Revue littéraire - Trois romans

Revue littéraire - Trois romans
Revue des Deux Mondes3e période, tome 80 (p. 202-213).
REVUE LITTÉRAIRE

TROIS ROMANS.

André Cornélis, par M. Paul Bourget. Paris, 1887 j A. Lemerre. — Jeanne Avril, par M. Robert de Bonnières. Paris, 1887; Ollendorff. — Mont-Oriol, par M. Guy de Maupassant. Paris, 1887; Havard.

Aux récens romans de MM. Paul Bourget, Robert de Bonnières et Guy de Maupassant, j’aurais aimé pouvoir joindre, si leur éditeur l’eût voulu, pour en parler en même temps, un roman aussi de M. Henry Rabusson, et un roman de Pierre Loti. Ce n’est point, à vrai dire, qu’il y ait entre eux cinq tant de ressemblances, ni si grandes; et même, en y regardant bien, je ne leur vois guère de commun qu’un ou deux traits : ils sont jeunes tous les cinq, et tous les cinq ils font ou ils cherchent à faire autrement que l’on ne faisait avant eux. Mais, en faisant autrement, font-ils mieux? ou font-ils même autrement? Le roman romanesque, ce genre extravagant et charmant qui fut celui de Balzac et de George Sand, est-il aussi complètement épuisé qu’ils voudraient bien nous le faire croire? leur roman vrai, ce roman de la vie réelle, vivant et vécu, qu’ils ont la louable ambition d’écrire, n’a-t-il pas aussi lui, comme l’autre, ses moyens, ses procédés, ses conventions, qu’ils n’ont pas, je pense, inventés? et, tout originaux qu’ils soient enfin, ou plutôt personnels, si cependant je puis dire, avec leur permission, qu’ils ne nous ont rien donné encore où ils soient tout entiers, que pouvons-nous du moins augurer d’eux pour l’avenir, — et quand je dis « pour eux, » j’entends surtout pour nous? Mais, puisque je ne saurais examiner aujourd’hui ces questions, sans faire tort de tout ce qu’ils m’apporteraient de secours pour y répondre, tant à l’auteur de Mon Frère Yves et de Pêcheur d’Islande, qu’à celui de Dans le Monde et de l’Aventure de Mlle de Saint-Alais, je me contenterai de les avoir indiquées, sauf quelque jour à y revenir, et je dirai seulement quelques mots d’André Cornélis, de Jeanne Avril et de Mont-Oriol.

Un grand avantage de la réclame, — car il faut essayer de prendre les pires choses par leurs meilleurs côtés, — C’est qu’elle fait plaisir aux auteurs, et puis c’est qu’elle décharge la critique de l’ancienne et fastidieuse obligation d’analyser ou « d’extraire » les œuvres, comme disaient nos pères. Grâce à elle, en effet, depuis un mois qu’il a paru, si tout le monde n’a pas lu, tout le monde connaît André Cornélis. Les uns ont dit que c’était Hamlet ; les autres que c’était Crime et Châtiment ; ce pourrait être encore, si l’on le voulait, David Copperfield ; et, quoi que ce soit d’ailleurs, c’est en tout cas une œuvre tout à fait distinguée. Le mot n’est pas heureux, je le sais; on l’a mis à tant d’usages! de qui et de quoi n’a-t-on pas dit qu’il était distingué? Mais je n’en vois pas de meilleur pour caractériser le roman de M. Paul Bourget, et pour en faire à la fois l’éloge et la critique. Oui, c’est une œuvre tout à fait distinguée, je le répète, qu’André Cornélis; une œuvre où tout est distingué, les toilettes et le mobilier, le langage et les mœurs; où tous les hommes « s’habillent comme à Londres, » ce qui est le comble de la distinction, » où les femmes ont « des porteplumes en or, avec une perle blanche à leur extrémité » ce qui n’est pas moins riche que distingué; et où l’assassin même, à lui seul, serait plus distingué enfin que tout le reste, — si l’esprit, si le talent, si l’art de M. Paul Bourget ne l’étaient encore davantage.

