Revue littéraire - Nouveaux Essais de Théodore de Banville

Revue littéraire - Nouveaux Essais de Théodore de Banville
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 697-708).

REVUE LITTÉRAIRE

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NOUVEAUX ESSAIS DE THÉODORE DE BANVILLE[1]

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C’est une pieuse et charmante idée qu’a eue M. Victor Barrucand d’aller chercher dans la collection de vieux journaux, — le National, le Dix Décembre, le Pouvoir, le Paris, l’Artiste, le Nain jaune, — les articles qu’y donnait, jetait et perdait le poète des Exilés. Sans doute faudra-t-il qu’un service pareil soit rendu à la renommée de quelques autres écrivains qui, de même que Banville et plus que lui, ont subi l’obligation de gaspiller ainsi leur génie ou leur talent. Génie ou talent gaspillé, dira t-on, ce n’est rien ? C’est au moins une pathétique aventure ; et l’occasion de rêver assez tristement sur les conditions nouvelles de la littérature et de la poésie. Le « métier de faire un livre » devient, pour beaucoup d’écrivains, le passe-temps, les vacances, la récompense d’un lourd labeur quotidien, depuis que les arts divers ont à payer de maintes servitudes la lierté de leur indépendance. Le protecteur des lettres aujourd’hui, le mécène, le grand seigneur opulent et capricieux, — le public, — a de l’exigence ; et l’on ne s’acquitte pas, auprès de lui, avec une flatteuse dédicace : il veut de la copie, et tous les jours.

Les conditions nouvelles de la littérature ont eu, comme tous changemens humains, des conséquences bonnes ou non, des conséquences de vertus et de vices. Laissons les vices ; on ne les voit que trop : jamais un grand seigneur d’ancien régime n’a été flagorné à la première page d’un livre au point où l’est maintenant le public, et tout au long de certaines œuvres complètes. Quant aux vertus de la profession, que l’on veuille relire, dans les Pages de critique et de doctrine, le poignant chapitre que Bourget consacre à Théophile Gautier. Celui-là, « Cellini de la prose et des vers, » a porté un lourd fardeau ; et, par les mémoires, — le Collier des jours, de Mme Judith Gautier, les Souvenirs de M. Emile Bergerat, — l’on sait qu’il a dû geindre de fatigue. Assez tard dans sa vie, et quand il était l’auteur de la Comédie de la mort et d’España, d’Émaux et Camées, de Mademoiselle de Maupin, de la Morte amoureuse , — « autant de merveilles, et ce n’est qu’une très petite partie de son œuvre, » — il accomplissait encore, et n’y pouvait manquer, sa tâche de feuilletoniste et de salonnier, sa tâche depubliciste. Poète et l’un des plus parfaits, il assistait, et ne pouvait s’y refuser, à tout le vain trémoussement du théâtre ; et il a risqué cette confidence, un jour : « C’est un art si abject, le théâtre, si grossier ! » Il disait : « L’odeur de l’encre de l’imprimerie, il n’y a plus que cela qui me fasse marcher ; » et il disait encore : « Je ne travaille qu’au Moniteur, et à l’imprimerie. On m’imprime à mesure… Et ça m’ennuie ; ça m’a toujours ennuyé, d’écrire !… » Évidemment, on l’engageait à se reposer. En 1868, à cinquante-sept ans, il répondait : « J’ai trois louis sur moi et il y a cent quarante francs à la maison… Si j’avais le malheur d’être malade quinze jours, ça irait encore, en déménageant. Si la maladie durait six semaines, il faudrait que j’aille à l’hospice Dubois, comme les autres… » Il ajoutait, et voici tout son chagrin : « C’est peut-être le pain sur la planche qui m’a manqué pour être l’un des quatre grands noms du siècle. Mais, la pâtée !… » Ces aveux-là ne sont pas dans son œuvre. On a bien fait, d’ailleurs, de les noter : ils donnent à son œuvre, où il ne daigne pas se plaindre, une signification de souffrance, de courage et de bel orgueil. Ce qu’il a enduré, s’il en admet le souvenir en son poème, tourne à un badinage de sourire momentané :


Mes colonnes sont alignées
Au portique du feuilleton.
Elles supportent, résignées,
Du journal le pesant fronton…


« Jusqu’à lundi je suis mon maître… » Il ne songe plus qu’à s’enivrer « du vin de sa propre pensée, » du vin que « répand la grappe de son cœur, » écrasée par la vie. Les petits vers du poème intitulé Après le feuilleton dansent avec une allégresse blessée et menacée.

