Revue littéraire - Madame de Staël et Napoléon
Ce qui expliquerait, s’il en était besoin, la curiosité passionnée qui nous reporte vers les souvenirs de l’époque napoléonienne, c’est que plus on ramène sur elle notre attention, plus nous nous apercevons combien elle nous réserve de surprises. Sur presque tous les points, il faut substituer l’histoire à la légende ; tel a été l’objet des curieux travaux qui se sont multipliés en ces derniers temps, sans lasser l’intérêt. A son tour, M. Paul Gautier vient de consacrer au différend de Mme de Staël et Napoléon[1] une étude qui jette sur cet épisode un jour tout nouveau. Ce livre, remarquable par l’abondance et la précision de renseignemens, dont beaucoup étaient inédits, l’est aussi bien par l’art de l’exposition. M. Paul Gautier sait conter et il sait peindre. Les portraits qu’il a semés dans le récit, ceux d’un Necker, d’un Fouché, d’un Bernadotte, sont d’une touche juste, fine, spirituelle. La figure de Mme de Staël apparaît en plein relief : voilà bien cet incurable ennui dont elle soutire et qui la jette dans toute sorte d’agitations, cet orgueil, cette personnalité exubérante, ce besoin de tout rapporter à soi, et aussi ce courage, cette énergie, cet amour vrai des idées, cette noblesse d’âme, ce continuel progrès, cette sorte d’ascension vers un idéal supérieur. Le nouvel historien de ce duel fameux a su conserver à la question elle-même toute son ampleur ; en outre, les vues qu’il nous ouvre de plus d’un côté nous aident à mieux comprendre certains aspects du gouvernement de Napoléon.
Si l’on s’en rapportait au témoignage de Mme de Staël, elle aurait été dès le premier jour l’ennemie de Bonaparte ; elle aurait deviné son ambition, prévu son despotisme ; elle aurait aperçu tout de suite l’attitude qu’il lui convenait de prendre et choisi le rôle qu’elle se devait à elle-même de jouer en face du tyran ; elle aurait jusqu’au bout persévéré dans son hostilité irréconciliable. Nous, d’autre part, apercevant à distance Napoléon à travers tout l’appareil de sa gloire, il nous semble que la lutte dut être prodigieusement inégale entre une femme qui n’a pour elle que son éloquence, et le souverain que la France adore, devant qui tremble l’Europe et qui dispose du dévouement aveugle de ses agens et de l’organisation incomparable de sa police !… Ce sont autant d’erreurs. À cette conception simpliste et qui fige les personnages dans un rôle arrangé après coup, M. Paul Gautier substitue la réalité complexe, variée, mouvante, vivante et singulièrement plus curieuse.
Il s’en faut que Mme de Staël ait débuté par haïr Bonaparte, puisque au contraire elle commença par faire de lui son idole. Doit-on croire qu’elle ait éprouvé à son égard un sentiment différent de l’estime, plus tendre et plus passionné ? Elle avait écrit au général d’Italie, qu’elle ne connaissait pas encore, des lettres où elle le comparait à Scipion et à Tancrède. « Il semble même, dit M. Gautier, qu’elle ait dépassé les termes ordinaires de l’admiration. Bonaparte était très épris de sa femme et Mme de Staël lui aurait écrit que « c’était une monstruosité que l’union du génie à une petite insignifiante créole, indigne de l’apprécier ou de l’entendre. » Plus tard Joseph disait à son frère : « Si vous montriez pour elle seulement un peu de bienveillance, elle vous adorerait. » Ce sont là propos sans consistance et vagues on-dit. Et c’est dans cet ordre de sentimens qu’il faut se garder de rien affirmer ou même de rien insinuer ! Comparer un général à Scipion, fût-ce à Tancrède, ce n’est pas tout à fait la même chose que le prier d’amour. Il est tout naturel que Mme de Staël ait voulu complimenter dans la phraséologie du temps celui qui avait si bien mérité les éloges même les plus emphatiques.
