Revue littéraire - Pour la défense de la langue française


REVUE LITTÉRAIRE

pour la défense de la langue française [1]


M. André Thérive, jeune écrivain, poète et romancier, que j’ai loué ici même, vient de publier un curieux volume, et contestable sur quelques points, à mon avis, mais où il montre beaucoup de zèle pour la défense de la langue française. Or, la plupart des jeunes écrivains, si la langue française les occupait, ce n’est pas sa défense qu’ils tenteraient : ce serait, pour reprendre les mots de Joachim du Bellay, son illustration. Où ils auraient tort. À présent, notre langue n’a aucunement besoin qu’on l’enrichisse. On ne l’a que trop enrichie ; on lui fait tous les jours les cadeaux les plus abondants, inutiles et fort laids, de néologismes et d’absurdités. Il vaudrait mieux l’appauvrir ou, du moins, lui rendre l’usage de son véritable trésor, qui n’est point immense et qui est beau. Ainsi le souhaite M. André Thérive, bon écrivain, judicieux humaniste.

La nouvelle corruption de notre langue le chagrine ; elle le désespère : et le désespoir le mène à des conclusions dangereuses. Le remède qu’il propose ne me paraît point acceptable ; mais son diagnostic est juste et bien formulé.

Il examine le vocabulaire, il examine la syntaxe. Il trouve que le vocabulaire est avili, et la syntaxe détraquée. Il a raison.

Que s’est-il passé ? On ne sait plus le sens des mots ; on les emploie d’une façon tout à fait aventureuse, on prend l’un pour l’autre. Ceux qui veulent dire à peu près ce qu’on avait l’intention de dire, n’est-ce pas le hasard qui vous les a procurés ? Tel est le malheur des temps que des écrivains attentifs commettent parfois de fâcheuses bévues. M. André Thérive annonce le projet de « rétorquer » un argument par un autre : il le réfutera. Qui oserait, là-dessus, jeter la pierre à M. Thérive ? Ce n’est pas moi. Nous avons tous, tant que nous sommes, des fautes à nous reprocher… « Il y avait, dit notre auteur, chez les écrivains de la décadence latine ou du pré-moyen âge, une clause de style qui nous étonne bien aujourd’hui… » Elle ne m’étonne pas et me touche par une sincérité, une politesse et une excellente humilité… « Elle consistait en un paragraphe où l’auteur déplore sa propre ignorance, l’avilissement du langage dont il se sert, où il demande par avance le pardon de ses solécismes… » Par exemple, Grégoire de Tours, dans la préface qu’il a écrite pour son Histoire des Francs : « Malheur à ce temps qui a vu périr l’étude des belles-lettres et où personne ne sait plus fixer pour l’avenir la mémoire des événements ! Les arts libéraux ont quitté la terre de Gaule. Nul ne possède plus la dialectique ni la grammaire. Aussi excuserez-vous, de grâce, mes erreurs de lettres ou de syllabes : j’ai été si mal instruit ! » Nous devrions, tous tant que nous sommes, adresser mentalement pareille prière à nos lecteurs et souhaiter avec bonne foi qu’ils en reconnussent l’opportunité.

Il n’y a point de livres qui soient sans fautes. Et c’est l’infirmité d’un chacun, son infirmité naturelle, rendue beaucoup plus dangereuse par l’ignorance aujourd’hui ordinaire. Quelques écrivains cependant évitent les fautes principales et les méprises trop nombreuses. Eh bien ! c’est encore parmi ceux-là, — les autres, laissons-les, pour un instant, — qu’on a souvent l’occasion d’observer un affaiblissement du langage. Ils ne se trompent guère de mots, en général ; mais ils les emploient comme des étiquettes. Ils n’ont pas l’air de savoir que les mots sont, mieux que des étiquettes placées pour la commodité sur un objet ou une idée, l’idée même de cet objet ou l’idée même d’une idée. Entre l’objet ou l’idée que voilà désignée et le mot qui les désigne, la réunion s’est faite au cours des âges. Les idées ou les objets et les mots ont vécu ensemble durant des siècles d’activité, de rêverie et de tribulation perpétuelle. Objets ou idées et leurs mots sont de vieux compagnons, pleins de communs souvenirs ; ne les traitez pas comme s’ils venaient de se rencontrer. Prenez les mots avec tous leurs souvenirs, avec leur passé. Ainsi, vous les respecterez ; en récompense, ils vous donneront tout ce qu’ils possèdent, qui est tout l’objet, qui est toute l’idée, non seulement une apparence, mais une vivante réalité. Ils vous donneront tant que vous n’aurez pas recours à un très grand nombre d’entre eux : un petit nombre vous aura bientôt comblé de joie. Grande joie des bons écrivains, leur contentement de sentir les mots s’animer sous leur plume !

