Revue littéraire - Récits de combattants

Revue littéraire - Récits de combattants
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 29 (p. 203-214).
REVUE LITTÉRAIRE

RÉCITS DE COMBATTANS[1]

Cette guerre, qui prenait tout, emmena ses annalistes : tant d’écrivains, dont elle fit des soldats. Beaucoup sont morts. Ceux qui survivent ont commencé le récit de la formidable aventure et le continueront. C’est toute une littérature nouvelle qui se montre, qui va s’épanouir et peut-être foisonner.

Littérature pathétique et à laquelle suffit, pour nous émouvoir, le sujet, notre unique pensée : littérature qui pourrait se passer de littérature. Mais elle ne s’en passe point. On le constate bientôt avec surprise, avec enchantement, si je ne me trompe : ces récits de corn-battans, pour la plupart, sont écrits avec autant d’art et d’habileté que de cœur et d’entrain. Et l’on se demande où ces soldats de la plus grande guerre ont trouvé le temps d’écrire ainsi. L’un, ce fut à l’hôpital, pendant les courtes semaines de la convalescence ; un autre, dans la tranchée, entre deux alertes ; et tous, au hasard des journées violentes ou mornes. Oui ! mais, avant d’écrire, où ont-ils trouvé, en pleine action, le loisir et la tranquillité de regarder, de savoir ce qu’ils avaient vu et de transformer en tableaux les divers aspects de la menace et de la mort ? — Dans leur courage, simple et lucide. Ainsi la finesse de leur talent témoigne de leur vertu militaire ; leur élégance d’écrivains a une grâce d’héroïsme. En outre, ils défendaient et ils défendent la France : un sol et une âme. Je crois qu’aux plus terribles momens, lorsqu’on ne parvenait pas à préserver le sol, il leur a été doux d’affirmer l’intégrité de l’âme ; et, quand la victoire de la Marne leur eut donné toute certitude, l’âme intacte se plut à célébrer la prochaine libération du sol.

Leurs petits volumes sont de l’ouvrage bien français. Que de délicatesse et de gentillesse ! que d’aisance et d’alacrité ! Dans le ton, que de naturel ; souvent, que de grandeur ; et toujours, que de sensibilité, mais pudique, si l’on peut dire, et qui laisse deviner ses alarmes plutôt que d’y insister ; que de raison I Ni déclamation dans les mots, ni emphase dans la pensée ; point de sauvagerie, et ni rien qui ressemble à cet orgueil morbide des Germains : de la pitié, de la bonté, comme en ont les forts et les braves.

Maréchal des logis de hussards, M. René de Planhol eut à rejoindre son régiment, dès le premier jour de la mobilisation, dans une petite ville de l’Ouest, une bonne petite ville qui, en temps ordinaire, s’anime seulement pour les foires et qui soudain tressaille : « Artisans et rentiers, blouses bleues et vestons, forment des groupes mêlés où les voix retentissent et les cannes se lèvent. Les portes des maisons s’ouvrent et montrent des hommes porteurs de valises ou de baluchons. Épouses et mères escortent jusqu’à la gare les maris ou les fils qui s’en vont. Des cortèges défilent, drapeaux déployés, et clament la Marseillaisev.. » Voilà le début de la guerre et des Étapes et batailles d’un hussard. Le hussard a de bons yeux. Il note précisément ce qu’il a vu. Il a vu le curé cheminer en compagnie de l’instituteur ; et il a vu qu’au seuil des boutiques les gens ne s’étonnaient pas de cette réunion. Puis, de toute la France, les journaux apportent l’assurance « d’une même bonne volonté… » Les hussards s’en vont de nuit. Les bâtimens du quartier sont éclairés par des lanternes. Sous la voûte, une petite fille tend au colonel un large bouquet tricolore. Le régiment s’ébranle et, avec le vacarme de ses trompettes, défile au milieu des ovations. Il part, il ne sait pas où il va. Il est en Lorraine au bout de quelques jours et se tient sur les coteaux qui, au Nord-Est, protègent Nancy. « En face de nos soldats s’étendait, ondulée de vallonnemens, la plaine où, là-bas, le ruisseau de la Seille séparait les deux patries. Ils couchaient sous les arbres, et la lune éventait de tiédeur les nuits brèves. Au cours des journées torrides, ils sommeillaient encore, se déshabillaient à demi, séchaient leur linge au soleil des bombardemens lointains, vers Pont-à-Mousson et Nomény, expiraient sourdement dans l’air léger. Suscitant de vaines fusillades, des avions allemands voguaient dans l’espace. Et puis, des nuages s’amassèrent, voilèrent le ciel, crevèrent en torrens. Tapis sous leurs capotes et transis, les soldats ne bougeaient plus, immuables comme le bruissement sempiternel de la pluie. Les eaux s’épuisèrent et le soleil darda quelques rayons. Les oiseaux, à l’envi jasèrent. Les parfums des foins et des forêts embaumèrent les vents… » Ni Raffet, ni Alphonse de Neuville ou Edouard Détaille n’ont peint de cette manière les soldats, les bivouacs et le paysage des batailles ; ceci est plus rare : un tableautin militaire, par Corot.

