Revue littéraire - Un Renouveau du roman romanesque

Revue littéraire - Un Renouveau du roman romanesque
Revue des Deux Mondes6e période, tome 51 (p. 689-700).
REVUE LITTÉRAIRE

UN RENOUVEAU DU ROMAN ROMANESQUE[1]

M. Paul Bourget, dans la préface qu’il a donnée au roman de M. Gérard Bauër, Sous les mers, écrit : « Il y a là du mouvement, de la force, une belle tenue de style, et surtout ce que j’ai apprécié très particulièrement : de l’imagination. L’imagination ! C’est la faculté maîtresse du romancier, ou plutôt ce devrait l’être… » On a pris l’habitude, — et l’habitude est si reposante ! — de considérer M. Paul Bourget comme un psychologue et puis comme un moraliste catholique : alors, on s’étonne de le voir déclarer l’imagination « la faculté maîtresse du romancier ; » pour s’étonner plus commodément, on oublie toute la gaieté d’imagination qu’il y a dans ses derniers romans, par exemple, et dans Némésis. Le roman, dit-il, est un genre littéraire extrêmement souple ; et certes on ne finirait pas de compter les variétés de ce genre qui sont nées depuis un demi-siècle, chez nous. Cependant un genre littéraire, et même libre, a ses règles ou, du moins, car ce mot n’est plus à la mode, ses « conditions » qu’il ne saurait méconnaître sans se dénaturer. Ainsi, la poésie ne se passe point d’émotion ; le roman, d’imagination. Voici deux romans : les Trois Mousquetaires et Bouvard et Pécuchet. Dans son roman, Flaubert a « dressé une encyclopédie de la sottise instruite et, en réduisant au minimum l’intrigue, les incidents, les passions, enfin toute la partie imaginative, » il a « failli dénaturer l’art du roman. » Les Trois Mousquetaires du « génial » Dumas, c’est « une prose enlevée à la va-vite ; les caractères sont à peine schématisés ; l’invraisemblance est continue : quels organismes humains ont jamais suffi à des aventures comme celles des quatre amis chevauchant à la poursuite des ferrets de diamants dont l’absence perdrait la Reine ? Pas de paysage ; pas de descriptions. Et c’est une merveille de récit. C’est un magnifique roman. » Si d’ailleurs vous préférez Bouvard et Pécuchet, peut-être n’avez-vous pas tort : ou bien, si vous avez tort, continuez ! Toujours est-il que, le roman, « c’est d’abord une histoire contée » et que « le don de s’imposer à l’imagination par l’imagination est proprement celui du conteur. » Le romancier ne serait donc qu’un « amuseur ? » Eh ! c’est déjà très joli ; et, si vous refusez l’honnête amusement d’un conte aimable et qui n’essaye que de vous plaire, vous avez trop d’orgueil ou d’autres divertissements.

Il n’y aurait pas beaucoup à chercher, et il n’y faudrait pas de malice, pour trouver dans l’œuvre de M. Paul Bourget, dans son œuvre de critique et de romancier, une idée assez différente de celle-là ; touchant la littérature et le roman : différente et, je ne dis pas, contradictoire. Quand il écrit à présent : « L’observation, l’analyse, la discussion d’idées s’y surajoutent… » à cette « histoire contée » qu’est le roman, « et donnent plus ou moins de valeur à cette histoire ; mais il faut qu’il y ait une histoire et il faut qu’elle soit contée ; » il indique la façon de résoudre l’apparente contradiction. Et il écrit aussi : « Le roman, non seulement ne se dénature pas, mais il s’enrichit, lorsque le conteur donne de la portée à son récit, pourvu encore une fois qu’il le maintienne dans le mouvement de la vie. » L’on peut réduire ces formules à n’être que de sages conseils : redoutez, ô romanciers, d’ennuyer votre lecteur ; l’observation, l’analyse et la doctrine, toutes seules, sans l’attrait d’une histoire bien contée, ne le tiendront pas en éveil. Mais l’auteur des Essais de psychologie contemporaine, dans l’étude qu’il fait de romanciers tels que Flaubert, Stendhal, Ivan Tourgueniev et les Goncourt, et l’auteur de Mensonges ou du Démon de midi ne semble pas admettre que « l’observation, l’analyse et la discussion des idées, » la doctrine même, ne soient, pour ainsi parler, que des ornements bons à « enrichir » une histoire. Quel est, en somme, le principal, ou bien l’histoire, ou bien les idées ? Selon vos goûts et votre choix, vous préférerez les Trois Mousquetaires ou Bouvard et Pécuchet.