Ce qui ne fait pas doute, c’est qu’elle ait ressenti pour le jeune vainqueur l’enthousiasme le plus vif. Elle était romanesque, elle aimait la gloire ; ce qu’il y avait d’étrange et d’énigmatique dans la figure de Bonaparte contribuait encore à la séduire. Elle l’admirait, après la campagne d’Italie ; après la campagne d’Egypte, elle en raffola : il lui apparut comme un personnage fabuleux, ce fut son héros. Autant que de gloire, Mme de Staël était éprise de liberté, et comment ne pas croire que la cause de la liberté eût en Bonaparte son plus ferme champion ? C’est sur lui qu’on pouvait compter pour terminer la Révolution, c’est-à-dire pour mettre un terme au règne de l’arbitraire, à la série des coups de force, et assurer définitivement le jeu des institutions républicaines. Aussi Mme de Staël est-elle au premier rang dans ce parti de l’Institut qui applaudit au 18 brumaire. Renseignée sur les événemens qui se préparaient, elle accourt de Coppet. Mme de Staël rentrant à Paris le soir du 18 brumaire et se croisant sur la route avec Barras qu’une escorte de dragons reconduit à sa terre de Grosbois, c’est un de ces spectacles où se complaît l’ironie de l’histoire. Le 19, Benjamin Constant, qui s’est hâté de courir à Saint-Cloud, lui envoie des messages d’heure en heure. Elle apprend que les grenadiers conduits par Murât ont envahi l’Orangerie, que les représentans se sont enfuis par la fenêtre. Alors « je pleurai, dit-elle, non la liberté, elle n’exista jamais en France, mais l’espoir de cette liberté sans laquelle il n’y a pour le pays que honte et malheur. » Le fait est qu’elle pleura de joie : la liberté triomphait ! Rien n’égale désormais l’ivresse, l’enchantement de Mme de Staël : Bonaparte est premier consul et Benjamin Constant est tribun !
Durant toute cette période, Mme de Staël ne cesse de poursuivre Bonaparte de ses assiduités. Elle va au-devant de lui, elle l’invite, elle le provoque, elle s’arrange pour se trouver partout sur son passage. Le rêve qu’elle avait conçu apparaît avec évidence et dans toute sa profondeur de naïveté. Hantée du désir de jouer un grand rôle, elle avait fait choix de Bonaparte pour gouverner d’après ses inspirations : elle aurait été la tête, il aurait été le bras. Son malheur fut que Bonaparte perça tout de suite ses intentions et se soucia aussi peu que possible de les réaliser. Outre qu’il n’aimait pas ce genre de femmes, il redoutait qu’une telle alliée ne fût pour lui singulièrement compromettante. Tout en la ménageant, il mit à la fuir autant de soin qu’elle en apportait à le rechercher. N’ayant pas réussi à plaire, Mme de Staël essaya de se faire craindre. Ce fut le secret de l’intrigue ourdie avec Benjamin Constant et qui aboutit au discours que celui-ci prononça au Tribunat contre Bonaparte. L’effet fut immédiat, mais très différent de celui qu’avaient escompté les conjurés. Le soir même, Mme de Staël donnait un dîner en l’honneur de Constant : en quelques heures, elle reçut dix lettres d’excuse. Elle apprit avec étonnement la colère de Bonaparte, elle s’aperçut avec stupeur que le vide se faisait autour d’elle. L’intimidation ne lui avait pas réussi mieux que la coquetterie : elle fut atterrée. D’ailleurs les mécomptes allaient se succéder rapides et cruels. Les desseins de Bonaparte se découvraient : ils tendaient sûrement au pouvoir personnel. Sa plus grande désillusion, ce fut de le voir signer le Concordat. Elle ne lui reprochait pas de reconnaître une religion d’État ; mais que cette religion d’État fût le catholicisme, c’est le coup auquel elle ne s’attendait ni ne se résignait. Elle s’était expliquée sur ce point de façon fort nette, quatre ans auparavant, dans le livre : Des circonstances actuelles, que les événemens de Brumaire l’avaient empêchée de publier. Elle y proclamait la nécessité de restaurer en France l’idée religieuse ; mais « en bonne calviniste, » disait-elle, elle proposait d’établir comme religion d’État la religion protestante. Elle exposait longuement les raisons de ce choix. La religion catholique donne