainsi toute une famille dont nous voyons se dérouler devant nous les destinées, avec la complication des intérêts, le jeu des volontés, la différence et parfois l’hostilité des caractères. En la suivant dans ses fortunes diverses, dans la paix et dans la guerre, dans les salons et sur les champs de bataille, nous pénétrons peu à peu dans la vie d’alors : nous voyons comment la société s’est transformée, quel travail s’est opéré dans les esprits, quelles idées se sont peu à peu réalisées, donnant à l’époque tout entière sa physionomie, sa signification, sa place dans l’histoire.

Avoir conçu ce large plan et l’avoir dans l’ensemble heureusement réalisé, ce n’est pas un mince mérite, ni qui soit à la portée de beaucoup de gens. Nous en sommes trop convaincus et l’estime que nous inspire le talent de l’écrivain est trop réelle, pour que nous puissions échapper à l’obligation de formuler tout d’abord de très expresses réserves. M. Paul Adam nous a trop souvent gâté le plaisir que nous avions à le lire, il nous force à faire une trop large part à la critique : c’est ce dont nous nous plaignons. Le plus grave reproche que nous lui adressions, — et ce que nous ne pouvons lui pardonner, — c’est d’avoir semé son livre de tant de gravelures et d’y avoir répandu d’un bout à l’autre une si écœurante odeur de libertinage. Les incongruités ne sont pas jetées seulement sur la trame du récit comme autant de déplaisantes broderies ; mais elles semblent inhérentes à la conception même de l’œuvre. Chaque fois que nous venons de lire une scène d’un beau mouvement, chaque fois que nous avons été entraînés, enlevés, élevés par quelque vision d’héroïsme, nous pouvons prévoir qu’on va nous faire retomber sur quelque image choquante. C’est chez M. Paul Adam un procédé. C’est même l’un des procédés qui lui sont le plus habituels et le plus particuliers. Il consiste à faire des scènes licencieuses la continuation et l’aboutissement des autres, variant et s’harmonisant avec elles par un subtil et bizarre système de correspondances. Le maréchal des logis Héricourt a des bonnes fortunes de sous-officier avec des filles ramassées dans la rue. La furie qui emporte l’escadron chargeant à Messkirch se prolonge par une fureur de viol. Promu au grade de colonel, Héricourt est promu à des voluptés nouvelles : « Virginie en pleine beauté, impatiente de revoir l’époux victorieux, courut au-devant de Bernard jusqu’en Wurtemberg. Elle aimait, dormait, se baignait, aimait encore son mari avec toute la force de sa chair, de son sang et de ses os. Bernard goûta les grandes voluptés de la passion. » Qu’un boulet ne l’eût pas arrêté sur la voie des grades supérieurs, qu’il fut devenu général, on nous laisse trop clairement deviner l’espèce de récompense qui l’attend. C’est ainsi que la victoire sur l’ennemi doit être complétée par la victoire charnelle, l’ivresse de gloire par l’ivresse amoureuse. « Son ivresse de gloire veut aimer du même élan qui tua. » Le désir de jouissance devient une forme du patriotisme. « La France persuadée de sa cause se ruait instinctivement vers l’espoir de conquête que représentaient, chaque nuit, les sociétés de filles parquées dans les petites maisons des remparts. Et la voix de la mer berçait le rêve de triomphe. Corps bruns de Provençales, blanches Flamandes, Bretonnes à la peau soyeuse, alertes Gasconnes les réjouirent. Ils apaisaient leur soif obscure de terrasser et d’étreindre, que ce fût pour l’amour, que ce fût pour la mort. » Cette manie de traduire tous les sentimens sous les espèces de la sensation, de transposer toutes les émotions dans l’ordre de l’émotion sexuelle, c’est la marque et c’est la tare laissée chez M. Paul Adam par sa ferveur baudelairienne. Ce n’est pas tout. Dès la première rencontre entre Bernard et Aurélie, on ne nous donne pas seulement à entendre, mais on explique avec une brutale insistance que ce frère regarde sa sœur avec des yeux de désir. Ni le frère ni la sœur ne se trompent sur la nature de l’émotion qu’ils ressentent l’un près de l’autre. En sorte que sur leurs entretiens plane sans cesse une promesse ou une menace d’inceste. Il y a mieux. L’adolescente que Bernard a violentée après la bataille de Messkirch avait des cils bruns et des yeux clairs. C’est pour avoir retrouvé chez Virginie de pareils cils bruns et de pareils yeux clairs, que Bernard en fait sa femme. Voici que Virginie met au monde une fille : « comme sa mère, elle eut de sombres cils et des yeux clairs, pareils aux sombres cils et aux yeux clairs du fils enfanté par Aurélie, le mois suivant. » En sorte que Bernard aime sa femme, sa fille, son neveu, à travers le souvenir de l’ignoble action. Ces confusions, ces substitutions de personne, ces