De Lorraine, les hussards sont envoyés en Belgique. Les affaires n’allaient pas bien ; les barbares avançaient. Un vieil échevin, militaire émérite et qui avait travaillé au Congo, donnait de mauvaises nouvelles : deux millions d’Allemands n’étaient pas loin, leur masse écraserait tous les obstacles et autant valait jeter des pierres sous un rouleau… « Mais, rebutant ce prophète de malheur, nous n’inventions que motifs d’espérer. » Quelle spontanéité de confiance ! Or, cette vive aptitude à éluder les motifs de chagrin, c’est elle aussi qui permet à l’auteur d’Étapes et batailles de peindre si joliment la guerre et ses horreurs. Il ne dissimule pas les horreurs ; et il n’a point affadi la peinture. Mais sa vision n’est pas sombre : il voit en clair ; les ombres même, il les colore.

Pourtant, voici les jours de la retraite : « Bah ! ce n’est pas pour longtemps ; une simple anicroche… » Les régimens descendent vers le Sud-Ouest. Les hussards passent la Semoy sans encombre. L’ennui, c’est pour eux de traverser les villages où les bonnes gens leur demandent avec angoisse : « Êtes-vous vaincus ? » Mais eux de hausser les épaules et de rencontrer ou d’inventer, à chaque étape, un regain d’espoir. Une fois, c’est un bataillon de turcos superbes qu’on a croisé sur le chemin ; ces gaillards rient sur le bel ivoire des dents, caressent leurs baïonnettes et annoncent : « Li, bientôt, tout rouge, sang boche, cochon ! » Et les hussards : « Un tel renfort changera les événemens ! » Une autre fois, c’est une halte chez des paysans qui vous font rôtir un poulet, qui vous débouchent un sauterne valeureux, qui vous mettent en liesse. Et, à chaque instant, c’est le général qui, avec son officier d’ordonnance, part et s’avance bien au-delà des avant-postes, pourquoi ? pour que tout le monde voie qu’il n’y a pas de danger. Principalement, ce qui fait rebondir ces garçons, c’est leur jeunesse élastique. Dernier réconfort des cavaliers, la charge longtemps promise, accordée enfin. Certes, on a cherché la bonne occasion, depuis des semaines ; mais, quoi ! les uhlans se refusent. Alors, faute d’une occasion très bonne, on saisit celle qu’on trouve. « Émoi suprême, de bondir, chasser le sol, s’unir au vent ! Les hussards, sabres tendus, volent. Les mitrailleuses se pointent contre eux : trop tard. Déjà un escadron a franchi la zone du danger. Mais, abrupt, un talus casse l’élan. Les chevaux tentent en vain de grimper la côte, quelques secondes d’hésitation gaspillent le bénéfice de la promptitude… » Aussitôt les obusiers, avertis, accablent ce coin de bataille. Les cavaliers se replient, pressant leurs bêtes ; ils ont laissé sur le terrain la moitié de leur effectif et les deux capitaines. Découragés, ceux qui reviennent ? « Une telle hécatombe n’était pas inutile : l’infanterie, grâce à cette diversion, a dégagé son aile qui ne sera plus débordée. » Puis le commandant du corps d’armée les interpelle et leur déclare qu’ils ont honoré la cavalerie française.