Sous l’influence du positivisme et de la science appliquée à toutes choses, appliquée même à ce qui n’est pas son affaire, il s’est produit, dans le dernier tiers du siècle précédent, une vive réaction, méthodique et acharnée, contre le romantisme. On inventa le réalisme ; on l’inventa, comme on invente, après deux ou trois mille ans de littérature, ceci ou cela : on retrouva le réalisme. Le roman fut chargé de peindre la réalité. Les romanciers se partagèrent la réalité, les villes et les campagnes, les ouvriers, les bourgeois, le clergé, le monde élégant. La littérature devint une enquête immense et méticuleuse. Les littérateurs se mirent à la recherche des documents ; l’imagination n’était pas en faveur. Du reste, on l’a remarqué, les meilleurs romanciers réalistes avaient beaucoup plus d’imagination qu’ils ne le croyaient : voire, ils avaient l’imagination romantique. Toujours est-il que leur volonté scientifique, et fût-elle assez maladroite, a modifié le roman pour longtemps. Un peu plus tard, il y eut, contre le positivisme, une réaction des philosophes ou penseurs, métaphysiciens et moralistes. Le roman ; qui s’était accoutumé à suivre la pensée contemporaine, s’éprit de philosophie ; nous avons eu le roman psychologique, et positiviste encore à sa manière, puis le roman métaphysique et le roman moral, et politique et social. Une extraordinaire profusion des idées, et de toutes sortes, et venues de partout, se répandit et gagna en grand désordre le roman. Les théoriciens pullulèrent, et les apôtres. Il n’est pas une vérité, il n’est pas une erreur qui n’ait eu ses romans. Et le roman fut la bataille des idées. Quand on relisait alors, dans la préface de Bérénice : « La principale règle est de plaire et de toucher, » et, dans la Critique de l’Ecole des femmes : « Je voudrais bien savoir si la grande règle de toutes les règles n’est pas de plaire, » il fallait conclure à la futilité de Racine et de Molière !

Peut-être allons-nous voir, en notre pays, la littérature se dégager de maints soucis dont naguère on l’avait chargée et revenir joliment à son ancien désir de plaire. Il y a comme un renouveau du roman romanesque. On l’aperçoit dans l’œuvre qu’a louée M. Paul Bourget, et sous le charme de laquelle il a un peu incliné au plaisir du conte sa philosophie de la littérature ; et dans l’œuvre d’un jeune romancier qui, dès son début, montre une singulière netteté d’intentions, M. Pierre Benoit, l’auteur de Kœnigsmark et de l’Atlantide.

