Revue littéraire - Qu’est-ce que le féminisme ?

Revue littéraire - Qu’est-ce que le féminisme ?
Revue des Deux Mondes7e période, tome 1 (p. 649-660).
REVUE LITTÉRAIRE

QU’EST-CE QUE LE FÉMINISME ?[1]

Premièrement qu’est-ce que le bon sens ? Une fois défini le bon sens, et en termes dignes de lui, en termes dignes de le recommander à l’amitié des honnêtes gens, le féminisme et aussi toutes les doctrines les moins raisonnables, qui plaisent par leur déraison, perdent leur attrait principal. Ce n’est pas à dire, — et à le dire si promptement, — que le féminisme ne soit que toquade. Une telle réfutation ne vaut rien, ne prouve rien, ne prouve que la mauvaise humeur de qui l’aura ainsi bâclée. Puis, comme il s’agit des femmes, la courtoisie est de rigueur. Et, comme il s’agit de problèmes qui, en fin de compte, résument beaucoup de souffrance, on aurait tort de les éliminer sans fine précaution. Mais il est vrai que les doctrines doivent généralement leur succès le plus vif à ce qu’elles contiennent de moins judicieux. Si l’on examine avec simplicité l’histoire des idées l’on aperçoit, peut-être avec chagrin, que les idées les plus folles ont une puissance de propagation qui manque aux idées les plus sages. Une idée bien exactement juste a quelque chose de tranquille et de réservé qui n’excite pas l’enthousiasme des multitudes. Presque toujours, avant d’adopter une idée, les multitudes l’ont transformée à leur guise plus romanesque ou furieuse. C’est la tristesse que donne la lecture de l’histoire : on y voit l’humanité de tous les temps occupée à faire des contre-sens et à s’éprendre, non des idées, mais de leurs plus étranges caricatures. Aussi convient-il d’imposer aux doctrines, quand elles deviennent dangereuses, — et il vaudrait mieux encore le leur imposer dès le début, — le contrôle du bon sens, qui n’est que la modestie de l’esprit devant l’humble vérité. Après cela, très souvent, il ne reste pas grand’chose des doctrines ; et les voilà réduites à un petit nombre de remarques opportunes. Ce qui en est tombé n’était que floraison médiocre ou mauvaise et, quelquefois, n’était que la maladie de la plante : ce qui reste, et qui sans doute n’a point une apparence magnifique, est la plante même.

Il faut rabaisser aux idées leur caquet. Le féminisme a le caquet le plus insupportable. Et Mme Colette Yver lui consacre un volume charmant, plein d’ironie et de bon sens. Appliqué aux idées qui n’ont pas beaucoup de retenue, le bon sens tourne à l’ironie, sans le vouloir, et sans perdre ses jolies qualités d’honnête et sensible indulgence. Je tâcherai d’analyser ce volume ou de me promener avec mon lecteur Dans le jardin du féminisme.

Mme Colette Yver se souvient d’avoir rencontré une très belle jeune fille et qui avait une physionomie intéressante. De légers bandeaux bruns, sur son front, s’écartaient comme s’ouvre un double rideau sur la scène d’un théâtre : « Et une pièce, en effet, se jouait dans ce front chargé de pensées, dans ces yeux châtains qui scrutaient les choses avec un air de positivisme étrange. » cette jeune fille de vingt-sept ans, et que nous appellerons Sidonie, souriait avec un peu d’effort ou avec un peu de condescendance : elle avait pâti ou bien elle était philosophe. Mais non point arrogante ou précieuse : timide avec beaucoup de grâce ; et interne d’un fameux professeur dans un hôpital de Paris. Curieuse de connaître et d’analyser l’âme de la « femme moderne, » Mme Colette Yver s’approche de Sidonie et l’entend qui, d’une voix douce, mais résolue, déclare : « Il faut arriver à tuer sa sensibilité. La sensibilité n’est qu’un piège auquel notre volonté se laisse prendre. Lorsqu’on est parvenu à se dégager assez de sa sensibilité pour l’observer en quelque sorte extérieurement, on doit être assez fort pour la détruire ou tout au moins pour échapper à ses suggestions. » Ah ! l’insupportable personne ; et tant pis pour ses yeux châtains, pour le sourire de ses lèvres jolies et tristes : elle nous ennuie !

