Revue littéraire - Nouvelles Lettres de la comtesse d'Albany

Revue littéraire - Nouvelles Lettres de la comtesse d'Albany
Revue des Deux Mondes6e période, tome 34 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

NOUVELLES LETTRES DE LA COMTESSE D’ALBANY[1]



La comtesse d’Albany a connu André Chénier, elle a connu Chateaubriand, Lamartine : ainsi, elle appartient un peu à l’histoire de la littérature française. Puis l’aventure de sa vie est extrêmement romanesque ; elle a tenté les biographes. En 1861, Saint-René Taillandier racontait ici même le roman vrai de cette belle dame qui a été reine sans royaume, et ensuite l’amie d’un poète, et ensuite l’amie d’un peintre. En 1863, Sainte-Beuve lui consacre deux lundis. Depuis lors, il a paru quatre volumes de sa correspondance, les deux derniers pendant la guerre. La comtesse d’Albany, après cela, n’a plus beaucoup de secrets pour nous : à peine lui reste-t-il, en somme, l’inévitable secret de toute âme.

Bonstetteu, aimable Bernois et, dit Sainte-Beuve, « presque Athénien, » l’avait rencontrée à Rome, toute jeune et quand les Romains l’appelaient la Reine des Cœurs. Elle était gaie, malicieuse, blonde, « blanche comme une Anglaise, » et des yeux « bleu foncé. » Bonstetten avoue qu’il fut amoureux d’elle. Alfieri lui attribue des yeux « très noirs ; » mais Alfieri ne fut que son amant : je me fie aux yeux bleu foncé dont le jeune Bernois s’éprit, à Rome, un hiver. Une petite quarantaine d’années plus tard, à Florence, le Bernois revit la comtesse : « Heureusement, le jour baissait. C’était bien sa voix : c’était un peu son regard… » Bonstetten rentra chez lui, se regarda au miroir et s’aperçut qu’il vieillissait.

Chateaubriand l’a vue en 1803, à Rome, quand il était secrétaire de la légation. Il lui a trouvé la taille épaisse, le visage sans expression, l’air commun. Il ajoute : « Si les femmes des tableaux de Rubens vieillissaient, elles ressembleraient à Mme d’Albany à l’âge où je l’ai rencontrée. » Sainte-Beuve se demande si Chateaubriand ne sacrifie pas volontiers Mme d’Albany à Mme Récamier : mais, quoi ! la beauté de Juliette refuse la comparaison.

Lamartine l’a vue en 1810 : une petite femme, sans légèreté ni élégance ; les traits de son visage, « arrondis » et « obtus. » Aurait-il deviné « la reine d’un empire et la reine d’un cœur ? » Peut-être que non ; mais on n’a pas manqué de l’avertir : « Ses yeux avaient une lumière, ses cheveux cendrés une teinte, sa bouche un accueil, toute sa physionomie une intelligence et une grâce d’expression qui faisaient souvenir, si elles ne faisaient plus admirer… » Ces mots secourables, ne les oublions pas. Mme d’Albany, au bout d’un siècle, a changé encore : et elle nous apparaît, dangereusement, non plus dans la pénombre indulgente où Bonstetten la reconnut à son regard et au son de sa voix, mais dans le jour cru de l’histoire et à la lumière de la vérité. N’oublions pas que, sur son visage, Lamartine crut apercevoir le souvenir du charme évanoui.

Elle était née Louise-Maximiliane-Caroline-Emmanuel, princesse de Stolberg. Et il n’est pas facile de lui assigner une patrie exactement. Par son père, elle était Allemande : le prince Gustave-Adolphe de Stolberg-Gedern appartenait à une ancienne famille de Thuringe. Par sa mère, elle descendait, ou peu s’en faut, de Robert Bruce, roi d’Ecosse. Elle eut son berceau à Mons, dans le Hainaut. Son mariage la fit Anglaise. Veuve, son premier amour la fit, en quelque manière, Italienne et Florentine ; son second amour, Française. Dans l’incertitude elle n’a aimé ni l’Allemagne, ni l’Angleterre, ni l’Italie et ni la France. Elle parait estimer davantage les Pays-Bas et conseille au chevalier de Sobirats d’aller y chercher la compagne qu’il souhaite : « Les femmes y sont bonnes, bien élevées et économes ; elles vous conviennent mieux que les Anglaises, qui regrettent toujours leur pays dont les mœurs sont si différentes des nôtres… » Les nôtres : et pour qui se prend-elle ? Son correspondant, le chevalier de Sobirats, est un gentilhomme comtadin. Mais elle ?…

