Revue littéraire - Mlle de la Vallière

Revue littéraire - Mlle de la Vallière
Revue des Deux Mondes3e période, tome 45 (p. 451-465).
REVUE LITTERAIRE

Louise de La Vallière et la Jeunesse de Louis XIV, par M. A. Lair, 1 vol. in-8o. Paris, 1881 ; Plon.

Je ne sais trop si dans ce livre, quoique signé de l’un des siens, mais où l’on ne parle d’aucune chanson de geste, — d’aucun Varocher ni d’aucune Erembourc, — l’École des chartes se reconnaîtra. Je le lui souhaite pourtant. Car, je m’empresse de le dire d’abord, elle n’a pas eu ni n’aura souvent la bonne fortune de pouvoir se reconnaître dans un livre d’une érudition plus solide, ou d’une critique plus élégante, ou d’une composition enfin plus habile que le livre de M. Lair sur Louise de la Vallière et la Jeunesse de Louis XIV. Beaucoup de nouveau, rien ou presque rien d’inédit, ce qu’il en faut seulement pour ne pas démériter tout à fait du titre d’ancien élève de l’École des chartes ; mais une connaissance étendue précise, nullement pédantesque avec cela, du sujet et surtout de ses alentours ; mais une adresse peu commune à manier les textes, à confronter les témoignages, à les solliciter doucement pour en tirer tout ce qu’ils contiennent ; mais un goût d’arrangement et de combinaison, un art de construire le récit sans que l’intérêt romanesque en coûte rien à la vérité de l’histoire et sans que la rigueur d’une exacte chronologie y contrarie l’intérêt dramatique, tels sont les mérites, — assez rares, on en conviendra, — du livre de M. Lair. C’est dommage que le style, de place en place, puisse un peu prêtera la critique, ou, pour mieux préciser, c’est dommage qu’il ne nous rende pas toujours les images qu’évoque dans l’esprit le nom lui seul de La Vallière ; Si ce léger reproche était sensible à M. Lair, il connaît son sujet, et pourra se consoler en se ressouvenant que Bossuet, prêchant pour la profession de foi de sœur Louise de là Miséricorde, ne parut pas aussi divin qu’on l’avait espéré : c’est le mot, on se le rappelle peut-être, de la marquise, de Sévigné. N’est-on pas bien excusable, en vérité, de manquer à son tour quelques traits d’une physionomie qu’un si grand peintre, — au jugement d’une marquise, il est vrai, très délicate, — n’aurait pas tout à fait attrapée ?

Le mal, au surplus, n’est pas ici bien grand. Le livre de M. Lair est sans doute une biographie de Mlle de La Vallière, mais il est surtout une histoire de la jeunesse de Louis XIV, et j’ajoute, une histoire très neuve. On a tant écrit sur le XVIIe siècle que nous nous flattons volontiers de le connaître, et chaque historien que nous voyons y retourner, nous nous demandons ce qu’il espère donc qu’il en rapportera. C’est qu’au fait tant de gens n’en ont rien rapporté ! Mais lisez ce livre, lisez-le de près et vous verrez combien peu nous connaissons les hommes et les choses qui passent couramment pour nous être le mieux connus. En voulez-vous tout de suite un exemple ? consultez le personnage, conforme à la vérité vraie, que tiennent ici, dans le livre de M. Lair, Anne d’Autriche et Marie-Thérèse, deux nobles femmes s’il en fut, et comparez les portraits, — pour ne pas dire les caricatures, — qu’on nous en a tracés, de la première comme d’une reine galante, et de la seconde comme d’une sotte couronnée. Bien sotte, en effet, n’est-ce pas, celle qui sut souffrir sans étaler publiquement sa souffrance, et qui crut de voir à sa dignité royale de ne pas livrer aux dérisions des courtisans les transports de sa jalousie[1] ? Ce sont de telles retouches, de telles corrections, de tels redressemens de la vérité vraie, si je puis dire, contre la légende, et de l’histoire contre le roman qu’il est curieux de suivre et que nous allons essayer de noter dans le livre de M. Lair.

Tout le monde sait, ou peut apprendre, en ouvrant le premier dictionnaire historique venu, que Louise de la Baume Le Blanc La Vallière naquit en Touraine en 1644. Molle et sensuelle contrée, comme a si bien dit Michel et, où tout le long de la rivière se mirent dans une eau limpide et paresseuse les châteaux des favoris et des favorites de nos rois. On a retrouvé, voici quelques années déjà, dans le petit manoir où la jeune fille passa sa première enfance, et mis en place, au manteau d’une cheminée, cette inscription latine, qu’elle eut douze ou quinze ans sous les yeux et qui, par une singulière coïncidence, raconte si bien sa double destinée : « Ad principem, ut ad ignem, amor indissolutus. Au prince, comme au feu de l’autel, amour indissoluble. » Elle perdit son père de bonne heure. C’était un brave gentilhomme, qui joua son bout de rôle, comme un autre, au temps de la Fronde, et tint fidèlement le parti de la régente. La mère se remaria avec un M. de Saint-Remi, premier maître d’hôtel de Gaston, duc d’Orléans, et ainsi jeta l’enfant dans une petite société de « toute sorte de filles, » comme dit assez dédaigneusement Mlle de Montpensier, qui formaient l’ordinaire compagnie des jeunes princesses, demi-sœurs de la même Mlle de Montpensier. Or, on rêvait souvent du roi parmi ces jeunes filles, et l’une d’elles, Marguerite d’Orléans, plus tard grande-duchesse de Toscane, se flattait bien de l’épouser. On l’appelait même la petite reine. M. Lair a noté, sans trop y appuyer, les impressions que de pareilles visées, et les entretiens sans doute qui s’ensuivaient dans les appartemens du château de Blois, n’ont pu manquer de faire sur une imagination naturellement romanesque et tendre comme était celle de Louise de La Vallière. Elle n’avait pas encore dix-sept ans quand une fort habile femme, la mère de l’extravagant abbé de Choisy, daigna la remarquer et la proposer comme fille d’honneur à Madame Henriette, qui venait d’épouser Monsieur, frère de Louis XIV, et dont on composait la maison. Louis XIV était alors dans sa vingt-troisième année.