Ils sont ainsi amenés jusqu’au samedi mémorable, 5 septembre, où une fanfare leur sonne aux oreilles : l’appel du généralissime à ses armées ; l’ordre d’avancer. Il ne s’agit plus que d’avancer : joie immense. Victoire de la Marne, et la poursuite, et les premières batailles de l’Aisne ; ensuite, la course à la mer, la remontée, en obliquant vers l’Ouest, par-delà Calais et Dunkerque, en attrapant un coin de Belgique, jusqu’à Nieuport et plus haut. Après cela, le mur vivant de nos armées barre toute la route à l’invasion. Mais l’automne arrive, l’automne aux deux visages : « tantôt pluvieuse et morne, lorsqu’elle regarde vers le sombre avenir ; tantôt, si elle se remémore le passé radieux, douce, mélancolique et somptueuse, sous sa robe de rouille, de pourpre et d’or… » Vers le 15 novembre, la bataille parut s’épuiser. Il sembla qu’on devait, pour en finir, attendre le printemps. On prépara les longues patiences de l’hiver. Nos troupes, après quatre jours de tranchées, avaient tour à tour le soin de se bâtir, à quelque distance du front, des campemens, des baraques de bois ou de chaume… « Parfois, le soleil dissipait les nuages et dorait les arbres nus ; mais bientôt il se renfrognait derrière les averses et le brouillard… Il y eut aussi de la neige. Pendant une semaine, le sol gelé craquait. Les arbres, les buissons se découpaient sur l’étendue blanche, que les contours trop précis faisaient pareille à un jouet puéril. Les étangs se vêtaient de glace que les soldats cassaient pour dénicher dans les pierres les anguilles… » Les hussards sont à Ypres. La population de la pauvre belle ville ne s’est pas sauvée : « Elle couchait dans les caves et, si le bombardement diminuait d’intensité, passait les journées à la surface de la terre. Dans les cabarets, les vieux fumaient les pipes, tandis que les filles raccommodaient les hardes et que sur les dalles les sabots des bambins claquaient. Pour économiser le pétrole, on n’allumait les lampes que fort tard, et la mélancolie crépusculaire enveloppait ce tableau de Téniers. »

Les hussards sont à Ypres ; et puis notre hussard n’y est plus. La tête lourde, la fièvre au corps et l’esprit délirant à demi, il a senti qu’on l’emportait, qu’on le plaçait dans une automobile ; le vent le fouettait ; et il apercevait les halles d’Ypres qui flambaient. On l’a mis dans un train. Plus tard, on l’a mis dans un lit, dans du linge blanc et dans du silence. Il a entendu, près de lui, une voix merveilleusement douce et qui venait d’une cornette de bonne sœur. Il s’est apaisé ; il s’est guéri et, faible encore, tout languissant de corps, non de pensée, et même avec une acuité singulière, il a discerné le subtil détail de ses souvenirs qui lui apparaissaient comme à la flamme d’un éclair. Il les a fixés sur le papier en phrases nettes, en phrases ingénieuses et pimpantes, et en phrases qui font la nique à toute peine, à toute crainte et à tout marasme, et la nique aux Boches.


Je disais que la guerre avait emmené avec elle ses annalistes, les écrivains dont elle fit des soldats. Mais, prodigue, elle en tua beaucoup. Et, comme elle improvisait des soldats, elle improvisa aussi des écrivains : l’un d’eux, pour son coup d’essai, donne un chef-d’œuvre. M. René de Planhol, lui, partit pour la guerre avec son talent : on connaissait le charmant recueil de ses contes emblématiques, L’Esclave et les ombres, où la rêverie et l’idéologie composent de précieux rébus de pensée, ornent de poésie les mystères de l’âme et offrent au vieux chagrin du monde un nouveau divertissement. Mais on ne connaissait pas M. Marcel Dupont : lui-même se connaissait-il ? Officier de légère, il aimait son métier. Un jour, pendant que l’ennemi bombarde Reims, il a quelques heures pour entrer dans cette ville où naguère il était en garnison ; et il revoit son logement d’officier, sa chambre, son cabinet de travail, le livre qu’il lisait à la dernière minute : — un Baudelaire ; et, adorant Baudelaire, il n’est aucunement baudelairien ; — ses paperasses, les feuillets sur lesquels il se promettait « d’écrire de belles choses » et n’écrivait rien. La guerre l’a séparé de tout ça : et, en pleine guerre, il combat certes, et il écrit En campagne, qui est le chef-d’œuvre que je disais.

