Revue littéraire - Sous les dehors de l’ironie


REVUE LITTÉRAIRE

SOUS LES DEHORS DE L’IRONIE[1].


Pour la fête de La Fontaine, M. Franc-Nohain publie un livre de Fables charmantes. C’est une gracieuse idée. Il a composé ses fables un peu à la manière de La Fontaine, mais surtout à sa manière. Il n’a point fait un pastiche ; il a procédé plutôt comme autrefois Jules Lemaître qui, en marge des vieux livres, écrivait de nouveaux contes et s’amusait à montrer qu’en littérature, ailleurs aussi, l’invention naît bien joliment de la continuité. Ce sont des étourdis, et ignorants, qui se figurent qu’ils vont tout improviser, l’air et la chanson. Le plus souvent, ils ressassent, et ne le savent pas, ou bien font semblant de ne pas le savoir. Ils ont un goût si furieux de ce qu’ils croient qui est ou qui serait leur liberté, qu’ils méconnaissent hardiment le passé. Ils ne le suppriment pas ; ils ne suppriment seulement pas l’influence que le passé a sur eux. Cette influence les sauverait, s’ils ne l’accueillaient pas si mal. Elle ne les gênerait pas et les seconderait, s’ils l’utilisaient bien. Nos maîtres ne sont pas du tout les ennemis d’une originalité la plus imprévue. Voilà ce dont témoignent à merveille, et opportunément, les Fables de M. Franc-Nohain, dociles et très singulières.

Docile, M. Franc-Nohain ? Docile avec discernement. Et il faut croire que, tout bien considéré, l’occasion ne s’est pas présentée à lui la plupart du temps de suivre l’opinion commune : son œuvre se moque de beaucoup de gens et de beaucoup de choses, son œuvre en vers et en prose, ses romans, ses Fiches et ses Fables. Il est un de nos railleurs les moins cléments.

L’un de ses bons livres est le Pays de l’instar. Qu’est-ce que ce pays-là ? Ce n’est pas la province. Non : la province doit à son paysage, à son climat, doit à son histoire et à maintes circonstances particulières, ses mœurs, ses coutumes, ses façons de penser, une âme que vous ne confondrez pas avec une autre. Le pays de l’instar n’est pas situé ici ou là ; on ne saurait le dessiner sur la carte et le placer dans l’histoire. Il n’appartient ni à l’espace ni au temps, pour ainsi dire. Ses habitants, épars ou que les hasards les plus fols ont groupés, n’ont qu’un rêve : vivre à l’instar de Paris. Imaginez des vagabonds qui n’aimeraient pas le vagabondage, des exilés qui ne s’installent pas où l’exil les a menés, des bohémiens qui ne viendraient pas de Bohême. Mais d’où viennent-ils ? De Paris ? Ou d’ailleurs ! À Paris ou ailleurs, ils seraient encore des bohémiens, des exilés, des vagabonds. Comme ils ne sont exactement nulle part, ils ne viennent de nulle part. Ils ont une vague notion de Paris et ne vivent pas à l’instar de Paris, comme ils le voudraient : ils vivent au gré de cette notion vague. Ils imitent les uns les autres. Ils ne sont pas originaux.

Est-ce un grand malheur, de n’être pas original ? Les gens de l’Instar sont dépourvus de cette originalité la moindre qui fait que l’on est tel ou tel et que l’on mérite un nom. Les gens de l’Instar ignorent ceci : « la vérité n’est pas plus de vivre en Instar que dans le pays d’à côté ; ici ou là, pas davantage, mais bien ailleurs, c’est-à-dire chez soi. » Être de chez soi, pour être soi ! Autrement, l’on a beau faire, on n’est personne.