En 1772, elle était chanoinesse de l’abbaye de Sainte-Vandru, en Flandre, et elle avait vingt ans à peine, lorsqu’on lui offrit d’épouser le prince Charles-Edouard, petit-fils de Jacques II, arrière-petit-fils de Charles Ier, l’héritier des Stuarts. Un beau parti, et qu’elle ne refusa point. Mais il n’est si beau parti que tel inconvénient ne gâte. Le prince Charles-Edouard avait de deux ans passé la cinquantaine. Depuis le temps de ses exploits extraordinaires, vingt-sept ans s’étaient écoulés. A l’époque où il débarquait sur le rivage d’Ecosse, presque seul, et bientôt ranimait dans les clans une fidélité ancienne, suscitait une armée de montagnards, entrait dans Edimbourg, triomphait à Preston-Pans et puis, vaincu à la bataille de Culloden, disparaissait et se cachait dans les Orcades, jeune héros glorieux et malheureux, Louise de Stolberg n’était pas née. Tardivement, le fiancé de la chanoinesse est devenu un gros ivrogne. Elle l’épousa, peut-être, pour sa renommée d’autrefois. L’équipée de Charles-Edouard était célèbre : .on avait applaudi à son audace ; on avait plaint son infortune. Sa légende lui faisait une épopée de courage et de mélancolie. Louise de Stolberg épousa le passé du gros ivrogne.

Elle eut à s’en repentir : il la rudoyait et, pris de vin, la dégoûtait. Saint-René Taillandier « voudrait savoir » comment elle fut patiente et bonne, si elle essaya de relever ce prince déchu, de le rappeler au sentiment de lui-même et de sa dignité. Sainte-Beuve n’approuve pas cette exigence ; et il écrit : « Quand un homme a pris l’habitude de tomber ivre mort, il est difficile au cœur ou au bras d’une faible femme de le relever… » Sans doute ! Et il ne s’agit pas de juger cette faible femme, très énergique cependant. Mais, si l’on souhaite de ne pas la méconnaître, il y a une lettre d’elle à son amie Teresa Regoli Mocenni où, dix ans après la mort de Charles-Edouard, elle dit tout simplement et avec une espèce de naïveté : « Je croyais qu’après la mort de mon mari je serais heureuse et tranquille : est arrivée la Révolution, qui me fait-vivre dans une inquiétude perpétuelle sur mes moyens d’existence et de sûreté. Vous voyez donc qu’il n’y a jamais à espérer d’être tranquille. » Ces quelques lignes résument assez bien la philosophie de la comtesse d’Albany. Premièrement, elle avait de nature un idéal de tranquillité dans la vie : alors, il ne fallait point épouser un ancien héros, des plus chimériques, et qui se console de ses déboires en buvant. Elle s’en est aperçue, après avoir cédé au désir d’être reine : et elle a résumé son expérience fâcheuse en croyant qu’il suffit de perdre son mari pour être contente ici-bas. Elle avait compté sans les autres accidens ; elle avait négligé de prévoir que toutes les calamités ne sont pas conjugales et qu’il y a, pour empêcher le repos d’un chacun, les révolutions par exemple. Certes, on aurait tort de lui reprocher cette imprévoyance : et pourtant, ce qui l’avait séduite, dans son mari ou, du moins, son fiancé de naguère, c’était en somme une tentative de révolution. Bref, à peine venue à résipiscence, elle détesta les révolutions et les maris. Quant aux révolutions, elle écrit : « Il ne faut jamais être du petit nombre de ceux qui veulent tumultuer, parce que la plupart pensent plus à leur intérêt particulier qu’au bien général. » Et, quant aux maris : « Je ne connais que des maris que je doive détester. » Ce qu’elle en dit, c’est en mémoire du vainqueur de Preston-Pans et à propos du vieil Ansano Mocenni, mari de Teresa, et qu’elle appelle d’habitude « le zanzaro, » ou le Moustique. Teresa Mocenni avait eu la sottise de perdre, non pas son mari, mais l’amico di casa il piu assiduo e della padrona il piu intimo, Mario Bianchi. Elle regrettait amèrement son erreur, ou l’erreur de la destinée. Mme d’Albany l’encourage à supporter son triste sort ; elle ne l’engage pas du tout à se rapprocher du Zanzaro, mais à le subir, tant bien que mal : « Le ciel ou le destin vous a donné cet imbécile pour mari. Il faut le supporter le moins mal que possible, puisque vous ne pouvez pas le changer. Sinon, je vous dirais : plantez-le là et vivez à votre guise ! » Un jour, elle la gourmande : « Vous n’y pensez pas, ma Thérèse, de vous laisser faire des enfans par le Brontolone ! » Le Brontolone, c’est un autre surnom désobligeant du Zanzaro. Suivent au cours de quelques mois et dans toute une série de lettres, diverses plaisanteries où l’on voit que Mme d’Albany s’égayait facilement.