Théodore de Banville a été feuilletoniste dès la vingt-cinquième année jusqu’à la soixantième à peu près. Ce ne sont pas tous ses feuilletons qua recueillis M. Victor Barrucand : seulement quelques-uns d’entre eux et des passages, très bien choisis, de beaucoup d’autres. Tout d’abord, le lecteur éprouvera de l’impatience, il me semble, à ne guère savoir ce qui fut l’occasion de ces pages. Rome, quatorze tableaux, par Ferdinand Laloue et Fabrice Labrousse ; Richelieu, drame en cinq actes et en vers, de Félix Peillon ; et même la Sapho de Philoxène Boyer : tout cela est tombé dans Toubli à tout jamais. Pareillement, plusieurs célébrités du jour, ou de la nuit, que Banville saluait ou vilipendait. Pareillement, la quantité des anecdotes qui furent le scandale ou bien l’enthousiasme d’un instant et qui servirent de prétexte au chroniqueur. Peut-être fallait-il ajouter à la chronique de Banville un commentaire et, à coup sûr, délicieux si on l’eût fait, comme celui des Odes funambulesques, si joli, drôle et cependant funèbre. Il y a plaisir et petite revanche, à disputer à l’oubli un peu de ce qu’il réclame et prend vite, à voler ce voleur et à lui arracher ne fût-ce que « Néraut, Tassin et Grédelu, » comédiens honnêtes et qui jouaient les seconds rôles à la Porte-Saint-Martin « du temps de la féerie et des frères Cogniard ; » leurs noms étaient au bout de, l’affiche tous les soirs et, comme « le triolet venait de renaître, » leurs noms que le hasard avait rythmés passèrent à de légers poèmes qui ne sont pas encore anéantis et qui préservent leur fragile gloire. Peut-être aussi, en laissant morts et mystérieux les cinq actes et envers de Félix Peillon, les quatorze tableaux et romains de Fabrice Labrousse et Ferdinand Laloue, accuse-t-on la futilité de ces travaux terriblement forcés auxquels avait à consentir le poète. Lui pourtant ne se lamente ou ne s’indigne pas. Il n’est point en colère et plutôt rirait, et ne se venge pas sans gaieté, si le Palais-Royal, le 3 août 1869, l’a convoqué pour On demande des ingénues, comédie de Bernard et Grange, mais qu’il intitule, au feuilleton du National, « comédie par Mme X…, couturière. Mlle Blanche d’Antigny, MM. Eugène Grange et Victor Bernard. » Il commence : « La robe est une merveille !… » Il insiste et la compare, cette robe, pour la couleur, aux vagues de la mer et au vêtement que le grand Ingres a donné à son Odyssée, et pour la forme aux « draperies que fait frémir et bouffer en petits flots l’amoureuse fantaisie de Clodion : » voilà pour l’auteur principal de cette comédie, la couturière. Puis, deuxième auteur, Mlle d’Antigny : « une femme de Rubens ; et c’est, en effet, dans ce goût que le maître d’Anvers pétrissait de lis et d’écarlate ses grandes Nymphes et les Néréides aux robustes trines auxquelles il confiait le soin de conduire le navire où vogue Marie de Médicis. » Magnifiquement belle, sous la robe qu’on eût dite peinte par Ingres et modelée par Clodion ; plus belle encore sans la robe et seulement vêtue, l’acte suivant, d’un peignoir « qui semble une nuée tramée, — déchevelée, les épaules nues, aimable, souriante, ayant tout promis et tenant plus qu’elle n’a promis… » Enfin, les auteurs, MM. Bernard et Grangé : « La belle fille sourit du regard, les flammes de la rampe se reflètent dans ses dents blanches ; ou applaudit à tout rompre MM. Eugène Grange et Victor Bernard. Quoi ! cela aussi, ils l’ont fait ? La robe, les diamans, le chapeau, je le voulais bien ; mais tout cela, tout ce que montre à présent Blanche d’Antigny, se peut-il que ce soit aussi eux qui l’aient fait ? Dans ce cas, on aurait bien manqué de prévision en ne leur confiant pas l’exécution des groupes du nouvel Opéra ! » Banville est un excellent critique dramatique : il sait raconter une pièce et la juger.

