Revue littéraire - Symbolistes et Décadens

Revue littéraire - Symbolistes et Décadens
Revue des Deux Mondes3e période, tome 90 (p. 213-226).
REVUE LITTERAIRE

SYMBOLISTES ET DECADENS.

Il y a déjà longtemps que j’aurais voulu, que j’aurais dû peut-être parler d’eux ; et, comme ils sont féconds, comme ils sont bruyans aussi, les occasions ne m’en eussent pas manqué. Mais, comme ils sont jeunes, à l’exception d’un ou deux, comme ils ne sont point tout à fait dépourvus de talent, comme ils paraissent avoir, sur quelques points d’esthétique et d’histoire, des idées qui seraient justes si elles étaient mieux équilibrées, j’attendais toujours, et je me flattais, dans ma naïveté, qu’aux moyens qu’ils ont pris de provoquer l’attention, charlatanesques et funambulesques, ils en joindraient enfin de légitimes, pour la retenir et la fixer. Car, il est bien de se moquer du monde, et même cela passe en France pour une forme de l’esprit, mais cela ne saurait suffire toujours, et, après le temps de rire, il y a celui d’être sérieux. J’appréciais donc à leur valeur, qui n’est pas ce qu’on appelle grande, mais qui est rare et singulière, les Fêtes galantes et les Romances sans paroles de M. Paul Verlaine, sa Sagesse et son Amour; j’appréciais l’Hèrodiade et l’Après-midi d’un faune de M. Stéphane Mallarmé, les Complaintes de M. Jules Laforgue, les Cantilènes de M. Jean Moréas; et voire les Palais nomades de M. Gustave Kahn, les Cygnes ou l’Ancœus de M. Francis Vielé-Griffin. Ce sont là, je crois, presque tous les maîtres ou tous les futurs grands hommes de la « décadence. » M. René Ghil n’en est plus, ni même M. Anatole Baju, quoique pourtant leurs productions ne soient ni moins « abstruses, » ni moins « absconses » que d’autres. Alors pourquoi n’en sont-ils plus? Je les y remets, — au nom du besoin que j’en ai...

Et je lisais encore le Thé chez Miranda, de M. Paul Adam, je lisais les Derniers Songes, de M. Francis Poictevin, je lisais la Vogue, la Revue wagnérienne, la Revue indépendante les Hommes du jour, enfin tous les recueils que ces messieurs écrivent « en clair, » avec les mots de la langue ordinaire et de l’usage commun, pour s’encourager, se convaincre, et se congratuler entre eux. Mais j’attendais toujours, et, en vérité, je séchais de ne pas voir venir le chef-d’œuvre qu’on m’avait promis. Il n’est pas encore venu. « Les très nombreuses et incessantes polémiques que suscitèrent depuis trois ans les manifestations du groupe symboliste rappellent les grandes luttes qui, en ce siècle, signalèrent l’essor du romantisme et du naturalisme. » Ainsi s’exprimait, tout récemment, l’auteur d’un Petit Glossaire pour servir à l’intelligence des auteurs décadens; et il n’oubliait qu’un point : c’est que les Jean Moréas ou les Francis Poictevin n’ont pas encore écrit leur Madame Bovary, ou seulement leur Assommoir, les Verlaine et les Mallarmé leurs Orientales ou leur Cromwell. Le Code ne condamne point les crimes en idée, ceux qui n’ont pas au moins reçu, selon ses propres termes, « un commencement d’exécution ; » — et il semble que la critique ne saurait s’occuper des « évolutions » ou des « révolutions » auxquelles, comme à la symbolique ou symboliste, il ne manque, pour être intéressantes, que d’avoir eu lieu.

Elle aurait tort pourtant, et les Décadens en sont la preuve. Sans avoir, En effet, rien produit, j’entends rien de considérable, rien qui vaille la peine d’être étudié pour soi-même, ils ont exercé, ils exercent encore, sur toute une portion de la jeunesse contemporaine, une réelle influence. On croit en eux, — ce qui est d’autant plus remarquable qu’ils n’ont pas l’air d’y croire eux-mêmes, — on trouve en eux des «effets, » des et beautés, » des « profondeurs, » que n’ont point tous les autres; et je me suis laissé conter que, dans le lourd silence de l’étude du soir, après ceux de Baudelaire, ce sont aujourd’hui des vers comme ceux-ci qui charment nos rhétoriciens :


Simplement, comme on verse un parfum sur une flamme
Et comme un soldat répand son sang pour la patrie,
Je voudrais pouvoir mettre mon cœur avec mon âme
Dans un beau; cantique à la sainte Vierge Marie.

Mais je suis, hélas ! un pauvre pécheur trop indigne,
Ma voix hurlerait parmi le chœur des voix des justes :
Ivre encore du vin amer de la terrestre vigne,
Elle pourrait offenser des oreilles augustes.