Le roman de M. Gérard Bauër, Sous les mers, a ses héros en Allemagne pendant la guerre. Ils font la guerre, et le plus abominablement : car ils sont officiers de marine, et à bord d’un sous-marin ; pirates, meurtriers de femmes et d’enfants, camarades de ceux qui ont coulé le Lusitania ; ils coulent un navire-hôpital, quant à eux. Comment nous intéresser à de telles gens ? L’un des pirates est bien exactement un Boche, le capitaine von Hartig : nous le détesterons. L’autre, non ; car il est de nationalité allemande, mais de race et d’âme plus douce, l’aimable et triste rêveur Levinski, un Polonais. Dans sa jeunesse, il a souhaité la vie hasardeuse, au grand air de l’Océan. La guerre éclate : il est lieutenant de vaisseau ; on le désigne pour second du sous-marin l’U-51, capitaine von Hartig. Et ces deux hommes, qui ont à vivre côte à côte et qui sont ensemble au même travail, font un contraste bizarre et douloureux. Levinski a l’horreur de sa tâche ; mais l’autre commande : il obéit. Et la souffrance de Levinski serait un épisode de « grandeur et servitude militaires, » si l’auteur n’avait eu un dessein plus romanesque : l’auteur nous fait aimer son Levinski pour les malheurs qu’il endure. Ce Levinski est amoureux. Sa bien-aimée n’est pas digne de lui. Et n’est-elle pas digne de lui, l’infortunée Maria Lesser, de son vrai nom Maria Lassievitch ? Elle a commis des fautes lamentables ; elle a été servante au bar ; et, parmi ses amants, elle se souvient de von Hartig. Maintenant, quasi rangée, elle a un emploi dans la police et l’espionnage : l’une de ses fiches a eu cette conséquence de faire désigner le bon Levinsky pour l’U-51. Levinski devrait la mépriser et haïr. Il ne sait rien d’elle et ne veut rien savoir d’elle : il l’aime. Et elle aussi vient à l’aimer, de l’amour le plus délicatement pur. Changer ainsi ? N’attendez pas une romantique anecdote de réhabilitation morale. Tout simplement, Maria dit : « La souffrance prépare plus à l’amour qu’elle ne vous en garde… » Elle n’essaye pas d’analyser davantage son changement ; l’auteur non plus ne l’essaye pas. Maria aime Levinski ; et Levinski aime Maria. Il est Polonais d’origine ; et elle, par sa mère, est d’origine russe : par sa mauvaise chance, elle est une enfant perdue. Ils ne sont Allemands ni l’un ni l’autre et leur mutuel amour sera bouleversé par la guerre allemande. L’U-51 qui mène Levinski sur les mers commettre des assassinats qui le chagrinent, et le vilain métier qui mène Maria aux pires hontes, ce sont deux fatalités. Mais l’auteur n’a pas destiné son ouvrage à montrer que nos existences dépendent d’une puissance taquine ou cruelle. Qu’a-t-il montré ? Ces deux êtres et l’aventure qui les sépare, qui les rapproche et les réunit dans la mort.

Au temps du réalisme, nous aurions eu la description du sous-marin, des appareils, de la manœuvre. M. Gérard Bauër se contente de quelques indications nécessaires. Et, quand le sous-marin voyage en surface, M. Bauër ne décrit pas très longuement les paysages. Mais, en peu de mots, il peint les paysages et les âmes qui les regardent. Après la nuit monstrueuse où l’U-51 coula le navire-hôpital, au petit jour Levinski se lève et monte sur la passerelle : « La mer était calme, paisible et comme innocente… » C’est ainsi que Levinski l’a vue : assurément von Hartig l’aurait vue d’autre façon, vide, sans proie, insignifiante. M. Bauër peint des âmes. Mais un romancier résolument psychologue, avec le thème de ce roman, nous eût offert une étude de l’âme allemande, de ses velléités plus récentes : M. Bauër ne s’est pas enfoncé dans ces abîmes. Il a inventé ses personnages ; il les a lancés vivement au péril de vivre : et, quand ils auraient eu l’air de languir, il leur a multiplié les occasions de s’animer. Il les animait aussi de son amitié, qu’il ne dit pas et qu’il donne à sentir. Il a de la sympathie pour Levinski ; pour Maria, un peu d’amour. Son imagination fait le roman : sa tendresse en est la chaleur intime. Sa tendresse le retarderait, son imagination l’amuse ; mais il va très vite et, avec une discrétion très élégante, il vous échappe ou serait sur le point de vous échapper : vous le suivez pourtant. Il est habile et feint de ne pas l’être. Son extrême rapidité a, l’on ne sait comment, les grâces de la nonchalance.

L’imagination de M. Pierre Benoit, c’est une joie exubérante et qui, l’on ne sait comment, ne paraît pas déraisonnable. Dans chacun de ses deux romans, il y a plus d’incidents que n’en subissent les héros de vingt épopées. Quelle abondance ! Il y a des amours, des meurtres et des rencontres comme les hasards ne sont pas, ordinairement, assez futés pour en produire. Il y a de l’invraisemblance, mais si agréable qu’au lieu de vous choquer elle vous enchante. Et vous ne dites pas que c’est impossible ; vous ne dites rien : vous êtes content. Vous attendez, avec une impatience qui sera bientôt satisfaite. On vous ménage des surprises, et qui passent toute espérance.