L’aurions-nous peut-être déjà dit ? Ce nous serait alors un plaisir que de le redire : parmi nos jeunes romanciers, nul n’a donc l’esprit plus ouvert, l’intelligence plus cultivée, nul ne sait plus de choses, n’a plus lu, n’a mieux lu, plus médité sur ce qu’il avait lu, ne l’a plus approfondi, ne se l’est plus complètement assimilé ni plus intimement que M. Paul Bourget. De l’expérience de ses lectures, avec quelques dispositions particulières, soigneusement entretenues, il s’est fait une originalité laborieuse, compliquée surtout, mais réelle; et une personnalité dont on pourrait bien dire qu’elle a pris en lui la place de la première et de la véritable, une personnalité substituée, mais rare, mais intéressante, mais précieuse et aristocratique. Si jamais quelqu’un nous donne le roman jadis rêvé par M. de Goncourt, ce roman « observé dans le milieu des élégances de la Richesse, du Pouvoir, — Les majuscules sont de M. de Goncourt, — Et de la suprême bonne compagnie, » ce sera sans doute l’auteur de Cruelle Énigme, de Crime d’amour et d’André Cornélis, ce sera M. Paul Bourget. A deux conditions cependant: la première que, nous ayant conté deux ou trois fois déjà les petites misères de sa vie de collège, misères vulgaires, peu distinguées, il ne nous les contera plus; et la seconde, qu’il dissimulera mieux qu’il ne l’a su faire, et notamment dans André Cornelis, une admiration un peu puérile des élégances de la vie parisienne. Trop « d’étoffes drapées » dans André Cornélis, trop de « costumes du matin, » trop de « nécessaires de toilettes. » Nous ne sommes pas si curieux de savoir que le pied de la reine Gertrude était « chaussé d’un bas couleur pensée, » ni que la brosse à ongles d’Hamlet était « en vermeil, avec son chiffre en relief. » Mais ces affectations n’empêchent pas qu’avec une pénétration qui va souvent jusqu’à la profondeur, M. Paul Bourget n’excelle dans l’analyse de certains sentimens complexes et subtils, et des nuances mêmes de ces sentimens. De même que, d’ailleurs, certaines plantes rares et un peu vénéneuses ne poussent leurs fleurs que dans la chaude et humide atmosphère des serres, il faut reconnaître que ces sentimens ne se développent, avec la délicatesse et la diversité de leurs nuances, que dans les milieux préférés de M. Paul Bourget. Et c’est pourquoi, si jamais il acquiert une largeur ou une franchise de style qui lui manque encore, s’il réussit à traduire dans une langue moins spéciale ou moins tourmentée, plus approchée de l’usage commun, moins scientifique, plus littéraire, les découvertes ou les inventions de sa psychologie, il aura mérité, du moins à titre de psychologue, tous les éloges dont je craindrais, — si sa tête était moins solide, — qu’on ne l’eût un peu prématurément accablé.

Le malheur, cependant, c’est que ce qui est si distingué risque fort aussi d’être artificiel; et que l’exception n’est pas la matière de l’art, parce qu’elle n’est pas l’étoffe de la vie. On a déjà fait remarquer, et avec raison, qu’il nous était bien difficile, à nous, dont on n’a pas assassiné le père pour épouser la mère, d’admirer autant que nous le voudrions, dans André Cornélis, la vérité de l’observation et la profondeur de la psychologie. Car enfin, comme disait. M. Jules Lemaître[1], de pareilles hypothèses nous prennent au dépourvu, et M. Paul Bourget a peut-être bien VII, mais peut être aussi qu’il a mal vu. Mais accordons qu’il ait bien vu; supposons que, comme certains portraits déclarent d’eux-mêmes leur ressemblance, ainsi, les notations psychologiques de M. Paul Bourget portent avec elles-mêmes la preuve de leur exactitude; et quoique enfin, pour ma part, je n’aie pu dans André Cornélis m’intéresser vivement à rien ni à personne, — si ce n’est à M. Bourget, — admettons que tout y soit rigoureusement conforme aux «données actuelles de la science de l’esprit. » Voici du moins ce qui demeure vrai, ce qui l’est d’André Cornélis comme de Crime d’amour et comme de Cruelle Énigme : c’est qu’à mesure que les personnages de M. Paul Bourget s’expliquent, ils se compliquent, et, de singuliers qu’ils étaient, deviennent finalement uniques. Chaque trait qu’il ajoute à la physionomie morale d’André Cornélis, de sa mère, de M. Termonde, en les particularisant davantage, les rend plus différens d’eux-mêmes, de leurs contemporains, de cette humanité moyenne qui est après tout la mesure des héros du roman comme de ceux du drame. Et l’on dirait un anatomiste qui, dans chaque fibre de ses sujets que son scalpel met à nu, découvre une rareté nouvelle, — sans compter l’occasion d’étaler sa science et de faire admirer l’agilité, la délicatesse, la sûreté de sa main. Dans ce roman de trois cent cinquante pages, il n’y a que la tante Louise qui soit vraiment humaine, vraiment réelle, vraiment vivante, et parce qu’en effet, c’est à peu près le seul personnage que M. Paul Bourget, pour le mieux étudier, n’ait pas commencé par ouvrir, et conséquemment par tuer.