M. Franc-Nohain a rédigé un « petit précis de la conversation franco-instar, » en quinze dialogues, pour choisir un appartement, pour donner un grand dîner, pour aller à la préfecture, pour blâmer une certaine personne, pour aborder les questions d’art, pour agiter les grands problèmes, etc. Pour agiter les grands problèmes, on dit : « Je suis le premier… » Le premier ?… « à reconnaître que le suffrage universel n’est pas sans défauts ; mais que mettrez-vous à la place ? » On dit : « Ce n’est pas tout de démolir, il faut pouvoir reconstruire après. » On dit : « Je suis partisan du progrès, ennemi des révolutions. » Et l’on dit : « Appelez-la comme vous voudrez ; mais il faut bien reconnaître l’existence d’une puissance mystérieuse qui nous dépasse et qui nous dirige. » On dit cela. Cela est-il vrai ? Cela n’est ni vrai ni faux : cela n’est rien. Les gens qui ont dit cela, qui n’ont point fini de le dire et le diront sans relâche, sont-ils sincères ? Ils ne sont ni loyaux, ni fourbes : ils n’ont rien dit, n’étant eux-mêmes absolument rien.

L’on a tort, en général, de poser à tout bout de champ la question de sincérité. La sincérité veut au moins que l’on ait eu un peu de méditation, veut que l’on ait examiné son opinion : si, par bonheur, on a pu l’essayer, tant mieux ! Combien d’amis avez-vous qui donnent quelquefois le signe d’avoir un instant réfléchi ? Combien d’aphorismes entendez-vous, dans une journée, qui ne soient pas tout uniment des mois à l’aventure ? Ces mots forment les petites phrases qui servent à la causerie de l’Instar.

Innocentes petites phrases ? Mais non : car elles remplacent, n’étant que néant, des convictions, des croyances qui vaudraient mieux, étant pleines d’une substance véritable. Veuillez y songer : les âmes qui, une fois, se sont mises à l’Instar cessent tout aussitôt d’être des âmes.

Pour s’en être aperçu, pour l’avoir montré, M. Franc-Nohain se range parmi nos moralistes clairvoyants.

L’un de ses volumes est intitulé le Pays de l’instar ; mais il a consacré plusieurs ouvrages à la peinture de cette folie. Son roman le Gardien des muses est l’histoire d’un assez bon ménage provincial et qui vient à Paris parce que le mari, député du Plateau central, est nommé sous-secrétaire des Beaux-Arts. Bonnes gens, les Grivot : seulement, les voici lancés dans la politique, où ils seront, comme il est difficile de n’y pas être, futiles et ridicules. Grivot ne sera plus un homme du Plateau central ; Grivot ne sera plus Grivot : Grivot ne sera plus personne. La politique est une des régions les plus comiques et lamentables du pays de l’Instar. Et, à la politique, se rattache le monde (pour ainsi parler) des fonctionnaires : M. Franc-Nohain les a étudiés surtout en province, autant de menus Grivots.

Mais la maladie n’est pas bornée aux seules victimes de la politique et de l’État ; les victimes sont plus nombreuses que nous n’avons de politiciens et de commis. Elle se répand, et à Paris même, en tous lieux et dans les différentes classes de la société, par l’effet de l’éducation moderne, qui est absurde assez souvent. Le petit roman des Serinettes offre la fine et juste satire de l’enseignement le moins fait pour rendre les jeunes filles attentives à leur pensée. Qu’est-ce qu’on leur enseigne ? Un bavardage universel.

Si je présente M. Franc-Nohain comme ce moraliste, j’ai l’air d’oublier sa gaieté. Son œuvre est gaie, comique, énormément comique parfois : elle va très volontiers à la bouffonnerie. Les moralistes ont deux tâches. L’une consiste à peindre nos défauts ; et l’autre, à nous donner les préceptes de la sagesse. M. Franc-Nohain, d’habitude, se tient à la première tâche ; mais on lui ferait tort en ne voyant pas que les préceptes sont cachés sous la peinture des défauts et que sa raillerie contient son enseignement.