Dans son avant-propos, il annonce que son volume ne contient ni études tactiques, ni considérations critiques sur l’ensemble de la guerre : lieutenant de chasseurs, il ne prétend pas à dominer les opérations qui se déroulent sur un front de neuf cents kilomètres ; il ne songe qu’à raconter ce qu’il a eu sous les yeux dans le petit coin du champ de bataille où son régiment se trouvait placé. Des épisodes ? Sans doute. Mais, avec une heureuse lucidité d’intelligence, il les rattache si bien à l’immense conflit que la guerre tout entière est là, dans les trois cents pages de ses souvenirs. Il voit aussi juste que Fabrice Del Dongo : il voit plus large.

Au mois d’août, jusqu’au 27, n’étant que le sixième lieutenant par ordre d’ancienneté, il a dû rester au dépôt, recevoir, équiper, former les escadrons de réserve que son régiment constitue. Enfin, le 28, sa cantine faite, ses paquetages bouclés, ses chevaux embarqués, il part : il va remplacer un sous-lieutenant blessé au cours d’une reconnaissance. Il est content. On l’envoie dans le Nord. Puis, à mesure qu’il approche des armées, des bruits inquiétans lui arrivent ; dans les gares, la nuit, les gens ne disent rien de bon : « Charleroi ? Ne me parlez pas de Charleroi ! Nos hommes ? Magnifiques !… Une hécatombe… La retraite… jour et nuit… Les Allemands n’osent pas… Ah ! nous sommes propres… On recule… » Il cherche son régiment : les renseignemens qu’il obtient sont vagues, sont déroutans, sont terribles… « Eh bien ! que voulez-vous ? Je marcherai au canon. Bonsoir. » L’angoisse d’une solitude éperdue augmente d’heure en heure, jusqu’à la minute où ses efforts, aidés de hasard, le conduisent à ses camarades : alors, tout s’arrange ; et il est prêt, pour toute éventualité. Il débute péniblement et, comme on l’en avertissait, par la retraite. Depuis plusieurs jours, l’armée descend de la frontière et ne manœuvre qu’en vue de n’être pas coupée, désarticulée. Lui, avec ses chasseurs, est à l’arrière-garde, avec mission de repousser les patrouilles que l’ennemi lance aux flancs de nos colonnes d’infanterie. Sous le beau soleil, une désolation mortelle. Pendant une journée et sa nuit, le corps d’armée fait cinquante kilomètres. Il y a des traînards. On aperçoit sur les routes des fantassins fourbus, éclopés. En voici un, qui passe un pont, tout seul, son fusil à la bretelle, ses cartouchières au ceinturon, plus de sac. Il s’appuie sur un bâton, n’avance guère, à chaque pas s’arrête et, pour faire un pas de plus, rassemble toutes ses forces, dernières forces. Il est pâle et en sueur : un homme perdu. Il parvient jusqu’au poste, volant des chasseurs et là entend une estafette dire que les Boches sont à deux cents mètres et vont déboucher. Subitement, il se redresse. Son visage se contracte ; il a l’air stupéfait et furieux, crie : « Ils sont là ? .. Ah ! les s… 1 » et, profitant d’un regain d’énergie étrange, miraculeuse, il met baïonnette au canon, boitant, sautant à cloche-pied, repasse le pont, se campe au milieu de la route, le fusil croisé dans la position réglementaire, tout seul contre l’armée allemande. Il est fou, il est sublime. Une salve ; et il est tué…