directions d’intention et perversions des sens, quelles vilenies ! Je n’ignore pas que l’époque du Directoire fut marquée par un débordement de sensualité, une avidité de jouissance, une revanche de la joie de vivre. Et je ne prétends pas davantage que les hussards de Moreau ou les dragons de Bonaparte fussent des anges de réserve et de pudicité. Cette profusion de sales images, cette recherche et ce raffinement dans l’invention libertine n’en restent pas moins sans excuse. Ce sont des gentillesses de débutant qui s’attarde aux audaces faciles. Au point de sa carrière où est parvenu M. Paul Adam, il doit s’affranchir de procédés indignes de lui et les laisser à ceux dont l’art insuffisant a besoin du ragoût du scandale. Il n’a pas dans son talent autant de confiance que nous en avons pour lui. Nous le croyons très capable d’écrire un livre qui s’imposera par sa vigueur saine et sa probité robuste. C’est ce livre que nous attendrons désormais de lui.

Peut-être aussi l’auteur de la Force ne s’est-il pas encore complètement dégagé de la manière obscure, des surabondances et des redondances de ses précédens écrits. La lecture de son livre est souvent fatigante. D’abord il y a chez M. Paul Adam un théoricien qui nuit à l’artiste. Il a jadis défini le roman, une œuvre qui a pour objet de nous procurer « l’émotion de pensée. « Et il s’est recommandé de cette formule : « L’art est l’œuvre d’inscrire un dogme dans un symbole. » Pour nous faire mieux comprendre ce qu’il entend par là, il se livre à une interprétation de l’œuvre de Flaubert qui est positivement étourdissante. « L’aventure de Madame Bovary n’est plus qu’une métaphore dont la fable dissimule une somme de philosophies observatrices et de déductions abstraites. Et nous pouvons, à cet exemple, définir le roman d’art : la métaphore d’une philosophie… À contempler mentalement le cycle des œuvres composées par Gustave Flaubert, l’émotion qui récompense peut servir de type. D’une part, la Tentation de Saint-Antoine évoque les croyances du monde ancien dont les fantômes viennent successivement tenter l’anachorète. À l’autre bout du cycle, Bouvard et Pécuchet expérimentent toutes les affirmations du monde moderne. Les religions, motifs du geste antique, et la science, mobile de la pensée présente, se confrontent. » Il est à craindre que M. Paul Adam n’ait mis dans son propre roman un peu de toutes ces belles intentions qu’il prête gratuitement à Flaubert. On soupçonne qu’elles aussi les aventures de Bernard Héricourt pourraient n’être que des métaphores. On redoute le symbole qui vous guette au détour de phrases à l’air innocent. Cela met mal à l’aise. — Ensuite M. Paul Adam est vraiment celui qui ne sait se borner. Quel luxe d’épisodes inutiles ! Quelle profusion de détails qui font longueur et lourdeur ! Le récit disparaît sous l’accumulation des traits qui l’étouffent. Le dessin se noie. Nous perdons pied. Notre vue se brouille. La migraine commence. Ce défaut est sensible surtout dans la description des innombrables faits de guerre. L’art classique avait pour les scènes militaires un poncif. Nous l’avons tout bonnement remplacé par un autre poncif. Parce que le soldat n’aperçoit qu’un coin du champ de bataille et la partie de l’action où il est lui-même engagé, nos romanciers en concluent que c’est leur devoir de plonger le lecteur dans les ténèbres. Os s’y appliquent consciencieusement ; le fait est que nous ne distinguons plus rien. Ils nous donnent du Tolstoï exaspéré et du Stendhal en délire. Je remarque que le récit des batailles est beaucoup moins embrouillé sous la plume des officiers qui y ont assisté. C’était l’avis de Marbot, qui a quelque compétence en la matière. « Presque tous les auteurs militaires, écrit-il, surchargent tellement leur narration de détails, qu’ils jettent la confusion dans l’esprit du lecteur ; si bien que dans la plupart des ouvrages publiés sur les guerres de l’Empire, je n’ai absolument rien compris à l’historique de plusieurs batailles auxquelles j’ai assisté et dont toutes les phases me sont cependant bien connues. Je pense que, pour conserver la clarté dans le récit d’une action de guerre, il faut se borner à indiquer la position respective des deux armées avant l’engagement et ne raconter que les faits principaux et décisifs du combat. C’est ce que je vais tâcher de faire pour vous donner une idée de la bataille dite d’Austerlitz. » C’est à quoi se résignent les gens du métier, mais non les gens de lettres. Ceux-ci, craignant de ne pas avoir l’air suffisamment guerrier, s’excitent dans la paix du cabinet de travail, renchérissent sur les horreurs de la mêlée et sur la barbarie du carnage. Et ils ne s’aperçoivent pas que cela même dénonce leur littérature.