Madame, fille d’Henriette de France et sœur de Charles II, roi d’Angleterre, était jeune, gracieuse, vive, enjouée, spirituelle et surtout imprudente. Elle avait de plus une vengeance de femme à prendre sur le roi, qui l’avait dédaignée jadis et superbement traitée de « petite fille » dans le temps même qu’elle pouvait prétendre et qu’elle prétendait à l’épouser. Il se noua donc bientôt entre elle et Louis XIV un commerce de coquetterie qui les mena l’un et l’autre assez loin pour que les reines mères dussent intervenir, leur parler fortement, et leur enjoindre de faire taire les mauvais bruits qui commençaient à courir. Ils feignirent d’accepter la remontrance et convinrent, pour couvrir leur manège, que le roi « ferait l’amoureux de quelque personne de la cour. » Ce fut d’abord une demoiselle de Pons, que l’on fit habilement disparaître de la scène au moment qu’elle entrait tout à fait dans l’esprit de son rôle[2], puis Mlle de Chemerault, dont les friands d’historiettes regretteront que M. Lair n’ait pas un peu plus éclairci l’aventure, puis enfin Louise de La Vallière. Cette fois, c’est le roi qui fut pris à ce jeu. Lorsque plus tard, vers 1670, la grande faveur de Mme de Montespan se déclarera, comme on verra d’abord très clairement que ce qu’elle aime en Louis XIV, c’est le roi, les courtisans se précipiteront vers elle comme à la source des honneurs, des pensions et des places. On peut toujours s’entendre avec les gens qui veulent faire fortune : Mme de Montespan voulait faire fortune : il n’y aura donc pas jusqu’à la vertueuse Julie d’Angennes, et jusqu’au rigide Montausier, son époux, qui ne se mettent à l’entière dévotion de la favorite. Mais, au contraire, en 1661, comme c’était l’homme que Louise de La Vallière aimait en Louis XIV, toute la cour unanimement conspira pour traverser leurs amours. Les hommes — en ce temps-là, — mettaient la vertu des femmes à si haut prix qu’ils ne concevaient pas qu’une femme succombât que contre la promesse d’un bon contrat de rente et d’une constitution de tabouret chez la reine.

Fouquet, d’abord, voulut s’assurer la maîtresse du roi, — se l’assurer plutôt encore que la lui disputer. Cet illustre fripon, dont les pilleries ne méritent aucune indulgence, parce qu’aucun service rendu à la France ne les a compensées, combinait dans sa tête légère de vastes et dangereux desseins. Il chargea donc sa confidente accoutumée, la dame du Plessis-Bellière, d’offrir vingt mille pistoles à Mlle de La Vallière, soit à peu près un million d’aujourd’hui. Peut-être, à la vérité, souriait-il à ce Turcaret de supplanter un roi. Mais plutôt c’était en la personne de la jeune fille un espion qu’il voulait soudoyer et qui pût, par exemple, le prévenir à temps quand éclaterait l’orage qu’il sentait, depuis plusieurs mois déjà, gronder sourdement sur sa tête. Quelques jours plus tard, en effet, il était arrêté. Mais il importe à l’histoire d’écarter absolument d’entre les raisons qui déterminèrent Louis XIV à cette espèce de coup d’état une rivalité d’amour et le ressentiment personnel de l’outrage infligé par ce sac d’argent à Louise de La Vallière. La perte de Fouquet, nécessaire, indispensable à la France, était résolue depuis le 4 mai ; c’est Colbert qui nous a conservé cette date, et deux mois plus tard, le 4 juillet, le roi n’avait pas même encore seulement jeté les yeux sur Mlle de Pons. C’est à peine s’il vient de concerter avec Madame Henriette l’imprudente manœuvre que nous rappelions tout à l’heure. Le même Colbert nous a dit d’ailleurs pourquoi Louis XIV attendit quatre mois à frapper. C’est que pendant « les mois de mai, juin, juillet et août, les peuples ne paient rien dans les provinces » et que par conséquent le seul Fouquet pouvait faire le service des fonds. Au surplus, ce que je ne comprends pas, et contre quoi je suis bien aise de protester en passant, c’est la commisération banale dont tous les historiens semblent se croire obligés de payer le tribut à ce triste personnage, qui, s’il représente quelque chose, ne représente, à des yeux qui voient clair, que le pouvoir de l’argent dans tout le faste de son insolence et la pompe de sa grossièreté.