PAUL VERLAINE (Amour).

j’aimerais mieux, sans doute, par un effet d’une ancienne habitude ; que ces vers n’eussent que douze pieds, comme les autres vers, mais je ne puis méconnaître qu’il y ait là quelque chose d’assez original, dans son affectation de simplicité. Aussi de plus avancés, les Belges, par exemple, en préfèrent-ils d’un peu plus obscurs :


La Vierge, le vivace et le bel aujourd’hui,
Va-t-il nous déchirer avec un coup d’aile ivre
Ce lac dur oublié que hante sous le givre
Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui !

STEPHANE MALLARME (Revue indépendante).


Ce n’est pas, au surplus, qu’il n’y ait encore mieux:


Un peu de blond, un peu de bleu, un peu de blanc.
Pourras-tu revenir dans les soirs, ô vieux Rêve !
L’Andante qui finit pare l’albe de l’Eve,
Un peu de son, des parfums doux et du très lent.

GUSTAVE KAHN (les Palais nomades).


Si d’ailleurs je n’en cite point de M. Charles Vignier, c’est pour ne pas faire de peine à M. Francis Vielé-Griffin. Mais n’ai-je pas noté quelque part qu’il y a longtemps, bien longtemps, au temps de la renaissance, il y avait une école, à Lyon, dont les vers pourraient rivaliser avec ceux qu’on vient de lire[1] ?


Et l’influence, et l’aspect de tes yeux
Durent toujours sans révolution
Plus fixement, que les Pôles des Cieux.
Car eux tendans à dissolution
Ne veulent voir que ma confusion,
Afin qu’en moi mon bien tu n’accomplisses,
Mais que par mort, malheur, et leurs complices
Je suive enfin à mon extrême mai.
Ce Roi d’Ecosse avec ces trois Éclipses
Spirans encor cet An embolismal.

MAURICE SEVE (Délie, objet de fins haute vertu).


Mais. par-delà les différences, qui sautent d’abord aux. yeux., si je voulais remonter aux : causes des ressemblances, et esquisser à ce propos l’histoire ou la théorie du Symbolisme dans notre poésie, outre que cela pourrait être assez long, M. Gustave Kahn, et M. Stéphane Mallarmé lui-même, se riraient trop de moi, me trouvant trop naïf; — Et ils n’auraient pas tort. C’est au surplus à leur influence que j’en ai uniquement, pour cette fois, et nullement à leurs œuvres ou à leur mérite personnel.

Je suis tellement désireux de leur prouver ma bonne volonté, que, parmi les raisons que je crois voir de cette influence, j’écarterai toutes celles qui ne seraient qu’amusantes à développer. Ne seraient-ce pas pourtant les principales, et à coup sûr les premières en date : toutes celles qui se réduisent au désir d’étonner et de scandaliser, héritage de ce mystificateur, doublé d’un maniaque obscène, qu’on appelait Charles Baudelaire? ou celles encore qui se ramènent à la déplorable facilité qu’il y a de composer des « proses décadentes » et des « vers symboliques? » l’action ne suit pas plus promptement la pensée. Considérez, en effet, un Palais nomade de M. Gustave Kahn, ou lisez un Écrit pour l’art de M. René Ghil. S’ils ont quelque autre mérite, avec celui d’être en général inintelligibles, c’est de trahir, dans les rares endroits que l’on en croit comprendre, une ineffable ignorance de toutes choses et une inexpérience touchante de la vie. A leur exemple, au sortir de nourrice, on peut donc se flatter de construire un Palais nomade! on peut laisser échapper, sans presque y prendre garde, un petit Écrit pour l’art! Évidemment, dans un temps comme le nôtre, où l’on ne se doute pas de l’orgueil intellectuel des générations qui se préparent, le Symbolisme offre des commodités sans pareilles, aux collégiens jaloux du suffrage de M. Anatole Baju...Mais je conviens volontiers que si cette raison est de quelque chose dans l’influence de l’école, il y en a d’autres qui lui font plus d’honneur, — si même on ne doit dire qu’elles pourraient bien être conformes et « adéquates, » — mettons encore ce mot pour leur faire plaisir, — à une prochaine révolution du goût.