Elle avait « planté là » Charles-Edouard, en son jeune temps, et n’avait pas attendu qu’il mourût, car il n’en finissait pas de boire, et de languir sous le fardeau de l’hydropisie, et de traîner sa femme par les cheveux, si le vin de Chypre lui donnait de l’entrain. Donc, un matin de décembre, en 1780, une respectable dame Orlandini, laquelle descendait de lignée jacobite, déjeunait chez le comte et la comtesse d’Albany, à Florence. Elle proposa de faire, après le repas, une promenade : et l’on irait, au couvent des Dames Blanches, admirer ces broderies où le délicat loisir des nonnes s’évertue La comtesse, bien obéissante, répondit : « Volontiers, si mon mari le permet. » Charles-Edouard le permit. Et il fut de la promenade. Les deux dames entrées dans le couvent, la porte se ferma prestement au nez de Charles-Edouard. Il eut beau frapper, cogner, faire le diable. Enfin, par le guichet, la mère abbesse lui annonça : « Monsieur, la comtesse d’Albany a cherché un asile dans ce couvent ; elle y est sous la protection de Son Altesse impériale et royale la Grande-Duchesse. » Le Prétendant perdit ainsi sa femme : et tant pis pour lui, certes, s’il l’a réduite à mieux aimer la solitude et le silence que sa royale compagnie ! La solitude et le silence ? Mme d’Albany sut quitter les Dames Blanches. Elle avait gagné à sa cause le cardinal d’York, son beau-frère et le frère de Charles-Edouard, celui-là même qui, après la mort du Prétendant, prit le nom de Henry IX. Le cardinal n’ignorait pas que son frère était un mari détestable ; et il plaignait sa belle-sœur. Il la fit admettre dans le couvent le plus distingué de Rome. Il lui écrivait : « Comme il est probable que le bon Dieu a permis ce qui vient d’arriver pour vous émouvoir à la pratique d’une vie édifiante par laquelle la pureté de vos intentions et la justice de votre cause seront justifiées aux yeux de tout le monde, il peut se faire aussi que le Seigneur ait voulu, par le même moyen, opérer la conversion de mon frère… » Le cardinal épiloguait ainsi sur les projets divins : il ne soupçonnait pas les projets de la jeune femme. Celle-ci n’avait quitté le palais du Prétendant, puis le couvent des Dames Blanches florentines et bientôt elle ne quitta les Ursulines de Rome que pour aller rejoindre, en toute liberté subtilement conquise, le poète Alfieri, son amant. Le cardinal jouait avec innocence le rôle du Lancelot dans l’histoire de Paul et de Françoise. Et ce fut dans le palais du cardinal, en sa digne absence, que tout d’abord se retrouvèrent les deux amans. Le cardinal le sut ; il se fâcha : mais un peu tard. Au bout de trois ans, — bien tard ! — le Prétendant consentit à la séparation que sa femme s’était procurée. Il rédigea un manifeste : « Nous, Charles, roi légitime de la Grande-Bretagne… » Considérant ceci, cela, il autorisait la reine légitime de la Grande-Bretagne à vivre d’ores en avant à Rome ou en telle autre ville, « tel étant, disait-il, notre bon plaisir. » Tout le plaisir fut pour la Reine.