Dirai-je que par là les romans de M. Paul Bourget ne me rappellent nullement ceux de Stendhal, — qu’aussi bien j’admire très modérément, — mais plutôt ceux de Marivaux; et je ne pense pas que la comparaison soit pour le blesser? C’est curieux, c’est neuf, c’est pourtant vrai, c’est même parfois profond quand on commence, et très intéressant; au bout de cinquante pages, c’est encore plus neuf, c’est déjà moins vrai, c’est toujours plus profond; mais quand on arrive à la deux-centième, on n’y peut plus tenir; et l’intérêt a si bien disparu, que Marivaux lui-même n’a jamais eu le courage de terminer sa Marianne ou son Paysan parvenu. Mettez maintenant toutes les différences qu’il convient d’y mettre : M. Paul Bourget termine toujours ses romans; il est d’ailleurs de son temps, beaucoup plus instruit, plus savant que Marivaux, plus intéressant lui-même, pour toute sorte de raisons; il parle une langue moins affétée, moins précieuse, quoiqu’il y eût fort à dire, plus voisine de la nôtre; mais il est bien de la famille. Comme de ceux de son prédécesseur, la vie se retire de ses romans à mesure que la psychologie au contraire y prend plus de place; trop préoccupés d’observer en eux-mêmes les lois de la substitution ou de la renaissance et de l’effacement des images, les Cornèlis et les Termonde en oublient d’exister; et nous, — avec une secrète espérance d’en avoir le démenti, — nous nous demandons si M. Paul Bourget, en appliquant ses rares facultés au roman, en fait vraiment le meilleur et le plus heureux emploi? Car nous craignons que certains dons lui manquent, lesquels seront toujours utiles, nécessaires même au romancier. « Tandis qu’elle s’occupait à étudier avec une enfantine coquetterie les attitudes propres à traduire son émotion, elle laissait cette émotion elle-même s’en aller de son cœur. » C’est M. Paul Bourget qui nous parle ainsi de Mme Termonde; et lui, pourrait-on dire, tandis qu’il étudiait son art et qu’il s’appliquait aux moyens de traduire ses pensées, il négligeait d’étudier la vie même. On ne lui a point précisément reproché d’avoir pris l’idée ou le point de départ de son André Cornélis dans une affaire criminelle qui fit quelque bruit en son temps; on a fait bien pis : on a prétendu l’en justifier! Mais plût aux dieux qu’il ne se fût pas écarté de la réalité, qu’il eût fait une fois une étude d’après le vif, qu’il n’eût pas quitté la nature d’un pas, que ses lectures, et sa science, et sa conception de la vie, et son esthétique du roman ne fussent pas venues, ici comme toujours, s’interposer entre la vie et lui. Au lieu d’anatomiser ses modèles, puisque c’est son mot, oui, plût aux dieux qu’il les copiât, qu’il les reproduisît tels quels, avec tout ce qu’ils pourraient avoir d’incohérent, d’illogique au besoin, mais de vivant au moins ! Je comprends les personnages de M. Paul Bourget, j’entre même dans leurs sentimens, je le crois, je m’en flatte peut-être, mais je me plains de ne pas les voir. C’est la vie démontée, expliquée, analysée, c’en est le mécanisme et c’en est les rouages, ce n’est pas la vie directement vue, ni par conséquent fidèlement imitée. S’il pouvait un jour sortir de lui-même, s’oublier, oublier ses méthodes, se laisser prendre bonnement aux choses, n’y vouloir pas mettre une profondeur qu’elles ne comportent pas toujours, ou, quand elles la comportent, s’en fier à nous, critiques, de la faire apercevoir aux lecteurs; s’il pouvait contempler la vie face à face; s’il pouvait!.. mais le pourra-t-il? C’est là le point, et, pour être franc, M. Bourget en est moins prés avec son André Cornélis qu’il n’en était l’année dernière avec son Crime d’amour.