Transfuges du Parnasse contemporain, car les premiers vers de M. Paul Verlaine et de M. Stéphane Mallarmé procèdent, comme ceux de M. Sully Prudhomme et de M. François Coppée, des exemples et des leçons de Baudelaire, — encore Baudelaire ! — De Gautier et de M. de Banville, les Symbolistes ou Décadens, sans déclarer précisément la guerre à la rime riche et à la consonne d’appui, ont revendiqué pour eux, contre les « parnassiens, » l’ancienne liberté du poète. C’est même l’explication d’une prédilection singulière dont ils affectent d’honorer Lamartine, pour lequel au contraire, assez généralement, les « artistes » du Parnasse n’ont qu’un mépris tranquille et doux. Quelle est d’ailleurs, en poésie, l’importance de la question de forme, et combien ceux-là sont rares, quoi que l’on en dise, qui « savent faire un vers, » nous n’avons pas refusé, ici même, plus d’une fois, de le reconnaître. Et, au fait, quand on n’a pas de génie, n’est-ce point surtout alors qu’il faut avoir du talent, du métier et de la main? Il n’en est pas moins vrai que, si l’on prenait à la lettre les prescriptions et les prétendues règles du Petit Traité de versification française de M. de Banville, la poésie ne serait bientôt plus qu’un pur baladinage, et « l’or » même de la rime se transformerait en clinquant. Pour cette raison vaguement sentie, comme aussi bien tout ce qu’ils sentent, les Symbolistes et les Décadens n’ont donc pas eu de peine à grouper autour d’eux ou de leurs théories tous ceux qui croient encore qu’on peut faire entrer des « idées » ou des « sentimens » dans un vers, et, pour les y faire entrer, que, notre langue étant ce qu’elle est, on peut quelquefois sacrifier la régularité de la césure ou la richesse de la rime. Ils ont ainsi, pour l’avenir, émancipé la poésie de quelques règles aussi tyranniques en leur genre que le pouvait être jadis, pour nos auteurs dramatiques, la règle des trois unités. Et, il est bien vrai qu’ils l’ont trop émancipée ; que, si les vers de M. Stéphane Mallarmé sont encore des vers, — d’assez beaux vers même quand on les isole, et surtout quand on n’y cherche pas de sens, — les vers « impairs » de M. Paul Verlaine, eux, ne sont souvent qu’une espèce de prose ; et ceux de M. Gustave Kahn ou de M. Vielé-Griffin qu’un « je ne sais quoi » qui réalise le miracle, inouï jusqu’à nous, de n’être ni vers ni prose. Mais l’important, c’est qu’au nom de la poésie même, ils aient travaillé à débarrasser le poète d’entraves inutiles, qui risquaient d’être et qui ont plus d’une fois été des obstacles à la liberté de l’expression.

Voilà une bonne œuvre : en voici une meilleure encore. Dans un temps où, sous prétexte de naturalisme, on avait réduit l’art à n’être plus qu’une imitation du contour extérieur des choses, les Symbolistes rien qu’en se nommant de leur nom, ou en l’acceptant, ont paru rapprendre aux jeunes gens que les choses ont une âme aussi, dont les yeux du corps ne saisissent que l’enveloppe, ou le voile, ou le masque. « Un paysage est un état de l’âme : » on se rappelle ce mot d’Amiel; c’est le seul que l’on ait sauvé du naufrage de son Journal intime. Cela ne veut pas du tout dire, comme je vois pourtant qu’on le croit, qu’un paysage change d’aspect avec l’état de l’âme, aujourd’hui mélancolique et demain souriant, selon que nous sommes tristes ou joyeux nous-mêmes. Il n’y aurait rien de plus banal, et surtout de moins hégélien. Mais cela veut dire, au contraire, qu’indépendamment du genre ou de l’espèce d’émotion qu’il éveille en nous, qu’indépendamment de nous et de ce que nous y pouvons apporter de nous-mêmes, un paysage est en soi de la « tristesse » ou de la « gaîté, » de la « joie » ou de la « souffrance, » de la « colère » ou de « l’apaisement. » Ou, en d’autres termes encore, plus généraux, cela veut dire qu’entre la nature et nous il y a des « correspondances, » des « affinités » latentes, des « identités » mystérieuses, et que ce n’est qu’autant que nous les saisissons que, pénétrant à l’intérieur des choses, nous en pouvons vraiment approcher l’âme. Voilà le principe du symbolisme, voilà le point de départ ou l’élément commun de tous les mysticismes, et voilà ce qu’il était bon que l’on essayât d’introduire, comme un ferment nouveau, pour la faire lever, si je puis ainsi dire, dans la lourde masse du naturalisme.

Sans trop savoir peut-être eux-mêmes ce qu’ils faisaient, Dècadens et Symbolistes ont donc, en second lieu, groupé autour d’eux tous ceux qui ne croyaient, pas que. L’Assommoir, avec tous ses mérites, fût le dernier mot de l’art, qui craignaient confusément de le voir suivi de la Terre, et qui ne s’attendaient point à trouver l’expression du leur dans le Rêve de M. Zola. Dans les journaux ou dans les Revues, il semble du moins que c’est depuis que les Symbolistes ont imprimé leurs manifestes qu’on a vu les jeunes gens se détacher du naturalisme. Un nouveau Gustave, — je veux dire l’auteur des Palais nomades, — l’a emporté sur les autres: sur celui qui peignit l’Enterrement d’Ornans et sur celui qui fit Bouvard et Pécuchet; et dans une lutte que d’ailleurs il n’a point livrée M. Anatole Baju a terrassé le, Rempart de Médan. « Je l’ai broyé, » dit-il, dans une de ses brochures.