Seulement, les mots ne s’animent, — et n’ont une âme, — que si vous avez su les éveiller, les susciter. Au paradis terrestre, la jeune Ève nomme toutes choses ; par l’intelligence et l’amitié, elle s’empare de toutes choses et transforme en vérité humaine ce qui serait insignifiant et inerte. C’est la seconde création, pour ainsi dire : Dieu a créé le monde ; à son tour, la jeune Ève en crée l’idée humaine. Ou bien c’est une prise de possession ; les mots nous livrent les objets, pourvu que nous n’ayons pas négligé la vive réalité qui est en eux. De là vient cette joie que je disais, rare aujourd’hui, les bons écrivains étant rares.

M. Thérive la connaît. Et l’on devine qu’il l’éprouve, quand il restitue à tel mot, que la plupart des écrivains débauchent, sa vérité de nature. Soit le mot « controuver : » il veut dire, inventer comme à plaisir. Il veut le dire ; mais la plupart des écrivains lui font dire ou essayent de lui faire dire autre chose et, par exemple, démentir. M. Thérive s’en est aperçu. Alors, il écrit, avec justesse, qu’une doctrine a été « controuvée de toutes pièces par des philosophes, sincères ou non. » Il est content de « controuvée. » Souriez-vous ? Non : le mot, lui aussi, est content de renaître ; et voyez-le qui frétille, en quelque sorte, dans la phrase. Une pareille joie, tous les mots l’éprouvent et la communiquent, dès qu’un bon écrivain les touche.

Les mots, que le bon écrivain fait renaître, la plupart des écrivains les font mourir, comme des oiseaux privés d’air, comme des poissons privés d’eau, comme des êtres qu’on a ôtés de leur milieu vital. Aussitôt, qu’arrivera-t-il ? Ces écrivains, n’ayant plus à leur disposition que des mots ou morts ou à demi morts, exténués, se trouvent bien dépourvus. Ils tâchent de suppléer à la faiblesse des mots par divers stratagèmes.

L’un des stratagèmes consiste à redoubler les mots, à les multiplier : un mot ne suffit pas ? en voici d’autres. Mais, comme il n’y a point, dans un langage bien fait, le français, deux mots chargés du même sens, on ajoute à un mot ses proches, ses voisins, des étrangers, foule confuse : loin d’obtenir son expression, l’idée s’embrouille… Vous ne connaissez pas mon ami Pierre ou Paul ? J’ai bien un portrait de lui, dans mon album. Vais-je le dénicher, parmi tant de portraits ? Tenez, c’est lui… Non, ce n’est pas lui… Cette fois, c’est lui ; mais comme le temps a effacé l’image ! pauvre Pierre ou Paul, un fantôme dans la pénombre ! À défaut de lui, regardez son cousin Mathieu, son vieil oncle Joseph, son neveu Robert, toute la famille, sa bonne amie, et ce garçon qui lui ressemble un peu, quoiqu’il n’ait pas son nez aquilin, sa bouche grande et sa petite barbe ?… Voilà comme la plupart des écrivains, à présent, nous désignent soit un objet ou une idée.

