Revue littéraire - M. Anatole France chez les Pingouins

Revue littéraire - M. Anatole France chez les Pingouins
Revue des Deux Mondes5e période, tome 48 (p. 446-453).
REVUE LITTÉRAIRE

M. ANATOLE FRANCE CHEZ LES PINGOUINS


A peine a-t-il achevé de publier la Vie de Jeanne d’Arc, voici que M. Anatole France nous donne l’Ile des Pingouins[1]. C’est encore un livre d’histoire, mais de caractère assez différent. Au lieu de raconter les événemens eux-mêmes, l’auteur nous les présente sous un léger voile d’allégorie ; au lieu d’évoquer les acteurs du passé dans leur vivante ressemblance, il leur substitue des personnages imaginaires qui sont leurs proches parens. La méthode a paraît-il, été déjà employée, et justement chez les Pingouins. L’un des leurs, Jacquot le philosophe, avait composé « une sorte de récit moral dans lequel il représentait d’une façon comique et forte les actions diverses des hommes ; il y mêla plusieurs traits de l’histoire de son propre pays. Quelques personnes lui demandèrent pourquoi il avait écrit cette histoire contrefaite et quel avantage, selon lui, en recueillerait sa patrie. — Un très grand, répondit le philosophe. Lorsqu’ils verront leurs actions ainsi travesties et dépouillées de tout ce qui les flattait, les Pingouins en jugeront mieux, et peut-être en deviendront-ils plus sages. » L’histoire à la manière de Jacquot le philosophe et de M. Anatole France est donc une variété du conte philosophique. Le genre a depuis longtemps conquis ses titres de noblesse littéraire. Il a été illustré par d’authentiques chefs-d’œuvre : on lui doit Gargantua et aussi les Voyages de Gulliver ; et pour la postérité Voltaire est moins l’auteur du Siècle de Louis XIV que celui de Candide. Il ne s’adresse qu’à une élite de lecteurs, à ceux qui peuvent briser l’os et pénétrer jusqu’à la substantifique moelle. Genre difficile, au surplus, et qui ne supporte pas la médiocrité : on y est excellent ou détestable. Pour y réussir ce n’est pas assez d’avoir une philosophie, si l’on n’est doué encore de cette imagination plastique qui prête à des êtres irréels le relief et la couleur de la vie. Il faut faire penser et faire rire, être tout ensemble profond et gai, joindre à l’audace de la pensée certaines hardiesses de langage et crudités de plaisanterie qui sont ici de rigueur. M. Anatole France est aujourd’hui à peu près le seul écrivain qu’une telle tâche ne dût pas décourager.

La critique a souvent sur les auteurs une influence, utile ou fâcheuse, mais, en tout cas, plus grande qu’ils ne veulent en convenir. « Au Cid persécuté Cinna dut sa naissance… » L’Ile des Pingouins doit peut-être la sienne aux objections que provoqua la Vie de Jeanne d’Arc. M. France les relève, dans sa Préface, non sans vivacité. Il passe en revue, d’un œil sévère, la légion de ses censeurs. Voici les érudits qui projetèrent de l’étouffer sous l’amoncellement de leurs fiches multicolores. Voici les paléographes, enragés qu’un écrivain se soit permis d’extraire des documens un peu de vie et de vérité, au lieu de publier comme eux les textes purement et simplement. Eux aussi, les historiens se sont ligués contre ce gêneur, ignorant des usages et qui venait gâter le métier. Pourquoi n’en a-t-il pas usé comme les camarades et tout bonnement copié ses prédécesseurs ? L’estime des personnes graves est à ce prix, et aussi la sympathie du public. « Le lecteur n’aime pas à être surpris. Il ne cherche jamais dans une histoire que les sottises qu’il sait déjà. Ne tentez pas de l’éclairer, il criera que vous insultez à ses croyances ! » De telles maximes attestent quelque rancœur. A des juges, dont il n’accepte pas le verdict, M. France ne pouvait donner la satisfaction de l’avoir converti ; mais il pouvait s’offrir à lui-même le plaisir de les contrister. Son livre nouveau est cette pierre de scandale.