Regrette-t-il le temps qu’il perd ainsi ? Je ne sais. Il a tant de grâce aimable et d’enjouement ! Presque toujours, il a bien l’air de s’amuser, avec indulgence ou avec politesse. En outre, sans pédantisme aucun, sans morgue magistrale et sans la dérisoire brutalité de nos doctrinaires ou partisans, ce poète dévoue aux Muses tout son efîort très attentif et scrupuleux. Il veille autour d’elles. Il est là pour empêcher que l’on n’aille à confondre avec la littérature les séductions d’une autre sorte qui valent à MM. Bernard et Grange la faveur publique et pour empêcher que l’on n’appelle poésie les vers de M. Scribe, sa bête noire. Le pauvre poète des Huguenots, comme il le taquine, dans le Petit traité de Poésie française ! « M. Scribe avait reçu le don de ne pas rimer ; il le posséda jusqu’au miracle… » Et Banville ne voit qu’un autre poète à lui comparer, pour ce don miraculeux : c’est Voltaire. Il y a de plus fâcheuses compagnies ! Dès 1849, Banville examinait l’art de M. Scribe, son art et sa pensée. Mais, la pensée de M. Scribe, il ne la comparait point à celle de Voltaire. Il comptait qu’avec une seule de ses idées, — et que voici : « Mon Dieu, si c’est un songe, faites que je ne m’éveille pas ! » — M. Scribe avait gagné plus de dix mille francs. Non pas d’un seul coup, certes ; mais, sa phrase du songe et du réveil refusé, M. Scribe l’a écrite « au moins trois cents fois, » dans ses opéras, dans ses comédies. Banville, un jour, vit son opulente victime. Et « le prince des librettistes » lui parut, mieux que beau, superbe ; ah ! quel homme ! Vous croyez le connaître ; vous avez vu ses bustes , ses portraits. . . Vous ne le connaissez pas : les sculpteurs, les peintres, les dessinateurs, les graveurs, les lithographes, et voire les photographes, n’ont rien compris à M. Scribe. Son visage, d’après ces calomniateurs, serait une chose « d’une platitude et d’une vulgarité odieuse. » Pas du tout ! Il est magnifique « de force, de puissance, de volonté, d’implacable héroïsme. » En vérité ? Les traits, mesquins ; les yeux, petits ; le front petit. Qu’importe ? le front petit, les yeux petits, les traits mesquins marquent, on ne sait trop comment, une audace, une patience, une fermeté résolue et telle que le bonhomme en est sublime. M. Scribe n’était aucunement l’homme de son œuvre : et tant pis pour son œuvre, mais tant mieux pour lui ! Son œuvre, une subtile niaiserie ; mais lui, « vaillant, clairvoyant, prime-sautier, inventif : et, s’il eût appliqué ses étonnantes facultés à toute autre chose qu’à la poésie, il fût devenu général, ministre, conducteur d’hommes, cardinal et pape s’il l’avait voulu. » Banville a causé avec M. Scribe, ou, du moins, M. Scribe parlait : « Je ne lui répondis pas un seul mot et il n’a jamais entendu le son de ma voix… » Le silence de Prométhée, dans Eschyle, est il plus tragique ? et les bourreaux de Prométhée sont-ils plus acharnés à leur victime que le bavard M, Scribe à la sienne ?…