trop d’importance au dogme qui choque les principes de la raison ; son sort est intimement lié à celui de l’ancienne monarchie : elle rappelle des souvenirs détestables comme celui de la Saint-Barthélémy. Au contraire, la religion protestante assure la plus grande place à la morale ; elle est l’ennemie de la royauté qui l’a persécutée ; par l’organisation même de son culte et de ses ministres, elle s’inspire des grands principes de liberté et d’égalité. Le protestantisme devenu religion d’État sera la plus formidable machine de guerre qu’on ait jamais dirigée contre le catholicisme et ses alliés. « Je dis aux républicains, écrivait Mme de Staël, qu’il n’existe que ce moyen de détruire l’influence delà religion catholique. Alors l’État aura dans sa main toute l’influence du culte entretenu par lui, et cette grande puissance qu’exercent toujours les interprètes des idées religieuses sera l’appui du gouvernement républicain. » L’effondrement était complet. Mme de Staël était à la fois déçue dans ses rêves d’ambitieuse, dans ses croyances de libérale, dans ses sympathies de protestante. Il lui restait à engager les hostilités contre l’ennemi qui lui avait été si cher. Elle va se jeter dans ce parti désespéré avec l’impétuosité qui lui est naturelle ; toutefois, dans son attitude nouvelle on retrouve la trace des sentimens anciens. Si elle n’est pas Hermione poursuivant Pyrrhus de sa vengeance, elle est Clorinde harcelant Tancrède de ses coups. Chaque fois que Bonaparte reconnaît sa main dans les blessures faites à son pouvoir, elle en éprouve une sorte de satisfaction. Elle consent qu’il la persécute, mais non pas qu’il l’ignore. Elle préfère la haine à l’indifférence. Elle est femme.
Chacun des livres de Mme de Staël ne sera qu’un épisode de sa lutte contre Bonaparte : cela fait l’unité de son œuvre. C’est un des points que M. Paul Gautier a le mieux vus et mis en lumière. « Toutes les fois qu’on examine un de ses ouvrages, il faut bien se pénétrer de cette idée : tout livre de Mme de Staël est un acte. Elle n’écrit pas pour chanter, mais pour penser et agir. Cette formule convient à ses romans mêmes, à Delphine, à Corinne ; elle s’applique mieux encore au livre De la littérature. Tel qu’il est et paraissant à son heure, c’est plus qu’un acte, c’est un véritable manifeste. » Mme de Staël y soutient cette thèse de la perfectibilité, dans laquelle les philosophes du XVIIIe siècle avaient mis toutes leurs complaisances ; elle y appelle la philosophie et l’éloquence au soin de diriger les États ; elle humilie le prestige de l’esprit militaire devant l’éclat des lumières de la raison ; elle rallie le parti des idéologues. C’est le mérite de Mme de Staël d’avoir fait entrer dans le roman la discussion des questions sociales et son originalité, d’y avoir, la première, fait entendre certaines réclamations ; seulement ces réclamations n’étaient pas du goût de Bonaparte, et, sur toutes les questions qu’elle soulevait, elle se trouvait en opposition formelle avec lui. Il voulait rendre à la société un peu de cet ordre, et de cette régularité que dix années de troubles succédant à une époque de relâchement lui avaient si bien fait perdre ; c’était le moment que l’auteur de Delphine choisissait pour proclamer en face de la société les droits de l’individu et notamment son droit au bonheur ! Il constatait les ravages faits par l’extrême fréquence du divorce et il travaillait à faire disparaître de la législation cette cause d’immoralité : c’est le moment que choisissait Mme de Staël pour faire l’apologie du divorce ! Ajoutez qu’elle opposait les vertus du protestantisme aux erreurs du catholicisme, qu’elle vantait les bienfaits de la liberté, et enfin qu’elle louait les Anglais ! Ce panégyrique de l’Angleterre recommence de plus belle dans Corinne, où la frivolité des Français, personnifiés par le comte d’Erfeuil, est raillée en contraste avec le sérieux des Anglais représentés par le digne Oswald ; cela, au moment où la lutte de Napoléon contre l’Angleterre était le plus âpre ! Mme de Staël