Charles-Edouard mourut au mois de février 1788. Mme d’Albany et son poète, à cette époque, étaient à Paris. Alfieri, dans ses mémoires, a orné de toutes vertus et grâces la donna gentilissima, l’amata, l’adorata donna ; et il nous invite à croire qu’elle eut un peu de chagrin : « Mon amie reçut la nouvelle de la mort de son mari. Quoique cette mort n’eût rien d’imprévu, à cause des accidens qui pendant les derniers mois l’avaient frappé à plusieurs reprises, et bien que la veuve, désormais libre de sa personne, fût très loin d’avoir perdu un ami… » On lui pardonnerait son indifférence ? Mais : Je vis, à ma grande surprise, qu’elle ne fut pas médiocrement touchée, non poco computa ! » Non poco computa, certes : « Je croyais qu’après la mort de mon mari j-e serais heureuse et tranquille ! »

Après la mort de Charles-Edouard, l’une des plus drôles de choses qu’elle fit, ce fut d’aller en Angleterre et d’emmener son amant visiter avec elle son royaume, le royaume qu’elle tenait, ou aurait pu tenir, de Charles-Edouard. Et, si l’on se figure qu’elle voyageait avec modestie, on ne la connaît pas : elle voulut être joliment présentée à la Cour, Sans rancune pour la maison de Hanovre et pour l’« usurpateur, » elle offrit ses hommages à George III et à la reine Caroline. Horace Walpole, étonné du « sens dessus dessous » contemporain, écrit à miss Berry : « On a vu dans ces deux derniers mois le Pape brûlé en effigie à Paris, Mme du Barry invitée à dîner chez le lord-maire de Londres, et la veuve du Prétendant présentée à la reine de la Grande-Bretagne. » Il ajoute que Mme d’Albany « ne parut pas embarrassée le moins du monde. » Elle rédigea ensuite ses souvenirs et impressions de voyage : elle ne peut souffrir Londres ni l’Angleterre, ni les Anglais, ses légitimes sujets, et dans tout le royaume elle n’admire que le gouvernement de George III.

Ss liaison avec Alfieri est célèbre. Alfieri lui-même l’a contée dans la Vita di Vittorio Alfieri, Et, quand Lamartine dit que Louise de Stolberg fut « l’autre Laure de cet autre Pétrarque, l’autre Béatrice de cet autre Dante, l’autre Vittoria Colonna de cet autre Michel-Ange, » il cède aux glorieuses prétentions d’Alfieri, lequel avait un jour disposé en un tableau les portraits des quatre grands poètes d’Italie et parmi eux réservé une place, où déjà il posait la couronne de lauriers, — Digniori ! — pour lui. Et il a écrit : « J’ai élevé un monument à l’amour. J’ai donné à une souveraine déchue une royauté plus haute ; et mon nom restera éternellement attaché au nom de la reine d’Angleterre. Parmi les chantres immortels de l’amour, en est-il à qui soit échue pareille destinée ? Ce qui a causé la folie du Tasse est devenu mon triomphe et ma gloire ! » Il serait périlleux de comparer Victor Alfieri avec Michel-Ange, ou Dante, ou Pétrarque ; et Mme d’Albany, probablement, avec Vittoria Colonna, ou Béatrice ou Laure. Mais Alfieri se plaisait à organiser de telles analogies.