Il avait attrapé Banville au bouton de la redingote. Et il parlait, parlait, avec entrain, fougue, emportement, volubilité. Cependant, il « tordait, tortillait, torturait» ce bouton, l’arrachait, l’emportait : « il me le doit toujours ! » Et il disait… Toute la scène, Banville l’a inscrite dans ses Souvenirs, où il a mis sa jeunesse, sa rêverie, ses dates précieuses ; et, comme les enfans de Sicos, dans l’Aveugle d’André Chénier, promettent de consacrer par des jeux et des fêtes le jour qu’ils ont reçu le grand Homère, il n’oubliera jamais le jour que M. Scribe l’entretint… M. Scribe disait : « Lorsque j’eus trouvé la scène, devenue célèbre, où Alice supplie Robert… » Il sentit alors qu’une scène pareille voulait des rimes admirables, des mots splendides, enfin des vers étonnans. « J’allai trouver le plus grand des poètes… » Victor Hugo ! songe Banville ; et il frissonne… Mais, non : Casimir Delavigne !… « Casimir écrivit un morceau sublime, terrifiant, admirable, du Corneille !… » Oui ; et Meyerbeer n’en put rien faire, ne put rien faire de ce Corneille livré par Delavigne. Ça n’allait point. Or, Meyerbeer précisément partait pour la campagne, la tête pleine de musique, et la musique de Meyerbeer avait envie de se poser sur des paroles. Vite, des paroles ! M. Scribe n’a pas une minute à perdre ; Meyerbeer déjà monte en voiture. Un bout de papier ; ces quatre vers s’y écrivent tout seuls ; « Robert, toi que j’aime, et qui reçus ma foi, Grâce pour toi-même, Et grâce pour moi ! » Meyerbeer est enchanté, Meyerbeer s’écrie : « Je tiens mon air ! » Il le tenait. Et M. Scribe de conclure, avec autorité : « Vous voyez, monsieur, que, dans certains cas, un peu de bon sens et une idée juste valent mieux que la poésie. » Là-dessus, ni l’univers ne s’écroula, ni le nouveau Prométhée ne consentit à exhaler même une plainte.

M. Scribe ne pouvait dire un mot qui ne fût, aux idées de Banville, une offense. Quelque chose qui vaut mieux que la poésie : une offense. Et, quoi ? le bon sens ; oui, lorsque Banville a toujours prétendu que la poésie dût être et ne pût être qu’un délire. « Saisi du désir véritablement démoniaque de me faire renier ma foi, il s’efforçait de me prouver à quel point la poésie est un art frivole et comme elle devient inutile et nuisible lorsqu’il s’agit de convaincre les esprits et d’émouvoir les âmes. Certainement j’aurais pu rétorquer cette assertion en citant l’exemple du roi Orphée ; mais je m’en gardai bien, par pudeur, car il est odieux d’avoir trop facilement raison. » Bref, entre M. Scribe et Théodore de Banville, ce qu’il y a, c’est plus qu’un malentendu, c’est Orphée. Une querelle de ce genre est une haine qui vient d’assez loin pour qu’on n’essaye pas de l’apaiser jamais. C’est la rancune des siècles. Et, sans doute, avec Orphée, l’on a trop facilement raison. Le fils d’Œagre et de la muse Calliope ou, selon d’autres généalogies, le fils de Clio et d’Apollon déroule nos certitudes. Son œuvre nous échappe ; et son histoire, également. Je crois qu’au seul nom d’Orphée M. Scribe se fût égayé, se fût enorgueilli peut-être, sentant que Meyerbeer eût éconduit ce collaborateur aussi promptement que Delavigne. Banville a refusé à M. Scribe une occasion de se pavaner ou de rire. Et lui ne sourit même pas ; et les malheurs d’Orphée ne l’avertissent pas de redouter un sort funeste. Orphée, pour Banville, c’est le romantisme : autant dire, sa religion ; et lui-même dit, son idolâtrie. Crémieux donne au théâtre cette impiété d’Orphée aux Enfers : sacrilège ! Et, ce jour-là, Banville ne plaisante pas : « Orphée attendrissait les lions, les rochers et les tigres ; mais, après qu’il fut déchiré par les bacchantes et que, roulée par les flots de l’Èbre, sa tête sanglante fut pieusement recueillie par une jeune fille, il n’a pu attendrir les Israélites. La farce de M. Crémieux est une œuvre de haine religieuse… » Il va le démontrer. Pour le démontrer plus hardiment, il a consulté Louis Ménard, « le savant mythologue, » et su par lui que la religion des hébreux était seule inconciliable avec « les croyances héroïques des Hellènes ; » voilà pourquoi Crémieux et les amis de Crémieux ne se tiennent pas d’insulter « tout ce qui est la tradition des races latines, les origines de notre poésie, les dieux d’Homère et d’Eschyle, dont ils font des paillasses costumés pour suivre le bœuf gras du carnaval. » Non, Banville ne plaisante pas !