y montrait encore que sans liberté, sans institutions, il n’y a rien qui exalte les cœurs ; qu’une nation languit ; que le ressort de l’énergie s’y énerve : c’est la théorie de l’enthousiasme, celle qu’elle devait reprendre ailleurs pour lui donner sa forme définitive. Et à quel instant s’avise-t-elle de nous peindre une Allemagne rêveuse et tout absorbée dans la spéculation métaphysique ? C’est celui où, réveillée par le coup de tonnerre d’Iéna, l’âme allemande avait compris la nécessité de redescendre des nuages sur la terre. Fichte, qui avait commencé par se dire citoyen du monde, proclamait dans ses leçons à Berlin que le bon moyen de servir l’humanité est de servir et d’aimer la patrie. Les poètes comme les philosophes, et les pasteurs comme les poètes, travaillaient à rallumer l’ardent amour de la patrie. Le livre de l’Allemagne, s’il avait paru alors, aurait pu, suivant une remarque de Goethe, aider à se reformer la nationalité allemande. Après cela, et si rien ne justifie d’ailleurs les brutalités policières et le ton lourdement ironique de la lettre de Savary, est-il bien étonnant que Napoléon ne fût pas pressé de voir lancer ce livre pareil à un brûlot dans une Europe prête à s’enflammer ?
La principale querelle que nous ferons à M. Paul Gautier est d’avoir manqué de mesure dans les chapitres où il apprécie le rôle européen de Mme de Staël. Il remarque que l’attitude prise par Mme de Staël ne pouvait manquer d’entraîner une conséquence résultant en quelque manière de la logique des faits. Les destinées de la France s’étant pendant toute la durée de l’Empire confondues avec celles de l’Empereur, l’ennemie de Napoléon était exposée à ne plus distinguer nettement que des intérêts généraux étaient liés à la fortune particulière de celui-ci. Elle ne fait pas difficulté d’avouer le chagrin que lui a causé l’annonce de telle de nos victoires. Marengo la consterne. « Je souhaitais que Bonaparte fût battu, » écrit-elle, car elle est persuadée que le bien de la France exigeait qu’elle eût alors des revers. Lorsqu’on signe à Londres les préliminaires de la paix, elle retarde son retour à Paris « pour ne pas être témoin de la grande fête de la paix. » Lorsqu’elle connaît les conditions de cette paix, elle s’étonne que l’Angleterre rende tout à une puissance qu’elle a constamment battue sur mer. Au moment où règne dans le camp de Boulogne une fiévreuse activité, elle est de ceux qui ne voient dans l’expédition projetée que matière à railleries. Elle dirige un feu roulant d’épigrammes sur « la grande farce de la descente, » sur les bateaux plats et les péniches que l’on construit au bord des grands chemins, sur les écriteaux qui portent : route de Londres ! A Berlin elle s’attache Auguste Guillaume Schlegel, sans songer que chez celui-ci la haine de la Fiance allait jusqu’à la rage. A Vienne, elle est accueillie par tous ceux, Russes, Autrichiens, Allemands, qui ne peuvent aimer la France, ayant été trop souvent vaincus par elle et humiliés : on s’y presse au cours de Schlegel où, sous couleur de combattre l’influence française en littérature et en art, il s’agit de hâter le réveil du peuple allemand exalté par les souvenirs de son histoire. Elle entretient une correspondance active avec Gentz, l’agent de la politique anglaise, l’ancien conseiller privé de Prusse passé au service de l’Autriche. En Russie, elle est fêtée par les vaincus de Zurich, d’Austerlitz, d’Iéna, d’Eylau, de Friedland. Elle est écoutée d’Alexandre, qu’elle peut renseigner sur les avantages qu’il retirerait de l’appui du prince royal de Suède, et à qui elle a peut-être suggéré l’idée de faire revenir Moreau d’Amérique. En Suède, elle retrouve Bernadotte, ce cadet de Gascogne qui avait si parfaitement oublié ce qu’il devait à son ancien compagnon d’armes. Elle a une part à la rédaction de la brochure Sur le Système continental, qui paraissait au début de la campagne de 1813 et contenait une invitation à la Suède de se joindre à la Russie et à l’Angleterre. Elle arrive enfin à Londres et elle y est acclamée.