Enfin, je suis prêt à reconnaître que si M. Paul Adam était un écrivain bien sage, son livre laisserait une impression moins forte. Je vais même jusqu’à convenir que pour peindre ses fusillades, ses galopades et ses tueries, il ne pouvait se contenter de la langue dans laquelle Boileau célébra naguère le passage du Rhin. J’admets que la fièvre d’un style haletant, les sursauts de la phrase, la violence des touches heurtées, contrastées, fussent autant de convenances du sujet. Il reste qu’en aucun cas le fatras ne s’impose à un écrivain avec le caractère de la nécessité. Quand M. Paul Adam écrit : « L’odeur humide de la forêt enivrait l’espace que ne troublait pas le roulement de la canonnade, peut-être reprise dans les nuages gris, afin de satisfaire la gloire d’un peuple aérien improbable, » je souhaite qu’il se comprenne lui-même, et je regrette seulement qu’il dédaigne de se faire comprendre. Quand je lis « le flot des dragons se précipita. Force en lueurs que les Tourangeaux eux-mêmes regardèrent les yeux larges, » je me demande si j’ai bien lu, ou si c’est le typographe qui a mal imprimé. Ajoutez la recherche du mot rare, du terme abstrait, les contorsions et les tortillemens de la phrase : « Prognathe et le nez fin, Praxi-Blassans ricana vers les saules des prairies… Enfin pensa la colère du jeune homme… Pressant un limon au-dessus de la timbale, elle arrondissait les bras, elle relevait les doigts auriculaires tout arqués… Les plis de la robe, entre les seins, sollicitèrent l’œuvre des doigts. » Il est inutile de multiplier les exemples. Ces acrobaties de style et ces bizarreries précieuses témoignent de l’influence durable des Goncourt, qui ont, dans cette seconde moitié du siècle, travaillé avec plus de succès que personne à gâter notre langue. Nous les acceptons par lassitude et résignation à l’envahissement du mauvais goût. Nous avons tort. Il ne convient pas d’abandonner à toutes les fantaisies individuelles une langue fixée par trois siècles de tradition littéraire ; c’est un patrimoine impersonnel sur lequel nous avons le devoir de veiller.