Nous allons nous éloigner d’elle… Nous avons tort ; et Mme Colette Yver, qui a une vraie curiosité, c’est-à-dire mêlée de charité intelligente, devine que Sidonie, pour détester la sensibilité, ne manque pas de cœur. Sidonie est tendre : ses malades l’aiment, sachant ce qu’elle a de bonté, de pitié, de subtil dévouement. Ce n’est pas la bonté, ni la pitié, ni le dévouement, que Sidonie dénigre : c’est l’amour. L’amour, mademoiselle ? Précisément ! répond Sidonie ; l’amour est un des meilleurs exemples de la servitude où conduit la sensibilité déréglée. » Enfin, Sidonie veut avant tout préserver son indépendance ; elle craint la servitude et craint l’amour comme une servitude. C’est à peu près la même chose, de craindre l’amour et d’être amoureuse : tu ne me craindrais pas, si tu ne m’avais trouvé !… Vous voyez bien que Sidonie est capable de sensibilité.

Mais il y a, en elle, deux femmes, l’une sensible, et l’autre volontaire. Ces deux femmes ne s’entendent pas, s’entendent si mal que la volontaire a juré de tuer la sensible. Voilà comme Sidonie sera digne d’intérêt.

Sidonie ne refuse pas à toutes ses contemporaines le droit d’aimer. Elle admet qu’en certains cas une femme peut aimer « sans se diminuer, sans être asservie. » Parfois même, une femme « se limiterait » en n’aimant pas. Souvent, et plus souvent, une femme « se doit à elle-même, ou doit à sa dignité, à son développement intégral, d’immoler un amour destiné simplement à atrophier sa personnalité. » Mme Colette Yver engage Sidonie à considérer que l’amour embrouille, par bonheur, ces calculs, cette mathématique de la personnalité qu’on pèse, qu’on mesure. Une femme, réplique Sidonie, doit échapper à l’asservissement que l’homme prétend lui imposer.

Je dirais à Sidonie : — Ma petite, une personnalité qui a tant de peine à se défendre, et qui se montre si alarmée, n’est pas une personnalité très forte ; sa peur avoue sa faiblesse. Une personnalité très forte, et qui voudrait tant de sacrifices, n’a pas tant de sacrifices à consentir : elle s’impose. Craignez surtout que vos renoncements ne soient au profit de ce qui peut-être ne les vaut pas, ma petite aux yeux châtains et au mélancolique sourire un peu prétentieux et presque naïvement !…

Les propos de Sidonie ont averti Mme Colette Yver. Voilà, songe-t-elle, le féminisme : « c’est moins une doctrine qu’une révolte. » Le féminisme serait beau, aimable et digne d’encouragement, s’il travaillait avec sérénité « à l’épanouissement de la femme, à sa protection, à sa culture. » Hélas ! « l’humanité, qui a tant de peine à s’émouvoir pour une idée, ne se met en branle que si on la lance contre quelque chose ! » Eh ! non, l’humanité n’a pas de peine à s’émouvoir pour une idée : à moins que Mme Colette Yver n’entende par « une idée » une idée juste. Mais l’humanité passe son temps à s’émouvoir pour des idées généralement fausses. Elle a grand’peine à garder juste l’idée qui l’a émue. Mme Colette Yver continue : « De même que la marche de l’évolution démocratique, au lieu de s’accomplir selon les lois établies dans la paix par des esprits exempts de passion, ne se fait en réalité que contre le capital et contre le patronat et contre la bourgeoisie, de même le développement féminin s’est entrepris contre l’homme. On dirait que tous les ferments sociaux sont à base de haine. » N’en doutez pas. Et la haine la plus sotte est l’un des moyens que les multitudes emploient pour rendre une idée absurde avant de la trouver charmante et de l’adopter.