Dans ces quatre cents pages, d’une lecture facile, M. France a fait tenir toute l’histoire de l’humanité, depuis les premiers temps de l’ère chrétienne jusqu’à nos jours, et au-delà ; rien de moins, en vérité. Cela commence à l’époque où les pingouins, que saint Maël avait baptisés par erreur, furent métamorphosés en hommes. Pourquoi les pingouins plutôt que d’autres volatiles ? Parce que, vus d’un peu loin, ils ont un air de gravité quasiment sénatoriale ; et parce que l’organisation sociale atteint chez eux a une perfection que nos économistes les plus avertis s’accordent à leur envier. L’assimilation n’a donc pour notre espèce rien que d’honorable. Les chapitres relatifs aux « temps anciens » nous font assistera la genèse des principes sur lesquels reposeront les sociétés ; et nous oyons conter tout à loisir la véridique histoire du dragon d’Alca, terreur des alentours, qui fut dompté par une vierge sacrée. Du Moyen Age et de la Renaissance nous passons tout de suite à la Révolution française, caractérisée par la violation des sépultures de Saint-Denis et le pillage des châsses. Des conquêtes napoléoniennes, nous sautons au boulangisme et à l’affaire Dreyfus, qui devient « l’affaire des quatre-vingt mille bottes de foin » pour le vol desquelles a été condamné un innocent, le capitaine Pyrot. Le régime actuel est symbolisé par une aventure qui a pour centre le « sopha de la favorite. » Insensiblement nous entrons dans les « temps futurs. » Le machinisme et l’industrie rendront alors le monde parfaitement inhabitable : le salut nous viendra des anarchistes qui feront sauter les capitales. Où se dressaient naguère les villes orgueilleuses, s’étendront des champs incultes. Peu à peu des laboureurs les défricheront ; ils y bâtiront des villages, qui deviendront des villes ; et tout recommencera : c’est « l’histoire sans fin. » — Comme on le voit, dans ce rapide voyage à travers les siècles des siècles, M. France ne s’astreint pas à être complet, et il brusque les transitions. Une critique sourcilleuse lui reprocherait aisément le manque de proportions. Mais ne serait-ce pas une assez vaine chicane ? L’Ile des Pingouins est bâtie sur le plan de la Légende des Siècles, où l’on sait qu’il y a de fortes lacunes. Qu’il soit poète comme Victor Hugo, ou satirique comme M. France, le littérateur a le droit de choisir dans l’histoire les épisodes qui lui paraissent évoquer le mieux chaque étape de l’humanité, et de les traiter suivant leur importance relative.

A en juger par les développemens qu’il lui donne, on voit tout de suite que pour M. France l’affaire la plus importante des temps modernes, et même de l’histoire tout entière, est l’affaire Pyrot. On va droit à cette partie essentielle du livre. Une aimable surprise nous y attend. On se souvient, en effet, de l’activité que déploya M. France pendant toute la durée de cette affaire. Avec quelle décision il se rangea du côté où luisaient à ses yeux la justice et la vérité ! Avec quelle ardeur il prit part à la bataille ! Je ne dis pas que M. France ait changé d’opinion ; mais comme son opinion a changé de langage et son langage d’accent ! Il n’a certes pas émigré vers l’autre camp ; mais, s’il est resté fidèle à ses amis, avec quelle liberté il s’exprime sur leur compte ! A l’entendre, les Pyrotins n’avaient pas plus de raisons de croire à l’innocence de leur client que leurs adversaires n’en avaient de croire à sa culpabilité. Impitoyable pour le ministre de la Guerre et pour les chefs de l’état-major, M. France accommode de la belle façon les plus chauds défenseurs de Pyrot : tel cet astronome enthousiaste et naïf, Bidault-Coquille, qui discourt dans une réunion publique. « Quand il descendit de l’estrade, une grande femme sans âge, tout en rouge, portant à son immense chapeau des plumes héroïques, se jeta sur lui, à la fois ardente et solennelle, l’embrassa et lui dit : « Vous êtes beau. » Il pensa dans sa simplicité qu’il devait y avoir à cela quelque chose de vrai. Il la trouva sublime et la crut belle. C’était Maniflore, une vieille cocotte pauvre, oubliée, hors d’usage, et devenue tout à coup grande citoyenne. » Peu à peu, l’affaire s’achemine vers le succès définitif. « Victorieux, les défenseurs de l’innocent se déchirèrent entre eux et s’accablèrent réciproquement d’outrages et de calomnies. » Et l’astronome Bidault-Coquille, revenu de son premier enthousiasme, désenchanté de Maniflore et de lui-même, retourne à ses astéroïdes… L’état d’esprit de M. France semble être à peu près celui de cet astronome. Il a recouvré l’impartialité qui consiste à mettre amis et ennemis dans le même sac. Il juge de haut les choses, en philosophe dont le regard embrasse le passé et l’avenir de l’humanité. Au surplus, qu’est-ce que tout cela fait à Sirius ? On ne peut que féliciter M. France de ce retour à la sérénité. En ces derniers temps, une opinion s’accréditait qui tendait à nous le faire prendre pour un farouche sectaire et un terrible annonciateur du nouvel évangile. Son livre nous rassure. Il a retrouvé le sourire.