Mais ce qu’ils ont ainsi «broyé, » qu’en font-ils? et ce qu’ils ont voulu détruire, comment et par quoi le remplaceront-ils? C’est ce qu’ils nous ont dit ou ce qu’ils nous ont fait dire; et c’est ici, si je ne me trompe, que la question, en les dépassant, s’élargit singulièrement.


De la musique avant toute chose,
Et pour cela, préfère l’Impair
Plus vague et plus soluble dans l’air
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose.

Il faut aussi que tu n’ailles point
Choisir tes mots sans quelque méprise;
Rien de plus cher que la chanson grise,
Où l’Indécis au Précis se joint.

………………….

De la musique encore et toujours!
Que ton vers soit la chose envolée
Qu’on sent qui fuit d’une âme en allée
Vers d’autres cieux à d’autres amours.


C’est ainsi qu’en son Art poétique, dédié à M. Charles Morice, qui nous donnera demain tout un volume sur la Littérature de tout à l’heure, M. Paul Verlaine s’exprime. Mais ce qu’il nous dit en vers, et d’une manière où peut-être il y a moins de Précis que d’Indécis, M. Teodon de Wyzewa nous l’a dit, en prose et un peu plus clairement, dans une curieuse Étude sur M. Stéphane Mallarmé : « La mélodie des premiers vers de M. Mallarmé a des emportemens qui rappellent les thèmes juvéniles de Beethoven. » Et plus loin : « La poésie doit être un art, créer une vie. Mais quelle vie? Une seule réponse est possible : la poésie, art des rythmes et des syllabes, doit, étant une musique, créer des émotions. » Et, plus loin encore : « Aux points saillans de ses poèmes, M. Mallarmé dispose des mots précis; c’est le sujet... Il apparaît clairement sous les modulations environnantes des syllabes musicales;.. Malgré ses faiblesses, l’œuvre poétique de M. Mallarmé demeure aujourd’hui le meilleur modèle de ce que peut produire la musique des mots. Elle s’impose... par un charme indéfinissable, issu, je crois, de ces deux caractères : la propriété et la nécessité musicales. M Retenez bien ces explications et ces comparaisons « musicales ; » encore quelques années, et vous les aurez vues envahir la critique et la littérature; Symbolistes et Décadens, leur objet est de rivaliser désormais avec la musique, et par des moyens imités des siens, il s’agit de susciter des émotions musicales.

Qu’il y ait là plus qu’une rencontre, qu’un caprice ou qu’une fantaisie de mélomane, plusieurs observations le prouvent, — Et celle-ci tout d’abord. Aux époques classiques, et chez nous, notamment, au XVIIe siècle, c’est avec le plus abstrait des arts, avec celui que les nerfs sentent le moins, si l’on peut ainsi dire, que la littérature semble vouloir rivaliser. Disposition ou distribution des ensembles, équilibre et proportions des parties, élégance et commodité des « passages » ou transitions, solidité de tout l’ouvrage, l’impression la plus générale que l’on cherche à produire est « architecturale » ou « architectonique; » et le vocabulaire est le même dont on use pour louer la colonnade du Louvre, une tragédie de Racine, et un sermon de Bourdaloue. On dit alors d’une phrase qu’elle est bien construite et d’un livre que le plan en est bien conçu. C’est par un préambule ou par un péristyle que l’on accède au corps de l’ouvrage; on en admire les fondations; on en trouve les lignes harmonieuses, et l’économie sagement ou heureusement entendue. Mais, vers le milieu du XVIIIe siècle, de nouvelles métaphores apparaissent dans la langue de la rhétorique. On ne conçoit plus l’ouvrage comme un édifice, mais comme un tableau; la qualité du style que l’on apprécie le plus, c’en est le coloris; on reproche à un écrivain la sécheresse de ses peintures; et, en effet, avec Buffon; avec Rousseau, avec Bernardin de Saint-Pierre, avec Chateaubriand, c’est le pittoresque qui s’introduit dans la littérature, pour en modifier l’aspect d’abord et bientôt la notion. Déjà dans l’école romantique, le poète et le romancier, Hugo, Gautier, George Sand, rivalisent avec le

peintre, l’égalent ou le surpassent dans leurs descriptions. Les parnassiens ne se piquent à leur tour, en perfectionnant les procédés et 

en serrant le dessin du vers ou de la strophe, que de rendre l’imitation ou la représentation plus conforme à la nature, et par suite l’illusion plus complète. Et les naturalistes eux-mêmes, — sans compter qu’avant les romanciers ce sont deux peintres qui ont fondé l’école, — ne voyez-vous pas qu’ils n’ont eu pour principal objet que de produire avec des mots les sensations qu’autrefois la forme et surtout la couleur passaient pour seules capables de rendre ?