Qu’il y ait, d’ailleurs, de rares qualités dans André Cornélis, nous le savons et nous en convenons volontiers. Extrêmement simple, la composition en est extrêmement forte. La diversité des mobiles successifs qui finissent par pousser André Cornélis jusqu’au meurtre en fait le seul lien; et cette succession même, — M. Paul Bourget dirait cette évolution, — est beaucoup plus qu’habilement observée. C’est encore un joli tableau que celui du modeste intérieur de la tante Louise; et le récit de la mort de l’excellente vieille fille aurait quelque chose de vraiment émouvant, si le monologue sentimental d’André Cornélis, tout à la fin, ne le venait gâter. D’ailleurs, d’une manière générale, le style de M. Paul Bourget est plus simple ici, moins embarrassé que dans ses précédens romans, plus personnel aussi, plus dégagé de l’imitation de ses maîtres. Mais on ne peut tout dire; — Et puis, comme disait déjà Rivarol, si c’est les « beautés » qu’une critique indulgente doit faire ressortir dans le Maître de forges ou dans la Comtesse Sarah, c’est les défauts qu’une critique impartiale doit signaler dans André Cornélis et dans Crime d’amour.

Ceci nous met à l’aise pour parler de Jeanne Avril et de M. Robert de Bonnières. L’auteur des Monach et de Jeanne Avril n’a pas sans doute les rares qualités de M. Paul Bourget, mais il en a d’autres, et, en particulier, il a le don de la vie. C’est par la composition qu’il manque, dans le choix des moyens, par l’expérience aussi de son art. Vivement attiré par le spectacle mouvant de la réalité, d’autant plus vivement que, ce qu’il sait voir il sait aussi le rendre, — Et d’une manière à laquelle je ne reprocherais que de n’être pas encore tout à fait assez libre de l’imitation de Flaubert, — M. Robert de Bonnières ne sait pas résister à la tentation de tout voir et de tout dire. Il y a du reportage, ou, comme on dit encore aujourd’hui, de l’indiscrétion parisienne, dans le fait de M. de Bonnières ; et il en résulte dans ses romans de l’encombrement, de la confusion, trop d’épisodes, peut-être aussi trop de personnages, et, pour le lecteur, une certaine difficulté de suivre le récit. De Jeanne Avril comme des Monach, un romancier plus économe, plus avare de ses notes, eût tiré trois ou quatre romans; car ils y sont, et même ils s’y entr’aident; mais c’est le lien qui n’est pas assez fort, en même temps qu’assez souple, c’est le plan qui n’est pas assez simple ni d’une lecture assez claire. Avec cela, des gaucheries, des défaillances d’exécution, et, pour les masquer, d’imprudentes audaces. Je ne demanderai point à M. de Bonnières sur quelle plage à la mode la malheureuse Mme Avril a donné le spectacle de ses ridicules amours avec M. du Breuil ; il me le dirait, avec les noms, avec la date ; mais le récit n’en est pas assez habilement conduit, d’une main assez légère, assez experte, assez adroite. Il semble que le cas de M. Robert de Bonnières soit précisément inverse de celui de M. Paul Bourget. Si M. Bourget ne voit point, ne sait point voir la réalité, si quelque chose, comme nous disions, entre elle et lui, s’interpose toujours, M. de Bonnières, qui la voit très bien, ne sait pas toujours la transposer dans le mode ou le ton qu’il faudrait pour nous la rendre vraisemblable. Mme Termonde n’était point assez réelle, et je me plaignais de ne la point voir; Mme Avril l’est trop, elle me montre trop de choses, et qu’elle aurait mieux fait de cacher. Il y a trop de psychologie dans le roman de M. Bourget, mais il y a trop de réalisme encore dans celui de M. de Bannières.