Un stratagème encore : pour remplacer les mots, qui semblent mourir de faiblesse, on en fabrique de nouveaux. Vaine besogne, vaine deux fois ! Premièrement, les mots que l’on feint de chercher sans les trouver, — ce serait l’excuse d’en fabriquer d’autres, — ces mots existent. Une langue, la nôtre, qui depuis des siècles a exprimé toute la pensée française, ne vous suffit pas ? Je me méfierais, quant à moi, d’une idée qui n’aurait véritablement pas ses mots dans notre langue : je la soupçonnerais de n’être pas française ; et, plutôt que d’inventer pour elle un jargon, volontiers je renoncerais à elle… Ça ne peut pas se dire en bon français ? Ne le dites pas !… Secondement, les mots qu’on fabrique, n’ayant pas vécu, ne vivent pas. Il faut longtemps, pour qu’un bruit de syllabes s’identifie à un objet, à une idée. En attendant ce long temps, ce n’est rien. Déjà inutiles comme suppléants de ce qui n’est ni défunt ni absent, les« néologismes » ont le second inconvénient de n’être pas encore des mots. Deviendront-ils des mots ? Ce n’est pas sûr ; et ce n’est pas du tout probable, si leur inutilité les condamne. Provisoirement, que sont-ils ? le signe de l’étourderie, chez un écrivain.

M. André Thérive a raison de réprouver les néologismes. Hélas ! il les réprouve et, quelquefois, il les emploie. C’est, je le disais, le malheur des temps. « J’appelle mal parler, dit-il, parler contre la logique, néologiser sans cesse… » Néologiser : il commet la faute qu’il blâme ; sans doute s’amuse-t-il à nous montrer comme la faute n’est point jolie. Mais il écrit : « Bilingues nous sommes donc oralement, bilingues scripturairement… » Il y a « scripturaire, » un adjectif un peu rare et qui fait allusion à l’Écriture sainte ; mais dire que nous sommes « scripturairement bilingues, » pour dire que nous écrivons deux langues, ce n’est pas bien. Il écrit : « Le règne tyrannique de l’expressivité…, des francisations de mots italiens…, cette diglottie qui a sans cesse marqué notre pays, etc. » Et il emploie sans visible chagrin des mots fort laids qu’il emprunte au langage des linguistes ; je crois d’ailleurs que ce n’est pas le seul dommage que lui causent les linguistes, dangereuses personnes. Je ne lui jette pas la pierre : il est bon écrivain ; mais son exemple de bon écrivain prouve que cette manie des mots fabriqués à la diable corrompt, de nos jours, un bon langage.

Il a raison de signaler aussi le tort que fait à notre langue l’invasion des mots étrangers, surtout anglais. Il note que le XVIIe siècle « n’admettait pas cinq mots étrangers dans notre lexique. » Mais nous aimons tant les Anglais, à présent ? Nous les aimions déjà au XVIIIe siècle, que nos philosophes admiraient tant le libéralisme d’outre-Manche et le régime parlementaire, pour ne l’avoir point essayé : or, « comptez les anglicismes de Voltaire, ou plutôt lisez-le et voyez chez lui le ponche, le spline, les tostes, orthographiés de si aimable façon. » Aux époques où notre langue eut toute sa fierté, sa vitalité, elle n’accueillait qu’un très petit nombre de mots étrangers ; et elle les invitait à ne point garder chez nous l’air de chez eux, mais à se plier à notre usage. M. Thérive nous supplie de prendre les engagements que voici : « 1o Je m’engage à préférer dans mes écrits et à exiger des imprimeurs une orthographe francisée pour tous les mots courants ou nécessaires d’origine étrangère… » Nous écrirons un ponche, un toste et le spline : bien. « 2o Je m’engage à préférer un mot français à son concurrent étranger, dans les cas où le remplacement est possible… » Bien !… Conformément à son premier vœu, M. Thérive écrit : « Aucune langue n’a un beau pédigré. » Mais il oublie son second vœu, qui l’obligeait à écrire : aucune langue n’a une origine, ou une histoire, ou une généalogie parfaitement pure et flatteuse. À moins qu’il n’ait voulu comparer une langue à un cheval ! Le fallait-il absolument ?