Il a débuté, poète d’abord, à l’époque où florissait, où achevait de florir, la poésie des Symbolistes. Les Symbolistes avaient adopté une sorte de vers appelé le vers libre, et fort libre en effet, libre pourtant d’une manière qui ne va pas ou ne doit pas aller jusqu’au désordre. Il s’agissait alors de réagir contre certains abus de la rime et des règles fixes, rendues excessivement difficiles pour le plaisir de la difficulté vaincue, abus auxquels les derniers Parnassiens se livraient avec une espèce de frénésie méticuleuse. À vrai dire, c’était un peu hardi, imprudent peut-être : toujours est-il que les Symbolistes supprimaient la rime et refusaient de compter les syllabes du vers. Il leur fallut chercher une harmonie nouvelle, un rythme nouveau : c’est où la plupart d’entre eux échouèrent, où quelques-uns d’entre eux réussirent avec une heureuse ingéniosité. Le vers libre n’allait pas se substituer à l’ancien vers français, lequel a maintes valables raisons de durer, les œuvres qui le consacrent, puis sa beauté, les preuves qu’il a données d’une souplesse non pareille : le vers libre ne prétend, — ou ne doit prétendre, — qu’à être une autre forme de langage, vers libre ou, si l’on veut, prose poétique, d’ailleurs extrêmement poétique, belle et charmante. M. Franc-Nohain s’éprit de cette invention.

Or, il écrit, dans la préface de ses Fiches, qu’en sa jeunesse il a « raillé la poésie symboliste. » Il ajoute : « J’étais sensible au grotesque ; et rien ne m’irrite autant qu’un fat, un imbécile… » Enfin, c’est pour cela qu’il n’aime ni une certaine poésie et ni une certaine politique ; on dirait bien qu’il réunit dans une même opinion divers poètes et divers politiciens. « Parce que j’ai toujours tenu que l’ordre, la clarté, le bon sens, sont les qualités profondes de la littérature française ! » Les qualités profondes de l’esprit français qui, en littérature, en politique et en toutes choses, déteste l’absurdité. Quelques symbolistes, en effet, — par un malheur, les plus voyants, — n’avaient ni bon sens, ni ordre, ni clarté dans leurs ouvrages ; ils ont terriblement compromis le Symbolisme.

Cependant, M. Franc-Nohain, tout en n’étant pas dupe de la toquade symboliste, emprunta au symbolisme son vers adroitement libre, son jeu subtil d’allitérations et d’assonances, une étrange musique. Voilà ce qu’il emprunta et que, du reste, il modifia selon sa guise. Mais, quant aux grands symboles d’une poésie aventureuse, il les négligea : il aimait l’ordre, le bon sens et la clarté. Il n’était point un rêveur que les idées vagues enchantent : il était le railleur que je disais, le railleur et le moraliste, un moraliste qui feint de plaisanter, même s’il ne plaisante pas. En vers libres et d’une allure à peu près symboliste, il a composé une très maligne satire, souvent rude, et parfois rêche, lyrique pourtant.

Souvenez-vous des Odes funambulesques : la splendide poésie des romantiques aboutit à un merveilleux badinage. M. Franc-Nohain nous apparut, à la fin du siècle dernier, comme le Théodore de Banville du symbolisme…

J’ai rêvé d’une petite gare dans un pays perdu,

Où personne, jamais personne, ne serait descendu.
Et, lorsque le train passe,
Le chef de gare aurait des gestes pleins de grâce
Et de bons sourires engageants…
Puis, une fois, une seule fois,
Ô joie !
Un gros monsieur aurait ouvert
La portière :
Ce serait une fausse joie.
— Monsieur, soyez le bienvenu !

Dirait le chef de gare, étrangement ému…

Mais le gros monsieur n’est pas descendu. Personne jamais ne descend. Et, au bout du compte, le chef de gare s’est pendu.