Mais, en revanche, comme tout y vit ! ou pour mieux dire, et si l’on veut bien me passer à mon tour un peu de réalisme, comme tout y grouille ! Qu’elle est bien imitée, cette confusion de mœurs au milieu de laquelle nous respirons aujourd’hui comme dans une atmosphère naturelle ! Et qu’ils sont bien traités, sans que M. de Bonnières ait presque l’air d’y toucher, ces ridicules qui sont les nôtres ! À la vérité, ce sont les ridicules d’aujourd’hui, qui ne seront plus ceux de demain ; c’est la peinture de ce que nous nous montrons, de ce que nous voudrions être crus, autant ou plus que de ce que nous sommes ; le moraliste n’enfonce pas très avant, il se joue spirituellement à la surface des choses. Et, en effet, toute ressemblante qu’elle soit, ce serait un grave reproche à faire à M. de Bonnières, s’il avait traité la peinture pour elle-même. Mais elle ne sert que d’accessoire, en quelque sorte, ou de fond à l’un des plus jolis portraits de jeune fille qu’il nous souvienne d’avoir vus dans le roman contemporain. Là est le mérite singulier, vraiment original, du roman de M. de Bonnières. Ce qui se passe dans une imagination de jeune fille, le premier éveil de la curiosité féminine, la première tentation de l’amour, ce premier regard, ardent, avide et étonné, jeté par l’enfant de quinze ans sur le monde, sur la vie, sur la réalité ; la première désillusion et les premiers triomphes ; les premières leçons de l’expérience, le premier désespoir ; et, après la révolte, la soumission enfin et la résignation à la vie, le rêve évanoui, l’imagination rapetissée et domptée ; voilà le sujet difficile entre tous que M. de Bonnières a voulu traiter. Mais pour juger comment il y a réussi et, pour y réussir, ce qu’il fallait de tact et d’esprit, je ne demande au lecteur que de bien peser les difficultés, de se rendre compte qu’il s’agissait pendant tout un volume de gouverner entre deux écueils, qu’en dire trop peu, c’était risquer de tomber dans l’insignifiance ou dans la niaiserie, mais qu’en dire trop, c’était attirer à soi la foule de nos mauvais plaisans, sans parler du danger de choquer, de blesser, d’irriter les préjugés mondains. M. de Bonnières ne s’en est pas tiré seulement avec talent, mais avec adresse, et, puisque la réclame, trop occupée d’André Cornélis d’une part, et de Mont-Oriol de l’autre, ne l’a pas assez dit, c’était à nous de le dire. Les Monach ont fait plus de bruit, pour diverses raisons, dont la plupart étaient médiocrement littéraires ; Jeanne Avril n’est pas moins une œuvre bien supérieure aux Monach, et quand ce ne serait que pour le seul motif que nous disions tout à l’heure. Les Monach n’étaient qu’un tableau de mœurs, — peut-être aussi de la satire sociale, — mais qu’est-ce qu’un tableau de mœurs quand les mœurs qui lui servaient de modèle ont elles-mêmes disparu ? un document pour l’historien, c’est-à-dire assez peu de chose. Jeanne Avril est quelque chose de plus, et mieux qu’un tableau de mœurs : c’est un roman de caractères.

J’ai dit, « peut-être aussi de la satire sociale ; » c’est qu’en effet, je veux faire à ce propos une dernière critique à M. de Bonnières. Lui qui jadis, dans ses Mémoires d’aujourd’hui, s’était montré hardi jusqu’à l’injustice, on ne voit pas très bien, dans ses romans, ce qu’il ose et ce qu’il n’ose pas. Observateur pénétrant, spirituel et un peu méchant des mœurs de son temps, on dirait qu’il a peur de laisser dégénérer son observation en satire, et qu’avec les bénéfices de la malice et de l’esprit il voudrait encore cumuler ceux de l’innocence. Simple naturaliste, s’il se contentait de peindre la réalité comme elle s’offre à lui, sans y rien ajouter de lui-même, ou seulement sans la juger, on n’aurait rien à dire, mais on sent qu’il la juge, et alors, ce qu’il ne dit pas avec assez de franchise ou de netteté, c’est comment il la juge. « Cacher sa propre opinion sur les personnages que l’on met en scène, laisser par conséquent le lecteur incertain sur l’opinion qu’il en doit avoir, c’est vouloir n’être pas compris, et, dès lors, le lecteur vous quitte; car, s’il veut entendre l’histoire que vous lui racontez, c’est à la condition que vous lui montriez clairement que celui-ci est un fort et celui-là un faible. » j’oserai conseiller à M. de Bonnières de méditer cette excellente leçon que donnait un jour George Sand à Gustave Flaubert. On ne demande pas au romancier d’intervenir de sa personne dans l’explication ou le commentaire de son œuvre, pour y souligner des intentions qui doivent être assez claires d’elles-mêmes. Encore bien moins lui demande-t-on de se mettre lui-même et constamment en scène, et de se confesser dans ses propres héros. On aime toutefois qu’il ne laisse subsister aucun doute sur ses intentions, et l’on tient à savoir ce qu’il pense de ses personnages. C’est une question de moyens et de procédés d’art à trouver. Dans Jeanne Avril comme dans les Monach, les malices de M. de Bonnières ont quelque chose encore de trop enveloppé; ou plutôt, à voir l’impassibilité de l’observateur, — et j’espère que l’observation lui sera plus sensible sous cette forme, — ou ne sait pas toujours si ce sont des malices.