L’Ile des Pingouins étant, en quelque sorte, le « Discours sur l’histoire universelle » de M. France, il convient de rechercher quelles sont les idées de l’historien sur la marche des sociétés. On voit tout de suite qu’il a un grand ennemi, et que c’est le christianisme. Notre religion est pour lui synonyme d’ignorance, de sottise et de fanatisme. Le bon saint Maël, qui se laisse duper par le diable et qui prend les pingouins pour des hommes, est un parfait imbécile. Nous assistons à une délibération dans le Paradis, à laquelle prennent part tous les plus fameux docteurs, les saint Augustin et les Tertullien, et d’où il appert que dans les affaires du salut la forme et non le fond importe seule. Dieu le père s’y exprime avec cette bonhomie un peu épaisse que lui prêtait volontiers l’ironie de Renan. Une personne d’habitudes joyeuses, qui avait fait le bonheur de tous les bouviers à plusieurs lieues à la ronde, devient, après sa mort, sainte Orberose, patronne du pays, et ses reliques ne se lassent plus de faire des miracles. (Tout cela, pour le dire en passant, n’est pas de fort bon goût.) L’historien suit à travers les temps les destinées de l’Église. Il admire que, pendant les siècles de fer du moyen âge, la foi se soit conservée intacte. « Une pratique constante de l’Église contribua sans doute à maintenir cette heureuse communion des fidèles : on brûlait immédiatement tout Pingouin qui pensait autrement que les autres. » L’avènement du libre examen a pour premier résultat de convier catholiques et protestans à des massacres mutuels. La raison, en s’introduisant dans le catholicisme, le transforme ; et, par une pente insensible, la théologie rationnelle mène à la philosophie naturelle. Ainsi finissent les dogmes… M. Anatole France a toujours aimé à jouer avec les vases de l’autel. Il affectionne ces taquineries théologiques qu’il ne dédaigne pas d’emprunter au répertoire un peu suranné du XVIIIe siècle.

Aussi bien ce n’est pas seulement l’irréligion voltairienne, c’est toute la « philosophie » de Diderot et même de Naigeon, de Rousseau et même de d’Holbach, que reprend à son compte l’historien des Pingouins. Il excelle à renverser, comme autant de châteaux de cartes, tous les principes sur lesquels repose la société, rien qu’en dénonçant la ruineuse faiblesse de leurs fondemens. Nous parlons de fautes, et de vices et de crimes ; mais c’est la loi morale qui les crée à mesure ; car du temps qu’il n’y avait pas de loi morale on ne pouvait la transgresser ! Cela est l’évidence même. Du jour où l’on s’est avisé de couvrir la nudité de la femme, on a en inventant la pudeur, fait perdre à l’amour son innocence et déchaîné sur le monde le pire des fléaux, la plus exécrable folie. La propriété est fondée sur l’usurpation. « Ce chien est à nous, disaient ces pauvres enfans… » Le geste par lequel un Pingouin plus robuste a fait couler le sang d’un Pingouin plus chétif sur le sol que le malheureux avait cultivé, est, par excellence, le geste sacré : c’est lui qui a créé le droit et fourni une base aux sociétés. Comme le vol change de nature en prenant le nom de propriété, le meurtre s’anoblit en s’appelant la guerre. Quelques silhouettes de conquérans se profilent à l’horizon de la Pingouinie : elles sont, chaque fois, huées comme il convient. Draco le Grand fut plus souvent battu que les autres : « c’est à cette constance dans la défaite qu’on reconnaît les grands capitaines. » Un autre grotesque, Trinco, qui n’est autre que Napoléon Ier, a bien conquis la moitié du monde ; mais, l’ayant conquise, il a dû la rendre, et il a laissé son pays, plus pauvre que devant. Et ainsi de suite. Du livre de M. France, comme de plusieurs entre ses aînés, on tirerait sans peine un manuel du pyrrhonisme, un bréviaire de l’incrédulité, une bible humanitaire. Rien de tout cela n’est assez nouveau pour que nous ayons le droit de nous en montrer fort ébouriffés. Mais est-il encore possible de mettre à ces vieilles sentences des habits pas trop usés ? Il ne le semble pas, puisque la subtilité même de M. France y a échoué.