C’est la Chanson des trains et des gares, drôle de chanson, qui a maints détours de gaieté, puis des refrains de nostalgie. Elle célèbre les voyages, puis s’attriste sur la ridicule vanité des voyages. Elle est fougueuse et casanière. Elle nous invite à nous rappeler Jules Laforgue et sa poésie des adieux où l’on fait semblant de sourire ; Jules Laforgue et aussi ce passage de l’Imitation où il est dit que l’on a tort d’aller à la promenade, ou fort loin, chercher le spectacle de l’air, de la terre, du feu et de l’eau, les éléments qui sont partout et leurs combinaisons peu variées. Elle a de l’analogie avec les routes, ah ! nationales ou départementales, qui s’allongent vers l’inconnu et dont les bornes marquent les courtes étapes de notre élan.

La Nouvelle cuisinière bourgeoise ou les Plaisirs de la table, suivis des Soucis du ménage : un essai, dit le poète, un essai d’ajouter le plus de lyrisme possible au trantran de la vie. Seulement, tout de même que si la vie quotidienne ne comportait aucun lyrisme, hélas ! il arrive que le lyrisme qu’on lui met l’endimanche : ce costume n’est pas son costume de tous les jours, n’est pas le sien. Cette parure montre et la disparate rend plus évidente la simplicité vraie, l’humilité ou la vulgarité de l’existence qu’on habille ou qu’on déguise.

Le recueil intitulé le Dimanche en famille a une signification pareille, qui prête à rire et bientôt à ne rire plus. C’est, en somme, le combat de la petitesse et de la grandeur ; le sublime et le terre à terre luttent d’énergie ou légère ou pesante ; la poésie et la prose sont en émulation bizarre : elles s’efforcent l’une et l’autre et leur querelle résume toute la philosophie de nos journées. Or, la querelle que voilà et qui est le sujet de ces poèmes, on la trouve aussi dans les vers, dans leurs mots, dans leur rythme et dans leur façon de n’être point assurés de leur parti.

La muse de M. Franc-Nohain, c’est l’ironie.

Qu’est-ce que l’ironie ? Un sentiment, non pas une manière. Une manière, on s’en lasse vite. Un sentiment se varie de toutes les occasions qui lui sont offertes ; et il a une vérité qui, en toutes occasions, l’autorise, le justifie, l’impose à notre amitié, du moins à notre curiosité, puis à notre intérêt. Le sentiment de l’ironie ? Mais oui !… Nous voici en contact vif et dangereux avec la réalité. Elle nous plaît ou bien nous déplaît, nous caresse ou bien nous offense. Et qu’importe ? Elle n’en sait rien ; ce n’est pas notre émoi qui la dénature. Certaines gens ont peu d’émoi ou sont maîtres de leur émoi de telle sorte que leur esprit réfléchit l’exacte réalité : ils la peindront comme ils l’ont vue ; ils l’auront vue comme, pour abréger, nous supposons qu’elle est sans nous. D’autres gens cèdent à leur émoi et ne distinguent pas de leur émoi la réalité qui en fut la cause. Ils confondent l’effet et la cause ; ils ne se méfient pas du changement qui se produit de la cause à l’effet. Ce qu’ils peindront, ce n’est pas la réalité mais seulement leur impression de plaisir ou de peine. La réalité disparaît. Que préférez-vous, la réalité brute et, sans l’intervention d’une pensée, la réalité insignifiante ? ou bien la vaine image d’une réalité que l’on a méconnue ?… Ces deux peintures sont mauvaises, l’une qui nous est indifférente, et l’autre qui n’est rien. Voulez-vous de l’émoi et de la réalité aussi ? Vous préserverez votre émoi, et aussi la réalité, si entre elle et vous se place, comme une demi-teinte sur de fortes lumières, un léger voile d’ironie.