Voilà terminée la partie ingrate de ma tâche, et il ne me reste plus qu’à louer abondamment la richesse de talent dont a fait preuve l’auteur de la Force. Il a d’abord de remarquables dons de peintre. Naguère il s’était amusé à un travail de reconstitution byzantine. Il nous avait montré la très pieuse Irène « assise sous les tendelets impériaux à l’extrême pointe du promontoire, dominant les eaux rapides du Bosphore, passant les soirs devant la féerie immortelle du ciel levantin à se voir refléter dans les vasques de métal poli, resplendissante comme la mère de Dieu, en la châsse pompeuse de ses vêtemens qui miraient les scintillantes étoiles à chaque facette de leurs joyaux uniques. » Cet art de ressusciter d’autres temps, d’autres mœurs, dans un cadre qui fait l’illusion d’être authentique, c’est une des parties les moins contestables du talent de M. Paul Adam. Peintre de décors, de costumes, d’attitudes, il sait reconstituer un milieu, créer une atmosphère à l’aide de traits patiemment recueillis, savamment choisis et rapprochés ; il évoque avec une rare intensité des images minutieuses et précises. Voici le salon d’une Merveilleuse, voici le Café de la Comédie, voici une rue du Vieux Paris avec l’échoppe des ravaudeuses et des vendeurs de chansons patriotiques. On se souvient des estampes de l’époque, on revoit les compositions des peintres de genre, les tableautins de quelque Boilly. De même qu’il indique l’air des ajustemens, l’arrangement des toilettes et la nuance des écharpes, l’écrivain reproduit le ton des conversations, le tour des propos, le mélange d’emphase et de sensiblerie. En contraste avec ces mignardises et ces mièvreries, il a pour rendre les scènes de guerre, une abondance, une fougue, une hardiesse, une inépuisable invention, une richesse de vocabulaire, une variété de ressources, un style concret où se dessinent les formes, se peignent les couleurs, se traduit le mouvement, s’entendent les piétinemens des chevaux, les cris des hommes, les plaintes des mourans, le crépitement des balles, la basse du canon, les mille voix résumées dans une clameur géante. Maints et maints épisodes se gravent pour toujours dans l’esprit : une poursuite effrénée, une charge, une débandade, la construction d’un pont sous le feu de l’ennemi. M. Paul Adam arrive à traduire l’âme même du combat, l’élan collectif, la colère de la mêlée, la rage de tuer, la griserie du sang, la fascination du danger, la panique soudaine qui affole un escadron de braves et les fait fuir devant un vieil officier de chevau-légers, dont s’allongent démesurément les bras verts, dont s’enflamment les mèches grises, dont la bouche s’incendie. Cela passe comme une chevauchée de cauchemar, cela trépigne, cela se heurte, crin hurle. Et c’est enfin l’enivrement du triomphe célébré au rythme joyeux de couplets qui éclatent comme une fanfare sonnant la victoire. Ajoutons que cette dure monotonie de scènes violentes s’interrompt parfois pour laisser place à quelques notes plus douces, plus tendres. Ainsi dans cette page charmante où Bernard, rentrant dans Arras, sa ville natale, se sent délicieusement ému à retrouver dans cette ville qui le reconnaît le visage de son enfance.

Voilà pour le peintre et pour le poète ; mais il y a en outre dans la Force des vues d’historien qui sont justes et qui vont assez loin. Car il ne suffit pas d’avoir planté des décors et brossé de vastes fresques. Il faut maintenant pénétrer à l’intérieur et retrouver sous les actes, sous les gestes, sous les mots quelques-unes des idées qui composent l’armature morale d’une époque, ou encore qui sont en elle les forces agissantes et vivantes et s’imposent aux volontés individuelles. C’est ce que M. Paul Adam a su faire en imaginant son personnage de Bernard Héricourt. Celui-ci représente bien toute une catégorie d’hommes ; il a la valeur d’un type, et on a su grouper en lui les élémens qui ont formé le caractère et déterminé la conduite de beaucoup de ses contemporains. C’est une bonne étude de psychologie rétrospective. De là vient que le personnage nous paraisse si différent de nous, si lointain, et partant qu’il nous inspire si peu de sympathie. C’est nous-mêmes que nous aimons dans autrui. Or, ce bon Français avec qui on nous fait vivre, six cents pages durant, que nous suivons dans toutes les étapes de sa carrière, que nous accompagnons sur le champ de bataille à l’heure du danger, à l’heure de la mort, nous l’admirons, nous le plaignons, nous ne l’aimons pas. C’est que, sur trop de points, il a des façons de sentir qui nous sont étrangères. Nous l’apercevons en dehors et, si l’on veut, au-dessus de nous, comme un phénomène, comme un beau monstre, produit de circonstances très particulières et représentant d’une époque d’exception. D’où venaient ces hommes surgis tout à coup pour accomplir de si grandes choses, comment s’était forgée leur énergie, quel idéal les attirait par son mirage ? Bernard est le fils d’un petit marchand de province, tout près du peuple encore ; il coule dans ses veines un sang plébéien et paysan. Son adolescence a