Le fameux professeur dont Sidonie était l’interne adorait Sidonie et la demandait en mariage. Et Sidonie aimait probablement le professeur ; mais elle ne se donnait pas à lui, parce qu’elle aurait ainsi perdu, mon Dieu, sa personnalité : la puissante lumière d’un fameux professeur eût offusqué la petite flamme de Sidonie. Insupportable Sidonie, avec la petite flamme dont elle est si vaniteuse ! Qu’est-ce que Sidonie ? « Une intellectuelle enivrée de sa valeur, passant le temps à l’estimer, à la regarder au miroir, comme une coquette sa figure, ni plus ni moins ! » Mme Colette Yver la définit ainsi et, pour l’avoir comparée à une coquette, nous la rend aimable.

À quelque temps de là, Mme Colette Yver retrouve Sidonie. Elle lui dit : « En somme, le féminisme est le fruit de l’orgueil de la femme ? — Non, il est le produit de l’égoïsme de l’homme ! » Et Sidonie se lance à déblatérer contre l’égoïsme de l’homme. Elle ne persuade pas son interlocutrice.

Le fameux professeur n’épousa point Sidonie. Et, faute d’épouser Sidonie, au bout de quelque temps, il épousa une autre jeune fille. Et Sidonie en a beaucoup de chagrin ; mais elle dit : « Véritablement, je n’aurais plus été moi-même ! » Et c’est presque joli, parce que Sidonie est jolie. Autrement, non.

Mais ce qui est charmant, c’est ce que dit à Mme Colette Yver une amie de Sidonie et sa confidente : « Cet homme aujourd’hui est marié. Oui, avec une autre ! C’est indigne, n’est-ce pas ? Après avoir juré qu’il se mourait pour Sidonie ! Ils sont tous les mêmes ! » Et voilà l’égoïste masculin, contre lequel proteste le féminisme. Ah ! que le féminisme est amusant, pour peu qu’il reste ainsi admirablement femme, délicieusement femme !…

À Bologne, autrefois, une fille très savante, et savante à un tel point qu’on l’avait chargée de faire un cours à l’université, cette fille savante était si belle qu’elle devait se voiler le visage afin que les étudiants ne fussent pas attentifs à sa beauté, mais bien à son enseignement. N’êtes-vous pas amoureux d’elle, et du souvenir d’elle, maintenant que, comme dit Brantôme, la terre couvre un si beau corps ?

Ce premier chapitre du livre de Mme Colette Yver abonde en remarques fines et vraies. Cependant, je crois qu’il est en partie faussé du fait que Sidonie soit jolie à merveille. Sidonie aux yeux châtains et au mélancolique sourire est, à coup sûr, un monstre d’égoïsme involontaire et d’innocente perversité intellectuelle. Oui, elle doit figurer dans la galerie des « cervelines » que Mme Colette Yver a peintes dans un de ses romans, pauvres filles dont le cerveau se développe au détriment du cœur. Seulement, elle est jolie ; et sa coquetterie nous fait horreur et nous enchante. Le professeur a terriblement souffert à cause d’elle. Je ne sais ce que pense d’elle une lectrice de Mme Colette Yver ; mais je crois que plus d’un lecteur lui dira, comme dit à Manon Lescaut le poète : « Ah ! folle que tu es, comme je t’aimerais demain, si tu vivais ! » Car, si égoïstes qu’ils soient, les hommes ne haïssent pas une méchante aux yeux châtains qui les martyrise et qui, par son mélancolique sourire, prouve qu’elle en a quelque regret. Tant les hommes sont frivoles, encore plus frivoles que bien égoïstes.

D’ailleurs, les dames féministes partiront de là pour s’écrier qu’on les offense. Les laides crieront plus fort que les autres : laissons-les crier ! Et le dépit très gentiment effarouché des autres sera toute grâce, comme elles.