Sceptiques sur tant de points, les philosophes du XVIIIe siècle avaient pourtant une religion : celle du Progrès. C’est ici que M. France se sépare de ses maîtres. Rien n’est sacré pour cet iconoclaste. On pourrait presque dire que si l’historien des Pingouins a un ennemi intime qui est le moyen âge, il a une bête noire et qui est pour lui la bête de l’Apocalypse : c’est la civilisation moderne. Il en parle avec une sorte d’horreur ; il la symbolise par des visions de cauchemar ; il voit en elle l’abomination de la désolation. Il imagine qu’un de ses personnages est allé faire un tour en Amérique : et il dépeint la stupeur de l’infortuné devant les usines géantes, les ponts de fer, les maisons à quarante étages, et autres perfectionnemens dont les indigènes tirent vanité. L’enlaidissement progressif de Paris lui arrache une protestation qu’il faut reproduire en son entier et que, pour notre part, nous voudrions voir afficher sur tous les murs, aux frais des architectes. « J’admire à quel degré de laideur peut atteindre une ville moderne. Alca s’américanise ; partout on détruit ce qui restait de libre, d’imprévu, de mesuré, de modéré, d’humain, de traditionnel ; partout on détruit cette chose charmante, un vieux mur au-dessus duquel passent des branches ; partout on supprime un peu d’air et de jour, un peu de nature, un peu de souvenirs qui restaient encore, un peu de nos pères, un peu de nous-mêmes, et l’on élève des maisons épouvantables, énormes, infâmes, coiffées à la viennoise de coupoles ridicules ou conditionnées à l’art nouveau, sans moulures ni profils, avec des encorbellemens sinistres et des faîtes burlesques ; et ces monstres divers grimpent au-dessus des toits environnans, sans vergogne… » On aime à trouver dans la bouche de M. Anatole France ces accens d’une juste colère : les ironistes, quand ils ont fini de rire, sont plus terribles que les autres.

Contre la civilisation moderne, je ne crois pas qu’on ait prononcé encore un aussi violent réquisitoire. Et je ne vois pas un des argumens de M. France, auquel ne doive souscrire le traditionnaliste le plus entêté. Économique et industrielle, cette civilisation fondée sur la concurrence n’a pas donné au monde le bienfait si désiré de la paix ; les guerres qu’elle déchaîne pour l’écoulement d’un produit, acier, opium ou coton, sont plus âpres que celles d’autrefois, et le prestige chevaleresque leur manque totalement. Au contact de la richesse, et dans le surmenage d’une production intensive, les âmes se font plus dures : la vie sans illusions, sans rêves, partant sans joie, se changé en quelque chose de morne qui n’a plus de nom dans aucune langue. Laissez venir les temps — et ils viennent vite ! — une nouvelle hiérarchie sociale se substitue à l’ancienne ; au sommet, quelques milliardaires, ascètes de la richesse, occupés à en accumuler les signes sans jamais en connaître les jouissances ; au-dessous les employés de commerce et les ouvriers d’usine condamnés à l’abrutissement. La plante humaine s’étiole. Le cerveau craque et l’aliénation mentale devient endémique. D’épouvantables catastrophes, résultant de l’excès du machinisme, courbent les fronts sous une terreur nouvelle… Ainsi ira le monde. On est en train de nous fabriquer la plus épouvantable des barbaries, celle qui a pour drapeau le Progrès et pour instrument la Science.