été secouée par les spectacles superbes et terribles des temps de la Révolution. L’éducation, les lectures, l’écho de l’éloquence contemporaine ont fait entrer dans son cerveau l’idéal de l’héroïsme antique. Il veut devenir héroïque comme Léonidas aux Thermopyles, vertueux comme Cincinnatus à la charrue. Cet anachronisme grandiose va s’imposer à lui, maîtriser tous ses sentimens, régler ses actes, devenir l’âme de sa volonté. Il construit son caractère d’après cette idée abstraite. « Un caractère ! Ce mot se répétait à son esprit. Bernard s’était fait une règle de ne point agir sans consulter ce mot. Toute sa force nerveuse, musculaire même, il la contractait pour ne rien vouloir qui ne formât mieux ce caractère idéal, rigide envers soi, pareil à ceux de Cincinnatus et de Scipion. » Un rêve de gloire brille devant ses yeux jeunes et ardens. Dans un temps où on fait des princes avec des valets d’écurie, que faut-il à un maréchal des logis pour devenir maréchal de France ? Il y faut un coup de chance. Il faut surtout le vouloir. « Bernard enviait la chance du général Bonaparte, la renommée de Moreau, la prudence de Masséna, la mort de Joubert aux champs de Novi. » Cette gloire conquise par les autres, par ceux qui sont parvenus au même but auquel il aspire, il lui semble qu’elle lui ait été ravie à lui-même. Il se pose en émule de tous ces vainqueurs. Il voit en eux des rivaux, qui l’ont devancé sur la route lumineuse. Il en est un surtout dont le nom, retrouvé partout, encombrant toutes les avenues, le gêne et lui fait ombrage. Celui-là, c’est le Rival.

Il est curieux de suivre la transformation qui s’opère dans les sentimens de Bernard vis-à-vis de Napoléon. Il n’a vu d’abord en lui que l’intrigant, qui se pousse par tous les moyens et par les plus honteux. Plus tard, jaloux de ses succès, il l’a aperçu avec des yeux prévenus ; et comme l’apparence des gens se conforme presque toujours à la vision intérieure que nous nous en sommes composée, en présence du Rival, il n’est frappé que de la vulgarité de son allure et de sa disgrâce physique. Il le voit « petit, gros de la poitrine, court de jambes, les cheveux noircis par la pommade, les yeux fixes comme des vitres. » Une autre fois, l’Empereur paraît. « Bernard l’examina parmi Les officiers d’état-major et quelques fonctionnaires en habits brodés. Trapu, l’air inquiet, il s’avança vite vers le groupe des généraux. Ses joues s’enfonçaient dans le col qui serrait sa courte nuque. Il avait le menton bleui par le rasoir, creusé d’une fossette remuante, les lèvres minces et dédaigneuses, le nez pâle. Le vent retroussait sur sa culotte blanche la doublure en soie grise de sa redingote. Plus près, il fut un simple bonhomme engoncé. » Mais déjà il devient difficile d’envisager isolément la fortune de Bonaparte, et il y a une destinée qui de plus en plus se confond avec la sienne : c’est la destinée de la France. Bernard le comprend obscurément. « Bernard inclina vers l’indulgence, cette indulgence à laquelle le conviaient le général baron de Cavanon et le colonel Lyrisse. Ils vantèrent la reconstitution administrative de l’État, la puissance donnée aux forces républicaines, victorieuses des monarques, par le petit homme engoncé dans sa redingote grise. Bernard Héricourt pardonnait au Rival. » Ce n’est pas assez. Il faut nous faire comprendre comment s’est déchaîné l’enthousiasme, comment, depuis le général jusqu’au dernier des grenadiers de la garde, tant d’hommes ont, pour la gloire d’un seul, bravé tous les dangers, accepté toutes les souffrances, comment à l’idée de rivalité s’est substituée celle de fidélité, de dévouement, d’abnégation et de sacrifice. À ce culte de Napoléon, qui pendant des années a été célébré par la France entière, il fallait un fondement mystique. D’une façon plus ou moins consciente on a acclamé en Napoléon l’homme providentiel, celui qui résumait en lui l’action de tout un passé d’histoire. « Devant la mer illuminée par le soleil de Thermidor, cent trente mille fils de la Révolution française présentèrent les armes au César qui opposait leur puissance aux descendans des Vikings. Là-bas, les étages des voilures anglaises inclinaient les corvettes sur la ligne des eaux et du ciel. À la gauche de quinze mille dragons, hussards, chasseurs, carabiniers et cuirassiers, Bernard haussa le sabre, presque sans rancune contre le Rival. Ne réussissait-il pas merveilleusement, ce Corse, à épouvanter le monde de la féodalité franque. germanique et Scandinave, en levant contre lui, pour la défense de la tradition latine, les forces provençales, basques, gasconnes, angevines, tourangelles, lorraines, picardes, hispano-flamandes, bretonnes, unies dans l’espoir de créer avec leurs cœurs divers une nation libre, à l’image de la patrie romaine, asservie quinze siècles par ces barbares, affranchie d’hier à Valmy, Jemmapes, Arcole, Marengo, Hohenlinden ? » Cette vision d’apothéose fait partie de la vérité historique elle-même, et il n’est pas besoin de faire remarquer la grandeur qu’elle reçoit de cette lointaine perspective des temps.