On m’accusera de « misonéisme » et de « xénophobie : » ce n’est rien. On me priera de considérer que notre langage n’est pas plus qu’un autre né du néant, qu’il n’est pas le produit d’une génération (comme on dit) spontanée, qu’il dérive du latin d’abord et, subsidiairement, de divers langages et qu’on y remarque des mots qui viennent de tous les coins du monde, qu’il s’est nourri de toute sorte d’aliments, qu’il s’est laissé gaver de farce antique par les savants de la Renaissance, éduquer drôlement par les précieux et les précieuses du grand siècle et corriger par les grammairiens. Et maintenant, on n’oserait plus y toucher ?

Il y a plusieurs années, une coterie de philologues et de politiciens, quelques-uns réunissant les deux qualités, entreprenait de réformer l’orthographe. On leur disait : n’en faites rien ; ne dénaturez pas les mots français. Ils répondaient : l’orthographe s’est tout le temps modifiée ; nous allons la modifier à notre guise. Marcelin Berthelot répliqua : — je n’ai pas son texte sous les yeux ; mais il disait, en somme : — oui, l’orthographe s’est plus d’une fois modifiée ; maintenant, laissez-la tranquille. Et il disait : la forme de l’engin que l’on appelle bicyclette a plus d’une fois changé, depuis le premier essai que l’on tenta de courir sur deux roues jusqu’au moment où l’on eut trouvé la forme la meilleure ; après cela, qui n’est pas d’hier, la bicyclette a fidèlement gardé sa forme que vous connaissez. Pareillement, concluait-il, un langage pendant longtemps cherche sa forme ; un moment vient qu’il l’a trouvée : laissez-le s’y tenir. Les mots français ont leur visage ou leur aspect, qui témoigne de leur passé, qui révèle aussi leur état de réussite accomplie. Eh bien ! ce que Berthelot disait des mots et de l’orthographe, disons-le plus généralement de la langue. Elle est hors de page ; elle a fini ses écoles. En d’autres termes, elle a passé le temps de l’hésitation ; et maintenant elle est fixée.

Elle est fixée ? Aussitôt, vous entendez une grande clameur. Ce sont les hommes de progrès qui se fâchent. On aime à confondre aujourd’hui progrès et changement ; de sorte que les gens les plus sottement tracassés d’humeur changeante croient mener l’humanité à ses destinées mirifiques. Somme toute, ils font du désordre. La quantité de désordre qui se fait chez nous au nom du progrès étonne un spectateur naïf.

Les prétendus hommes de progrès vous transformeraient le vocabulaire en une galimafrée de mots étrangers et de mots baroques dus à leur invention. Quant à la syntaxe, ils l’ont détraquée.

M. Thérive définit la syntaxe « la logique » de la phrase. Et nous appellerons syntaxe française une logique française du discours. Est-ce qu’il y a plusieurs logiques, une logique française et d’autres ? Mais oui ; disons-le, et au risque d’exciter le scandale, comme autrefois les « deux morales » ont irrité nos grands pères. Il y a une logique française : l’ordre dans lequel se rangent, pour un Français de France, les éléments d’une pensée. Les éléments d’une pensée, dans la phrase où la pensée est tout entière, ce sont les mots. Le français ne réunit pas les mots de la même façon que d’autres langages. Il y a donc une logique française, dont témoigne notre syntaxe. Et la logique française, conforme à l’esprit de chez nous, lentement élaborée par l’intelligent effort d’une méditation qui a duré de longs siècles, rendue maîtresse de la langue par le soin délicat de nos écrivains : voilà ce que détruisent nos hommes de progrès, tout de même qu’ils effacent le souvenir, la gaîté, la douleur et enfin l’histoire française incluse dans les mots.