Louise de La Vallière venait à peine d’échapper aux humiliantes propositions de Fouquet qu’un autre complot s’ourdissait contre elle. Grâce aux précautions de Louis XIV lui-même, et surtout d’Anne d’Autriche, toute la cour depuis plusieurs mois connaissait la faveur de La Vallière que Marie-Thérèse l’ignorait encore. Olympe Mancini, l’une des Mazarines, comtesse de Soissons, forma le généreux projet de l’avertir. Elle aussi, le roi l’avait aimée, jadis, et nommée depuis deux ans surintendante de la maison de la reine, elle était demeurée jusqu’alors, si Saint-Simon ne se trompe pas, comme trop souvent, « la maîtresse de la cour, des fêtes et des grâces. » De concert donc avec le « délicieux » marquis de Vardes, elle résolut de fabriquer une lettre que l’on traduirait en espagnol pour donner le change sur la provenance, et qui ferait savoir à la reine l’infidélité du roi. Marie-Thérèse était jalouse, Olympe le savait bien, elle qui la première avait été dans le ménage royal une occasion de plaintes. Si la lettre était remise en temps opportun, il en pouvait sortir un scandale qui chasserait La Vallière de la cour. En quel lieu Louis XIV alors pourrait-il bien mettre sa maîtresse en sûreté ? chez Mme de Soissons, sans doute, qui la gouvernerait selon son caprice et son intérêt. La lettre ne parvint pas jusqu’à la reine ; une femme de chambre espagnole, confidente intime des deux reines, l’intercepta, prit sur elle de l’ouvrir et, l’ayant lue, la remit à la reine mère, qui lui donna l’ordre de la communiquer au roi. Coïncidence assurément bizarre, lorsqu’il en eut pris connaissance et reçu la très déplaisante impression que l’on peut deviner, c’est à Vardes que le roi s’adressa pour l’aider à pénétrer ce mystère. Vardes aussitôt accusa la duchesse de Navailles, la plus honnête femme de la cour, comme le duc en était le plus honnête homme. Se peut-on tirer plus galamment d’affaire ? Tel était René-François du Bec-Crespin, marquis de Vardes. Quand il mourut, — en 1688, — Mme de Sévigné le regretta fort, « n’y ayant plus à la cour d’homme bâti sur ce modèle-là. »

La comtesse de Soissons cependant ne pouvait pas demeurer sur cet échec. Elle attendit, intrigua, manœuvra, se flatta d’écarter La Vallière en tournant un moment la fantaisie du roi vers Mlle de La Mothe-Houdancourt et quand elle vit que le changement, bien loin d’opérer, ne réussissait qu’à ramener Louis XIV vers une habitude plus ancienne et plus douce, vers une affection plus sincère, elle prit le parti de demander à la reine une audience dans le parloir des petites carmélites, et là, de lui tout déclarer. Il est pénible de trouver Madame Henriette mêlée de sa personne à cette vilaine négociation.

Louis XIV cette fois dut plier. Il tira donc Mlle de La Vallière du service de Madame, auquel elle était toujours attachée, pour la loger à l’hôtel Biron, l’un des plus beaux du faubourg Saint-Germain, ont dit les uns, au palais Brion, ont dit les autres ; — au vrai, nous apprend M. Lair, dans un modeste pavillon, de 12 toises de long sur 4 toises de large, dans le jardin du Palais-Royal, une simple « folie, » comme on dira plus tard un humble « vide-bouteilles, » comme on disait en ce temps-là, rien de plus. Elle y vécut « fort retirée, nous dit un contemporain, sans sortir, vêtue toujours d’un grand manteau de chambre : » c’est qu’elle était enceinte alors et près de mettre au monde un enfant qui naquit le 19 décembre 1663 et qui fut inscrit sur les registres de Saint-Leu, sous le nom de Charles, fils de M. de Lincourt et de damoiselle Elisabeth de Beux. Les pièces publiées par M. P. Clément dans les Lettres, instructions et mémoires de Colbert établissent péremptoirement la fausseté d’un récit romanesque qui s’est soutenu jusqu’à nous. Il ne fut question ni de masquer l’accouchée, ni de bander les yeux de l’accoucheur, et les choses se passèrent aussi correctement qu’il se peut dans l’irrégularité. M. Lair le fait expressément remarquer, parce qu’en effet quelques historiens ont suivi la légende et la suivraient encore au besoin. Cet enfant ne vécut pas longtemps. La mère qui sentait, depuis son départ de la cour, une curiosité malveillante fixée sur elle, eut le courage d’assister, le 24 décembre, aux Quinze-Vingts, à la messe de minuit.

Elle eut alors un moment de répit, et l’année 1664 vint marquer le plus haut point de sa faveur. A vrai dire, l’automne de 1661 et le printemps de 1664 sont les seuls points lumineux qu’on aperçoive dans l’histoire de ces tristes amours. Ce fut bien à La Vallière que Louis XIV fit hommage de ces « fêtes galantes et magnifiques de Versailles, » — mai 1664, — où Molière, en sa Princesse d’Elide, crut pouvoir publiquement célébrer, mieux que cela, justifier les amours du maître :

Je dirai que l’amour sied bien à vos pareils,
Que ce tribut qu’on rend aux traits d’un beau visage
De la beauté d’une âme est un clair témoignage
Et qu’il est malaisé que, sans être amoureux,
Un jeune prince soit et grand et généreux.


Après tout, j’aime mieux voir Molière flatter ainsi la modeste La Vallière que de croire, puisqu’aussi bien les dates nous autorisent à ne pas le croire, qu’il ait écrit son Amphitryon par une dérision, qui serait trop cruelle, du marquis de Montespan. Il ne faut pas, en général, s’effaroucher de ces flatteries qui sont chez nos écrivains du XVIIe siècle ce que sont les clauses de style dans un acte authentique, ou nos formules de politesse au bas d’une lettre privée. Seulement, quand les formules tournent à la flatterie sous la plume d’un Molière ou d’un La Fontaine, on aimerait mieux qu’ils les eussent bien adressées, et plutôt à Mlle de La Vallière qu’à Mme de Montespan. En tout cas, ces flatteries de la Princesse d’Élide, c’était un signe que Louis XIV s’enhardissait et qu’il commençait à se sentir assez fort pour sortir des limites où le respect des reines, et de sa mère particulièrement, l’avait jusqu’alors contenu. C’est au mois d’octobre 1664 qu’un soir, à Vincennes, il imposa la présence de sa maîtresse à sa mère. Marie-Thérèse, plus profondément atteinte encore qu’Anne d’Autriche par cette insulte, en tomba dangereusement malade d’indignation et de jalousie. Sur ces entrefaites, une nouvelle grossesse obligeait de nouveau La Vallière de retourner à l’hôtel Brion. Le 7 janvier 1665, elle y accouchait d’un second fils. Celui-ci fut baptisé dans l’église Saint-Eustache sous le nom de Philippe, fils de François Derssy et de Marguerite Bernard. Il est utile de donner ces détails. Ils prouvent que Louis XIV ne s’accoutuma que lentement à l’idée de ces légitimations monstrueuses, dont il devait, quelques années plus tard, donner publiquement le scandale.