Mais la retraite continue : la retraite que Joffre a ordonnée, la retraite incomparable, et salutaire, et atroce… « Ceux qui n’ont pas connu ces heures ne sauront jamais le degré de souffrance morale et d’abattement physique que peut endurer un soldat. Il faut les avoir vécues pour être certain que l’on peut subir une telle épreuve sans en mourir. Plus tard, nous avons compris. Mais, à ce moment-là, nous autres, simples officiers de troupe, nous étions emportés dans le flot tumultueux de cette armée et nous ne comprenions pas pourquoi nous reculions ainsi. Songez à ce que ce mot contient d’affreux : nous ne comprenions pas ! » Je ne sais ce qu’il y a dans ces phrases, pour leur donner un tel accent de douleur, et l’accent même de cette douleur sans pareille : à la vérité, les phrases ne sont ici presque rien ; la forme, et non l’habit, du sentiment tout nu, sans voile, le sentiment plus fort que nuls mots… Les soirs, au commencement de septembre, furent chauds et lourds. Un soir, le 4 septembre, sur les six heures, le long de la route de Vauchamps à Montmirail, le régiment se forme en colonnes de demi-régiment. Les hommes descendent de cheval, poudreux, la poussière collée au visage ; sur le sol et dans un champ de blé fauché, ils se couchent et ils dorment. Les officiers, par petits groupes, causent afin de ne pas s’endormir. À minuit, le bivouac était installé ; à trois heures du matin, en selle : l’ennemi vient d’accrocher l’arrière-garde et il faut faire face. Pareillement, chaque nuit, courte nuit de repos inachevé. L’on se baltait, et l’on faisait de bon ouvrage : après quoi, l’on se repliait… « Soldats, mes frères, oublierez-vous l’angoisse qui vous étreignait quand vous deviez, au moment où le jour déclinait, après avoir vu tomber tant des vôtres, abandonner une nouvelle parcelle de notre douce France, livrer aux barbares quelques-uns de nos jolis hameaux, de nos champs, de nos vergers, de nos jardins, quelques-unes de nos vignes ? C’était l’ordre. Nous avons compris, depuis, combien tant de sacrifices avaient été utiles. Mais alors nous ne savions pas. Et le doute venait. Nous avons connu des jours atroces et rien ne pourra arracher de ma mémoire l’impression d’anéantissement physique et moral dont nous étions alors frappés, mes camarades et moi. » M. Marcel Dupont donne la plus saisissante formule de cette retraite : « Chaque jour, nous avons dû nous battre. Chaque jour, l’ennemi était repoussé. Chaque jour, il fallait reculer. » Ce témoignage est important. Il caractérise la volonté du général en chef, sa méthode, la rigueur avec laquelle fut exécutée de point en point la difficile manœuvre du renoncement provisoire et de la brusque représaille ; et il glorifie les armées qui, ayant subi le long supplice quotidien de se croire vaincues, perdues, abandonnées, réagirent tout de go pour la victoire, saintement patientes dans la défensive et si soudaines dans l’offensive que l’ennemi détala devant elles, déconcerté, comme frappé par la détente d’un ressort qu’il croyait mol sous sa pesée.

L’offensive ! Ordre du général en chef. La joie est partout.