Que M. Guy de Maupassant doive, au contraire, lui, la meilleure part de son succès à cette largeur, à cette franchise, à cette belle et tranquille audace d’exécution qui caractérisent son talent, c’est ce qui ne me parait guère douteux. Tout au rebours de M. Bourget, les sujets qu’aime à traiter M. de Maupassant n’ont rien de distingué, quand encore ils ne sont pas volontairement et gratuitement vulgaires. Mais au moins, quand il nous raconte, à sa manière sobre et forte, l’histoire de la Petite Roque ou celle de Monsieur Parent, on n’hésite pas plus sur ses vraies intentions que sur celles de Flaubert alors qu’il écrivait Bouvard et Pécuchet. C’est de la caricature, de la caricature amère et méprisante, c’est plus et c’est pis que cela : c’est un jugement ironique et d’ailleurs discutable, mais décisif sur l’homme et sur la vie; et c’est comme si l’on disait qu’il se dégage toujours d’un roman de M. de Maupassant quelque chose de supérieur à son œuvre et à lui-même. On retrouvera dans Mont-Oriol cette qualité maitresse du talent de M. de Maupassant, on y en trouvera d’autres, assez nouvelles chez lui ; on y trouvera je ne sais quel air aussi de négligence dont il fera bien de se garder.

Sachons lui gré d’abord d’avoir choisi pour une fois son sujet et ses personnages dans un monde où nous les pouvons suivre non-seulement sans répugnance, mais encore avec plaisir. Dans quelque monde que se passent les histoires d’amour, et de quelque beau nom que se décore le désir, nous le savons, c’est toujours la même histoire, comme le même dénoûment ; mais la manière importe beaucoup; et, dans la plupart des précédens romans de M. de Maupassant, il faut avouer qu’elle manquait de civilité. Tout aussi fort qu’Une Vie ou que Bel-Ami lui-même, Mont-Oriol est plus convenable. Puisse l’auteur me pardonner ce mot et cette façon de le louer! Aussi bien m’empresserai-je d’ajouter que les hardiesses ne manquent point dans ce Mont-Oriol, ni même encore, par endroits, quelque crudité de termes. Mais, crudités ou hardiesses, je n’en voudrais rien retrancher cette fois, parce qu’on n’en retrancherait rien sans beaucoup nuire à l’effet, à la valeur réelle, et à la psychologie du roman. Car M. de Maupassant a sa psychologie, lui aussi, comme M. de Bonnières et comme M. Bourget : elle est seulement plus physiologique, et comme telle plus scientifique, si nous en voulons croire au moins les philosophes : c’est de la physio-psychologie. Avec une promptitude et une sûreté remarquables, M. de Maupassant va droit aux mobiles élémentaires, et généralement un peu grossiers, qui font agir ses personnages ; mais, en y allant, il se donne le plaisir cruel de les dépouiller des sentimens factices et de la morale conventionnelle dont ils s’enveloppaient. Ou encore, quand il les emprunte à la réalité pour les transporter dans ses nouvelles ou dans ses romans, l’imitation est si parfaite et la copie si semblable à l’original qu’elle en reproduit jusqu’à ce que l’on n’en voyait pas. Vous diriez de ces épreuves dont on ne découvre tout le détail qu’en les développant, et qui servent de la sorte à contrôler la réalité même dont on eût cru qu’elles n’étaient que l’image. D’autres ont d’autres qualités, mais celle-ci, et à ce degré, je ne la vois aujourd’hui que chez M. de Maupassant, et je la vois mieux dans Mont-Oriol que dans Bel-Ami, parce que les modèles y étaient plus complexes et par conséquent plus difficiles à saisir.