Les ennemis de La Vallière, cependant, ne se relâchaient pas de leur haine. Elle était encore dans son pavillon, relevant à peine de ses couches, quand, par une nuit de février ou mars 1665, elle faillit être la victime d’une tentative d’enlèvement ou d’assassinat. Aussi longtemps que le fait n’était attesté que par des libelles où le peu de vérité qui se rencontre est lui-même discrédité par les mensonges qui l’entourent, on pouvait et même on devait le révoquer en doute. Mais depuis qu’en 1866 M. François Ravaisson, dans ses Archives de la Bastille a publié quelques-unes des dépêches de l’ambassadeur Sagredo au doge de Venise, le doute est devenu difficile. « On s’entretient tout bas, dit une dépêche du 20 mars 1665, de l’audace de gens inconnus qui ont essayé, mais inutilement, d’escalader le Palais-Royal et de s’introduire témérairement dans les appartenions de la favorite. » Et par contre-coup, sur l’autorité de l’ambassadeur vénitien, garant authentique du fait, il est permis de croire que les libelles n’inventent rien quand ils ajoutent qu’à dater de ce jour le roi « donna des gardes » à La Vallière. Inventent-ils même quand ils prétendent que, vers le même temps, Louis XIV aurait placé près d’elle un maître d’hôtel « pour goûter tout ce qu’elle mangerait ? » Si l’on reconnaît du moins, avec M. Lair, dans cet attentat nocturne la main d’Olympe Mancini, toujours acharnée contre La Vallière, et depuis, si gravement compromise dans la ténébreuse affaire des poisons, on avouera que la précaution n’était pas inutile contre la vindicative Italienne. Ce qu’il faut dire cependant, c’est qu’à la date où nous sommes, la terreur du poison ne commençait qu’à peine à se répandre. L’imagination publique n’avait pas encore été frappée. Ni Madame Henriette n’était encore morte, ni le procès de la Brinvilliers n’avait encore éclaté. La Canidie du XVIIe siècle, Catherine Monvoisin, dite la Voisin, distillatrice de crapauds et vendeuse de poudres d’amour, n’était encore connue que de ses clientes. La comtesse de Soissons avait été l’une des premières : joignons-y quelques intrigantes, — Mlle du Fouilloux, Mlle d’Artigny, Mlle de Montalais, — qui toutes trois ayant été de la confidence de La Vallière, se dépitaient de n’en être plus, et passons : c’est le moment maintenant de faire entrer en scène la marquise de Montespan.

Ce que l’on ne pardonnait pas à La Vallière, c’était d’occuper une place dont elle ne tirait profit ni pour elle, ni pour les siens, ni pour personne. Disons les choses comme elles sont, et comme aussi bien tant de témoignages nous autorisent à les qualifier, La Vallière gâtait le métier. Cependant il y avait à la cour tout un escadron de jeunes filles ou de jeunes femmes dont chacune se sentait en état de jouer le rôle de maîtresse du roi, comme il doit être joué, c’est-à-dire fastueusement, hardiment, insolemment. Au premier rang, Mme de Montespan, alors dame du palais de la reine, de grande race, belle, spirituelle, hardie, provocante, avec cela fort mal dans ses affaires, embarrassée de grosses dettes et, pour tenir sa place, obligée d’emprunter un peu de toutes mains. Elle avait bien noté, dés les premiers mois de 1666, quelques symptômes accusateurs d’un affaiblissement de la passion du roi pour La Vallière. Et pourtant ses avances étaient jusqu’alors en pure perte : le maître ne daignait encore ou n’osait se déclarer. Il aimait la société de Mme de Montespan, et dans sa conversation étincelante, visiblement, il prenait un plaisir qu’il ne trouvait pas dans l’entretien tout uni sans doute et tout sentimental de La Vallière. Mais cela n’allait pas plus loin. Il était retenu par un reste de timidité juvénile, qu’il ne devait perdre qu’au contact de Mme de Montespan. C’est alors que, pour précipiter l’événement, Mme de Montespan se résolut d’aller consulter la Voisin.

Nous ne saurions ici, faute d’espace, et surtout par respect pour le lecteur, entrer dans le détail des manœuvres de toute sorte auxquelles se soumit la furieuse ambition de Mme de Montespan. Bornons-nous donc à dire qu’une fois aux mains de du Voisin et de ses hideux acolytes, — Mariette, Lesage et Guibourg, — il n’est pratiques, ineptes et sacrilèges, obscènes et criminelles, qu’elle n’ait tour à tour essayées contre le roi. A peine est-il possible de rappeler une certaine messe dite par Guibourg, prêtre de son métier, sur le ventre nu de Mme de Montespan en guise d’autel ; mais ce qui est impossible, c’est de transcrire la formule des abominables mixtures que l’on fit avaler à Louis XIV et que nous voyons confiées à Mlle des Œillets, femme de chambre de Mme de Montespan. Ajouterai-je que, tandis que l’apparence de l’affaire semble reporter l’imagination au siècle légendaire des Borgia, si l’on pénètre dans le détail, il se mêle ici je ne sais quel excès de superstition, de crédulité bête et de monstrueuse ineptie qui soulève autant de pitié que d’indignation et d’invincible dégoût que d’horreur ? M. P. Clément, dans le livre qu’il a donné sur Madame de Montespan et Louis XIV, a tenté vainement de disculper la favorite. En fait, il a plutôt évité la lumière qu’il ne l’a cherchée. Les preuves sont là, — dans les Interrogatoires absolument authentiques de la Voisin, de Mariette, de Lesage, de Guibourg, de vingt autres ; elles sont surtout dans les Rapports de La Reynie, que nous avons en minutes originales, honnête homme, peu crédule, très perspicace, et qui, chargé de cette difficile instruction, n’ouvrit les yeux qu’à la lumière d’une éclatante évidence, — et ces preuves sont accablantes. On peut, et même on doit, je crois, en l’absence de preuves juridiques, décharger Mme de Montespan de toute accusation de tentative d’empoisonnement ou d’assassinat dirigée contre La Vallière, ou plus tard contre Mlle ee Fontangas ; on ne peut pas nier que, médiocrement confiante au pouvoir de sa beauté, de son esprit même et de l’ardeur de son ambition, elle n’ait recouru sans scrupule, pour s’emparer de Louis XIV, à tous les moyens que lui présentait la sorcellerie d’alors. Vous ne l’eussiez pas persuadée de faire gras en carême, mais elle fut bien capable de croire, quand elle fut à son tour maîtresse en titre, que les messes de Guibourg et les poudres de la Voisin avaient été l’instrument de sa haute fortune.