C’est un sourire : on l’interprétera, si l’on veut, comme un rire ; mais le sourire n’est pas toute gaieté. C’est le soin de se tenir à quelque distance ; c’est la pudeur d’être à l’écart et de regarder l’aventure où l’on est mêlé, où l’on a son cœur engagé, comme une étrange comédie. A quelque distance, où l’on a pris son point de vue, l’on voit mieux et l’on peindra sans faute. La précaution que l’on a eue de s’écarter prouve que l’émoi était véritable : ainsi l’on peindra, si l’on est habile, la réalité alarmante.

Avant de la peindre, il faut qu’on l’ait ressentie. On l’aura ressentie ; et on la peindra. Mais je n’aime pas que l’ironie soit dans l’expression seulement, une coquetterie de langage et, bref, une manière. Je l’aime, à condition qu’elle ait été dans l’âme déjà : c’est pour cela que je l’ai appelée un sentiment.

J’aime l’ironie de M. Franc-Nohain, sa constante ironie, et si variée, parce qu’elle est un sentiment, parce qu’on devine qu’elle est dans l’idée qu’il a de la réalité, avant d’être dans les mots, les tours, le badinage de littérature et de poésie.

Son œuvre de moquerie et de raillerie, comme je disais, — relisez-la, — est toute frémissante et, sous les dehors de l’ironie, cache son frémissement. Relisez, dans la Nouvelle cuisinière bourgeoise, le poème du petit marché de province :

Petit marché pimpant, tout gai, de ma province,
Mon estomac te salue, et mon cœur…

Sur la petite place, autour des acacias malingres, dans le frais matin, les carrioles arrivent, des maraîchers et des laitiers, carrioles brimbalantes. Les femmes ont le panier au bras, le panier plein d’œufs, ou de beurre, ou de légumes, poulets, lapins, canards, très étonnés « d’avoir quitté la ferme et de se trouver là. » Les menagères vont et viennent et « accueillent d’un rire narquois le prix des haricots verts et des petits pois. » L’on marchande :

Écoute ces leçons de sage économie,
O cigale, cigale ma mie !

Et voici le poème du Pain bénit :

La petite église où, touriste égaré,
La petite église où je suis entré
Était si fraîche, et sombre et calme ;
Pas de bedeau, pas de curé ;
Dans leur niche, des beaux messieurs de bois doré,
Des belles dames,
Me faisaient signe gentiment, avec leur palme…

Aux dossiers des chaises et sur la tablette des prie-Dieu, il y a les noms des personnes pieuses qui, le matin, viennent à l’appel de la cloche : saintes demoiselles…

Être un membre de leur famille !…
Elles nous recevraient joyeuses : le voici,
Le méchant cousin de Paris !
Elles nous feraient goûter leurs confitures
Et leur cassis,
Et prieraient tant pour nous gagner le paradis
Que nous irions tout droit bien sûr !…

Le poème continue ; mais, comme effaré de s’être attendri un instant, le poème tourne à une anecdote de plaisante diversion.

L’ironie de M. Franc-Nohain cache une extrême sensibilité, la dissimule et en est le signe. Autrement, l’ironie de M. Franc-Nohain ne serait qu’un stratagème ou une facétie d’écrivain : ce n’est rien. Cette ironie est ravissante.

Cette ironie veut qu’il peigne plutôt ce qu’il n’aime pas que ce qu’il aime. Seulement, ce qu’il n’aime pas indique ce qu’il aime et vous le désigne par un moyen détourné. Ce qu’il aime, il feint, — et il feint à lui-même, — de ne le pas tant aimer. C’est au milieu de ces feintises, autant d’aveux, que transparaît la sensibilité de M. Franc-Nohain, très délicate, infiniment subtile.