« Un officier au colonel… » C’est au lieutenant Dupont de marcher… « Direction Courgivault. Reconnaissez si le village est occupé. La brigade vous suivra dans une heure, par le même chemin… » Le lieutenant a choisi quatre solides garçons, parmi ses chasseurs, et le brigadier Madelaine, qui est sûr. Un temps splendide. On respire bien. Les luzernes et les chaumes brillent encore de rosée. L’horizon, net. La route est silencieuse ; et rien n’y bouge. Il s’agit d’avancer avec prudence : on ne sait pas ce que cachent les buissons, les fossés, les taillis. C’est la première reconnaissance offensive de la campagne de France : sur les indications qu’elle fournira, les régimens vont s’élancer à leur perte ou à la victoire. La petite troupe chemine, craint de se risquer, à droite et à gauche examine les boqueteaux, passe et bientôt aperçoit, au milieu des prairies et des pommiers, le village, fermes et maisons paysannes tassées autour d’un clocher. Le lieutenant braque sa jumelle et, à l’horloge du clocher, lit : six heures quinze. Cette horloge, c’est tout ce qui paraît vivant, au village. Tout le reste dort, ou est mort. On ne distingue nuls travaux de défense, rien qui indique l’ennemi. Vercherin, l’un des chasseurs, est détaché pour aller voir d’un peu plus près. Et il suit une ligne de peupliers un arbre après l’autre lui servira d’abri ; et il se glissera d’un arbre à l’autre. Il s’arrête, se dresse sur ses étriers : il a cru que, dans une meule, quelque chose remuait, qu’une tête se levait hors de l’herbe… « Je regarde ; je ne vois rien que le village silencieux et paisible. Toujours la même impression de vide, odieuse et déprimante… » Les chevaux ont peur et font demi-tour : un coup d’éperon les ramène. Alors, à quelque cent mètres des chasseurs, sur la lisière du village, une ligne de tirailleurs, vêtus de gris, se développe, s’allonge derrière les meules, se défile adroitement, tire et, par bonheur, tire mal. Les chasseurs savent ce qu’ils avaient à savoir, l’occupation de Courgivault par l’ennemi. Les balles leur bourdonnent aux oreilles, leur sifflent aux oreilles. Il faut gagner du champ, sauver sa vie et s’acquitter de sa mission jusqu’au bout. Un cheval tombe. Le cavalier se relève, un peu étourdi. Le brigadier Madelaine, le visage éraflé d’une balle, saigne : et ce n’est rien. Les tirailleurs de Courgivault continuent, leur musique. Prestement, assembler la petite troupe, consoler Lemaître qui pleure son cheval, et achever la bête qui geint, faire trotter les dévot cavaliers démontés, lourd-bottés, examiner encore le mouvement des tirailleurs gris devant le village, évaluer leur nombre, esquiver leur tir… L’un des chasseurs, Wattrelot, file et porte au colonel un billet du lieutenant : le renseignement. Les minutes passent. Le lieutenant, son renseignement parti, ne se ménage guère ; les balles qui bourdonnent et sifflent ne le dérangent pas de sa besogne. Il donne le coup de grâce au cheval qui souffre ; même, il lui accorde quelques mots d’oraison funèbre et lui promet le paradis des braves chevaux. Et ensuite, les tirailleurs du village se taisent. Puis un peloton de chasseurs d’Afrique se montre. Au même instant, une détonation retentit. Un obus éclate au pied des meules où les fantassins prussiens se cachent : c’est une de nos batteries qui déjà règle son tir sur Courgivault… « Mon renseignement est arrivé. La bataille de la Marne est commencée. »

Courgivault fut pris, enlevé très vite, perdu, repris à la baïonnette. Et, le soir, quel soir, après cette journée, la première journée victorieuse !…

L’art de M. Marcel Dupont, — je crains que mon résumé ne le gâte, — le voici justement : on ne peut résumer l’un de ses chapitres, tant il est habile à dessiner en peu de traits toute la scène, à raconter vite et serré, à ne laisser entre les détails principaux que l’espace qu’il faut pour que l’air y circule. Cette concision si parfaite, et qui n’entasse rien, ne néglige rien non plus. Et l’on n’y sent pas l’effort. Tant d’art, et avec tant de naturel ! délicieuse réussite. Et l’art n’empêche pas l’émotion ; je ne dis pas qu’il la seconde : il lui est docile. Cet officier de légère est avec son art comme un cavalier avec son cheval. La bête est vive ; le cavalier la mène où il veut. D’ailleurs, il ne lui fait point exécuter des tours singuliers, accomplir des exploits de manège : il la menait à la guerre. Elle l’a bien porté, docile et alerte, par tous les chemins, et fût-ce par les sentiers difficiles, forte dans la fatigue et allègre, gaie aux matins radieux, toujours prompte.


Dès la victoire de la Marne, commence la poursuite. Nos soldats, aux trousses de l’ennemi, repassent par les routes de malheur devenues des routes de bonheur. Ils ne savent pas jusqu’où ils iront, chassant devant eux l’envahisseur. Ils comptent le pousser hors de France. Mais, à l’Aisne, il faut s’arrêter.