M. Paul Gautier a souligné cet aspect du rôle de Mme de Staël : il y a mis trop d’insistance et de lourdeur. Il a, comme on peut le voir par le résumé que nous venons de donner, chargé le tableau et il l’a poussé au noir. Mme de Staël a sûrement, et dans toute la sincérité de son âme, cru que les intérêts de Napoléon ne pouvaient se confondre avec ceux de la France. Elle ne voyait plus en lui que l’aventurier corse, ne se recommandant ni de la tradition de l’ancienne royauté, ni des principes révolutionnaires. Il est pour elle un intrus dans l’histoire de France. Ajoutez que Mme de Staël a une excuse qui lui vient de son cosmopolitisme même. Elle est née d’un père genevois et d’une mère vaudoise, elle a épousé un Suédois. Elle réside à Coppet, à quelques lieues de Genève, et Genève, située à la rencontre des grandes routes d’Europe, est le confluent de toutes les nationalités, Coppet est le lieu de rendez-vous de tous les étrangers de marque. Cosmopolite par sa parenté intellectuelle avec nos philosophes du XVIIIe siècle, Mme de Staël l’est encore par son genre de vie, par celui que lui impose Napoléon en la tenant à distance de Paris et la forçant d’aller chercher à l’étranger ce mouvement d’idées, cette société des hommes distingués qui est un besoin pour sa vive intelligence. Le cosmopolitisme est la marque de l’esprit de Mme de Staël, c’est une bonne part de son originalité et c’est par-là qu’elle a rendu un service inappréciable aux lettres françaises, qu’elle a mises en communication avec les littératures du Nord : aussi devait-elle se sentir moins dépaysée que d’autres ne l’eussent été dans la société des hommes d’État et des penseurs de l’étranger. Ce qui est encore à la décharge de Mme de Staël, c’est qu’elle a souffert de son cosmopolitisme et qu’elle en a vivement ressenti la tristesse. Elle erre de la France à l’Allemagne, à la Suède, à la Russie, à l’Angleterre. « Il lui arrive d’écrire : « Tous ces pays délivrés ne sont pas le mien et le mal du pays me prend sur ces vents de nuages. » De quel pays parle-t-elle ? De la France, sans doute ? Au fond elle est une errante, elle n’a pris racine nulle part. Il lui manque ce qui soutient les autres hommes aux heures tristes et troublées : le souvenir de la terre natale, la tradition des ancêtres, la communauté longtemps éprouvée des joies, des peines, des espérances. Elle est emportée par les vents des nuages… » Et enfin rien ne prévaut contre ce fait lui-même : elle a cruellement souffert d’être éloignée de la France, vers laquelle la ramenait une invincible nostalgie.