Et elle ?… On n’a guère publié de lettres d’elle antérieures à l’année 1797. Elle avait, cette année-là, quarante-cinq ans ; elle était l’amie d’Alfieri depuis vingt ans. Leurs lettres d’amour ont disparu : c’est dommage ! T<elle que nous la voyons, dans la correspondance de sa maturité, Mme d’Albany est une bonne femme et qui aime bien son amant. « Vous qui avez connu tous les orages du cœur… » lui écrira Sismondi. Mais, à la lire, on ne devine pas les orages. Ou bien, les orages sont passés. Ou bien, elle est à l’abri. Son amant la trompe quelquefois : à Pise, à Florence et à Sienne, elle a des rivales. On le sait ; et elle s’en doute. Elle n’insiste pas ; elle garde sa mansuétude, au profit de sa tranquillité. Ce n’est pas l’infidélité du poète qui la tourmente : c’est la santé du poète. Il va bien ? Mais Mario Bianchi, l’amant de Teresa Mocenni, est mort. Ainsi, les amans sont mortels, autant que les maris. Mme d’Albany se plaint déjà, quand elle plaint Teresa : « Jugez si je partage vos peines : je tremble toujours qu’il ne m’arrive le même malheur. Le poète se porte bien ; mais à la plus petite chose qu’il souffre, mon cœur est alarmé, comme bien vous pensez, surtout dans ce moment. Que ferai-je sans lui ? Je ne tiens au monde que pour lui. » Il y a là certainement de la tendresse, et un réel souci de soi. C’est le 20 mars 1798 que Mme d’Albany redoutait ainsi son chagrin. Alfieri ne mourut pas avant le 7 octobre 1803. La douleur de Mme d’Albany, alors, fait pitié. Le 9 novembre, elle écrit à notre savant compatriote d’Ansse de Villoison : « Ah ! monsieur, quelle douleur ! J’ai tout perdu : c’est comme si on m’avait arraché le cœur ! Je ne puis pas encore me persuader que je ne le reverrai plus. Imaginez-vous que, depuis dix ans, je ne l’avais plus quitté, que nous passions nos journées ensemble ; j’étais à côté de lui quand il travaillait, je l’exhortais à ne pas tant se fatiguer, mais c’était en vain… Il est heureux, il a fini de voir tant de malheurs ; sa gloire va augmenter : moi seule, je l’ai perdu, il faisait le bonheur de ma vie… » Dix jours plus tard, elle écrit à son ami de Sienne Alessandro Cerretani : « Je suis la plus malheureuse créature qui existe ; j’ai perdu le meilleur et le plus respectable des amis. Le plus grand bonheur qui pourrait m’arriver, ce serait de finir une carrière dont je suis déjà ennuyée depuis dix ans, mais qui m’était moins à charge parce que je la supportais avec un ami que j’adorais depuis vingt-six ans… Je me sens glacer le sang en y pensant, je l’ai toujours devant les yeux. J’ai la tête si faible que je puis à peine écrire. Pardonnez-moi et plaignez-moi. » Le 24 novembre, elle écrit au chevalier Baldelli : « J’ai tout perdu, consolation, soutien, société, tout, tout. Je suis seule dans ce monde, qui est devenu un désert pour moi. Je déteste la vie, qui m’est odieuse, et je serais trop heureuse de finir une carrière dont je suis déjà fatiguée depuis dix ans par les circonstances terribles dont nous avons été témoins : mais je la supportais, ayant avec moi un être sublime qui me donnait du courage. Je ne sais que devenir, toutes les occupations me sont odieuses… » Et elle ajoute : « J’aimais tant la lecture !… » Le 10 mars de l’année suivante, elle écrit à l’archiprêtre Luti : « Je souffre à tous les instans du jour de la perte horrible-que j’ai faite ; voilà cinq mois que j’ai perdu cet ami incomparable, et il me paraît que c’est hier ; je le pleure tous les jours, et rien ne pourra jamais m’en consoler. Vous jugez ce que c’est qu’une habitude de vingt-six ans, et de la manière dont nous vivions ensemble. La philosophie, qui m’a toujours servi dans toutes les occasions de ma vie, m’est inutile dans celle-ci… » D’une lettre à l’autre et d’un mois à l’autre, elle se répète ; et sa douleur n’est pas variée : pauvre femme, toute livrée à la seule idée de son désespoir ! Ce n’est pas une petite douleur qui se lamente et crie avec cette ardeur obstinée.

Mme d’Albany, veuve de son amant, maudit la vie, appelle la mort à son secours et se désole à constater qu’elle a une santé « de fer. » Elle vécut encore vingt et un ans. Et tout, au bout du compte, se passa comme elle avait semblé le prévoir elle-même, jadis, au moment où elle encourageait Teresa Mocenni. Elle disait alors à cette amie éplorée : « J’ai trouvé qu’il n’y a rien de mieux dans les peines du cœur que de forcer la tête à penser et même à épuiser le sujet du chagrin… » Epuiser le sujet du chagrin : c’est assez bien ce qu’elle fait, quand elle se livre à son désespoir et le ressasse perpétuellement. Elle n’épargne ni les mots, ni les sanglots ; elle n’étude absolument rien. Et elle disait aussi à Teresa : « Fortifiez-vous l’esprit en lisant des livres qui sont un peu toniques… » Elle n’oublia point la recette : dès le 9 novembre 1803, écrivant à d’Ansse de Villoison, elle s’informe de cette Enéide que M. Delille va publier. Elle disait encore à Teresa : « Je sais bien que votre cœur est déchiré ; mais aidez-vous de la raison, ou plutôt laissez faire le temps, ce tyran destructeur qui dévore même les sentimens les plus enracinés. Il n’efface pas l’amitié, mais il use les pointes aiguës de la douleur. C’est un service que la nature nous a rendu… » Et, quelques jours après : « Lisez-vous un peu ? Vous servez-vous de votre raison ? Il faut dans ce monde avoir cette arme contre les événemens et s’en servir malgré soi. Je conçois que cela est difficile, mais peu à peu on y arrive, et le temps fait le reste. La nature a pourvu à tout ; elle a fait la mémoire de l’homme incapable d’un sentiment éternel, au moins d’un sentiment qui blesse. » Je ne sais pas quel usage fit Teresa Mocenni des conseils qui lui étaient ainsi adressés : les conseils ne servent pas toujours à qui les reçoit, plus souvent à qui les donne. Le programme de consolation que Mme d’Albany avait tracé pour son amie, elle le suivit à la lettre, l’occasion venue. Elle épuisa le sujet de son chagrin ; elle recourut au divertissement de la lecture ; elle laissa faire le temps ; elle confia son cœur à la nature.