C’est dommage que M. de Maupassant n’ait pas assez profondément étudié ou médité son sujet. Il voulait nous montrer quelque chose de bien moderne, comme on dit aujourd’hui, la vie naissante d’une ville d’eaux, l’invention de la source, les faiseurs aussitôt accourus des quatre points de l’horizon, les indigènes atteints à leur tour de la fièvre des spéculations, l’inauguration solennelle de l’établissement des bains, avec musique, discours, bénédiction et bal au nouveau casino ; les médecins, les journaux, les actionnaires surtout célébrant à l’envi l’efficacité des eaux de Mont-Oriol, et les baigneurs en revenant enfin plus malades qu’ils n’y étaient allés, — Comme si c’étaient de vieilles eaux, de très vieilles eaux, déjà mortelles du temps des Romains. Une histoire d’amour s’y mêlait, deux histoires, trois histoires qui se terminaient comme elles pouvaient, comme elles se terminent dans la réalité: par le mariage ou par l’abandon, rarement par la mort, qui ne termine rien, si ce n’est peut-être la vie. Je crois enfin que M. de Maupassant s’était promis aussi de nous égayer aux dépens de la médecine, qu’assurément il respecte, mais dont il se défie... Et tout cela commençait bien, simplement et naturellement; mais tout cela, je ne sais pourquoi, est demeuré comme à l’état d’ébauche, ou, à vrai dire, de chronique. Le roman de M. de Maupassant n’est que la chronique au jour le jour du sujet dont nous nous attendions qu’il nous donnerait l’étude.

Avec aisance, et surtout avec une clarté parfaite, quels que soient le nombre des personnages et la diversité des épisodes, M. de Maupassant prend, quitte, reprend tour à tour les différentes parties de son sujet, s’arrête ici, s’arrête là, jamais longtemps au même lieu, s’amuse ou se soulage lui-même en quelque scène d’un comique hardi, nous fait toucher au doigt le ressort d’un caractère, esquisse un paysage au courant de la plume, et, d’un mouvement rapide, nous entraîne vers le dénoûment. Mais c’est bien de la chronique, et la rapidité de ce mouvement même ressemble trop, dans Mont-Oriol, à celle de l’improvisation. Un journaliste, confié par son journal aux bons soins du docteur Bonnefille ou du docteur Latonne, observait le médecin qui croyait l’observer, envoyait à Paris une lettre chaque jour, et, au bout de la saison, elles étaient assez nombreuses en même temps qu’assez divertissantes pour former un roman. Ainsi, du moins, ai-je compris Mont-Oriol. Serait-ce, peut-être, qu’André Cornélis et Jeanne Avril, où l’on sent trop l’effort, m’empêcheraient de sentir ici le prix de la facilité? Je le veux bien; mais je crois tout de même qu’ayant conçu le plan de Mont-Oriol, — car le livre est fort bien composé, — M. de Maupassant l’a rempli peut-être un peu vite, c’est-à-dire un peu négligemment. Quelques-uns de ses personnages en ont souffert: ses médecine, par exemple, encore traités avec l’exagération de la caricature, mais surtout Paul Brétigny, romantique égaré dans le monde où M. de Maupassant nous promène, et qui ne redevient notre contemporain qu’en cessant d’être lui-même, — à la fin du roman.

Il est vrai que les figures de femmes, celle de Christiane Audermait et des deux sœurs Oriol, sont dessinées, en revanche, avec une rare habileté. Et, à ce propos, je me reprocherais fort de ne pas ajouter que, dans Mont-Oriol, la dureté coutumière de M. de Maupassant s’est singulièrement attendrie, et qu’il est demeuré sans doute pessimiste, mais enfin que son pessimisme a souri. Si le marquis de Ravenel, ce gentilhomme bien pensant, « qui confond dans une estime égale et sincère Mahomet, Confucius et Jésus-Christ, » si son fils Gontran, si le banquier William Andermatt, son gendre, si le père Oriol, si les docteurs Bonnefille et Latonne expriment encore, chacun à leur façon, et sans le savoir, l’opinion de M. de Maupassant sur la vie, cependant des scènes aimables ou souriantes, presque passionnées, émouvantes en tout cas, font diversion, dans Mont-Oriol, à cette perpétuelle ironie qui nous attristait dans Une Vie comme dans Bel-Ami. Qui est-ce qui n’est pas pessimiste? M. Paul Bourget a le pessimisme sentimental et apitoyé; d’autres, comme Loti, l’ont poétique et voluptueux; M. de Maupassant l’avait dur et hautain : le meilleur est peut-être encore de l’avoir discret, et il l’est dans Mont-Oriol. Avec son mélange tout humain de force et de faiblesse, d’abandon et de dignité, de tendresse et de désespoir, Christiane Andermatt est charmante; et, pour les sœurs Oriol, pour Charlotte surtout, je ne me rappelle pas que M. de Maupassant nous eût rien tracé d’aussi délicat. Si, pour en faire un petit chef-d’œuvre, il ne faudrait qu’effacer peut-être un ou deux traits de la jolie scène où Charlotte Oriol, abandonnée par Gontran, laisse éclater son chagrin enfantin, la scène finale, et qui clôt le roman même, entre Christiane et Paul Brétigny, est vraiment belle et d’une beauté noble. Ce genre de scènes et l’émotion qu’elles provoquent, — Dont on est assez sûr avec M. de Maupassant qu’elle ne tournera jamais au sentimentalisme, — voilà ce qui manquait encore à ses romans, et voilà ce que nous sommes heureux de signaler dans Mont-Oriol.