C’est ici l’une des parties les plus neuves du livre que nous suivons, quand l’histoire de Mme de Montespan vient s’entremêler à l’histoire de La Vallière, et de telle sorte que pendant six ans il va devenir impossible de les séparer l’une de l’autre.

Le 2 octobre 1666, à Vincennes, tandis que Louis XIV, à Paris, visitait dans la rue Quincampoix une manufacture de point de France. La Vallière était accouchée d’une fille, qui fut depuis Mlle de Blois et plus tard la princesse de Conti. Cette enfant fut légitimée par lettres patentes du 13 mai 1667. Dans cet acte fameux, tous les historiens ont vu deux choses, le signe irrécusable de la plus haute faveur de Louise de La Vallière, créée par le même acte duchesse de Vaujours, et la preuve que désormais aucune contrainte n’arrêtera plus Louis XIV. Or c’est une double erreur, et M. Lair va nous le prouver.

« Certes, dit très bien M. Lair, on ne peut pas présenter comme une œuvre édifiante la légitimation d’un enfant naturel, né d’un commerce adultérin, » mais encore faut-il être juste et ne pas reprocher si durement à Louis XIV ce que l’on passe, d’une autre part, si facilement au Béarnais. Et parce qu’aucun Saint-Simon ne s’est rencontré pour déclamer contre les légitimations d’Henri IV, ce n’est peut-être pas une raison qui suffise pour sourire indulgemment aux fredaines du vert galant, tandis qu’on empruntera toute l’indignation de l’auteur des Mémoires pour flétrir les scandaleux désordres de Louis XIV. Lorsque naquit César de Vendôme, Henri IV était marié, comme Louis XIV, et la mère, Gabrielle d’Estrées, était mariée, comme Mme de Montespan. Il est vrai qu’Henri IV fit, sans plus de façons, ce que n’osa pas faire Louis XIV : il déclara, lui, savoir de bonne source que le mariage de Gabrielle avec le sire de Liancourt était nul et de nul effet. Saint-Simon a beau dire ; l’origine des enfans de Louis XIV et de Mme de Montespan n’a rien de plus horrible ni de plus inouï que celle des doubles bâtards d’Henri IV. L’une et l’autre se valent. Si c’était des enfans de Mme de Montespan qu’il s’agissait ici, je croirais de voir insister plus fortement et marquer qu’en aucun cas Louis XIV n’a fait enregistrer de lettres de légitimation qui fussent ornées d’un préambule aussi parfaitement cynique, et l’on dirait presque railleur, que le préambule des lettres de légitimation de César de Vendôme. « N’ayant pas d’enfant de la reine notre épouse, y dit Henri IV, en substance, pour être séparée de nous depuis dix ans, » nous avons cru qu’il importait à l’état d’avoir un enfant de notre sang ; à fin de quoi nous avons depuis plusieurs années recherché la dame Gabrielle d’Estrées, eu égard « aux grandes qualités tant de l’esprit que du corps qui se trouvent en elle ; » et voici qu’un fils nous est né, que nous allons reconnaître et légitimer, si vous le voulez bien. Comparez maintenant le préambule des lettres de 1665, et vous verrez si M. Lair a raison d’en faire observer la réserve, de noter qu’à la veille de partir pour la Flandre Louis XIV, en tâchant de pourvoir au sort de la mère et de l’enfant, ne fait guère qu’accomplir timidement un devoir de conscience et d’ajouter, en ce qui touche La Vallière, que cette précaution même de Louis XIV prouve qu’il a cessé d’aimer.