Il y a, chez Mme d’Albany, en toute circonstance et à tout propos, un remarquable souci de la méthode, que les hasards de son existence ne découragent pas. Aucune femme n’eut destinée plus aventureuse ; et aucune femme ne vécut avec plus de circonspection. Sur toute chose, elle a une théorie : elle n’en a pas deux, car l’incertitude lui serait insupportable ; elle en a une, et s’y tient avec énergie.

Elle a une théorie médicale : et elle vous soigne sans barguigner. Elle vous dit : « Je crois que vous ne connaissez pas la cause de votre mal d’estomac. Vous devriez l’étudier : ce doit être abondance d’acides ou d’alcalis. Si on connaissait bien la qualité de l’estomac, on n’aurait jamais mal. » Vous avez mal aux nerfs ? « C’est une folie de dire que vous avez mal aux nerfs. On a mal aux nerfs parce qu’il y a une humeur qui pique ces nerfs, et c’est l’humeur qu’il faut corriger, et les maux de nerfs cessent. » Quand elle apprend la mort de Teresa Mocennî, elle en a l’âme « déchirée ; » et elle annonce : « Les médecins sont des ânes, à Sienne ; s’ils avaient purgé cette pauvre femme à la première maladie, ils l’auraient tirée d’affaire. » L’archiprêtre Luti a de mauvaises digestions : c’est qu’il mange trop de cerises ; « ce fruit fermente dans l’estomac. » Elle-même est enrhumée : c’est « une surabondance d’humeur lymphatique ; » et elle se met au régime de la rhubarbe. Mais, une fois, songeant parmi ses drogues, elle se trompe de flacon, se tamponne les yeux avec de l’alcali volatil : et voici, pendant trois jours, enflés ses yeux qu’elle avait bleu foncé ou peut-être noirs.