Mme Colette Yver conjure Sidonie et ses pareilles de ne pas nous haïr : la haine, évidemment, ne vaut rien. Elle conjure Sidonie et ses pareilles de voir qu’on ne leur ôte pas la permission de suivre des cours, d’être savantes et de cultiver leur esprit ; mais elle les conjure de cultiver leur esprit « dans le sens féminin. » C’est la sagesse ! Et tout au plus observerons-nous que Sidonie, même dans sa toquade, reste femme, adorablement femme. Il ne lui manque, pour nous déplaire, que d’être laide.

Badinage ? Mais non !… Du reste, retournons à une gravité plus évidente. Mme Colette Yver, dans son deuxième chapitre, examine le problème de l’éducation des filles. Or, est-il opportun de modifier les principes de cette pédagogie ? Nos contemporains ont l’étrange manie de croire qu’ils inventent la vie ou l’inaugurent. Ils font semblant de ne pas savoir qu’il y a eu des jeunes filles autrefois, et très bien élevées, et qu’au lieu d’imaginer un système nouveau d’éducation, peut-être faudrait-il veiller à conserver l’ancien système. Les filles d’autrefois n’étaient point sottes et, si elles ne prétendaient pas devenir médecins, ni avocats, ni portefaix dans les gares, elles n’avaient pas moins d’agrément que, mettons, Sidonie, à ce qu’il semble.

Mme Colette Yver nous invite à relire deux romans profonds et charmants de M. René Boylesve, La jeune fille bien élevée et Madeleine jeune femme. Cette Madeleine que l’on a si bien élevée selon les anciennes méthodes, vous avez beau sourire de ces méthodes surannées, Madeleine devient une jeune femme délicieuse.

Oui ! répond Mme Colette Yver ; mais supposez que Madeleine soit restée fille : écrivez ce troisième roman, s’il vous plait, Madeleine vieille fille !

Un partisan résolu de l’ancienne éducation répliquera que l’éducation des filles a pour objet de préparer des femmes, non de vieilles filles, et que, si Madeleine ne se marie pas, c’est un accident. La règle n’est pas faite pour l’accident.

Bien ! Mais l’accident qui n’arrive point à Madeleine arrive à un grand nombre de filles. Voyez un peu les statistiques. Les statistiques prouvent ceci : « L’excédent des existences féminines sur les masculines. Je dis existences, et non pas naissances. Contrairement à ce que l’on croit, il naît plus de garçons que de filles ; mais, dès la vingtième année, la mortalité devenant plus élevée chez l’homme, il en résulte que le nombre des femmes dépasse de beaucoup celui des hommes. Au dernier recensement, celui de 1911, pour 5 921 000 habitants mâles entre vingt et trente-neuf ans, on en avait 6 007 000 du sexe féminin d’âge équivalent. »

Voilà près de cent mille jeunes filles ou demoiselles qui ne trouveront pas d’époux. Ajoutez que, chez nous, c’est l’homme qui prend l’initiative du mariage et qui choisit sa compagne : est-ce l’embarras de choisir ? quelquefois, très souvent même, il n’en choisit aucune. En fin de compte, Mme Colette Yver estime qu’à notre époque il se marie environ les trois quarts, à peine les trois quarts, des filles de la bourgeoisie.

Alors, ce que vous appeliez un accident, le célibat des filles, cesse au moins de vous apparaître comme un accident si rare que l’on n’ait point à y songer. Votre fine et superfine éducation des filles, destinée à nous fabriquer les meilleures épouses, ne suffit plus, si elle néglige un quart, un bon quart, de vos élèves.

Notez, sans avoir l’air de l’apprendre avec étonnement, que les conditions de la vie sont devenues, ces derniers temps, plus difficiles que jamais. Ne dites pas qu’il y avait, jadis comme à présent, nombre de filles qui ne trouvaient pas de mari, et qu’elles se tiraient d’affaire. D’abord, Mme Colette Yver vous répondra qu’elles entraient jadis, pour la plupart, au couvent. Puis on vivait plus commodément, jadis : cela, c’est un fait.