Fixons les dates. Vous pouvez lire partout une anecdote que je laisse conter à Sainte-Beuve. Elle se rapporte précisément à l’été de 1667. « La reine et les dames allaient faire visite au roi, qui était au camp de Flandre. Mlle de La Vallière… arriva sans être mandée par la reine et presque malgré elle. Quand on fut en vue du camp, malgré la défense expresse que la reine avait faite que personne ne la précédât, Mlle de La Vallière n’y put tenir et elle fit courir son carrosse à toute bride à travers champs, tout droit au lieu où elle croyait trouver le roi… Voilà ce que la modeste La Vallière s’était permis en vue de toute la cour. Tant il est vrai que les plus timides ne le sont plus quand leurs passions sont une fois déchaînées et les emportent. » Eh bien ! non-seulement ce n’est pas cela, mais c’est justement tout le contraire. Cet acte d’audace est si peu l’outrage d’une favorite triomphante à l’épouse légitime dédaignée qu’il est tout au rebours la démarche irréfléchie d’une amante désespérée. Ce n’était pas la reine qui n’avait pas mandé La Vallière près d’elle, c’était le roi qui lui avait interdit de suivre seulement la cour à Compiègne, et d’être là, présente, pour assister à son départ. Et ce n’était pas une maîtresse qui, dans cette journée d’Avesnes, comme on l’appelle dans l’histoire, coupa le carrosse de la reine, c’était une femme grosse de cinq mois, et qui portait un enfant dont Louis XIV avait tout à fait oublié d’assurer le sort. Et ce ne fut pas un amant qui la reçut, mais un maître, alors tout occupé de parader aux yeux d’une autre, et qui ne permit même pas qu’elle se montrât, le soir de ce jour, au cercle de la cour. Sur quoi, notons ce que dit Mademoiselle en ses Mémoires : « Mme de Montespan logeait chez Mme de Montausier, dans une de ses chambres, qui était proche de la chambre du roi, et l’on remarqua qu’à un degré qui était entre deux, où on avait mis une sentinelle, on la vint ôter. Le roi demeurait tout seul à sa chambre, et Mme de Montespan ne suivait point la reine. » Ce langage est assez clair, je pense. Il faut donc dire, pour être vrai, que si, dans cette visite au camp de Flandre, quelqu’un goûta, comme dit Sainte-Beuve, « la joie d’être aimée et préférée, » ce ne fut pas assurément Louise de La Vallière. Son règne venait de finir. Et bien loin que cette aventure en marque l’apogée, c’est au contraire le déclin qu’elle en signale.

Elle essaya de se défendre. Peines perdues ! Non pas certes que Louis XIV fût en amour ni plus dur, ni plus égoïste qu’un autre homme. Il ressemblait à tout le monde. Ce ne sont pas seulement les femmes qui, selon le mot célèbre, quand elles n’aiment plus, « oublient jusqu’aux faveurs que l’on a reçues d’elles, » ce sont les hommes comme les femmes, et ce fut Louis XIV comme tout homme. On prétend que quelqu’un lui fit entendre que l’enfant qui venait de naître, et qui fut depuis le comte de Vermandois, n’était pas de lui, et qu’il faillit le croire. Toujours est-il qu’il tarda plus d’un an à le reconnaître et qu’à lire cette fois la sécheresse du préambule, il semble qu’il ne s’y résolut que d’assez mauvaise grâce. Mme de Montespan triomphait. On a dit et répété qu’une fois bien assurée que l’amour du roi s’était éloigné d’elle, et sans retour, Mme de La Vallière eût dû comprendre qu’il était de sa dignité de quitter la place et, dès lors, fuyant la cour, s’ensevelir dans la retraite. Les philosophes sont admirables. Ils savent, en pareil cas et autres semblables, ce que commande la dignité de chacun ; seulement, comme on ne voit pas que d’aventure leurs leçons soient à leur usage, il est permis de n’y pas donner trop d’attention. Il est beau, mais il est rare de voir la dignité marcher de par avec l’amour, et les amours de ce monde commencent en général par une démission de la dignité même de l’un ou de l’autre des deux amans et quelquefois de tous les deux. Mais outre qu’un vain reste d’espoir et la cruelle douceur de se souvenir retenait La Vallière à la cour, le sort de son fils, encore à régler, l’y attachait, et quand ce sort fut une fois réglé, ce fut son propre sort, si précaire, qu’elle n’eut même pas pu disposer de sa terre de Vaujours, et quand ce sort fut assuré par les ordres de Louis XIV à Colbert, alors ce fut un autre incident qui survint.

Nous laisserons à d’autres le soin de préciser quel rôle joua dans toutes ces affaires le marquis de Montespan. Les uns l’ont fort mal traité, comme un homme assez aise, au total, de voir la fortune entrer dans sa famille, et qui n’aurait compromis ses chances que faute de savoir s’y prendre. Les autres, dont M. Lair, estiment qu’il n’épargna rien pour sauver son honneur conjugal et rentrer en possession de sa femme. Ce qui est certain, c’est qu’on le trouva gênant. Il se plaignait, il clabaudait, il venait jusque chez le roi « chanter pouilles » à Mme de Montausier, « dont elle mourut imbécile, » ce sont les termes de Saint-Simon ; ou bien encore, du fond de sa province, il annonçait officiellement la mort de Mme de Montespan, lui faisait faire de pompeuses funérailles, affectait d’en porter le deuil, et, quoi qu’il fît, embarrassait très fort le roi, comme la nouvelle favorite. Ni l’une n’osait trop ouvertement afficher sa faveur, ni l’autre, comme on dira bientôt, déclarer sa maîtresse. On eut alors l’idée cruellement ingénieuse de faire servir La Vallière à couvrir les amours du maître et de la nouvelle favorite. C’est le secret de la vie quasi commune à laquelle désormais on va les voir toutes deux pendant six ans astreintes ; c’est le secret de la disposition même de leurs appartemens, qui se commandent, pour que l’on puisse dire du roi qu’il va chez les dames, façon de parler qui passe en coutume, et qui dispense de toute explication[3] ; c’est le secret de ces actes qu’on les voit signer en commun chez un notaire, où Mme de Montespan conclut marché « pour quatre grottes à faire et parfaire bien et dûment, comme il appartient, le tout en biens appartenant au château vieil de Saint-Germain-en-Laye ; » c’est le secret de la présence de La Vallière en qualité de marraine au baptême de Louise-Françoise, fille de Mme de Montespan ; c’est le secret encore des obstacles que mettront Louis XIV et Mme de Montespan à la retraite de La Vallière jusqu’au jour où la séparation de corps prononcée définitivement entre la marquise et son mari d’une part, et de l’autre la situation des enfans royaux tant bien que mal régularisée, permettront au maître, qui semble de loin si puissant, de n’avoir plus rien à craindre des vengeances ou des algarades d’un Montespan mal complaisant ; et c’est le secret enfin de cette fuite de La Vallière au couvent de Sainte-Marie-de-Chaillot, où Colbert ira la reprendre, avec ordre formel d’agir d’autorité, s’il le faut. Là-dessus Mme de Sévigné plaisante agréablement : «  A l’égard de Mme de La Vallière, nous sommes au désespoir de ne pas pouvoir vous la remettre à Chaillot, mais elle est à la cour beaucoup mieux qu’elle ne l’a été depuis longtemps ; il faut vous résoudre à l’y laisser. » Voilà des plaisanteries qui viennent tout à fait en leur temps.