Et tendre ! Elle est plus tendre qu’ailleurs dans un volume intitulé Jaboune et qui est l’histoire d’un petit garçon de huit ou neuf ans : l’histoire, ou plutôt les fragments de cette histoire. L’âme d’un enfant n’a pas encore trouvé la pensée principale en vertu de laquelle se composerait l’univers pour elle. Et puis l’âme d’un enfant ne se révèle pas à vous si clairement que vous la puissiez voir en plein, dans sa totalité ni dans sa continuité : vous en avez des aperçus ; vous y faites soudainement des découvertes imprévues.

Pourquoi M. Franc-Nohain donne à ce Jaboune tant d’amitié, je n’en sais pas toutes les raisons. Il y a celle-ci, que Jaboune, à l’inverse d’autres petits garçons, ne vous interroge pas. Un problème l’embarrasse, dont vous savez la solution ; mais il ne vous la demande pas ; il la cherche, tout seul. Il combine des hypothèses, qui lui deviennent certitudes. Ses hypothèses ne valent rien, mais valent pour lui, car elles sont de lui. Jaboune est fier ; et Jaboune enfin n’est pas du tout « à l’instar : » il est sincère et a l’âme d’un homme. Il en pâtit, quelquefois. Cette petite âme, enfermée dans sa fierté, isolée par ses différences, voudrait de temps en temps sortir de chez elle et se communiquer aux alentours. Elle n’y parvient pas ou du moins, elle y a grand’peine. Elle est un monde séparé. L’on ne comprend qu’à demi ses élans de passion furtive et ses amours. Et Jaboune est épris d’une dame, qui ne sait pas qu’elle refuse d’être aimée. Jaboune est charmant, qui endure le vrai tourment d’une âme vraie.

… « Tu m’amuses autant que Tiberge m’ennuie… » Chacun de nous a, je crois, son Tiberge et, sous l’étiquette de ce nom, rangerait de nombreux déplaisirs. La sensibilité de M. Franc-Nohain se trahit, comme j’ai tâché de le dire, en vive tendresse jalouse de soi et très pudique. Elle se trahit aussi, tout au rebours de la tendresse, en vive colère, également déguisée d’ironie.

Voulez-vous voir les déplaisirs de M. Franc-Nohain ? Lisez les Fiches : ce sont des notes de politique au jour le jour, écrites court et sec et bien. Les déplaisirs de M. Franc-Nohain, vous les avez entrevus lorsqu’il se gaussait, — en riant, mais de quel rire ! — des gens du pays de l’Instar. Il a maintenant affaire aux politiciens de sac et de loge… Au fait, il apprend qu’il y a une « Loge Jean de La Fontaine » qui s’est promis de « réprimer les empiétements du clergé séculier et régulier, » de supprimer les costumes sacerdotaux, cérémonies, sonneries de cloches, insignes et emblèmes religieux : pauvre Jean de La Fontaine !… M. Franc-Nohain, quand il se fâche, dédaigne l’éloquence, de même qu’il a refusé de s’attendrir avec une exubérance dénuée d’ironie. Mais, après avoir conté les tracasseries auxquelles une petite institutrice est en butte, dans le département de Loir-et-Cher, pour n’afficher nul athéisme, il ajoute : « Voilà l’existence faite à une petite fonctionnaire, dans un village situé pourtant en plein jardin de la France, de la douce France !… » Il n’est pas content ; il est furieux : il le dit moins qu’il ne le sent. Les politiciens de Loir-et-Cher, d’où vient leur manie ? Eh ! ce sont des gens de l’Instar : l’anticléricalisme n’est pas de Touraine ou de France, mais du pays de l’Instar. M. Franc-Nohain retrouve son idée ; il la contrôle et la constate : et il note l’antinomie, la remarquable contrariété de la France et de l’Instar.