Et concluons. Sans doute l’éducation des filles les doit préparer au mariage. « Mais il y a encore à préparer les filles au célibat possible. Dans toute fille, il faut voir la femme seule qu’elle sera peut-être un jour, puisqu’il n’est pas permis de dire à coup sûr qu’elle se mariera. Dès lors, elle doit pouvoir disposer des mêmes ressources personnelles qu’un garçon qui devra se suffire à lui-même. C’est un préjugé de cultiver la timidité naturelle de la femme, d’augmenter sa faiblesse, de lui apprendre à ne vivre que sur la volonté des autres. Vieille fille ou veuve, elle aura grand besoin de vouloir personnellement, de connaître sa force, d’oser. À chaque instant, la femme seule a des initiatives à prendre, des choix à faire, des jugements à exercer. Que deviendra-t-elle, si on ne lui a enseigné qu’à obéir ? La première arme à mettre dans les mains d’un être appelé à se débattre dans la vie, c’est la volonté. » Mme Colette Yver, qui, dans son premier chapitre, n’était pas du tout féministe, ne tourne-t-elle pas à l’être ?

Nous y tournons comme elle. Et nous n’avons plus envie de plaisanter. C’est qu’il ne s’agit plus de Sidonie. Cette folle, et si attrayante, ne méritait aucune compassion. Nous l’aurions aimée, en dépit de ses turlutaines, mais non plainte, malgré ses ennuis. Une Sidonie se donne du chagrin : c’est affaire à elle. Les jeunes et vieilles filles auxquelles nous invite à penser le deuxième chapitre de Mme Colette Yver, leur infortune et les difficultés qu’elles ont à résoudre ne sont pas, comme les ennuis de Sidonie, un défi à la destinée, mais bien les fautes de la destinée à leur égard. S’il est vrai que l’ancienne éducation ne les arme pas contre la dure vie nouvelle, modifiez l’ancienne éducation.

Comment la modifier ? « Donnez à votre fille des ressources pratiques. Mettez-la en mesure de gagner sa vie. Instruisez-la. — Comme on instruit un garçon ? — Pourquoi pas ? — Mais parce que vous allez en faire une Cerveline !… » Mme Colette Yver a prévu cette objection. Les Cervelines sont, à leur façon, des précieuses : et les précieuses peuvent être ridicules ; mais une femme intelligente et instruite n’est pas nécessairement une pédante, et infatuée.

Il y a eu des Précieuses, vers le temps où la société française plus polie, accorda aux femmes une place qu’elles n’avaient pas encore eue : la vanité spirituelle rendit plusieurs d’entre elles comme un peu toquées de subtil plaisir. Pareillement, la nouveauté d’apprendre le latin, le grec, le droit, la médecine et de passer des examens, d’obtenir des diplômes, la griserie mentale de l’étude a pour effet de démoraliser plusieurs de nos contemporaines. « Ces femmes, dit Mme Colette Yver, sont encore présentement les parvenues de l’intelligence, les nouvelles riches du savoir. Cela passera ! » Plus tard, les Cervelines seront blasées, seront paresseuses comme des garçons. Puis ce n’est pas une raison, parce qu’il y a des Cervelines, pour que généralement les filles soient tenues à l’ignorance. D’ailleurs, il ne s’agit pas de créer des « femmes nouvelles ; » car « il n’y a pas de femmes nouvelles : il y a seulement de nouvelles difficultés à vaincre, pour la femme d’aujourd’hui. » Voilà comment Mme Colette Yver est féministe, et comment il est impossible qu’on ne veuille pas l’être avec elle, de la même façon prudente, positive et limitée à ce qu’il faut absolument.

Il suffit de le constater : les conditions présentes de la vie ne sont plus ce qu’elles étaient ; il serait absurde et scandaleux de condamner filles et femmes à ne prévoir qu’un genre de vie qu’elles ne mèneront pas.