Cette péripétie, M. Maurice Gandolphe l’a très bien marquée dans son livre, La marche à la victoire, beau livre encore, d’un style adroitement rude et qui parfois, souvent même, obtient des effets de grande poésie.

En quittant la ligne extrême où la marée allemande a jeté son flot, on a cru qu’épuisée elle se retirait. On se lança derrière elle, on traversa l’immense plage, souillée de ses détritus : « litres vides, où s’étiquettent tous les alcools, sacs velus d’où s’échappent des dentelles et des soies, mausers fracassés, capotes, selles, hideuse défroque de l’armée d’invasion qui, avant de fuir, a bu, » — a bu et a pillé. L’on galope dans tout cela, et dans une horrible odeur mêlée de cadavre et d’alcool, l’odeur de la Teutonie en alarme. Et, premièrement, c’est presque facile. Peu à peu la résistance, pour ainsi parler, s’épaissit… « On sent que d’heure en heure un flot nouveau déferle, s’étale, monte. Nous nous raidissons contre l’évidence d’un obstacle fort et durable, dressé contre notre poursuite. Très vite, nous apercevons que c’est toute une offensive qui recommence, avec des moyens abondamment renforcés. Des corps inconnus, une artillerie gigogne descend de ce Nord où gagnait notre chasse allègre. Dans un méthodique et puissant déploiement, nos divisions s’ordonnent et s’approfondissent : après la guérilla des coups de force et de surprise, nous nous alignons à la bataille rangée. » En peu de jours, le « barrage » se constitue, solide sur les deux versans.

Toutes les sortes de guerre, notre armée extraordinaire eut à les accepter, durant les premiers mois de la campagne ; et telle fut sa souplesse intelligente qu’elle passa de l’une à l’autre quand il le fallut, prête à exceller dans l’offensive hardie, trop hardie, dans la défensive savante et patiente, puis dans la brusque reprise d’offensive, et dans la guerre de siège. Celle-là, qui n’est pas finie, abonde en coups d’audace et d’ingéniosité, en brèves anecdotes que M. Maurice Gandolphe conte à merveille. Des deux côtés, on tâche de mordre sur le front de l’adversaire. Les opérations de grande envergure sont impossibles : on cherche de menus résultats qui se coordonneront avec d’autres et au moins rattraperont des bouts de sol. Tel village dont on sait à peine le nom devient un objectif de réelle importance : en quelques heures, il est quatre fois pris, perdu, repris par nous. Ce village, « un beau soir d’avance, » on en chasse les dragons de Wurtemberg. Nos cavaliers le tiennent toute la nuit, toute la matinée suivante. Mais, autour de ce saillant, la bataille augmente d’intensité : sur trois faces, les bataillons bavarois resserrent leur menace d’encerclement. Donc, les cavaliers reçoivent l’ordre de retourner en arrière. « Et voici, le lendemain, qu’une longue file d’évacués croise la colonne ; les misères habituelles passent, avec des airs familiers. Une femme, menant un lot d’enfans, s’arrête : — Tiens, tu vois, ceux-là étaient chez nous… Puis elle explique : — Vous savez, notre maison, où vous avez mangé, ils sont revenus derrière vous et ils ont mis le feu partout… Nous nous taisons. La femme regarde les chevaux, les carabines, les hommes et, sans colère, avec une résignation un peu surprise, demande seulement : — Pourquoi est-ce que vous êtes partis ?… Pour oublier cela, il faut aller vite et loin chez les autres ! » M. Maurice Gandolphe insiste sur l’atroce difficulté de faire la guerre chez soi, d’avoir cette tâche : reprendre, avec les instrumens dévastateurs de la guerre moderne et contre un ennemi sauvage, des villages et des villes que nos frères, citadins et paysans, n’ont pas tous évacués. « Tant que nous allons par-dessus ce qui est nôtre, l’attaque, la belle attaque qui est la joie des combats s’alourdit d’angoisse et de détresse. » Il avertit les « gens de l’arrière, » qui s’étonnent de la lenteur et des retards…

Abominable guerre, et cependant sainte. La dernière impression que laisse le livre de M. Gandolphe est celle-là. Le sol, plus âprement disputé, reconquis lopin par lopin, une motte de terre après une autre, est consacré à jamais. Cette vérité, un mot sublime l’interprète. Après un échec local, je ne sais où, le général réunit son état-major ; et, sur la carte, on examine la situation. C’est dommage, dit un capitaine, que nous ne tenions plus ce village. Et le général, très simplement : « Ne dites pas que nous ne tenons plus ce village ; nous avons là douze cents tués de chez nous : ils tiennent la position, en nous attendant. » Au crépuscule, le village fut repris et la « garnison des morts » relevée.