Ce qu’il faut dire surtout à la louange de Mme de Staël, c’est qu’un moment est venu où ses yeux se sont ouverts ; elle a compris enfin, et, du jour où elle l’a compris, elle a su dire que les ennemis de Napoléon étaient ceux de la France. Elle a eu pitié de la France souffrante, envahie, déchirée par les alliés. Alors elle a changé d’attitude et son cœur a recommencé de battre à l’unisson du nôtre. Pour apprécier la dignité de son langage en cette heure de crise, il n’est que de le mettre en contraste avec celui de Benjamin Constant. C’est lui qui est coupable d’impénitence finale : c’est lui qui trouve élégant de déblatérer contre la France meurtrie et de piétiner les vaincus. Il écrit dans son Journal intime : « Les Français sont toujours les mêmes : fous et méchans. » Il ne comprend pas que les Français se fassent tuer sous la conduite de celui qui défend le sol de leur pays : « Nous verrons si les Français tiendront à cet enragé qu’ils nomment Empereur… Je n’aurais pas cru cette nation bête à ce point. » Il charge Mme de Staël de faire imprimer à Londres sa brochure sur l’Esprit de Conquête, où il flétrit la nation conquérante. Mme de Staël lui répond : « Ne voyez-vous pas le danger de la France ?… Je suis comme Gustave Wasa ; j’ai attaqué Christiern, mais on a placé ma mère sur le rempart. Est-ce le moment de mal parler des Français quand les flammes de Moscou menacent Paris ?… Que Dieu me bannisse plutôt de France que de m’y faire rentrer par le secours des étrangers. » Constant est incorrigible, et la beauté d’une âme de dilettante se fait voir chez lui dans tout son jour. Il écrit, quatre jours avant l’entrée des alliés dans Paris, que la France doit être mise « au ban des nations, » et il adresse à Mme de Staël un mémoire de même encre pour qu’elle le mette sous les yeux des ministres anglais. Cette fois elle lui envoie cette apostrophe indignée : « J’ai lu votre mémoire ; Dieu me garde de le montrer ! Je ne ferai rien contre la France. Je ne tournerai contre elle dans son malheur ni la réputation que je lui dois, ni le nom de mon père qu’elle a aimé ; ces villages brûlés sont sur la route où les femmes se jetaient à genoux pour le voir passer. Vous n’êtes pas Français, Benjamin ! » C’est la punition de Benjamin Constant d’avoir mérité cette flétrissure, mais c’est l’honneur de Mme de Staël de la lui avoir infligée.
Si Mme de Staël est incapable d’aucune bassesse, même dans la haine, la pitié et la générosité sont aussi bien parmi les traits essentiels de sa nature. Cela explique son attitude pendant la dernière période de l’Empire agonisant et définitivement condamné. Ici encore, la réalité des faits est en désaccord avec le témoignage de Mme de Staël. Tandis qu’elle veut, aux yeux de la postérité, passer pour avoir été irréconciliable, au contraire elle s’est laissé adoucir. Elle avait eu, pendant le séjour de l’île d’Elbe, l’occasion de rendre service à l’Empereur dans une circonstance singulière que rappelle M. Gautier. « Un jour, elle est avertie par un de ses amis que deux sicaires ont formé le projet de se rendre à l’île d’Elbe pour assassiner Napoléon. L’imagination de Corinne s’enflamme ; son cœur s’émeut ; elle accourt à Prangins, hors d’haleine. Ce jour-là, Joseph recevait Talma à sa table. Mme de Staël leur fait part du complot, et, avec l’impétuosité de son caractère, s’offre à partir sur-le-champ pour l’île d’Elbe. Talma lui dispute cet honneur. Il fallut que le prudent Joseph les mît d’accord en choisissant comme envoyé un personnage obscur, moins capable d’attirer l’attention que l’illustre tragédien et la femme célèbre. » Napoléon pouvait donc lui dire à son retour en France qu’il savait combien elle avait été généreuse pour lui pendant ses malheurs. La glace était rompue. Joseph Bonaparte fut le trait d’union entre elle et Napoléon. D’ailleurs Napoléon se donnait pour respectueux de la liberté, appelait Benjamin Constant à rédiger l’Acte additionnel. Mme de Staël se rallie à une cause qui lui semble bien être celle de la France et de la liberté. Et tandis que jadis elle se servait de son influence pour exciter contre Napoléon les nations étrangères, dans une lettre adressée à Crawfurd et destinée à être mise sous les yeux du prince régent d’Angleterre, elle affirmait les intentions libérales et pacifiques de Napoléon. Elle plaidait pour lui contre l’Europe. C’était la situation retournée.