Nous sommes aujourd’hui à la veille d’une transformation nouvelle, et l’on dirait qu’après s’être approprié les moyens de la peinture, jusqu’à les posséder aussi bien ou mieux que les peintres eux-mêmes, la littérature veuille s’emparer maintenant de ceux de la musique. Cela déjà ne perçait-il point dans ces vastes symphonies auxquelles certains naturalistes aimaient à comparer leurs romans, comme aussi dans le langage dont se servaient quelques parnassiens pour indiquer leurs intentions ? Développer un sujet, c’est maintenant exécuter des variations sur un thème ; et on ne passe plus d’une idée à une autre idée par des transitions, mais par une série de modulations. Aussi bien, sous ce rapport, les titres qu’on préfère dans l’école décadente sont-ils assez caractéristiques : Romances sans paroles de M. Paul Verlaine, Cantilènes ou Complaintes de M. Jean Moréas ou de M. Jules Laforgue, les Gammes de M. Stuart Merrill. Et, lorsque l’on compare enfin le peu de profondeur apparente de leurs compositions, de leurs symphonies ou de leurs sonates, avec ce qu’ils ont l’air entre eux d’y voir ou d’y entendre de symbolique et de mystérieux, il semble que Carlyle ait écrit pour eux cette page de ses Héros : « Pour ma part, je trouve une signification considérable dans la vieille définition vulgaire que la Poésie est métrique, a une musique en elle, est un Chant… Musical! Que de choses tiennent en cela! Une pensée musicale est une pensée parlée par un esprit qui a pénétré dans le plus intime de la chose, qui en a découvert le mystère le plus intérieur… La signification de chant va profond; — ne diriez-vous pas, en vérité, son traducteur et lui, qu’ils parlent décadent ? — Qui est-ce qui, en mots logiques, peut exprimer l’effet que la musique fait sur nous ? Une sorte d’inarticulée et d’insondable parole qui nous amène au bord de l’Infini, et nous y laisse par momens plonger le regard… Voyez profondément, et vous verrez musicalement.» C’est là justement la prétention ou l’ambition des Symbolistes et des Décadens. La chose qui est au-delà, soupçonnée, et au besoin supposée plutôt qu’aperçue, vaguement sentie, par ses effets, plutôt qu’en elle-même, et plutôt que pensée, voilà bien ce qu’ils voudraient saisir. S’ils ont eux-mêmes déjà dit beaucoup de folies là-dessus, il faut d’ailleurs leur savoir gré de n’en avoir pas dit encore davantage. Lorsque l’on a commencé d’entrer dans l’Insondable, il est en effet assez naturel, il est fréquent et même ordinaire que l’on n’en revienne pas : on s’y égare, on s’y perd, on s’y fond, on s’y dissout soi-même. Mais il n’y a pas moins là, et j’y insiste, une conformité remarquable des théories de nos Symbolistes avec une tendance de l’opinion et du goût ; et imprégnés qu’ils sont de ce vague à l’âme que le triomphe de la musique est de provoquer, d’entretenir et de rendre durable en nous, parmi les raisons de leur influence, il n’y en a pas de plus naturelle ni de plus agissante.