Terribles gens ! Ils ont à leur service, au service de leur toquade et au service de leur supercherie, une philosophie : l’évolution. Tout évolue, disent-ils ; et vous prétendez que la langue soit désormais fixée ?… Ils utilisent à leur gré une « hypothèse d’histoire naturelle » que Charles Darwin a présentée, qu’il voulait d’ailleurs qui fût prise pour une hypothèse et confinée dans l’histoire naturelle, hypothèse à présent contestée : ils en font un dogme et, plus hardiment, un précepte. Constater que toutes choses de ce monde subissent le péril du changement n’est pas une raison pour augmenter ni pour accélérer ce changement périlleux. Il faudrait se demander si le changement va toujours à une amélioration, ne va point à corrompre ce qui était en plein épanouissement. Nous n’y pouvons rien ; l’évolution n’est pas soumise à notre volonté ? Alors, tenez-vous tranquilles : c’est le moins qu’on ait à exiger de vous. Tandis que, sous prétexte d’évolution, vous bistroublez toutes choses du monde avec un entrain monstrueux. Héraclite, quand il disait que tout s’écoule et qu’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, n’en éprouvait aucune allégresse. Il a laissé la renommée d’un homme triste ; nous lui pardonnons ses aphorismes désolants à cause du chagrin judicieux qu’il en a. Au contraire, le changement, où il y a pourtant de la mort, met en joie nos rudes gaillards. Ils ne songent pas que le temps est l’ennemi, le meurtrier. L’on a beau l’appeler galant homme, le temps, on lui donne ce nom comme aux Euménides un nom aimable : c’est afin d’en obtenir quelque bienveillance. Mais le changement d’un être vivant, dès l’âge adulte, le mène à la déchéance. Et l’on dit à un enfant, pour le flatter, qu’il a grandi ; l’on ne dit pas à une dame qu’elle a changé. Notre langage n’est plus un enfant : ne souhaitez pas qu’il change.

À ce propos, M. Thérive a d’excellentes remarques. « L’écrivain, dit-il, joue essentiellement, par profession, un rôle conservateur à l’égard du langage. » Du moins, c’est le rôle de l’écrivain, son rôle naturel, de conserver le langage. Et le rôle admirable, celui de conservateur, dans un monde ou un état de choses qui endure l’incessant effort et la menace de la vieillesse, de la maladie et de la mort ! Si l’œuvre divine est, comme on l’a imaginé, une création perpétuelle, une continuité, l’on aide à l’œuvre divine ou, plus, simplement, on suit l’intention divine en conservant ou en sauvant un peu de belle réalité. Lisons encore M. Thérive : « Les forces d’évolution ne cesseront jamais d’agir… Ce que nous voudrions poser, c’est donc, par simple prudence, le mécanisme du frein : la pente n’a pas besoin de défenseurs. Crions-le bien haut et sans honte : il faut être réactionnaire. C’est le propre de l’homme. Ce qui est naturel, en art, n’est pas le beau ; ce qui est normal, en morale, n’est pas la vertu ; ce qui va de soi, dans une société, n’est pas la culture. Il est extravagant que des gens sentent le besoin de vivre plus vite, comme si la vie ne se chargeait pas elle-même de nous assurer de mourir. » Il faut être conservateur : n’en doutons pas. Réactionnaire ? mais oui ! du moment que la pente est rapide et que tant de furieux poussent à la roue. Un bon réactionnaire est un conservateur à la besogne, quand les fous semblent les plus forts. Et lisons encore M. Thérive : « Il est bien rare… » et, de nos jours, plus rare que jamais… « qu’un écrivain arrive à un tel degré de sagesse que de considérer qu’il est fait pour servir la langue, et non la langue pour ses caprices ; et à un tel degré de bon goût que de comprendre que le comble de l’art est d’utiliser ce qui est, avant d’inventer ce qui n’est point nécessaire. Dans l’ensemble, cette soumission au langage préexistant fut propre aux siècles classiques… » Mais, à présent, « la plupart des littérateurs inexperts nourrissent l’assurance qu’ils doivent créer leur langage de toutes pièces ; comme si on les avait attendus pour écrire enfin, et comme si leur personne ne pouvait s’exprimer par les procédés de leurs devanciers. » Tout cela est extrêmement bien vu. Et j’approuve M. Thérive de démasquer les imposteurs qui affirment que l’évolution de la langue est une espèce de fatalité : cependant ils sont les artisans détestables de cette fatalité, leur ouvrage. « C’est l’écrivain, le responsable ! » dit-il ; et je l’approuve.