Ce féminisme-là n’est pas une révolte et n’est pas une récrimination d’esclaves en train de s’émanciper. Ce féminisme-là ne contenterait pas Sidonie. Ce féminisme-là, c’est tout le contraire de la folie féministe.

Et, si l’on veut voir comment Mme Colette Yver n’est pas féministe et affronte résolument les rancunes des théoriciennes les plus ardentes, qu’on lise son chapitre, le troisième, consacré à la vie conjugale et, — sans peur ! — à l’autorité du mari. Bonne lecture !

La femme doit obéissance au mari. Et c’est le code qui ledit. Mais Sidonie, les Cervelines et toutes les féministes foncent, pour ainsi dire, comme un seul homme, contre cette petite phrase, qui du reste n’est pas du tout insignifiante. Elles la veulent supprimer. Supprimez-la ! répond Mme Colette Yver : « La psychologie de l’homme et de la femme n’aura point changé ; la vie conjugale suivra les mêmes lois. » C’est très bien dit. Seulement, je crois que beaucoup de féministes ne sont pas mariées et ignorent la vie conjugale.

Elles sont naïves et croient qu’il suffit de voter ceci ou cela pour changer toutes choses. Si le législateur était tout-puissant, figurons-nous que l’univers serait un lieu de parfaites délices. Mais le législateur a ses plus magistrales inventions bornées par la rude réalité qui leur est encore moins obéissante qu’à l’époux l’épouse le plus résolument féministe. Un beau jour, vers la fin du siècle avant-dernier, de vaillants législateurs connus sous le nom de nos Grands Ancêtres ont décidé que, dès le lendemain, tous les hommes seraient égaux. Ils l’ont voté ; on l’a cru : et, depuis lors, les hommes continuent d’être inégaux, admirablement inégaux, tout de même que si les Grands Ancêtres, au mépris de leur ancestrale grandeur, avaient joué à la bloquette dans le jardin des Tuileries.

Pourquoi, demandent les dames et les demoiselles féministes, la femme doit-elle obéissance au mari ? C’est, leur dit-on, qu’il faut bien que l’un des deux ait l’autorité principale : autrement, l’anarchie ! Elles ne redoutent point l’anarchie. Mais pourquoi le mari ? Ne leur répondez pas !

Leur tort est de se figurer que, dans un ménage, le mari joue le rôle d’un despote, la femme le rôle d’une esclave, tout simplement parce qu’il est écrit au code que la femme doit obéir à son mari. Elles ne connaissent rien, mais rien du tout, à la vie conjugale. Ce n’est pas cela ! Qu’est-ce donc ? Mariez-vous ! Elles diront qu’il y a de mauvais ménages. Il y en a de bons. Il y en a de passables ; et le législateur, s’il était sage, n’a pas cru qu’en inscrivant au code le principe de la suprématie maritale, d’un trait de plume, il rendait tous les ménages délicieux. Mais, vous, ne croyez pas, en supprimant une ligne du code, rendre les hommes et les femmes les meilleurs amis du monde. Craignez surtout d’ajouter une vaine révolte à de vieilles impatiences et un surcroit de sottise à la vieille infirmité de l’intelligence humaine. Épargnez, en outre, les grands mots : liberté, servitude, et le reste. Ces grands mots-là ne font que du vacarme ; et il n’est rien de plus dangereux, dans un ménage. Un peu de silence, plutôt !

Pour apaiser les dames et demoiselles féministes, on leur dit, — que ne leur dit-on pas ? — on leur dit qu’en échange de la suprématie dont le code l’a revêtu, le mari a des devoirs, quelques-uns très onéreux. La femme lui promet l’obéissance : il promet l’assistance et la subsistance ; il la promet à l’épouse et aux enfants éventuels, à toute la famille. Et lisons Mme Colette Yver : « La famille est ainsi ou ne sera plus. Mais la société peut exister sur un autre fondement que la cellule familiale. On peut, si l’on veut, concevoir par exemple l’amour libre et les enfants confiés à l’État… La nation serait un immense orphelinat et le rêve en est vraiment séduisant !… » Orphelinat, pour les enfants ; et, pour les parents, un mauvais lieu !… Mais enfin, dans la société constituée comme à présent, le mari doit assurer la subsistance de sa femme, de ses enfants, de sa famille.