Elle a une théorie de l’art épistolaire et la résume comme suit ; « En français, quand on sait écrire, on sait écrire des lettres ; il suffit de mettre sur le papier le discours familier, sans aucune prétention. » Ce n’est pas plus difficile que ça, pour ainsi dire ! Elle vient précisément de lire les lettres de Mme de Sévigné : c’est tout l’enseignement qu’elle a recueilli de sa lecture. Et elle écrit des centaines, des milliers de lettres, quant à elle. Conformément à la leçon qu’elle a prise auprès de Mme de Sévigné, elle met, sans aucune prétention, sur le papier, son discours familier. Quel triste galimatias cela donne ! Si l’on dit qu’elle sait imparfaitement notre langue, elle ne s’en doute pas ; et que le français n’était pas sa langue maternelle : eh ! elle n’avait pas de langue maternelle, comme elle n’avait pas beaucoup de patrie. Elle a choisi le français, pour écrire ; mais elle trouve à l’italien plus de « bautais : » oui, plus de beautés, plus de richesse et de musique cent fois qu’à notre langue « même perfectionnée par Bossuet et Massillon et Racine. » C’était l’opinion d’Alfieri, c’est la sienne. Pourquoi donc a-t-elle choisi le français, quand elle pouvait écorcher pareillement l’italien de son poète, l’allemand de son père ou l’anglais de son royaume ? Elle le dit au chevalier Cerretani : « J’écris en français, parce qu’elle [cette langue] me procure le moyen de dire plus facilement ce que je veux dire ; sinon je préférerais la vôtre… » Oui, je crois qu’elle écrit facilement : il n’y a pas trace d’aucun effort, dans ses longues lettres innombrables ; mais quel français ! Elle n’a pas de prétention, mais elle n’a pas de coquetterie : elle est incapable d’en avoir. Et ce n’est pas le style qu’on déplore en lisant ses lettres. Ce qui attriste, c’est qu’on sent que, même traduites en quelque langue d’Europe ou d’ailleurs, traduites en joli français par exemple, ses lettres ne seraient pas jolies. Elle ne nous offre que « son discours familier ? » Son discours familier ne vaut rien. Et, je l’avoue, elle m’impatiente parce qu’elle a eu, le 5 mai 1791, l’occasion d’écrire à André Chénier : une lettre de Mme d’Albany à André Chénier ! nous attendons une merveille ; et nous sommes déçus. La belle amante d’Alfieri écrit à l’amoureux de Fanny, de Camille et de Chloé : « Je crois que vos maux viennent de trop manger. Vous êtes gourmand ; l’ambassadeur… » c’est M. de la Luzerne, ambassadeur à Londres… « l’ambassadeur fait bonne chère, vous êtes faible, vous vous y livrez, de là dérivent tous les petits maux et les grandes mélancolies dont vous souffrez. La sobriété préserve de tout cela, elle tient le cœur content et l’esprit joyeux : l’esprit et le cœur dépendent beaucoup du physique… Ainsi donc, pour être maître de ce physique, il faut de la sobriété. Je vois d’ici toutes les objections que vous avez à me faire ; parce que je connais votre penchant pour la bonne chère… » Voilà comme elle écrit, jeune encore ; et comme elle écrit à André Chénier. Elle attribue à des nourritures ses mélancolies d’amour, son inquiétude poétique et le souci de la liberté française qui tourne mal. Elle ne savait pas et, en 1791, peut-être ne savait-on pas qui était Chénier ? Elle devait le deviner un peu. Elle ne devine jamais rien ! Elle a de fortes certitudes : elle n’a jamais de pressentimens. Elle est énormément dépourvue d’imagination.

Elle a une théorie de la littérature : il faut qu’elle en ait une, pour rendre des jugemens intrépides, et avec une assurance que le goût seul ne permet pas. La Delphine de Mme de Staël, elle l’appelle « un salmigondis de choses, d’immoralités et d’extravagances. » Elle n’aime pas du tout Mme de Staël et déclare Mme de Genlis « bien supérieure à cette folle. » Le Génie du Christianisme : « c’est le livre du moment, et qui ne durera qu’un instant ; » pourquoi ? mais parce qu’elle en a ainsi décidé. Chateaubriand l’impatiente : il ne croit pas un mot de ce qu’il dit ; qu’en sait-elle ? « les Français sont fameux pour écrire ce qu’ils ne pensent pas, » et voilà tout. D’ailleurs, elle a trouvé, dans le Génie du Christianisme, des pages « assez intéressantes ; » mais « le style est toujours affecté et tiré par les cheveux : il y a des phrases ridicules et qui ne veulent rien dire. » Elle ne craint jamais de se tromper : elle condamne, elle dénigre ; elle tranche sur tout, avec un entrain qui, d’habitude, est le privilège des illettrés. Cependant, elle est savante. Elle lit sept ou huit heures par jour : et à quoi bon ? Elle est pédante ; et elle écrit au chevalier Cerretani : « Je veux vous distraire, monsieur le chevalier, de vos occupations rurales en venant me rappeler à votre souvenir… Vous êtes très louable de vous occuper de cette besogne, qui était aussi celle de Caton l’Ancien, qui a même écrit sur la cultivation. » Elle conduit ses lectures avec une lourde opiniâtreté : « Je suis occupée du théâtre grec ; j’en suis à Eschyle ! » dit-elle un jour : et elle continuera, chronologiquement. A peine aura-t-elle abattu son Eschyle, sans défaillance, elle attaquera son Sophocle, et puis son Euripide. La tragédie d’Agamemnon lui fait dresser les cheveux, affirme-t-elle. Et « quel mari ! » C’est Agamemnon qu’elle exècre. Quant à la pauvre Clytemnestre, elle lui pardonne et ajoute : « On n’oserait plus mettre au théâtre une femme qui se vanterait d’avoir tué son mari ; » les caractères se relâchent. A présent, une femme tuera son mari, « mais elle en sera au désespoir : » quelle mollesse !