Les historiens, plus tard, feront leur profit de Six mois de guerre en Belgique, par un soldat belge, Fernand-Hubert Grimauly, artilleur cycliste à la 101e compagnie. C’est un récit très original, d’une évidente vérité, d’une spontanéité presque naïve. Le sentiment qui domine dans ces pages, c’est la colère d’un pays loyal et dupé, la haine de la fourberie allemande, la rancune. L’artilleur cycliste a rendu avec beaucoup de justesse l’effroi et le désir de vengeance dont frissonne aux premiers jours la Belgique trahie par les Boches : elle flaire partout la trahison, la cherche et la trouve ; elle déniche des espions et, plus d’une fois, quand les armées sont aux prises, démasque des troupes de Prussiens qui ont revêtu l’uniforme belge. « Quelle rage ! » Et cette rage, aidée du mépris, tourne à une sorte d’humeur narquoise, qui résiste bien contre la désolation, qui excite les énergies gaiement batailleuses. M. Grimauty, dans les plus tragiques momens, trouve des mots bizarres, cocasses, charmans. A la bataille de l’Yser, les Belges tirent éperdument, vite et comme pour profiter des minutes suprêmes. La formidable artillerie allemande les accable ; ils ne cessent pas de tirer cependant, de tous leurs fusils : « Nous avons l’air de chasseurs qui tirent sur des lapins, avec des lions dans le dos ! » D’ailleurs, ils font bien de s’entêter, contre tout espoir : l’infanterie française arrive. « Nous la reconnaissions dans l’ombre au martellement nerveux de sa marche. Quand les pioupious nous aperçoivent, ils n’ont qu’une petite phrase courte, qui scande leur marche et qu’ils répètent en défilant devant nous : — Où qu’ils sont, les Boches ? Où qu’ils sont, les Boches ?… » Nos fantassins viennent de Lombaertzyde…« Ah ! les braves petits gars ! s’écrie leur camarade Grimauty ; sortis d’un enfer pour venir dans un autre, et tricoter de ce train-là entre les deux !… »

Lisez enfin La vie de guerre contée par les soldats. M. Charles Foley a recueilli sous ce titre quelques dizaines de lettres écrites de tous les points du front par des maris, des fils, des frères, gens de toute condition naguère et d’une seule condition devant l’ennemi, des héros. Le caractère de chacun d’eux subsiste, et le tempérament de chacun, d’eux ; mais toutes les différences sont groupées en un faisceau de volonté unique : volonté de vaincre et, à cette fin, même abnégation, le sacrifice universellement consenti. L’un de ces épistoliers, un artilleur, blessé, cité à l’ordre du jour, appelle ses prouesses un « petit succès. » Il écrit : « J’ai fait simplement mon devoir. » Sa récompense l’étonne : « et alors, dit-il, ce n’est pas moi seul, c’est toute l’armée qu’il faudrait citer ! » Une telle modestie n’est pas l’usage ancien de la littérature. Cet artilleur nous avertit de ne pas confondre plus longtemps le jeu littéraire avec les vertus auxquelles de beaux livres ont apporté leur témoignage, et qui valent qu’on soit à genoux devant elles, en toute humilité de gratitude.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Étapes et batailles d’un hussard, par René de Planhol (Attinger, éditeur) ; — En campagne, « impressions d’un officier de légère, » par Marcel Dupont (Plon) ; — La marche à la victoire, « tableaux du front, » par Maurice Gandolphe, (Perrin) ; — Six mois de guerre en Belgique, par F.-H. Grimauty (Perrin) ; — La Vie de guerre contée par les soldats, lettres recueillies et publiées par Charles Foley (Berger-Levrault).