Orphée et le romantisme ? Orphée est le symbole du romantisme ; et premièrement par ceci, que le divin poète de Thrace obéit à l’unique impulsion du génie. Poète inspiré, poète sans étude et sans habileté… L’habileté est, en ce monde perverti, ce que Banville a détesté le plus vivement. L’habileté ? mais il en accorde l’honneur abominable à M. Scribe. Et, pour glorifier le grand Eschyle par-dessus tous les dramaturges, il lui dénie l’habileté, cette misère dégradante et qu’il a le désespoir de remarquer dans l’œuvre de Sophocle déjà, dans l’œuvre d’Euripide, plus maligne encore. L’habileté : négation de la poésie. De la part de Banville, auteur des Odes funambulesques, où l’habileté prodigue ses plus extraordinaires prouesses, et de la part de Banville, auteur du Petit traité, ce trésor de toutes habiletés poétiques, mi tel mépris des stratagèmes déconcerte. Il répondra : — Je ne suis point Orphée ; mais Orphée est mon dieu, Orphée que j’appelle aussi Hugo. Et ce n’est pas à l’intention d’Orphée ni d’Hugo, certes, que j’ai voulu rédiger les recettes d’écrire en vers !… Puis, l’habileté de Banville, on a grand tort si l’on ne voit qu’elle et si l’on n’accepte aucunement ces lignes de Mallarmé que cite avec raison M. Victor Barucand : « Aux heures où l’àme rythmique veut des vers et aspire à l’antique délire du chant, mon poète, c’est le divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre. Avec lui, je sens la poésie m’enivrer, — ce que tous les peuples ont appelé la poésie, — et, souriant, je bois le nectar dans l’Olympe du lyrisme… » Enfin, modeste avec la plus jolie élégance, avec autant d’esprit que d’élégance, le poète des Exilés avoue qu’il étudie et propose d’enseigner les règles de l’art sublime ; ce n’est pas qu’il omette un instant la principale vérité, que toute poésie est fille du génie, dernier mystère.

En 1843, Banville avait vingt ans et il était le poète des Cariatides. Il habitait, avec son père et sa mère, la maison de Jean Goujon, rue Monsieur-le-Prince. Dans sa chambre, décorée de dessins, d’estampes, et qu’un divan de soie bleue embellissait, il recevait souvent deux poètes à peine un peu plus âgés que lui : l’un qu’il admire sans nous étonner, Charles Baudelaire ; l’autre qu’il admire, et non pas sans nous étonner, Pierre Dupont. Un jeune Pierre Dupont qui, d’ailleurs, ne ressemble guère à l’image que nous avons de lui : l’air quasi anglais, de beaux cheveux châtain clair et d’une coupe savante, de minces favoris droits, une tenue de gentleman « la plus correcte qui se pût voir, » de belles mains longues et blanches, « aux ongles bombés et roses ; » mais, quand il chantait sa poésie, on ne voyait pas ses belles mains, alors gantées paille ou gris perle. Un dandy ! et qui débarquait de son village, mais tiré à quatre épingles. Un curé de campagne, son parrain, l’avait élevé, très dévotement. Et le jeune Dupont gardait de son enfance une ferveur assez mystique. En même temps, il avait un remarquable appétit et vous dévorait deux gigots, avec simplicité, comme un garçon que les problèmes de Dieu et de l’âme ne tourmentent plus. Banville, un citadin pâle, admirait qu’on mangeât si bien : Dupont lui parut un héros. Et Dupont, lisant les Cariatides, admirait qu’on écrivît ainsi, admirait l’habileté du poète : il en était, — et ne le dissimulait pas, — épouvanté. Il supplia Banville de lui donner des leçons. Beaucoup plus tard, et après la mort de Pierre Dupont, Banville adore cette ’< naïve humilité » de son ami. La naïve humilité de Banville est charmante. Son ami n’était pas habile : et il a cru que son ami avait du génie. Entendons-nous : ce qu’il appelle génie, c’est à peu près la spontanéité. Pierre Dupont est un Orphée. Poète et musicien, n’ayant pas, comme ce Meyerbeer, besoin d’un Scribe, ou ce Scribe d’un Meyerbeer, unissant les deux arts que les premiers enfansde la muse ne séparaient pas ; et, par les chemins, les villes, les campagnes, allant comme un aède, familier partout, sur la route, dans la chaumière et dans le cabaret, chantant les Bœufs, la Musette neuve, les Sapins, le Chant de l’ouvrier, chantant pour les passans qu’assemblait sa voix, qu’elle animait, qu’elle entraînait à le suivre : c’est Orphée, n’est-ce pas ?... Banville ne s’est jamais corrigé de croire au génie de Pierre Dupont.