Donc, nous sommes les contemporains et les témoins du phénomène que voici en peu de mots : la corruption d’un langage, le plus beau du monde et qui a donné une littérature la plus belle et véritablement exemplaire, notre langage et notre littérature. Assisterons-nous à ce phénomène comme à un malheur inévitable ? Non. Car il est possible d’agir. La preuve : c’est que les mauvais écrivains agissent. La transformation du langage, sa corruption, ne résulte pas de lois analogues aux lois de la gravitation, par exemple. On commet ici une erreur, l’une des plus fréquentes, l’une des plus riches en conséquences, à notre époque : c’est de confondre sous le même nom de science plusieurs études bien différentes, celle de l’astronome, si l’on veut, et celle du linguiste. Or, l’astronome examine et constate le mouvement des étoiles, qui ne dépend d’aucune volonté humaine ; les transformations du langage ne sont pas du même ordre. Et nous savons que les Goncourt ont eu beaucoup d’influence, déplorable, mais qu’ils auraient pu vouloir qui fût meilleure. L’influence d’un Jules Lemaître a été fort heureuse. Eh bien ! ce ne sont pas là des aventures qu’il faille comparer à des révolutions célestes.

Le langage est l’œuvre des écrivains. Le langage sera tel que l’auront voulu les écrivains. Et l’on dira que ce n’est pas du tout rassurant : je l’avoue. Du moins sommes-nous en présence d’une besogne humaine. Qu’arrivera-t-il ?

M. Thérive admet trois éventualités, conformes aux prévisions du pessimisme, de l’optimisme et, troisièmement, de la sagesse. Bonne idée, de séparer la sagesse et de la placer ailleurs que dans le désespoir ou la vive confiance. Le pessimiste s’attend que la langue parlée aille à des folies, que la langue écrite ne la suive pas et, abandonnée, disparaisse ou devienne l’on ne sait quoi, mais enfin se transforme éperdument. L’optimiste a l’entrain de croire que les bons écrivains s’établiront fervents réactionnaires et mèneront à bien leur tâche excellente. Troisième éventualité : « La sagesse consisterait à espérer d’autant plus de succès de cette réaction que l’évolution paraîtrait plus certaine et plus irrémédiable ; c’est, si l’on veut, de croire que le français littéraire est destiné à devenir langue morte, — et qu’une langue morte, c’est ce qui vit immortellement. » Holà !

Je dis, holà, pour marquer ma surprise et quelque déplaisir. Ces trois ou quatre lignes m’ont ébaubi d’abord ; et cette éventualité du français qui tombe à n’être qu’une langue morte a quelque chose de désobligeant. M. Thérive l’accepte volontiers ; et il la préconise. M. Thérive se défendait de l’optimisme, dont il n’avait rien à craindre. Il se défend d’être pessimiste et vous annonce, avec une tranquillité qu’il appelle sagesse, la mort du français ou la mort de notre langue littéraire. Il va, comme on dit, un peu fort !

Est-ce qu’il n’aurait point dépassé, dans les mots, son intention ? sa terrible petite phrase ne l’aurait-elle point mené, comme il arrive, au delà de son idée, par cet amusement de vivacité que vous donne parfois le jeu alerte des mots ? Non : il avait médité son idée. Il l’a inscrite à la première page du volume, en titre : le Français langue morte ? Et il ôte le point d’interrogation du titre, voilà tout.