Barbare que je suis, je ne connais ni ne goûte assez la musique pour oser pousser la comparaison. Mais ce que je puis pourtant faire, c’est d’indiquer au moins combien de choses, dont on ne voit pas d’abord les liaisons, semblent également procéder aujourd’hui de cette avidité de la sensation musicale. Par exemple, en général, ceux qui aiment, et qui croient comprendre la poésie de M. Paul Verlaine et de M. Stéphane Mallarmé, sont ceux aussi qui aiment la peinture de M. Puvis de Chavannes et celle de M. Gustave Moreau ; celle des Primitifs ou des Préraphaélites, d’Angelico ou de Mantegna ; et la musique de Wagner, depuis le Parsifal jusqu’à la Walkure. En littérature, ce sont ceux encore qui préfèrent, comme ils diraient, aux Odyssées trop précises, les mystiques Saint-Graals et les vagues Ramayanas. En effet, par-dessous des différences que ce n’est pas aujourd’hui le temps de caractériser, tout cela se ressemble, si je puis ainsi dire, par un certain air d’indétermination, et conséquemment de mystère. Sur un thème initial donné, très général et très vague, ce sont autant de variations qui ne gênent pas, qui ne limitent point, qui favorisent, au contraire, en en multipliant la puissance, la liberté du rêve et l’épicuréisme de l’imagination. Auditeurs, spectateurs ou lecteurs, n’est-ce pas dire qu’elles nous mettent dans un « état d’âme » analogue à celui où nous met la musique, indéfinissable et profond, suggéré, non pas imposé, — pour parler le langage d’une certaine science, — et dont l’indécision même où nous sommes de sa vraie nature, si c’est vraiment un « état de l’âme » ou un ébranlement des nerfs, un sentiment ou une sensation, fait une partie de son charme voluptueux et troublant ? D’autres que nous le diront mieux, trouveront pour le dire d’autres mots et d’autres métaphores, approfondiront la nature de l’émotion musicale, en mesureront le pouvoir expressif, donneront la formule enfin de ces « transpositions d’art, » comme Gautier, je crois, les a heureusement appelées. Il nous suffit d’avoir montré que Symbolistes ou Dècadens, ils ne sont pas seuls de leur école, qu’ils nous ont tous plus ou moins pour complices, et qu’autant qu’initiateurs, ils sont dupes ou victimes, à moins qu’ils ne soient les profiteurs, — qu’on me pardonne ce barbarisme, — d’un mouvement auquel ils n’ont pas donné le branle. Qu’en penserons-nous cependant? Un peu de bien, beaucoup de mal ; et qu’en concevrons-nous? Quelques espérances et de nombreuses craintes. Assurément, c’est bien fait à eux d’avoir attaqué le naturalisme, le mauvais naturalisme, celui qui s’étale aussi largement et impudemment dans le Rêve, comme on le faisait remarquer, que dans Pot-Bouille, ou dans Nana. Même contre un autre naturalisme, celui qui pénètre plus profondément au cœur des choses, à la façon du naturalisme anglais ou russe, mais qui cependant se limite lui-même à l’observation de la réalité, peut-être ont-ils encore raison. En effet, puisqu’il se restreint à l’imitation de la chose vécue, c’est-à-dire vue ou éprouvée, et qu’il s’enferme dans le présent, on peut reprocher à ce naturalisme d’enlever arbitrairement à l’artiste toute la matière de l’histoire, et toute celle du rêve ; Cependant, si nous ne sommes pas seulement des corps, nous ne sommes pas non plus les seuls hommes, les premiers qui aient vécu, qui aient senti, qui aient pensée mais nous avons derrière nous toute une humanité qui, pour échapper à l’observation directe, n’en est que plus intéressante à connaître et à étudier. On n’a guère vu de grand poète qui n’eût les yeux tournés vers le passé. Encore moins en a-t-on vu qui ne se crût de droit d’ajouter sa personne à son œuvre, son rêve à la réalité, d’inventer autant que d’imiter, de ne se servir enfin de la nature que pour la corriger, la compléter ou l’idéaliser. Le Symbolisme même a ses droits ou ses titres, puisqu’il a ses beautés, comme Dante, par exemple, et Pétrarque, l’ont autrefois prouvé, je pense.

Mais encore faut-il bien prendre garde que, s’il y a quelque chose au-delà de la nature, cependant nous ne saurions l’exprimer qu’avec des moyens qui sont de la nature :


… this is an art
Wich does mend nature, — change it rather — but
The art itself is nature…

SHAKSPEARE (le Conte d’hiver, IV, 3).


et, de ces moyens de corriger, d’améliorer ou de transformer la nature, il n’y a que l’observation qui puisse nous rendre maîtres. C’est ce que nos jeunes gens. Symbolistes ou Décadens, paraissent avoir complètement oublié, si même ils l’ont jamais su, je veux dire s’ils n’ont pas cru que l’art consiste à sortir de la nature. Hoffmann, Edgar Poë, Baudelaire l’ont ignoré, oublié, ou méconnu comme eux, et je doute, malheureusement pour eux, qu’il puisse y avoir une autre erreur plus grave. L’imitation de la nature, qui n’est pas le tout de l’art, en est au moins le commencement, par suite la condition première et nécessaire, le support, si l’on aime mieux ; et, en ce sens, il est vrai de dire qu’il ne saurait y avoir d’idéalisme ou de symbolisme même sans un peu de naturalisme, qui s’y mêle pour le soutenir, pour le lester, en quelque sorte, pour l’empêcher de s’évaporer en nuage ; — et le nuage en rien.

Je crains aussi qu’en se séparant des parnassiens, c’est-à-dire de l’école du « vers bien fait» et de la « rime riche, » on ne s’en soit trop séparé.


Prends l’éloquence et tords lui son cou,
Tu feras bien, en train d’énergie,
De rendre un peu la Rime assagie ;
Si l’on n’y veille, elle ira jusqu’où?

O qui dira les torts de la Rime?
Quel enfant sourd ou quel nègre fou
Nous a forgé ce bijou d’un sou,
Qui sonne creux et faux sous la lime?