Il ne faudrait pas pourtant exagérer, et l’on est forcé d’avouer que La Vallière semble avoir assez aisément pris son parti de cette situation, singulière autant qu’humiliante. Lorsqu’on effet, en 1669, Louvois eut trouvé le moyen d’impliquer le marquis de Montespan dans une bonne affaire, bien grave, qu’il l’obligea de s’enfuir en Espagne, il semble que la marquise et le roi fussent ainsi débarrassés de toute contrainte et n’eussent plus besoin de La Vallière comme d’un prétexte, — le mot est de Bussy-Rabutin, bon juge en ces matières de haute galanterie. M. Lair ici prétend, il est vrai, « que cet abominable abus d’autorité (l’inculpation arbitraire dirigée contre Montespan), loin de dissiper les craintes du roi et de sa maîtresse, les surexcita. » Mais j’avoue que je sens quelque peine à l’en croire et que ses argumens ne m’ont pas convaincu tout à fait. Je ne vois pas bien comment Montespan, proscrit et menacé d’arrestation au premier pas qu’il eût fait sur le sol français, était plus dangereux que Montespan, dans sa province, et libre, après tout, de revenir troubler la possession du roi jusque (dans Versailles. M. Lair est, j’imagine, plus voisin de la vérité quand il note ailleurs l’insensible accoutumance de La Vallière à son titre, à ses honneurs, à ses privilèges de duchesse, le goût qu’elle avait pris depuis tantôt dix ans à la vie de cour, large, bruyante, fastueuse, à ces fêtes, à ces déplacemens, à tout ce train enfin de luxe et de représentation qui commençait à faire de la cour du grand roi le modèle de toutes les autres. Et quand elle s’enfuyait à Chaillot, c’était sans doute quand son cœur, trop plein, débordait, et que quelque courtisan de son impérieuse rivale, ou peut-être sa rivale elle-même, ou le roi, qui semble avoir, en tout ceci, manqué cruellement de délicatesse, lui rappelait trop durement ce qu’elle avait été jadis et lui faisait sentir, dans le tourbillon même du monde, la vérité de la parole qu’un jour de sa profession elle entendra tomber des lèvres de Bossuet : « Qu’avons-nous vu, et que voyons-nous, ? Quel état ! et quel état ! » Hier encore la maîtresse aimée du prince, aujourd’hui l’humble suivante et, comme dit Mme de Caylus, presque la femme de chambre de Mme de Montespan ! Il y eut évidemment, dans cette âme tendre qui bientôt allait expier ses faiblesses d’un jour par trente-six ans d’austérités monacales, un moment de condescendance au monde, si je puis dire, et de résignation vulgaire à la fortune que les circonstances lui avaient faite. Livrée à elle-même, je crains qu’elle eût continué de vivre à la cour et de vieillir obscurément dans la foule nombreuse des sultanes disgraciées. L’amitié d’un honnête homme la préserva de cette fin banale.

Au nombre des rares amis de La Vallière se trouvait l’un des amis et correspondans de Bossuet, Gigault de Bellefonds, maréchal de France. C’était lui déjà qu’en 1671 Louise de La Vallière avait chargé de faire accepter au roi les raisons de sa fuite d’un jour. En 1672, il fut brusquement disgracié, non pas, comme je vois que le racontent quelques éditeurs de Bossuet, pour avoir combattu et remporté je ne sais quelle victoire malgré la défense de son général, — on l’aura confondu sans doute avec l’un des Fabius et ce général avec Papirius, — mais bien pour avoir, étant lui-même maréchal de France, refusé de servir sous les ordres de Turenne. Ce fut lui qui mit La Vallière aux mains du P. César, carme déchaussé, directeur alors en renom, « bon ouvrier pour les consciences délabrées, » comme l’appelle Bussy-Rabutin, un jour que le père venait de lui faire restituer 100 pistoles. Ce fut lui qui la mit en rapport avec les grandes carmélites, où l’une de ses propres tantes, la mère Agnès de Bellefonds, était prieure. Enfin ce fut lui qui lui conseilla, quand le temps fut venu de prendre l’irrévocable résolution, de recourir aux conseils de Bossuet. « J’ai vu M. de Condom, écrit-elle au maréchal, le 21 novembre 1673 ; je lui ai ouvert mon cœur, il admire la grande miséricorde de Dieu envers moi et il me conseille fortement d’exécuter la volonté de Dieu promptement. » C’est à ce moment que le bruit de sa prochaine retraite se répandit.