« Ces vieux châteaux de la Saxe galante et du Hanovre électoral, ces gothiques palais, mornes et silencieux au dehors, féeriques au dedans, avec leurs lambris d’or massif, leurs tentures de brocart, leurs lourdes portières de tapisseries, quel étrange et fantastique spectacle ne deviennent-ils pas pour nous ? La tragédie s’y confond avec la pastorale ; à chaque porte heurte l’intrigue ; le long des corridors à demi éclairés, l’amour mène sa sarabande… » Cela se lisait dans la Revue des Deux Mondes il y a plus de soixante ans, sous la signature de Blaze de Bury, lequel racontait l’histoire de Kœnigsmark et de Sophie Dorothée. Le roman de M. Pierre Benoit s’appelle Kœnigsmark ; et il raconte l’histoire de ce beau Scandinave, mais en huit ou dix pages : et le reste, c’est l’histoire d’un jeune homme qui, de nos jours, a des aventures analogues. Ce jeune homme, Vignerte, l’a échappé belle : un peu plus, il entrait à l’École normale et devenait un professeur ; ah ! quel ennui ! Mais l’Université l’a méconnu. Il a de l’énergie et quelque ressemblance avec les gentils garçons très hardis qu’on trouve dans Balzac et, si l’on veut, avec Lucien de Rubempré. De bonnes gens s’intéressent à lui et lui procureraient un emploi : cent soixante-quinze francs par mois pour enseigner l’histoire à des bambins ; et l’on ne vous défend pas d’ajouter à vos appointements le salaire des répétitions. Mais, au café-concert, Vignerte rencontre un ancien camarade, Ribeyre, l’un de ces camarades qui n’ont pour vous aucune espèce d’amitié : — Douze mille cinq cents francs pour être, dans le grand-duché de Lautenbourg-Detmold, le précepteur du prince héritier ?… C’est convenu. Et Vignerte s’aperçoit que, « dans la vie, il peut arriver qu’un indifférent fasse pour vous davantage qu’un ami. » Donc, il part : et, notre contemporain, si la Grande-duchesse de Lautenbourg-Detmold a l’obligeance de l’aimer, le voici tout prêt à jouer les Kœnigsmark. L’aimera-t-elle ? En tout cas, il l’aime. Il l’aime avant de l’avoir vue : quand il l’a vue, c’est une folie. Elle s’appelle Aurore-Anna-Éléonore. Elle est née princesse Tumène : et cela ne vous dit rien, parce que vous n’avez guère voyagé ; mais, si vous alliez à Kara-Koroum, à Samarkande ou, plus près, à Tiflis, on vous dirait qu’un prince Tumène eut des querelles avec Ivan le Terrible et que des princes Tumène étaient déjà décapités au temps d’Iaroslav le Grand. Le plus récent prince Tumène, père d’Aurore-Anna-Éléonore, on l’a vu dans les cabarets de Montmartre où de charmantes filles le célébraient sous le nom de Lili. Aurore n’a pas été bien élevée. Puis elle a épousé le Grand-duc de Lautenbourg Rodolphe. Celui-ci est mort ; on a dit qu’il était mort en Afrique : passons ! Le grand-duc est mort, vive le grand-duc. Aurore épousa le grand-duc Frédéric-Auguste, frère du défunt. Le prince héritier n’est pas son fils, mais seulement le fils du Grand-duc. Elle n’a point de fils et, comme elle entend la vie conjugale, n’en aura point. Vignerte, au Château de Lautenbourg-Detmold, ne rêve que d’Aurore : elle le dédaigne. Il rage ; et, pour occuper son triste loisir de cœur, il fouille la bibliothèque et les archives du château. Ce qu’il cherche, c’est un document relatif à son maître Kœnigsmark : et ce qu’il trouve, c’est un document relatif au Grand-duc Rodolphe. Trouvaille excellente, et non pour l’érudit, mais pour l’amoureux. Ce document, il le communique à la Grande-duchesse. Elle lui donne rendez-vous. Quelle femme ! Et qui bientôt le tutoie, et qui parle français comme en plein Montmartre dans les cabarets de nuit ; leçons de Lili ! Et, la suite, si je la racontais, je copierais cent pages de M. Pierre Benoit : cent pages que l’on ne peut résumer ; car elles sont un résumé tout à fait extraordinaire d’événements si drus, si fortement liés qu’il n’en faut pas ôter un seul, ou bien tout se détraque. Mais, au palais de l’Herrenhausen, le cadavre de Kœnigsmark fut mis dans la chaux derrière une plaque de cheminée : voilà ce qu’ont révélé à Vignerte les archives de Lautenbourg. Alors, il songe à voir un peu ce qu’il y a, derrière les plaques de cheminées, à Lautenbourg. Il découvre de la chaux et, dans la chaux, un tibia : une manie de ces vieux châteaux de l’Allemagne électorale et galante ! Ce tibia, regardez-le, porte une marque de fracture ancienne. Or, le défunt grand-duc Rodolphe, un jour, s’était cassé la jambe : Vignerte le sait par la Grande-duchesse. Alors, c’est le tibia de Rodolphe. Et Rodolphe n’est pas mort en Afrique. Rodolphe est mort à Lautenbourg. Qui l’a tué ? N’en doutez pas : Ulrich de Boose, l’amant de la Grande duchesse. Et la Grande-duchesse n’a-t-elle point envie d’examiner le tibia ? Vignerte l’amène, la nuit, par des corridors sombres, à la cheminée intéressante. Mais le grand-duc Frédéric-Auguste, — n’est-ce pas lui qui a fait tuer son frère ? et Ulrich de Boose, son homme d’action, n’était pas l’amant de la grande-duchesse, — le grand-duc a mis le feu à Lautenbourg. En peu de minutes, le château n’est qu’un brasier. De cette façon rude, le grand-duc anéantit le tibia de son frère, les archives indiscrètes, maints souvenirs et témoignages… Tout cela, M. Pierre Benoit le sait de Vignerte lui-même. Vignerte n’a donc pas succombé, dans l’incendie ? Que non ! Mais il a bien failli être tué en duel, — un duel atroce ! — par son rival auprès de la grande-duchesse, un von Hagen. Aurore est arrivée tout juste à point pour empêcher le combat : voire elle inflige à von Hagen trente jours de forteresse. Avant la fin des trente jours, il a quitté la forteresse et parait devant Aurore, qui se fâche : « Savez-vous qu’une chose, une seule, peut interrompre des arrêts infligés par moi ? — Je le sais, Altesse. — Et que cette chose est… — Est la guerre. » La guerre est déclarée, en effet. Quelle guerre ? va-t-on se demander. Mais la Grande guerre ; et nous sommes en 1915. Alors Vignerte ne pourra pas rentrer en France ? Mais si ! Car la grande-duchesse a promptement fait de l’emmener en automobile jusqu’à la frontière. Il passe la frontière ; il est chez nous ; il est lieutenant ; il se bat comme un parfait héros de chez nous. Il raconte à M. Pierre Benoit son aventure. Un soir, le régiment s’est emparé d’un prisonnier. Ce prisonnier s’appelle Ulrich de Boose… Ulrich de Boose, l’assassin du grand-duc Rodolphe !… Il faut que Vignerte le voie. Et l’on va chercher Vignerte. Il vient : mais, quand il n’est plus qu’à peu de distance, un obus le tue. Le roman de l’Atlantide nous conduit au centre du désert africain. L’on a lu probablement le Cvitias ou, du moins, le seul fragment qui reste de ce dialogue ; et l’on sait que l’Atlantide, selon la croyance des Grecs, était une île depuis longtemps disparue. Deux officiers français, le capitaine Morhange et le lieutenant Saint-Avit l’ont retrouvée. C’est leur expédition que raconte M. Pierre Benoit. L’Atlantide, nos deux compatriotes l’ont retrouvée au centre de l’Afrique, passé le pays des Touaregs. Une île, au centre de l’Afrique ?… Il n’est pas interdit de croire que le Sahara fut, en son jeune temps, une mer : il n’est pas interdit de supposer qu’au milieu de cette eau l’île avait, comme on dit, sa place au soleil. Seulement, l’eau s’est retirée. Le sable a moins de routes encore que la mer : et l’on cessa, voici plusieurs milliers d’années, d’aller à l’Atlantide. Ce n’est plus maintenant qu’un château formidable, où demeure la descendante de Neptune, Antinéa, belle d’une beauté surprenante et qu’il est impossible d’oublier quand on l’a vue : « Une sorte de jeune fille mince, aux longs yeux verts, au profil d’épervier. Un Adonis plus nerveux. Une reine de Saba enfant, mais avec un regard, un sourire comme on n’en a jamais vu aux Orientales. Un miracle d’ironie et de désinvolture. » Elle a des lettres ; et des livres d’autrefois ou récents traînent auprès d’elle. Or, elle en prit un, qu’elle ouvrit au hasard : « C’est l’indicateur des chemins de fer de l’Ouest, dit-elle. Quelle lecture admirable, pour quelqu’un qui ne bouge pas ! Il est cinq heures et demie du soir. Un train, un train omnibus, est arrivé, il y a trois minutes, à Surgères, dans la Charente-Inférieure. Il en repartira dans dix minutes. Dans deux heures, il arrivera à La Rochelle. Comme c’est bizarre, ici, de songer à ces choses ! Tant de distance… Tant de mouvement ; tant d’immobilité !… » Elle est charmante. Elle a d’autres passe-temps. Un vieux sacripant, Cegheïr-ben-Cheïkh se promène aux alentours de son royaume et lui amène les explorateurs français, anglais, italiens et de toute nationalité, qu’il rencontre et qui lui paraissent dignes de complaisance. On les nettoie. Antinéa les agrée ou les refuse. Ceux qui l’ont vue ne l’ont pas oubliée. Mais ils n’ont rien dit. Rare discrétion d’un voyageur et d’un amant !… C’est qu’ils ne sont pas revenus. Les amants de la belle Antinéa, dès qu’ils ont perdu leur nouveauté, on les tue ; puis on les embaume ou plutôt, par un procédé de galvanoplastie, on les couvre d’orichalque : relisez le Critias et vous saurez, de l’orichalque, ce qu’en savent les personnes qui ne sont pas allées au royaume d’Antinéa. Il y a, dans le palais d’Antiniéa, une salle de marbre rouge, bien éclairée, où sont dressées et honorées cinquante-trois statues ou cadavres d’orichalque. Le lieutenant Saint-Avit, devant être admis auprès de la reine, a visité la salle de marbre rouge : il est informé de sa destinée ; il ne cherche pas à l’éviter…