PAUL VERLAINE (Romances sans paroles).



Eh oui ! si seulement, dans une langue comme la nôtre, illustrée
par tant de rimeurs, — depuis ceux de la Pléiade jusqu’à ceux du Parnasse, pour ne rien dire de leurs prédécesseurs, — il ne fallait faire attention qu’en rimant moins bien qu’eux, on sera toujours légitimement
suspect d’avoir pu moins qu’eux dans leur art. La difficulté vaincue,
qui est une partie du métier, est une part aussi, une petite part, mais
une part de l’art. Je ne dis pas cela pour M. Paul Verlaine, ou pour
M. Stéphane Mallarmé, qui ont fait jadis des vers parnassiens, mais
je suis bien obligé de le dire pour leurs imitateurs et leurs disciples
encore inconnus.


<poem>Les flots roulent la nef par leurs vais de délices,
Mais la Dame d’Azur pâlit et s’évapore.
Les lilas d’autrefois se sont mués en lys,
Rêves-tu du sommeil ingénu dans le port?

CHARLES VIGNIER (Centon).


ou encore :


<poem>Et j’irai le long de la mer éternelle Qui bave et gémit en les roches concaves, En tordant sa queue en les roches concaves, J’irai tout le long de la mer éternelle.

JEAN MOREAS (les Cantilènes).


Le procédé, vraiment, est trop simple. On ne saurait être un écrivain sans, un peu de grammaire et si l’on peut s’en passer quelquefois, ce n’est qu’à la condition de bien faire sentir qu’on sait que l’on s’en passe, et pour quelles raisons. De même, on ne saurait être poète sans un peu de métrique et de métier, et, si l’on veut violer les règles, il faut toujours que ce soit par une allusion évidente et directe, pour ainsi dire, à ces règles mêmes. Je voudrais voir des vers parnassiens de M. Gustave Kahn ou de M. René Ghil, des « vers bien faits, » un sonnet sans défaut, quelque chose enfin d’aisément compréhensible à tout le monde, et alors, je ne louerais point encore, mais je prendrais plus sérieusement leurs Palais nomades ou leurs Ecrits pour l’art.

J’ajouterai que si l’on peut donner à un grand écrivain toutes les libertés, — Et même à un moins grand, — pourvu qu’il ait quelque chose d’original ou de personnel à nous dire, de vraiment neuf ou de vraiment sien, il est toujours dangereux de vouloir transformer les violations de la règle en des règles nouvelles, et que, dans le siècle où nous sommes, les romantiques l’ont assez prouvé. La forme, qui n’est jamais entièrement négligeable dans les grandes œuvres, qui souvent a suffi toute seule pour faire durer et pour consacrer les petites, est quelque chose de trop considérable, et dont la perfection est trop rare, pour que l’on n’en entretienne pas le respect, à défaut du culte ou de la superstition. C’est malheureusement ce que l’on ne persuadera pas aux Symbolistes. D’abord, parce que ce respect les gêne, leur rendrait plus difficile une écriture, plus ou moins artiste, mais qu’ils tracent au courant de la plume; ensuite, parce qu’hypnotisés dans la contemplation des vocables, ou même des lettres :


A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu, — voyelles,
Je dirai quelque jour vos naissances latentes :
A, noir corset velu des mouches éclatantes,
Qui bombillent autour des puanteurs cruelles,

Golfes d’ombre : E, candeur des vapeurs et des tentes,
Lance des glaciers fiers, rois blancs, frissons d’ombelles :
I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou des ivresses pénitentes...

ARTHUR RIMBAUD.


ils ont perdu le sens de la phrase, de la strophe, à plus forte raison celui des ensembles; et, enfin, parce que leur rêve serait justement d’exprimer tout ce que la précision, la netteté et la perfection de la forme limitent ou détruisent en le déterminant. Omnis determinatio negatio est : ils seront bien aises et un peu fiers d’être ainsi mis sous l’invocation de saint Spinosa.