A la nouvelle, Mme de Montespan fut irritée d’abord, puis effrayée. « Mme la duchesse de La Vallière, écrivait Bossuet, le 21 décembre, m’a chargée de traiter le chapitre de sa vocation avec Mme de Montespan. J’ai dit ce que je devais, et j’ai autant que j’ai pu fait connaître le tort que l’on aurait de la troubler dans ses bons desseins. On ne se soucie pas beaucoup de la retraite, mais il semble que les carmélites font peur. » En effet, c’était un terrible précédent que l’on allait laisser là s’établir. Aussi paraît-il bien que Mme de Montespan ne s’épargna pas pour mettre obstacle aux projets de la future carmélite. « Le monde lui a fait de grandes traverses, » dit Bossuet, encore quelques jours plus tard, et l’année suivante, en 1674 : « La retraite de Mme de La Vallière aux carmélites leur a causé bien des tempêtes : il faut qu’il en coûte pour sauver des âmes. » Louis XIV, qui lui non plus ne goûtait pas beaucoup cette résolution, laissait faire, affectait d’ignorer et semblait attendre que Mme de La Vallière elle-même lui communiquât son dessein. C’était une dernière mortification qu’elle répugnait à subir et qu’elle remettait de jour en jour ; ce fut sans doute au commencement de mars qu’elle eut la force de s’y résoudre, un mois à peine avant d’entrer aux carmélites, et seulement quand elle se crut assurée du consentement de Louis XIV. Le 20 avril, faisant ses visites d’adieux, elle vit le maître, comme elle l’appelait encore, pour la dernière fois. Le lendemain, accompagnée de ses deux enfans, au sortir de la messe, elle montait en carrosse, et quelques heures plus tard les portes du célèbre couvent des grandes carmélites se refermaient sur elle. Elle prit l’habit moins de deux mois plus tard, le 2 juin 1674, et fit profession l’année suivante, les 3 et 4 juin 1675. Fromentières, évêque d’Aire, prêcha la vêture, et Bossuet la profession. Elle devait vivre trente-six ans dans le cloître. Morte au monde à dater de ce jour, elle est aussi morte à l’histoire. Le détail de ses macérations, qui risquerait peut-être de faire sourire les sceptiques, ne leur appartient pas. Une seule chose peut-être les intéressera, c’est de savoir que dans ce cœur profondément atteint la paix fut longue à se faire et le calme lent à renaître. « Aimer Dieu ardemment et oublier tout le reste ! Ah ! monsieur le maréchal, écrivait-elle à Bellefonds, ce serait trop agréable ! »

Nous avons librement suivi, dans les pages qui précèdent, le livre de M. Lair, mais nous n’avons pas la prétention de l’avoir résumé. C’est qu’il abonde, en effet, de détails de toute sorte, dont nous n’avons pu sauver que quelques-uns dans une aussi rapide analyse, et que comme dans une œuvre combinée pour le plaisir de l’imagination, vous n’y rencontrez pas un personnage dont l’auteur ne se soit imposé l’obligation de vous faire connaître en quelques mots l’origine, le caractère, les intentions, les projets et la fin, de telle sorte que vous teniez en main jusqu’aux moindres fils de l’intrigue émouvante qui va s’engager, se compliquer et se dénouer devant vous. C’est ainsi qu’un livre se suffit à soi-même et que, pour le comprendre, on n’a pas besoin du secours de toute une bibliothèque, en cela bien différent de la plupart des livres qui se publient aujourd’hui comme livres d’histoire, livres impertinens, j’ose le dire, dont les auteurs, ou les compilateurs, supposent le lecteur au courant de tout ce qu’ils ont eux-mêmes appris la veille ou l’avant-veille, en vérité comme si l’incompréhensibilité d’une prose était la mesure de sa valeur et qu’un livre désormais fût réputé d’autant plus savant qu’il est accessible à moins de gens. On ne fera pas ce reproche à M. Lair. Peut-être même trouvera-t-on que l’abondance des détails va plutôt dans l’excès et déborde un peu le cadre, si fermement tracé pourtant, de la composition. Pour ma part, je n’ai pas vu très clairement pourquoi l’auteur avait, par exemple, consacré presque tout un chapitre à raconter et mettre en scène la mort de Madame Henriette. Je n’en saisis pas la liaison avec l’histoire de Mlle de la Vallière[4]. Mais au lieu de nous appesantir sur un rien, terminons plutôt en louant notre auteur d’une chose par-dessus toutes les autres, je veux dire d’avoir prouvé que, pour renouveler les questions que tout le monde croit connaître, il n’est pas tant besoin de documens inédits. Là pour nous, — l’intérêt particulier du sujet mis à part, — est le véritable intérêt, l’intérêt général en quelque sorte de ce livre sur Louise de La Vallière et la Jeunesse de Louis XIV. Nous l’avons dit et nous aurons plus d’une fois encore l’occasion de le redire : il est bon que l’on publie des documens inédits, mais, en attendant, si l’on s’occupait un peu plus de porter l’ordre, la lumière, et le secours d’une bonne critique dans cet énorme amas de documens imprimés qui font plier sous leur poids les rayons de nos bibliothèques, est-ce que l’on croit que l’on rendrait un moindre service à l’histoire ?


F. BRUNETIERE.

  1. L’abbé Duclos, — dans un livra sur Madame de La Vallière et Marie-Thérèse d’Autriche, Paris, 1869, Didier, — avait bien essayé de rendre à cette reine, un peu trop oubliée, de l’histoire, sa physionomie vraie, mais il avait, comme il arrive à tant de biographes, dépassé la juste mesure, et puis le livre a le malheur, pour n’en rien dire de plus, d’être étrangement difficile à lire. Il convenait cependant de le rappeler, comme utile et même comme indispensable à consulter.
  2. C’est la version de M. Lair, qui cite à l’appui les Mémoires de Mme de Motteville ? mais Mme de La Fayette, Histoire de Mme Henriette, prétend que Mlle de Pons, encore un peu provinciale, se serait prêtée maladroitement à ce qu’on attendait d’elle.
  3. Même quand la cour se déplace, on a soin de tenir la main à cette disposition commode. Louvois écrit à l’intendant de Dunkerque : « Mme la duchesse de La Vallière logera dans la chambre marquée Y, et à laquelle il faut faire une porte dans l’endroit marqué 3 pour qu’elle puisse aller à couvert dans la chambre de Mme de Montespan. »
  4. A ce propos, et puisqu’outre ce chapitre, M. Lair a cru de voir consacrer un court appendice à la discussion du problème que soulève la mort de Madame, on regrettera qu’il ait omis de toucher quelques mots de l’argumentation sur laquelle M. Littré, jadis, traitant la question en érudit à la fois et en médecin, a cru devoir conclure à la mort naturelle.