Génie ou spontanéité : romantisme. Bandlle, entre ces mots, ne fait pas de difîérence. En 1877, il célèbre Laferrière, qui vient de mourir, et il écrit : « Laferrière fut le dernier comédien appartenant à cette époque de 1830, où tout le monde désira d’avoir du génie et où presque tous les artistes, créateurs ou virtuoses, eurent quelque chose qui ressemblait au génie... » Il écrit, à propos d’un critique très peu analogue à Orphée : « La vérité, c’est que Jules Janin fut un romantique, un homme de 1830 et, tranchons le mot, un poète ! » Il ajoute, au surplus : « Toute cette époque de 1830, à vrai dire, fut un poète ; elle n’eut pas d’autre rôle que de rendre à la poésie tous les genres littéraires qui lui avaient été enlevés, la tragédie, la comédie, le roman et, grâce à Jules Janin, le feuilleton lui-même ! » C’est assez justement définir le romantisme, le glorifier ou, si l’on veut aussi, îe condamner : au moins noter l’usage et l’abus qu’il a fait de la poésie, d’une certaine poésie et conçue un peu comme un délire. Abondante à merveille, la poésie déborde, envahit ce qui n’est pas son domaine, la critique peut-être, et en tout cas la politique ou la sociologie. La glorification sera de Banville ; mais non le reproche. Il ne tolère pas qu’on assigne un domaine à la poésie, qu’on l’enferme dans des bornes, et qu’on loge ou qu’on emprisonne dans un palais le grand Orphée, maître du monde, ciel et terre.

Il y a, pour la comparaison d’Orphée et du romantisme, encore un trait dont Banville est touché. Laissons, pour le moment, les Bacchantes et le traitement qu’elles ont infligé au poète. Avant cela. Orphée traîne après lui, et plus même que Pierre Dupont, les foules : tigres et rochers, ce sont les foules, tantôt furieuses, parfois inertes. Eh ! bien, en 1830, on a vu les foules eûmes par la poésie, moins dociles certainement que les rochers et les tigres à la chanson d’Orphée, alarmées pourtant et qui cèdent à une impulsion qui vient des poètes. Hugo et Lamartine ne sont point Isolés, souverains artisans du verbe, dans leur travaU : leurs poèmes s’adressent à leur époque tout entière et gouvernent des esprits ; Musset gouverne des cœurs. Ni les esprits n’auraient et la même fougue et la même tendance, ni les cœurs n’auraient cette mélancolie ou cette ardeur, si les Hugo, les Lamartine et les Musset ne les avaient excités ou alanguis, et dirigés. Le romantisme, avec tous ses penseurs, qui sont — philosophes ou orateurs — des poètes, modifie le désir universel, modifie la notion de rindiidu, celle de l’État et, en d’autres termes, crée de la révolution. Banville, à ce sujet, ne discute pas : il approuve. Et il n’approuve pas seulement, mais il chante : « L’art est toujours, par sa nature même, révolutionnaire… Le poète n’a pas d’autre mission que d’exalter la passion, l’héroïsme et l’efTort de l’âme humaine luttant au nom d’un idéal de beauté ou de devoir contre les nécessités sociales… » Comme il chante, on ne va point le chicaner, l’inviter à ne pas confondre avec un idéal de devoir un idéal de beauté, l’engager à considérer les « nécessités sociales « ainsi que des nécessités ; non, car il chante : « La grandeur, la nature divine de l’individu a le droit de se souvenir de son origine céleste et par conséquent… » il chante… « par conséquent d’être héroïque, tandis que la société, n’obéissant qu’à des intérêts, est nécessairement implacable et mesquine… Et toujours les initiateurs de l’humanité, les voyans, les poètes… les Thésées, les Hercules… la Liberté, la condamnation définitive de toutes les tyrannies… Et, Molière,… qui ne sent que Scapin est son personnage préféré, le fils chéri de ses entrailles ? Oui, d’un côté, l’or, la vieillesse, la ruse des Argans et des Gérontes, de l’autre le seul enthousiasme de Scapin, de Triboulet, de Figaro, car c’est tout un, et toujours la société sera tenue en échec par ces parias qui combattent pour la jeunesse, pour la liberté, pour l’amour !… » Banville est-il révolutionnaire ? Il n’est pas réactionnaire, assurément ; et, conservateur, ce titre ne l’eût pas flatté. Du reste, la politique le dégoûte : il le dit, et plus d’une fois. Qu’est-ce donc que cet hymne à la Liberté, à la révolution ? C’est, pour ainsi parler, du romantisme intégral.