Mais dans cette entreprise, assez puérile d’ailleurs, le plus grand danger qu’ils courent, c’est de creuser de leurs propres mains, de rendre plus profonde la séparation de l’art et de la vie. Or, plus on y songe, et plus il semble, au contraire, que la littérature, en particulier, doive être dans l’avenir non plus seulement une imitation ou une traduction de la vie, mais une forme même de l’action. Je sais bien que ce n’est pas l’opinion de tout le monde, et que, comme les Symbolistes, quelques dilettantes aussi s’accommodent volontiers d’un état de choses où la littérature et l’art, devenus plus qu’aristocratiques, et désormais coupés de leurs communications avec une humanité trop indigne d’en jouir, continueraient en dehors, en marge et comme au-dessus de l’histoire, leur évolution solitaire. Ce sera, si vous le voulez, et puisque je n’ai pas encore eu l’occasion de prononcer son nom, la part d’influence de l’auteur de Moïse et d’Eloa dans le mouvement contemporain. « Les admirations sommaires, ou les compréhensions intelligentes, à quoi bon cela?.. Pourquoi la poésie devrait-elle être jetée aux appétits faciles des passans?.. Elle doit être éloignée, un autel rare de la joie dernière. » Le même sentiment a dicté encore à M. Paul Verlaine le titre et l’idée de ses Poètes maudits, que l’on appellerait mieux, dit-il lui-même, « poètes absolus, » ou poètes trop poètes, pour être jamais, non pas aimés, mais compris du vulgaire. Mais qu’est-ce que les « passans, » et qu’est-ce que le « vulgaire? » Car c’est là toute la question. Et je crains bien qu’en général, pour un poète ou pour un écrivain comme d’ailleurs l’histoire le montre, le vulgaire, ce ne soient tous ceux qui l’admirent ou qui l’apprécient un peu moins qu’il ne fait lui-même. Le vulgaire pour Vigny, c’étaient tous ceux qui préféraient autre chose à la Maison du berger, et je suis le vulgaire, à moi tout seul, pour M. Gustave Kahn ou pour M. Francis Poictevin.

N’en pourrons-nous jamais finir avec ce puéril amour-propre? Mais pour cela, au lieu de les dénaturer et de les corrompre à plaisir en soi-même, il faudrait s’étudier au contraire à développer et à fortifier le sens et la connaissance de la vie. Car, autrement, si nous nous isolons des autres hommes; et, absorbés dans la contemplation de notre propre nombril, si nous exigeons que tout le monde y prenne un intérêt... que nous n’y prenons point toujours; si nous ne comprenons pas que dans le mépris ou le dégoût que nous affectons des autres, notre ignorance d’eux, de leurs mobiles d’action, de leurs vrais sentimens, — notre sottise, en un mot, — concourt pour la plus grande part, alors la littérature n’est plus qu’une chinoiserie, beaucoup moins drôle et beaucoup moins falote que l’authentique, et nous ferions mieux, dans notre propre intérêt, comme dans celui des autres, d’auner de la flanelle que de mettre du noir sur du blanc. Car les mots sont faits pour exprimer des idées, les idées à leur tour pour se traduire en actes, plus tôt ou plus tard, par des voies que nous ne savons point. L’objet de la littérature n’est pas plus en elle-même que celui de l’éloquence ne consiste à nous gargariser des belles choses que nous disons. Et ce n’est pas enfin l’homme qui est fait pour l’art, c’est l’art qui est fait pour l’homme; — Et par ce mot j’entends aussi la femme, comme disait M. de Loménie.

Notez que c’est pour cette raison que l’effort des Symbolistes ne sera pas peut-être entièrement perdu. Vers le milieu du siècle dernier, lorsque le pittoresque commença de s’introduire dans la littérature, on en poussa des cris dont vous retrouverez l’écho dans les Lettres sur la Nouvelle Héloïse, de Voltaire, ou dans la légendaire critique d’Atala, de l’abbé Morellet. Je serai franc, et si j’avais été là, ces cris, je les aurais poussés. Cela n’empêche pas que le goût au pittoresque ait continué d’étendre ses conquêtes ; que le mérite essentiel de la forme, qui était dans le dessin, soit insensiblement passé dans la couleur; et qu’après tout, quelques idées au moins ou quelques sentimens, et toutes les sensations que ne pouvait nous procurer le style de Morellet ou celui de Voltaire, le style de Chateaubriand nous les donne. Au détriment, il est vrai, de quelques-unes de ses qualités, la langue en a donc acquis d’autres ; et trop de grandes œuvres, depuis lors, ont consacré l’acquisition pour qu’elle ne soit pas durable. La même fortune est-elle réservée aux Symbolistes ou aux Décadens qu’aux romantiques, et je puis bien dire aux naturalistes? Je ne le crois pas, pour diverses raisons que j’ai données, et auxquelles j’en pourrais ajouter plusieurs autres, comme celles-ci: qu’on les attend toujours à la preuve de leurs théories, par le chef-d’œuvre, ou encore qu’il y a certainement une limite à la plasticité des langues, et que les romantiques et les naturalistes l’ont déjà dépassée. Mais enfin, en pareille matière, il est toujours prudent de réserver l’avenir. C’est seulement ce que je ferais avec plus de confiance, il faut l’avouer en terminant, si j’avais pu reconnaître, à ces messieurs du Décadentisme, un peu plus de talent. Puissent-ils me donner bientôt le démenti de cette conclusion !


F. BRUNETIERE.

  1. Voyez la Revue du 1er mars.