Mais je renonce à résumer l’Atlantide ; et je n’aurais pas dû résumer Kœnigsmark. Je l’ai tenté, croyant alors que le plaisir que j’avais pris à ma lecture venait de l’anecdote ingénieuse et de la péripétie perpétuelle. Or, l’anecdote et la péripétie, au résumé, se flétrissent comme des fleurs coupées. Ces livres sont jolis dans le détail ; faut-il en citer une page ? Non : ces échantillons ne donneraient pas le sentiment juste et singulier de ces livres, de leur attrait bizarre. M. Pierre Benoit, qui est un assez bon écrivain, n’est pas un écrivain parfait qu’on ne craigne de desservir en citant l’une de ses pages. Comme son récit ne s’attarde guère, il ne s’attarde pas au plus bel arrangement des mots. Et les idées ? L’on serait dupe, si l’on cherchait une philosophie dans Kœnigsmark et l’Atlantide. Mais, si vous demandez : — Pourquoi M. Pierre Benoit nous a-t-il raconté de si extravagantes aventures ? — il ne voulait que vous amuser ; lisez-le, vous direz qu’il a su le faire. Et même si vous aimez les romans de « simple vérité, » où il est doux de reconnaître l’aspect divers et fuyant de la vie ; et même si les romans d’analyse vous ont appris que le caprice de nos âmes est plus varié que tous les paysages ; et même si vous êtes un vieil idéologue épris de dialectiques ravissantes, Kœnigsmark et l’Atlantide vous seront un plaisir extrême.