Et retournons à la poésie. Le talent se cantonne volontiers dans la sécurité d’une chambre ou, comme on disait, dans la tour d’ivoire. Non le génie, et non le génie romantique : il veut le grand air, il veut chanter dehors ; et il réclame les foules.

Seulement, les foules ne sont pas toujours prêtes. Il arrive que manque le poète ; il arrive que manquent les foules, si vous les appelez à l’inquiétude et si elles ont, pour un temps, le goût du repos. Alors, les poètes romantiques sont bien dépourvus : les foules ne leur demandent que des feuilletons. « Bien que né le 14 mars 1823 et ayant publié les cinq mille vers de mon premier recueil en 1842, j’ai tout à fait appartenu par mes sympathies et par mes idolâtries à la race de 1830. J’ai été et je suis encore de ceux pour qui l’Art est une religion intolérante et jalouse, » écrit Banville, en 1873. Et il avait le sentiment de survivre. C’est la grâce de toute son œuvre et, en particulier, de ces pages qu’on vient de recueillir, que le ton n’en soit ni désabusé ni amer. Il n’a rien renoncé du rêve de sa jeunesse et garde ses chimères : il ne consent pas qu’elles soient des chimères, et dangereuses. Il est parfaitement clairvoyant, malgré tout, et ne cache pas à lui-même que l’Art subit de rudes tribulations. Le jeune contemporain de Gautier, qu’il admire et qu’il voit succomber à la tâche quotidienne, peut-il douter que le temps d’Orphée est passé ? Il ne se décourage pas et tient haute sa lyre sans cesse accordée pour l’ode ou l’odelette.

Il ne croit pas que les poètes soient défaillans. Mais il cherche la foule, et non pour lui, mais pour la seule poésie. La question qui, dans ses Critiques, domine toutes les autres c’est en fin de compte celle-ci : la littérature, poésie vraie, et celle que les artistes appellent poésie, a-t-elle encore et peut-elle espérer d’avoir demain, d’avoir plus tard, un public ? M. Scribe a un public ; et les sieurs Bernard et Grange, collaborateurs de la couturière et d’une belle fille, ont un public : mais la littérature ?… Dans sa façon d’examiner ce problème, si angoissant et qui n’a pas fini de l’être, Banville suit son idée romantique. Et d’abord il daube le bourgeois. « Je partage avec les hommes de 1830 la haine invétérée et irréconciliable de ce qu’on appelait alors les bourgeois… « Ce n’est pas le tiers-état, remarque-t-il ; et on le sait bien. « Aussi ne devra-t-on pas s’étonner que j’aie traité comme des scélérats des hommes, fort honnêtes d’ailleurs, qui n’avaient que le tort — et il suffit ! — d’exécrer le génie et d’appartenir à ce qu’Henri Monnier a justement nommé la religion des imbéciles. » Cette profession de foi est du Commentaire aux Odes funambulesques : on la retrouvera, et tant qu’on voudra, dans les Critiques, où il raconte la « liaison » de M. Scribe et de la Bourgeoisie, où Daumier l’aide à peindre le bourgeois, « sa sottise, sa banalité démesurée, son nez au vent, ses chapeaux tuyau de poêle, ses ventres pointus, ses jambes grêles et quelque chose de surnaturel et de divin, marqué dans chaque pli du vêtement, dans chaque ligne du visage et qui est : la haine du Beau ! » Tranquille, ce bourgeois, sûr de ses doctrines, sûr de ses appétits ? Que non ! Le bourgeois de Banville et de Daumier sort des révolutions et frissonne : « Ce que Corot fit pour les arbres, pour le chêne, pour le mélèze et pour le peuplier qui tremble, Daumier l’a fait pour ses bourgeois… » Et Banville a grand soin de répéter que le bourgeois qu’il abomine, ce n’est pas le laborieux bonhomme qui, depuis des siècles, « travaille pour la liberté ; » c’est le hideux personnage à qui l’on a dit : « Enrichissez-vous ! » et qui n’a pas d’autre souci. Bien entendu ! Seulement, il est malaisé de trier les bourgeois et d’y choisir pour amis excellens les amis des beaux-arts. Très malaisé ; si malaisé qu’en définitive Banville, sur le point de convoquer un public autour des poètes, s’adresse au peuple. En définitive, c’est au peuple qu’il accorde sa confiance. Et pourquoi ? c’est que le peuple n’a pas encore trahi la confiance des poètes. Vraiment, c’est qu’il n’a guère été en relations avec les poètes, depuis les temps si reculés où il nous plaît d’imaginer la vie à notre guise. C’est aussi que « le peuple » est une façon de dire assez vague et, en tout état de cause, le peuple une multitude assez vaste et amplement inconnue, pour que nulle hypothèse à lui relative soit fausse.