Elle a une théorie de l’existence et, pour ainsi parler, une morale. Ce qu’elle méprisait en feu Charles-Edouard, son mari, c’était « les préjugés de toutes les classes avec les vices des laquais. » Elle est résolument une aristocrate sans préjugés. Elle dédaigne le qu’en-dira-t-on, l’opinion des bonnes gens et les petits scrupules qu’on a si l’on désire ne scandaliser personne. Elle écrit à sa chère Teresa Mocenni : « Dites-moi si on vous laisse tranquille ? Laissez-les dire, nourrissez votre esprit. Votre âme sera au-dessus des commérages, que vous ne devez jamais vous laisser rapporter. Ils ne font qu’avilir l’âme et la rapetisser au lieu de l’élever ! » Elle est déjà un peu nietzschéenne, en quelque sorte. Et si bourgeoise, en quelque manière ! Elle vit dangereusement, avec beaucoup de prudence. Elle a un grand souci de sa gloire et de sa commodité.

Elle ne s’est point lancée à rompre avec le prétendant Charles Edouard avant de s’être procuré Alfieri ; elle n’a point renoncé à la couronne d’Angleterre avant de s’être munie d’une couronne poétique. Et, plus tard, la mort d’Alfieri, son terrible malheur, ne la prend pas au dépourvu : elle a, de longtemps, auprès d’elle le remplaçant du poète, M. Fabre, de Montpellier, peintre et élève de David. Ce Fabre n’est pas ennuyeux. Paul-Louis Courier, dans la Conversation chez la comtesse d’Albany, nous l’a montré vif et pimpant, qui, devant la beauté du Pausilippe et de Capri, vous débite ses paradoxes gentiment. Avant la mort du poète, il demeurait avec amabilité à la Casa Alfieri, faisant quelques portraits et vivant de son mieux. La comtesse lui rendait ce témoignage : « Fabre peint le Poète mieux que personne ! » Et il donnait à la comtesse, quelquefois, des leçons de peinture. Car elle a voulu peindre : et elle a dû peindre avec méthode. La liaison de Mme d’Albany avec ce Fabre, on l’a jugée comme on a pu. Chateaubriand : « Je suis fâché que ce cœur, fortifié et soutenu par Alfieri, ait eu besoin d’un autre appui ! » Sainte-Beuve n’a-t-il pas soupçonné là, peut-être, un avis pour Juliette ?… On s’est demandé si Mme d’Albany, après la mort d’Alfieri, n’avait point épousé M. Fabre. On l’a même imprimé dans la Biographie universelle ; mais, sur l’exemplaire de la Biographie que possédait M. Fabre, Saint-René Taillandier lut ces mots, de la main de M. Fabre : « C’est faux ! » Mme d’Albany aimait beaucoup trop M. Fabre pour en faire un mari. Elle vécut paisiblement, auprès de ce peintre qui avait de l’obligeance et de la bonhomie. Tous deux veillèrent à l’édification du monument d’Alfieri, dans l’église de Santa Croce. Elle vieillit avec ce souvenir et ce compagnon. A la fin de sa vie, elle avait en haine tout l’univers : et elle n’était pas du tout malheureuse. « Je suis à la fenêtre, disait-elle, et je vois passer les événemens… » Elle réussissait à organiser le bon ménage de son pessimisme et de sa curiosité.

Elle a eu le génie de l’organisation. Elle a eu ce médiocre génie, au point de n’être ni malheureuse ni attendrissante. Il n’y a pas beaucoup à rêver autour de sa mémoire. Avec ses cheveux blonds, ses yeux noirs ou bleu foncé, belle, intelligente, et avec sa destinée extraordinaire, elle a peu d’attrait. Et, après tout, elle est boche, née princesse de Stolberg-Gedern.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Lettres de la comtesse d’Albany au chevalier de Sobirats, éditées par le marquis de Ripert-Monclar (à Monaco ; et à Paris, chez Auguste Picard, 1916). Cf. Léon G. Pélissier, Le portefeuille de la comtesse d’Albany (Fontemoing, 1902) et trois séries de Lettres inédites de la comtesse d’Albany, la première en 1904 chez Fontemoing ; les deux autres en 1912 et 1915, dans la Bibliothèque méridionale, à Toulouse, chez Ed. Privat et, à Paris, chez Auguste Picard. Saint-René Taillandier a publié en 1862 et en 1863, chez Michel Lévy, La comtesse d’Albany et Lettres inédites de Sismondi, de Bonstetten, de Mmes de Staël et de Souza.