Je ne sais pas très bien pourquoi. Mais, si Kœnigsmark et l’Atlantide ont ce prestige, au moins subissons-le très volontiers.

Peut-être étions-nous un peu las de l’idéologie, de la psychologie et de l’observation. Nous avons eu de l’idéologie, de la psychologie et de l’observation, depuis longtemps, à profusion. Peut-être commencions-nous à nous ennuyer joliment de ce qu’on nous donnait, depuis des années. Et nous voici, prêts à l’ingratitude. Un écrivain qui ne se propose que de nous amuser, quel ami ! Tant d’autres dissimulaient mal un programme d’enseignement. Peut-être la littérature n’est-elle pas une chose si grave : et sa nouvelle frivolité a des grâces intelligentes. Ce qui est drôle, c’est qu’on ne s’attendait pas que la frivolité fut le caractère de la littérature au lendemain de la guerre opiniâtre et à la veille d’une paix qui sera certainement laborieuse. Après tant de bouleversements, disait-on, les forces du pays seront toutes consacrées à la réparation générale : on traçait à la littérature un plan de belle activité dans l’œuvre unanime ; et l’on a vite lancé de fortes hypothèses, qui auront le sort de toutes hypothèses, qui se réaliseront, ou ne se réaliseront pas, au gré de causes si nombreuses et cachées qu’un mot les résume assez bien, le hasard.