Les Avis de l’oncle Bertrand continuent les Fiches, après l’interruption de la guerre, durant laquelle l’auteur accomplissait une autre besogne… Un jour, il se plaint de la désuétude où paraît tomber une jolie façon d’être : l’affabilité. Ce n’est pas familiarité, bonne humeur et l’usage de taper aux gens sur l’épaule en voulant bien leur adresser quelques mots en bras de chemise. Qu’est-ce que c’est ? Ma foi, si vous n’en savez rien, vous n’êtes pas de chez nous !… Un autre jour, il se réjouit d’avoir trouvé, dans la correspondance de Rollinat, des lignes charmantes. Rollinat demeurait à Fresselines, un village de la Creuse ; il avait une « charrette légère et solide avec jument pourrie de sang », pour aller chercher à la gare et promener ses amis de Paris dans les environs. Claude Monet venait le voir. Et, à l’exposition de 1889, la peinture de Monet fut appréciée à sa juste valeur. Rollinat écrivit à son ami et le complimenta d’un si beau succès : « Le bruit nous en était venu jusqu’à Fresselines, où monsieur le curé, monsieur de la Celle et les époux Baronnet ont été les premiers à s’en réjouir avec nous. » Est-il, demande M. Franc-Nohain, « plus charmante évocation que ces lignes, hommage plus touchant et ingénu ? Ce M. Monet, dont il est question dans les journaux, oui, monsieur le curé, c’est lui que vous avez vu ici au printemps dernier !… » Cela est de France et de chez nous. Je voudrais citer une page où l’oncle Bertrand ne se tient pas d’avouer qu’on lui fait plaisir en lui écrivant : « Mon bon oncle Bertrand… » N’aimez-vous pas la bonté ? Avec un peu de bonté, qui vous rendrait indulgent et affable, aussitôt la vie serait agréable et facile. On n’est pas très méchant, d’habitude ; « mais c’est trop souvent une attitude que l’on prend, un genre que l’on se donne ; on ne veut pas paraître bon, par crainte de sembler dupe ; on se raidit, on se guinde, on ferme son cœur, au lieu de l’ouvrir… » Et puis, la bonté n’est pas à la mode, au pays de l’Instar. Notre bonté, nous l’avons au fin fond de nous ; et le fin fond de nous, l’intimité de nos âmes, est un endroit où les gens de l’Instar ne vont jamais ; ils n’ont pas le temps et ils ne vivent qu’à la surface d’eux-mêmes, pour ainsi parler.

La philosophie de l’Instar, — mais je crois que M. Franc-Nohain blâmerait ce grand mot, — la doctrine ou l’idée de l’Instar est parfaitement nette à présent. Le moraliste qui nous engage à être nous-mêmes ne nous donne point un conseil d’orgueil, ni seulement un conseil de farouche individualisme. Il ne compte pas nous détacher de nos entours : au contraire ! Il sait que, réduits à nous-mêmes, nous ne sommes pas grand chose. Nous n’inventons pas chacune de nos opinions ni de nos croyances : nous n’y saurions suffire. Nous n’improvisons pas nos âmes : nous les avons héritées. Nous ne sommes pleinement nous-mêmes que par l’influence de nos proches, pleinement nous-mêmes que chez nous, en France, ou dans notre pays de province, ou dans notre vieux village de Paris. Loin de nous détacher, M. Franc-Nohain nous attache et nous prie de connaître la liberté dans notre soumission volontaire à notre vérité ancienne et durable. Si le pays de l’instar lui fait horreur, c’est que l’instar ne mérite pas ce nom d’un pays : l’Instar n’est qu’une absurde bohème.

Tout à coup, M. Franc Nohain, qui avait développé son idée, fut traité de fameux réactionnaire. Il accepta cette injure et songea qu’au surplus les « actionnaires » ne manquent pas, dont le remuement peut sans inconvénient trouver qui le contraigne. On s’était figuré qu’il serait un apôtre de l’émancipation. Oui, mais de la seule émancipation possible et vraie, non d’une folie d’esclaves en rupture de chaînes. Il disait aux gens : « Ne vivez pas à l’instar… » A l’instar de quoi ? Il ne le disait pas encore, étant discrète et ironique personne. Il complète sa pensée : ne vivez pas à l’instar de ce qui n’est rien ; vivez en accord avec ce qui était déjà vous avant vous et qui, près de vous, continue à vous offrir la leçon de votre vérité substantielle !…