Il reste à montrer quelle fut la portée de l’opposition faite à Napoléon par Mme de Staël, et pourquoi il vit toujours en elle sa plus redoutable ennemie. Aurait-il pu, avec plus d’adresse, moins d’impatience et de raideur, en faisant des concessions à sa vanité, rallier à lui Mme de Staël ? On l’a beaucoup dit ; rien d’ailleurs n’est plus incertain, attendu qu’il y avait entre les deux adversaires une profonde antipathie de nature et, sur tous les points essentiels, une complète divergence de vues. Ce qui est établi au contraire, c’est qu’il aperçut avec une parfaite clairvoyance toute l’étendue du danger que lui créait l’hostilité de Mme de Staël. Certes il avait en Chateaubriand un adversaire passionné et éloquent ; mais Chateaubriand, quoiqu’il en eût bonne envie, ne réussit jamais à lui faire peur. Il n’avait pas eu de peine à comprendre que la haine de Mme de Staël était d’une tout autre conséquence. C’est pourquoi il s’en montre en maintes rencontres si préoccupé et si inquiet. Du camp de Boulogne et au moment où il arrêtait le plan de la magnifique campagne de 1805, il ne croit pas prendre un soin superflu en écrivant à Fouché pour qu’il interdise à Mme de Staël le séjour de Paris. Le 31 décembre 1806, il écrit de Pultusk à Fouché en ce sens. Le 15 mars 1807 : « Vous devez veiller à l’exécution de mes ordres et ne pas souffrir que Mme de Staël approche à quarante lieues de Paris. » En l’espace de cinq mois, dix lettres sur le même sujet. A cinq cents lieues de sa capitale, au lendemain d’Eylau, il trouve le temps de s’occuper d’une femme de lettres, et de stimuler contre elle le zèle de sa police. S’il la laisse encore libre de voyager dans tel pays qu’il lui convient, et s’il enjoint même à ses agens de la traiter avec déférence, un moment vient où il la fait au contraire traquer par sa police, devenue celle de Savary et non plus de Fouché. Il s’enquiert de qui elle reçoit. Quiconque l’approche est impitoyablement frappé. Il est de toute évidence qu’en persécutant Mme de Staël, Napoléon l’a singulièrement grandie : il l’a signalée à l’admiration de l’Europe ; il a augmenté son influence. Mais c’est qu’il ne doutait pas qu’en tout cas elle ne disposât d’une grande influence.
Le fait est que Chateaubriand n’est qu’un poète ; Mme de Staël a, au plus haut degré, les facultés qu’exige l’action. Elle a le goût de l’intrigue ; si l’opinion de Napoléon sur ce point nous était suspecte, nous pourrions nous en rapporter à celle de Benjamin Constant : le premier la traitait d’intrigante, mais le second l’appelle intrigailleuse. Elle entretient la plus vaste correspondance. Elle est en relations avec tout ce que l’Europe compte de personnages marquans, depuis les écrivains jusqu’aux diplomates et depuis les grandes dames jusqu’aux souverains. Elle réalise ainsi contre Napoléon une coalition d’autant plus dangereuse qu’elle est insaisissable. Elle est une puissance ; et sa puissance est celle de l’opinion.