Est-ce la fin du naturalisme, tel du moins que certains romanciers l’ont compris trop longtemps, étroitement borné, dans le choix de ses sujets comme dans ses moyens d’expression, au bas comique et à la grossièreté? Nous l’espérons au moins. Les querelles d’école ne sont point si stériles ni si vaines que l’on dit; mais enfin elles ont leur temps. Lorsque les romantiques eurent accompli leur tâche, un romantique survint, il s’appelait Gustave Flaubert, qui fit lui seul beaucoup plus contre eux, avec Madame Bovary, qu’aucun classique ou pseudo-classique, en enrageant, ne l’avait pu trente ans durant. Maintenant que le naturalisme à son tour a terminé sa besogne, qui n’était point tout à fait inutile, qui laissera certainement sa trace dans l’histoire de l’art contemporain, — sa trace et ses fumées, — il n’appartient d’en triompher enfin et de l’achever qu’à un naturaliste. Celui-ci d’ailleurs n’aura pour cela que peu de chose à faire, puisque en se souvenant que la vie est la substance de l’art, et qu’il faut commencer par l’étudier pour la peindre, il n’aura qu’à ne la point mutiler ou la déshonorer avant de l’étudier. Et si d’ailleurs on disait que ce peu de chose est encore beaucoup, nous avons assez de confiance dans le talent de M. de Maupassant pour ne point douter qu’il y réussisse dès qu’il le voudra.

Aussi bien est-ce là que tendent, comme lui, M. Robert de Bonnières et M. Paul Bourget. Depuis tantôt quinze ou vingt ans que le roman s’est exercé à reproduire ce qu’il y a de plus laid dans l’humanité, de plus vulgaire ou de plus bas, mais aussi de plus facile à rendre comme à voir, le moment est venu de chercher autre chose, et de nous présenter un portrait plus ressemblant de l’homme contemporain. Dirai-je là-dessus que je crains que M. de Bonnières ne le cherche trop autour de lui, un peu partout, comme à tâtons; M. Bourget trop en lui-même, presque en lui seul, ou dans les livres ; M. de Maupassant, pas assez ni peut-être avec assez d’inquiétude? M. de Maupassant est le mieux doué des trois, celui qui doit le moins à l’étude, le plus à la nature, et s’y fie un peu trop ; M. de Bonnières est le plus curieux, peut-être bien le mieux informé, mais aussi le plus épars; M. Bourget est le plus profond et surtout le plus habile à l’expression des idées générales, il est encore le plus subtil. Si l’on pouvait persuader à M. Bourget qu’en dépit des apparences la réalité n’est pas si complexe qu’il a l’air de le croire, si énigmatique ou si mystérieuse; à M. de Maupassant, au contraire, qu’elle n’est pas aussi simple et que l’on n’en touche pas si aisément le fond ; à M. de Bonnières enfin que, s’il y a bien quelques différences d’un homme à un autre homme, il ne laisse pourtant d’y avoir entre eux quelques ressemblances, quelques rapports au moins, je pense qu’on les aurait beaucoup approchés tous les trois du but qu’ils poursuivent. Et en parlant ici de Jeanne Avril, d’André Cornélis et de Mont-Oriol, on n’a point voulu faire autre chose. Par la distinction, par un sentiment plus juste de la complexité de la vie, par l’émotion enfin, l’idéal, comme on l’appelait jadis, est en train de rentrer dans le roman, — mais un autre idéal, moins artificiel, moins conventionnel que l’ancien, un idéal plus réel, si l’on peut ainsi dire; moins poétique, mais moins invraisemblable; et moins élevé, mais beaucoup plus humain.


F. BRUNETIERE.

  1. Les Contemporains, par M. Jules Lemaître, 3e série. Paris, 1887; Lecène et Oudin.