Et les sceptiques répondaient : — Après la guerre, la littérature sera ce qu’elle était avant la guerre, tout bonnement. Les guerres ne modifient pas la littérature ; et le poète principal du Premier empire, le contemporain de l’épopée napoléonienne, c’est Millevoye ! Les prophéties, quand elles ne sont pas, disait jadis Ernest Havet, « de l’histoire, où l’on a mis les verbes au futur, » les prophéties montrent surtout l’imprudence d’un homme. Sur le léger indice de quelques romans agréables et qui ont été accueillis avec empressement, gardons-nous de croire que nous devinons la littérature prochaine. Du moins y peut-on chercher, avec une curiosité sage et tremblante, les signes, — et non tous les signes, seulement quelques-uns, qui possiblement s’effaceront ou qui se perdront parmi beaucoup d’autres, — les premiers signes de la pensée qui se prépare et qui d’ailleurs subira maintes tribulations.

L’esprit d’une époque se révèle assez bien par les héros de ses romans ; et l’Enfant du Siècle, toute une époque l’a aimé, qui reconnaissait en lui sa mélancolie. Les héros de M. Pierre Benoit ne sont pas du tout mélancoliques ; et c’est leur entrain qu’on admire, ou qui étonne quelquefois. Raoul Vignerte, ce qu’il entreprend, au château de Lautenbourg-Detmold, le rend digne d’un rôle dans un roman de râpe et d’épée. Il ne redoute aucun péril, et même il aurait honte de mener une existence qui ne fût guère périlleuse. Il ne redoute que le tranquille ennui, la sécurité des jours pareils. Il a bien fait de ne pas entrer à l’École normale et de renoncer à la philologie. Cependant, il a garde de ses jeunes études le goût de l’histoire ; mais il utilise l’histoire à ses fins particulières : et ses trouvailles relatives au comte de Kœnigsmark lui seront le moyen d’organiser l’intrigue où il s’agite. Et Saint-Avit, le héros de l’Atlantide, quand on lui montre les cadavres des amants que la belle Antinéa ne voulut pas laisser courir après qu’elle eut cessé d’en être curieuse, il n’a point envie de s’en aller : pas du tout ! mais il se félicite d’avoir devant lui une courte vie « intéressante ; » il a pitié des « misérables petites vies » que traînent ses camarades, officiers comme lui, dans des villes de garnison. Vignerte méprise la mélancolie de Musset, probablement aussi la tristesse d’Olympio et tout cela qui est du temps perdu : il estime les adolescents de Balzac, venus de province à Paris, bien résolus à conquérir la capitale. Saint-Avit ne hait pas Fabrice de la Chartreuse de Parme et n’écarte le souvenir de ce hardi garçon que pour n’avoir pas l’humiliant chagrin de l’imiter. Vignerte et Saint-Avit ne consentent à imiter personne et toléreraient mal la pensée que le monde est vieux et qu’on y recommence toujours la même aventure à peine un peu changée par l’effort de chacun. Saint-Avit s’est échappé du programme qu’Antinéa inflige à ses amants. A-t-il peur de mourir ? Mais non ! C’est l’assurance de mourir et c’est le programme si régulier qui lui semble fastidieux. Sa fuite ne le dispense pas du risque de mourir et lui remplace une certitude morne par le risque, plus aguichant. Une petite négresse, Tanit-Zerga, plus belle que la nuit, l’accompagne et meurt dans le désert atroce illuminé de mirages. Un couteau de chasse est l’instrument qu’il emploie pour creuser une fosse dans le sable : « Quand tout fut prêt, je voulus revoir le cher petit visage. J’eus une courte défaillance. Vite, je ramenai sur la face brune le haïk blanc et je déposai dans la fosse le corps de l’enfant… » C’est un peu la mort d’Atala ; c’est un peu la mort de Manon Lescaut. Saint-Avit, par bonheur, n’y songe pas : autrement, il n’aurait point enseveli Tanit-Zerga. Mais Gale, une mangouste, avait suivi Tanit-Zerga dans le désert : « Et je voulus la caresser. Elle me mordit la main, puis, ayant sauté dans la fosse, se mit à gratter, écartant furieusement le sable… » De sa carabine, Saint-Avit tue la mangouste ; puis il la couche sur le cou de Tanit-Zerga. Et ce ne sont plus les funérailles d’Atala ou de Manon Lescaut : la nouveauté de la vie et de la mort est sauvée ! Saint-Avit retournera au palais d’Antinéa, mourir après un temps de brèves délices : « Je ne veux, dit-il, rien savoir d’autre, ni si les champs fleurissent, ni ce qu’il adviendra du simulacre humain. Je ne veux pas le savoir. Ou plutôt, c’est parce que j’ai une vision trop exacte de cet avenir que je prétends m’anéantir dans la seule destinée qui en vaille la peine : une nature insondée et vierge, un amour mystérieux… » Vignerte et Saint-Avit sont de jeunes hommes que leur énergie amuse et qui pratiquent éperdument cette vertu, célèbre dans l’Italie de la Renaissance : la virtù, qui n’est pas ce que les personnes douces et craintives entendent par la vertu.