Banville compte sur le peuple. Pierre Dupont, s’il a compté sur le peuple, ce n’était pas la peine de se ganter paille ou gris perle. D’ailleurs, on l’a connu, chansonnier célèbre, qui portait la barbe longue, et longs ses cheveux épars « et le vêtement fièrement débraillé. » Mais lui, Banville ? Ce ne sont pourtant pas ses Cariatides, qu’il offrait au peuple, ni ses Améthystes, ni ses Occidentales, je suppose, ni ses Princesses ! Un jour, sur le tard de son existence, il songe aux subtiles délicatesses de notre poétique, à ses fines difficultés, sur lesquelles il a lui-même renchéri : et il se demande si. les poèmes de nos savans artistes ne sont pas à tout jamais « lettre close » pour le peuple. Et, un autre jour, il écrit — c’est à propos de Mlle Croizette ; mais ne serait-ce également juste à propos de l’art en général et de tous les arts ? — « l’ingénuité est ce qu’il y a de plus long à apprendre… » Ce jour-là, ne songe-t-il pas qu’entre la multitude et les artistes la sincère amitié n’est pas commode ? Il a donné à son plus beau livre ce douloureux nom, Les Exilés. Parmi les exilés dont il plaint la solitude, il a rangé « les passans épris du Beau, » et qui parfois, « rencontrent leurs frères si rares, comme eux exilés, échangent avec eux un signe de main et un triste sourire… »

Est-ce la conclusion, la seule et inévitable ? Peut-être. Et peut-être aussi ne vaut-elle que pour la littérature et la poésie romantiques ? Et fallait-il épiloguer ainsi sur les bourgeois et le peuple ? Et tous les torts sont-ils du côté des bourgeois et du peuple ? Ne voulons-nous admettre nullement les torts de la poésie, de la littérature et des arts ?… Et, ces mots, les bourgeois et le peuple, n’essayera-t-on de les remplacer par un autre et qui serait, peut-être, la nation ?… La nation qui a souffert, agi et péniblement triomphé tout entière, peuple, bourgeois, poètes et les artistes, n’aura-t-elle prochainement une âme réunie, une âme toute consacrée au même souvenir, à la même pensée ? Je n’en sais rien. Nos lendemains sont douteux autant que nos devoirs sont clairs. Si la Beauté est reléguée loin de la multitude et loin de la nouvelle activité, puisse-t-elle avoir en tout cas ses Banville, qui maintiennent son culte fidèle et qui la préservent d’être avilie !

André Beaunier.
  1. Critiques, par Théodore de Banville, choix et préface de Victor Barrucand (Bibliothèque-Charpentier) ; du même auteur, Mes Souvenirs, Lettres chimériques, Paris vécu, — « Petites études, » — (même éditeur).