Là-dessus, les féministes éclatent de rire, vous traitent de bourgeois, vous envoient consulter les statistiques et vous demandent de leur dire, — ou de leur avouer, — combien il y a de ménages et de familles où la femme, par son travail, n’apporte rien à la communauté. Aujourd’hui plus que jamais, aujourd’hui que la vie est plus coûteuse qu’autrefois !

Il y a, dans cette réplique, assez de triste vérité pour qu’on y regarde. C’est ce que fait Mme Colette Yver, avec le plus franc courage. Elle considère le travail des femmes, le travail à l’usine, le travail dehors, le travail qui empêche la femme de garder la maison, de la gouverner, de bien élever ses enfants, comme une absurdité ou comme une calamité. Elle le dit très nettement : « Il y aurait eu mieux à trouver, pour corriger l’insuffisance des gains du mari, que d’y adjoindre ceux de la femme. J’aimerais mieux qu’on trouvât économiquement le moyen d’augmenter les salaires masculins. Or, en jetant dans l’arène économique une multitude de femmes dont la production est reconnue inférieure à celle des hommes, pense-t-on favoriser l’élévation des salaires des hommes ? On fragmentera les emplois, on les dépréciera. Dans telle administration où cent cinquante hommes suffisaient, il faut deux cents femmes : voilà un fait. Croit-on qu’il contribuera économiquement à mettre les chefs de famille en état de gagner seuls le pain du foyer par des appointements suffisants ? Il faut que ces choses-là soient dites. N’acceptons pas triomphalement la dure loi, la désastreuse loi du travail des femmes. Il faut la dénoncer, en la subissant, parce qu’elle est un désordre social. Comment ! c’est à l’heure où, en France, les économistes n’entrevoient le salut que dans l’accroissement de la population, dans le développement intensif de la cellule familiale, c’est à l’heure où les moralistes sont contraints de ne pas conseiller autre chose que le principe divin de la multiplication de la race, où tous les esprits réfléchis sont d’accord sur cette nécessité d’être un pays très peuplé, que l’on admet sans protester cette ruée des femmes vers les emplois masculins ? Espère-t-on accorder l’un avec l’autre ?… » Si le travail des femmes est un malheur, du moins convient-il de ne pas ajouter à ce malheur, en bien des cas inévitable, maintes conséquences désastreuses et qui ne sont pas inévitables, mais qui surviendraient comme les représailles du féminisme exaspéré.

Mme Colette Yver a écrit deux romans, Princesses de science et les Dames du palais, où, « par des hypothèses aussi conformes que possible à la vérité de la nature humaine, » elle a étudié l’influence que peut avoir sur la vie conjugale l’activité professionnelle d’une femme, l’une médecin, l’autre avocat. Ce sont, comme le dit l’auteur, deux hypothèses et qui, bien entendu, n’impliquent pas une affirmation catégorique. Mais enfin, ces deux femmes ont une évidente vérité : or, elles vont à leur calamité par les plus honnêtes chemins. Leurs deux romans conduisent à l’opinion sur laquelle s’achève le quatrième chapitre de l’essai que j’analyse : « La femme seule peut et doit travailler, car nécessité fait loi. Mais opposons-nous de toutes nos forces à ce que le travail de la femme mariée entre dans nos mœurs. Il faut que l’opinion réagisse contre la facilité avec laquelle ce mal empoisonnerait et stériliserait la famille française. Et l’opinion, pour réagir, doit être pénétrée de ce principe qui ne souffre pas de modes, pas de transformations, pas d’évolutions : l’épouse au foyer. »