Quel est donc le dernier mot de l’historien des Pingouins ? Il a écrit son livre pour « rendre service à sa patrie ; » faut-il croire qu’il se range à l’avis formulé en ces termes par son docteur Obnubile : « Puisque la richesse et la civilisation comportent autant de causes de guerres que la pauvreté et la barbarie, puisque la folie et la méchanceté des hommes sont inguérissables, il reste une bonne action à accomplir. Le sage amassera assez de dynamite pour faire sauter cette planète. Quand elle roulera par morceaux à travers l’espace, une amélioration imperceptible sera accomplie dans l’univers et une satisfaction sera donnée à la conscience universelle qui d’ailleurs n’existe pas. » Le conseil est sinistre, mais il n’est pas sérieux. Et d’ailleurs ce n’est pas la question. Un docteur serait bienvenu à nous enseigner doctoralement que la mort est la guérison radicale de tous les maux ! C’est pour échapper à la mort que nous vous avons fait chercher, docteur. L’appel aux dynamiteurs est une boutade : ce n’est pas une philosophie. Ne faisons pas à M. France l’injure de tenir sa pensée pour aussi rudimentaire. Comment douter qu’elle ne soit au contraire infiniment délicate et raffinée ?

Or, il y a dans l’Ile des Pingouins un chapitre intitulé : la Vision de Marbode. Il est charmant ; c’est peut-être le plus joliment écrit de tout le livre, celui où M. France a mis davantage de ses grâces d’antan. Rien n’était plus fréquent au moyen âge que certains récits de visionnaires. Des moines ravis en extase racontaient, au réveil, ce qu’ils avaient vu dans un voyage au pays de l’au-delà. La Divine Comédie de Dante n’est que l’expression géniale de ce genre de littérature mystique. Donc M. France suppose que le moine Marbode, ayant rencontré Virgile aux Enfers, lui prend une interview. Est-il vrai que le poète ait été sollicité d’entrer dans le paradis des chrétiens ? Virgile en convient ; et qu’il a refusé, parce que la morale chrétienne le révoltait. « Craindre le plaisir et fuir la volupté m’eût paru le plus abject outrage qu’on pût faire à la nature. On m’assure que, durant leur vie, certains parmi les élus de ton dieu s’abstenaient de nourriture et fuyaient les femmes par amour de la privation, et s’exposaient volontairement à d’inutiles souffrances. Je craindrais de rencontrer ces criminels dont la frénésie me fait horreur. » Est-il vrai que Virgile ait, dans la suite des temps, reçu la visite d’un poète florentin, qui l’a salué comme son maître ? Cela est vrai ; mais Virgile a refusé d’avouer un tel disciple. « Il témoignait, hélas ! par sa rudesse et son ignorance du triomphe de la barbarie… Il récitait gravement des fables qui, de mon temps, à Rome, eussent fait rire les petits enfans qui ne payent pas encore pour aller au bain… » C’est là que je serais tenté de chercher la pensée vraie de l’auteur de l’Ile des Pingouins. La sagesse de M. France est la sagesse antique. Ennemi de la contrainte morale, il n’a cependant pas pour la Nature l’adoration grossière d’un Diderot. Artiste, il exècre notre époque utilitaire. Aristocrate jusqu’au bout des ongles, il répugne aussi bien à une religion qui consacre l’éminente dignité des petits, et à un état social qui admet la toute-puissance du nombre. Son rêve est celui d’un païen. Il aurait voulu arrêter la marche du monde aux temps virgiliens : l’humanité depuis lors n’a fait que dégénérer. C’est une opinion, et qui n’étonne pas venant du plus subtil des lettrés d’aujourd’hui. Seulement on ne retourne pas en arrière. Le christianisme a façonné nos âmes ; nos fils auront leur place dans un monde métamorphosé par l’industrie. Il faut vivre. Et les hommes n’ont guère coutume de reconnaître la parole de vie dans un langage nuancé de dédain.


RENE DOUMIC.

  1. L’Ile des Pingouins, par M. Anatole France, 1 vol. in-18. Calmann-Lévy.