Maintenant le voici, — le Théodore de Banville du symbolisme, — qui, selon Jean de La Fontaine, écrit des fables : le lézard qui voulait se mordre la queue, le chien qui portait la canne de son maître, l’éléphant et le papillon, l’homme qui cherchait la quadrature du cercle et celui qui crachait dans un puits :

Dessus la margelle d’un puits,
Un homme s’accoudait chaque jour, pauvre hère ;
Son visage était grave et ses traits amaigris,
Ses cheveux jadis noirs étaient devenus gris.
Il s’accoudait à la margelle, et puis
Il crachait des heures entières…
Non loin du puits, dans la maison voisine…

Il y avait, dans la maison voisine, l’homme à la quadrature qui traçait des ronds et des triangles ; il méprisait, l’homme du puits :

Certains savants très convaincus
A des problèmes tels s’acharnent
Que, franchement, on ne sait plus
S’ils ont un génie éperdu…
Ou une fêlure du crâne.
Qu’on m’accuse d’être un profane ;
Mais autant vaut
Cracher dans l’eau.

Les vers ont une jolie aisance, un tour facile et gracieux. Il me semble que, pour ces fables, M. Franc-Nohain aurait dû garder la rime plus habituellement qu’il ne le fait : il observe le rythme de La Fontaine ; la rime aussi serait de mise. Dans ses précédents ouvrages, il employait, avec une fantaisie heureuse, les vers « tantôt longs, tantôt courts, » — c’est à merveille ! — « au rythme qui se casse, à la rime cocasse, » ou bien sans rime. Cette fois, j’aurais voulu la rime, et non pas très cocasse, toute simple.

Mais que de vers délicieux ! Dans la fable des moulins, la rivière et le vent sont en querelle sur le point de savoir qui travaille mieux. La rivière se vante de bien moudre le blé du moulin…

Un sourire, à ces mots, passe et glisse sur l’onde…

C’est le vent qui survient.

Ce paysage, en deux vers, me ravit :

Au milieu d’un verger fleuri de pommiers blancs
Comme un bouquet de mariage…

Et ceci :

Certain barbon, que la trop bonne chère
Et l’abus des vins généreux
Avaient rendu poussif et catarrheux,
N’en était pas moins amoureux.
A tout âge on part pour Cythère ;
Mais le retour est plus aventureux…

A chacune des fables est jointe une moralité, comme dans La Fontaine : moralité recommandable, gentil conseil, avertissement futé ; puis allez vivre sans timidité ni imprudence.

D’ailleurs, il est question, dans ces fables nouvelles, de voitures automobiles, des allumettes que l’État nous vend, de mille choses qui ne sont pas du temps de La Fontaine. Et il y a, dans ces fables, l’esprit de M. Franc-Nohain, qui est un homme d’aujourd’hui, son esprit farceur et qui volontiers tourne en plaisanteries les opinions qu’il aime de tout son cœur ; il y a ses finesses de sentiment, ses jalousies de sentiment, sa rudesse parfois et la douceur du badinage qui le console. Il a montré qu’on n’est point en servage, — et qu’on n’est point « à l’instar, » — en suivant La Fontaine, en suivant l’exemple de la douce France.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Fables, par M. Franc-Nohain (Renaissance du livre). — Du même auteur, les Chansons des trains et des gares, la Nouvelle cuisinière bourgeoise, le Pays de l’Instar (Éditions de la Revue Blanche) ; le Dimanche en famille (librairie Juven), l’Heure espagnole, Jaboune, le Gardien des muses (Fasquelle) ; Fiches (Lethielleux), Serinettes et petites oies blanches, les Avis de l’oncle Bertrand (Renaissance du livre).