Dans les derniers chapitres de son livre, Mme Colette Yver présente comme désirables plusieurs réformes qui, introduites parmi les règlements administratifs et les lois, auraient pour effet d’améliorer, de rendre moins périlleux et plus digne, moins douloureux, le sort des femmes et des filles françaises. Car, si elle maintient avec énergie les principes d’éternelle vérité sans lesquels la famille se détraque, elle ne dit pas du tout que nos arrangements actuels soient exactement meilleurs et qu’il n’y ait qu’à s’incliner devant l’intangible merveille du passé ni du présent. Elle n’est pas féministe, car elle nie la prétention féministe par excellence, qui est de créer « la femme nouvelle : » ce projet lui semble une choquante absurdité, un rude mensonge ou une imposture. Mais elle admet, et ne se contente pas d’admettre, elle réclame des réformes.

De petites réformes ! dictées par le simple bon sens et qui auront l’avantage, — mais, au regard des féministes, l’inconvénient, — de ne bouleverser ni l’ordre social, ni l’ordre moral, ni l’ensemble des contingences au milieu desquelles nous avons nos habitudes, notre civilisation, notre défense accoutumée contre la barbarie sans cesse menaçante. De petites réformes ! et qui seront efficaces. De petites réformes ! et tout à fait dénuées de frénésie éloquente.

Le reste ne vaut rien. Mais, ce reste, c’est précisément le féminisme. Au contact du bon sens, le féminisme, comme la plupart des doctrines qui exaltent les foules et leur procurent des meneurs bientôt fameux, se réduit à n’être presque plus rien. Tout ce qui prêtait au discours tombe. Et l’on se calme ; on revient à examiner un certain nombre de questions qui, sagement résolues, avec une prudente ingéniosité, suppriment de la souffrance. Il n’est pas de plus beau résultat de la bonne volonté humaine.

Mais ce n’est pas le résultat que recherchent les fabricants et les propagandistes zélés du fatras doctrinal qui, de nos jours, se multiplie au détriment de la collectivité française, au détriment des individus, au détriment de tous et de chacun. Les doctrines les moins analogues à l’humble vérité font tant de victimes que c’est une grande pitié : seulement, les doctrinaires sont impitoyables.

Il n’y a point à chercher le salut ailleurs que dans un tranquille retour au bon sens. Mais le bon sens n’est point à la mode. Il faudrait que le bon sens fût à la mode : et les bonnes gens devraient s’en apercevoir. N’êtes-vous pas fatigués d’un perpétuel paradoxe et d’une folie, ma foi, trop facile ? Au surplus, si vous aimez le paradoxe et avez le goût de vous distinguer par des opinions originales, le bon sens vous en fournira de très charmantes et de rares, puisqu’il n’est pas aujourd’hui très répandu. On vous dit que le bon sens court les rues : n’en croyez rien. Plutôt, essayez-en : vous étonnerez le prochain !

N’êtes-vous point honorablement désireux de n’être pas dupes ? C’est afin de n’être pas dupes, que vous allez au-delà de ce qu’on racontait jadis : Gribouilles qui, de peur d’être dupés, vous réfugiez dans l’erreur ! Mais revenez au bon sens : il n’a jamais trompé personne. Il est simple et doux, aimable, gentil. Vous le croyez nigaud : vous n’avez donc pas remarqué la nigauderie des doctrinaires ? Le bon sens a beaucoup d’esprit : le bon sens est né en France ; ne l’y laissez point mourir.

Et, s’il vous tente de savoir comme le bon sens a joliment raison, lisez le livre intelligent, vaillant, narquois et tendre de Mme Colette Yver. Après cela, vous ne serez point acquis à la cause du féminisme, ou je me trompe, mais plus dévoués à la cause des femmes, qui en est bien tout le contraire.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Dans le jardin du féminisme, par Colette Yver (Cnlmann-Lévy). Du même auteur, Les Cervelines (Juven) ; Comment s’en vont les reines, Princesses de science, les Dames du Palais, etc. (Calmann-Lévy).