Et voici, le long du livre, le commentaire d’une formule si alarmante. Il vous demande si vous ne vous habitueriez pas au projet de parler et d’écrire le français « à la façon d’une langue morte ; » le français serait désormais « le truchement supérieur des idées, mais rien de plus, comme le latin pour Érasme, pour Descartes. » Vous entendez que lui, sans peine, s’y habituerait. Et il vous dit : « La tradition, l’amour naturel du parler national et classique ne sont pas encore chez nous tombés en quenouille ; hâtons-nous d’en profiter. Il y a une place incomparable à retrouver pour une langue qui puisse jouer, mais pour une ère dix fois plus longue et peut-être éternelle, le rôle que le latin joua, dans la nouvelle barbarie qui menace le monde, dans le fléchissement général des esprits qui semble être la rançon des conquêtes matérielles de l’homme… De même que l’étalon du mètre, précieusement conservé, n’a que des variations insensibles et pourrait être accusé par les amants de la Vie de ne guère vivre et évoluer, de même le langage fixé dont nous souhaitons la reconnaissance conservera, pour des générations encore à peine prévisibles, la mesure de l’aisance, de la précision et de la simplicité parfaites. Et, puisque la vie n’aide pas la langue à jouer ce rôle, sauvons en quelque sorte la langue de la vie. » En la tuant ? Mais oui, et M. Thérive le dit : « Tuons-la donc, puisque c’est morte qu’elle peut survivre ! » Est-ce un paradoxe, au courant de la plume ? Non. M. Thérive ne souhaite pas que le français soit la langue universelle et obtienne, dans le monde, le rôle d’une « langue auxiliaire » et d’un « espéranto. » Il ne croit pas à une langue artificielle comme l’« espéranto, » d’ailleurs ; mais il s’attend que l’anglais soit bientôt la langue la plus répandue. Il n’envie pas à nos alliés ou nos émules ce grand honneur ; et il plaint l’anglais, qui deviendra « un sabir de garçons d’hôtel, de chimistes et de commerçants. » Le français n’aura d’autre expansion que littéraire. Et, langue morte, réservée « à l’usage écrit et à l’entretien des gens les plus cultivés, » le français gardera une excellence et une pureté qui, autrement, seraient vite perdues.

Vous apercevez le sentiment de M. Thérive, un sentiment très différent des mots qu’il emploie : mots de meurtre, et le sentiment d’une exquise tendresse. Le grand amour qu’il a pour le parler de France fait qu’il a peur de le voir avilir par les ignorants et par les gentils. Les lendemains ne sont pas sûrs ; et l’univers civilisé, en ce moment, n’est pas un endroit où l’on se plaise à lancer et aventurer ce qu’on aime. Le parler de France, fragile merveille, il le voudrait tenir à l’écart des tribulations et mettre à l’abri du temps. Le seul abri contre le temps, c’est la mort, en quelque sorte : eh ! oui, comme la profondeur d’une mare est un abri contre la pluie. Voilà pourquoi M. Thérive tuerait ce qu’il aime.

Il le tuerait tout de bon. Notre langage n’est pas une fragile merveille pour un musée. Il est vivant et bien vivant ; il a besoin d’air et d’activité.

Quel avenir peut-on lui promettre ? Je n’en sais rien ; je ne sais rien prévoir d’aussi loin que le fait sans barguigner M. Thérive. Je soupçonne M. Thérive d’avoir gagné auprès de ses amis les linguistes, — il les taquine, mais il les a beaucoup pratiqués ; il a pour eux une amitié inquiète, une amitié pourtant, — cette vivacité de prévision qui le mène au delà des siècles si promptement. Notre langage est, pour la France, une partie de sa fortune ; et il dépend du reste. Aura-t-il, en Europe et dans le monde, la prépondérance ; ou l’anglais sera-t-il la langue la plus généralement répandue ? Cela dépend de circonstances qui ne sont pas toutes littéraires, mais politiques et commerciales. En tout cas, ce n’est point au lendemain d’une victoire qu’il sied de fuir la concurrence ni de montrer cette abnégation des vaincus en train de sauver ce qu’ils peuvent.

Le français réduit à l’état du latin d’Érasme ou de Descartes ? Mais l’Empire romain s’était écroulé. Ce n’est pas du tout le cas de la France. Le latin survivait : le français vit.

Et le latin, qui a survécu, est mort. M. Thérive promet au français, qu’il aurait tué, une survie beaucoup plus longue, « dix fois plus longue. » Mauvais marché ! Vivons d’abord.