Je me souviens qu’au début de la guerre, dans une réunion d’amis, quelqu’un demandait : « Combien de temps y a-t-Q entre le moment où l’on amorce la grenade, avant de la lancer, et le moment où elle éclate ? — Deux ou trois secondes. » Un romancier, le maître du roman psychologique, dit : « Évidemment, ce n’est pas une arme pour Amiel ! » La guerre n’était pas une aventure pour Amiel ; et ce n’est pas au milieu des catastrophes que la méditation trouve ses favorables circonstances.

Peut-être n’a-t-on pas eu raison d’attendre, pour les lendemains de la guerre, une littérature extrêmement réfléchie. Peut-être aussi, à la guerre, les combattants ont-ils vu la psychologie ancienne en défaut, les âmes réagir et agir d’une autre façon, plus soudaine et capricieuse, moins raisonnable, et enfin les spontanéités supprimer les dialectiques. Peut-être la philosophie, qu’un sage a définie la méditation de la mort, parut-elle une chose un peu ridicule et comique, sur les champs de bataille où l’on mourait si promptement et sans nulle méditation préliminaire. Nous ne sommes pas informés à merveille des sentiments, des opinions et des velléités auxquels a pu donner lieu la vie extraordinaire que notre jeunesse a menée pendant plus de quatre ans. Ce que j’essaye d’analyser n’est qu’incertitude ; et, si je le fais avec maladresse, au moins faut-il accueillir avec aménité ce qui nous déconcerte : une littérature imprévue, en tout cas, nous la désirions.

Si les jeunes écrivains ont le goût du romanesque, peut-être l’ancien roman devenait-il ennuyeux. Sans doute n’ont-ils pas tort de vouloir que la littérature soit amusante : ils nous ramènent à une vérité qu’on n’aurait pas dû méconnaître. Et s’ils ne chargent pas la littérature et le roman du soin de répandre des idées, les moralistes eux-mêmes s’en consoleront, notant que la littérature, avec tout son grand zèle, répandait beaucoup plus de folie que de bon sens. Et puis, l’apostolat n’est pas exactement l’affaire de la littérature. C’est aux époques de désordre, que tout le monde se mêle de gouverner le pays, les masses, les consciences : mieux vaut confier ce travail aux spécialistes, plutôt qu’à des romanciers ou poètes. Peut-être nos jeunes écrivains croient-ils le temps de l’ordre commencé ; laissant à qui de droit la métaphysique, la philosophie sociale et morale, enfin la recherche des magistrales disciplines, peut-être nous feront-ils présent d’une littérature sagement anodine et délicieusement divertissante.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Sous les mers, par Gérard Bauër, préface de Paul Bourget (l’Édition française illustrée) ; — Kœnigsmark, par Pierre Benoit (Emile-Paul) ; du même auteur, l’Atlandide (Albin Michel).