On comprend alors l’intérêt supérieur qu’il y avait pour Napoléon à ne pas permettre à Mme de Staël de séjourner dans Paris. Entre deux dangers il choisissait le moindre ; et il préférait encore la laisser libre de communiquer avec ses ennemis du dehors, plutôt que de laisser derrière lui, dans sa capitale, cette « machine de mouvement, » alors que lui-même était retenu sur les lointains champs de bataille. C’est que cette capitale il la savait toujours frémissante, inquiète et près de se reprendre. De toute l’étude de M. Paul Gautier cette conclusion se dégage et peut-être en est-ce la partie la plus neuve et la plus saisissante. Aujourd’hui et tout éblouis que nous sommes des gloires de l’époque impériale, il nous semble qu’aucun pouvoir ne dut être plus solide que celui de Napoléon : le fait est qu’il n’en fut pas de plus instable. Ce n’est qu’à coups de victoires qu’il parvient à raffermir, pour un temps, une autorité sans cesse remise en question. Aux premiers jours du Consulat, il a devant lui le parti républicain qui dispose encore de forces considérables, comptant des généraux illustres, des écrivains, des orateurs. Son ambition commence à éveiller le soupçon, à provoquer des résistances. Il était perdu s’il n’avait disposé de moyens qui, à vrai dire, lui étaient particuliers : Marengo vint consolider sa puissance. L’exécution du duc d’Enghien ravive contre lui les haines. Le procès du général Moreau est très impopulaire et révolte les anciens compagnons d’armes du vainqueur de Hohenlinden ; le public est favorable aux accusés ; l’opinion se prononce nettement contre Bonaparte. Le faubourg Saint-Germain conspire. L’Empereur répond, encore une fois, à sa manière, par le bulletin de victoire d’Austerlitz. La situation, après Eylau, est des plus critiques. On répand des bruits sinistres, que la Garde Impériale a été détruite, que 500 000 Russes s’avancent pour écraser l’armée française. Les fonds publics sont en baisse, l’industrie souffre, la conscription soulève des clameurs dans le peuple qui veut la paix. Fouché transmet à l’Empereur des rapports alarmans. Il était urgent que la nouvelle de Friedland vint remettre les choses dans l’ordre. En 1808, l’Empereur sent que sa fortune chancelle ; les événemens d’Espagne ont soulevé une réprobation unanime ; en France même, on admire le courage des Espagnols ; la capitulation de Dupont à Baylen, celle de Junot à Cintra portent au prestige de l’Empereur un coup fatal. Napoléon n’est plus l’invincible : le charme est rompu. C’est bien pis en 1809, en 1812. La conspiration de Malet fut à deux doigts de réussir. D’autres, qui nous semblent des échauffourées, mirent en danger le trône ou les jours de l’Empereur. S’il a un petit groupe de fidèles, il est d’ailleurs environné d’ennemis. Les modérés, les idéologues, le parti de l’Institut, la coterie Staël le détestent. Les jacobins ne lui pardonnent pas d’avoir étranglé la République. Les royalistes servent dans ses antichambres, par habitude, et en attendant que les circonstances leur ramènent le prince qu’ils n’ont pas su conserver. Les grands chefs militaires, ses anciens compagnons d’armes, le jalousent et ne lui font cortège qu’en maugréant. Ses ministres, les agens directs de son gouvernement, ceux qui sont associés le plus intimement à sa pensée, comme un Fouché, un Talleyrand et tant d’autres, n’aspirent qu’à le trahir, et de longue main préparent leur accommodement avec le régime qui recueillera sa succession. Telle est la faiblesse prodigieuse de ce gouvernement : il lui faut à tout prix le succès, ou plutôt un continuel renouvellement du succès. Après des moissons de gloire, après le bienfait de l’ordre rétabli, des ruines réparées, tout est sans cesse à recommencer. Il ne se maintient qu’à la condition d’éblouir la nation et de l’étourdir, et la nécessité d’aller chercher sur de nouveaux champs de bataille de nouveaux alimens à l’enthousiasme, est pour lui en quelque sorte une nécessité d’existence. Quel jour jeté sur l’histoire d’une époque ! Napoléon est continûment dans la situation du joueur qui engage la partie décisive et qui joue le tout pour le tout. C’est, pour une bonne part, l’explication de ses colères, de ses imprudences, de ses coups d’autorité. Dans ces conditions, la durée même de son règne est un prodige. C’est le prodige chaque jour renouvelé du génie et de la volonté, tendus dans une lutte inégale, et fatalement destinée à une catastrophe, puisqu’elle était engagée contre les lois de l’histoire.
RENE DOUMIC.
- ↑ Paul Gautier, Mme de Staël et Napoléon, 1 vol. in-8o (Plon). — Cf. Lucie Achard, Rosalie de Constant, sa famille et ses amis, 2 vol. in-12 (Paris, Fischbacher ; Genève, Eggiman).