Voici, je crois, le point où M. Thérive a premièrement dévié du bon chemin qu’il avait pris ; et il a suivi son erreur avec la constance d’un logicien qui s’est trompé. Il a noté que la plupart des écrivains contemporains écrivent mal et sont les inventeurs de leur « cacographie. » Un petit nombre d’écrivains, qui n’ont peut-être aucun génie d’ailleurs, ne donnent pas dans ce godant de la mode nouvelle. Ces écrivains tâchent d’écrire selon l’usage que méprisent ou ignorent les novateurs et improvisateurs de ce temps-ci. M. Thérive les approuve ; mais il les appelle « archaïsants. » Ce n’est pas un bien joli mot. « Je me permets, dit-il, de les appeler archaïsants ; je me permets aussi de déclarer que ce terme ne contient rien de péjoratif… » Sans doute ! Mais, péjoratif ou non, ce terme a l’inconvénient de reléguer dans le passé une façon d’écrire à la française. En un mot, par le seul fait de ce mot, toute une question se trouve résolue, la question de savoir si l’avenir appartient aux bons ou aux mauvais écrivains. M. Thérive le donne aux mauvais écrivains, quand il a furtivement reconduit à leurs siècles dix-septième ou dix-huitième les bons écrivains. C’est trop d’obligeance désespérée pour les « cacographes » qu’il n’estime pas.

Désespérée ! Il y a là du désespoir, en effet, le signe d’un affreux pessimisme. Et c’est à cause de ce pessimisme, pour avoir cru archaïque et surannée une façon d’écrire exactement française, que M. Thérive propose de tuer le langage français : il ne ferait que l’achever, le croyant mort plus qu’à demi. Cependant, il le dit, avec une fine justesse « le parler de Montesquieu est plus près de nous que celui des Goncourt ou celui de Mallarmé prosateur. » Mallarmé fut un délicieux écrivain, dont les torts ne se comptent pas ; et les Goncourt ont écrit le jargon le pire. Si Montesquieu est « plus près de nous » que ces Goncourt et Mallarmé, n’est-ce pas qu’il y a un langage français qui dure, qui n’est point affaire de mode et momentanée ? Ce français-là, qui dure, en tâchant de l’écrire, se réfugie-t-on dans le passé ? M. Thérive ne le croit pas. Mais il déclare : « Morte j’appelle, une langue qui dans ses bons écrivains ne change pas notablement en trois, quatre ou cinq siècles. » Il ajoute : « C’est, on le voit, une langue qui se porte gaillardement ! » Pourquoi donc l’appelle-t-il morte ? Je l’appelle vivante et bien vivante. Il l’appelle morte, parce qu’elle n’évolue guère ? Il sait, il l’a dit, que la philosophie de l’évolution est toute pleine de fariboles.

M. Thérive écrit : « Sous les remous divers qu’agitent à la surface du français des courants artificiels, coule un fleuve plus calme et profond, assez lent, celui du style classique. » Style classique, ou permanent, le français : pourquoi le traiter d’archaïque ?

Ce langage serait archaïque, à demi mort, ou mort, si l’on ne le parlait plus : mais, pour dire qu’on ne le parle plus, il ne suffit pas de mettre au musée les écrivains qui en gardent le bon usage. Si on ne l’entendait plus : mais vous consentez que Montesquieu vous est plus intelligible, tout seul, que les deux Goncourt. Si l’on ne pouvait, en ce bon langage, exprimer toutes les idées, voire les plus neuves et, comme on dit, les plus modernes : prouvez-le. Et prouvez qu’il est indispensable de recourir à un galimatias dérisoire pour mériter les honneurs de la mode.

Je préfère m’en tenir à ce que dit M. Thérive, quand il est sage : « Tout écrivain qui se met hors les lois du style traditionnel devrait être, en dépit de tous les scepticismes et de tous les snobismes, au ban de sa corporation. » Et encore : « La littérature est le seul divertissement où l’on ne disqualifie pas les mauvais joueurs. Il est vrai que c’est aussi le seul où l’on puisse jouer sans arbitre, ni partenaire, ni spectateur… » Pour le plaisir !

André Beaunier.

  1. Le français langue morte ? par André Thérive (Plon).