La gloire de la France se confond dans la gloire impériale. M. Paul Adam l’a bien vu. Ce qu’il n’a ni moins nettement compris, ni moins clairement montré, c’est comment s’est refaite, dans les armées de la Révolution et dans celles de l’Empire, l’unité de la Nation. Cela même est l’idée essentielle, la pensée maîtresse de son livre ; c’est elle qui lui donne sa signification et sa portée. Il y est revenu à maintes reprises et il a trouvé pour l’exprimer des tours singulièrement heureux. Comment ne pas citer les paroles qu’échangent Bernard et son petit frère Augustin, lorsque celui-ci arrive à l’armée, les vêtemens en lambeaux, les pieds nus ? « Que veux-tu que je fasse de toi ? — Un soldat. — Tu sens la farine. — L’odeur de la maison. — Oui, mais le parfum aigre du houblon emplit tes cheveux. — J’ai dormi dans les fossés de l’Artois. — Ta bouche souffle une haleine de genièvre. — J’ai bu dans les fermes de Thiérache. — Je flaire la pomme de pin. — Nous avons passé la forêt d’Ardennes. — Ce sont tes mains qui puent le poisson de la sorte ? — Nous avons péché au bord de la Moselle. — Ta carmagnole embaume. — J’ai cueilli l’aubépine dans les Vosges. — Qu’as-tu dans tes souliers ? — Le sable du Rhin. — Parbleu ! tu sens la terre fraîche. — Je sens la France, car de partout elle se lève avec moi. » Elles ont toutes leur odeur, leur saveur, leur accent, ces provinces de France ; elles ont leurs traditions, leur caractère, leur tempérament ; on peut, au repos, distinguer le Tourangeau du Gascon, et le Lorrain du Picard ; mais elles fraternisent dans les rangs de l’armée, et dans l’action disparaissent toutes les différences individuelles. Une seule idée surnage, celle de la communauté des intérêts, celle de la pénétration des volontés unies pour la défense d’une même patrie. C’est par là qu’il se dégage de ce livre une leçon qui vient à son heure et qu’il est pour nous tous urgent de recueillir. Car il est de mode aujourd’hui de réclamer contre l’unité imposée à notre pays par l’organisation impériale. On voudrait que les provinces reprissent leur caractère original, et que le Lorrain recommençât de s’opposer au Bourguignon, l’homme du Centre à l’homme du Midi, et à l’homme du Nord. On cherche dans le passé des raisons de se diviser. On ressuscite l’antagonisme des races, des partis politiques, des confessions religieuses, pour reconstituer de petites patries dans la grande patrie. Ce sont coupables lubies auxquelles on peut s’amuser en temps de paix, dont le péril éclaterait à tous les yeux si on regardait davantage du côté des frontières. Nous oublions trop volontiers que nous n’avons pas cessé d’avoir autant de rivaux que de voisins et que l’Europe n’a pas cessé de vivre sur le pied de guerre. L’unité française s’est reformée, à l’heure du danger, en face de l’ennemi, dans les rangs de l’armée. C’est pourquoi, aujourd’hui comme il y a cent ans, l’armée où se rangent dans les mêmes cadres les Français venus de tous les points du pays, où la même discipline plie toutes les volontés, où le même intérêt collectif s’impose à tous les individus, l’armée impersonnelle, anonyme, n’a pas cessé d’être l’unique symbole que nous ayons de la Nation veillant au maintien de cette unité qui est la condition même de son existence.


RENÉ DOUMIC.

  1. La Force, par M. Paul Adam, 1 vol. in-12 (Ollendorff).