Revue littéraire - Mémoires de Pierre Thomas, sieur du Fossé

Revue littéraire - Mémoires de Pierre Thomas, sieur du Fossé
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 458-469).
REVUE LITTERAIRE

Mémoires de Pierre Thomas, sieur du Fossé, publiés en entier pour la première fois ; par M. F. Bouquet, pour la Société de l’Histoire de Normandie, 4 vol, in-8o, Rouen.

Pierre Thomas, sieur du Fossé, n’est pas sans doute un grand nom dans l’histoire de notre littérature ; ce n’est pas pourtant un nom tout à fait inconnu, puisque Sainte-Beuve a pu compter quelque part celui qui le portait parmi les « illustres solitaires » de Port-Royal. L’épithète eût effarouché la toute naïve modestie de l’excellent homme. Elle est un peu forte, en effet. Pierre Thomas a passé sur la terre en faisant le bien, se dissimulant dans la retraite et dans l’ombre, trop honoré, — croyait-il sincèrement, — de l’affection que lui témoignèrent les Le Maître, les Arnauld, les Saci, les Tillemont ; et s’il se trouve, comme il se trouve, qu’il ait beaucoup écrit, du moins n’a-t-il pris la plume que pour soulager de l’excès du labeur quelqu’un de ses savans amis ou pour subvenir pieusement à quelque mémoire vénérée. Mais, comme il le dit lui-même, à se contenter ainsi du travail de chaque jour, et travaillant comme « si l’on n’avait à travailler que ce jour-là même, » on va loin ; et c’est ainsi qu’il est venu jusqu’à nous.

Il est possible que peu de lecteurs connaissent la Vie de dom Barthélémy des Martyrs, ou encore la Vie de saint Thomas de Cantorbéry, dédiée courageusement à Louis XIV comme’ une de ces leçons indirectes et respectueuses que Port-Royal a quelquefois osées. En est-il même beaucoup qui connaissent une Vie de Tertullien et d’Origine, que Mme de Sévigné déclarait tout uniment « divine » et que Bayle, moins prompt à l’enthousiasme, n’a pas laissé de citer fort honorablement dans son grand Dictionnaire ? Et cependant, je gage que Pierre Thomas est plus connu des lecteurs qu’ils ne le savent et ne le croient eux-mêmes ; car il débuta par la publication de ces Mémoires du sieur de Pontis qui figurent dans toutes les collections de Mémoires relatifs à l’histoire de France et qui ne furent pas moins, dans leur temps, qu’un petit événement littéraire. Au siècle suivant, la vogue de cet agréable récit durait ; encore, et Voltaire, qu’elle importunait, sans qu’on sache vraiment pour quelle raison, n’imaginait pas meilleur moyen d’y couper court que de décider « qu’il était douteux que Pontis eût jamais existé[1]. » C’était, faire, bien légèrement, une bien grave injure à la probité littéraire de Thomas du Fossé. Que si quelques personnes enfin avaient oublié ces Mémoires de Pontis, il ne resterait plus qu’à leur rappeler que du Fossé fut le continuateur anonyme, ou plutôt, — vu l’état du travail lorsqu’il s’en chargea, — le principal auteur des Explications qui complètent la grande Bible de Saci. Ce sont là titres sérieux à l’estime, à la considération, au respect, et nous n’avons pas tout dit.

Pierre Thomas, d’une bonne famille de robe, fils d’un père dont l’abbé de Saint-Cyran[2] lui-même avait opéré brusquement la conversion, fut un élève de ces célèbres petites écoles de Port-Royal dont les succès naissans « furent une des principales raisons qui animèrent les jésuites à la destruction » du jansénisme. Les jésuites, alors maîtres presque absolus de l’instruction de la jeunesse, craignirent la concurrencer et que ce grand succès des écoles de Port-Royal « ne tarît leur crédit dans sa source. » C’est Racine qui le dit ainsi. Chassé de Port-Royal en même temps que les solitaires de la première génération et les autres élèves, du Fossé, qui touchait à sa vingtième année, se lia dès lors particulièrement avec Le Nain de Tillemont, Ils prirent ensemble un logement à Paris, au faubourg Saint-Marceau. Du Fossé savait le latin, le grec et l’italien, il devait plus tard apprendre l’espagnol, il se mit dès ce temps à l’hébreu, mais surtout, dans la société de Tillemont, ce rare érudit et ce maître en critique historique, il apprit cet art de discuter les témoignages, de « faire le procès aux auteurs, » et même « aux anciens moines, » qui est le commencement de l’art d’écrire l’histoire. Un peu plus tard ce fut M. Le Maître qui le forma dans l’art de composer, et qui l’instruisit. — remarquez bien ce mot si caractéristique du XVIIe siècle, — dans la connaissance des règles pour se borner. Nous louons quelquefois dans les écrivains de notre temps et dans ceux déjà du XVIIIe siècle, ce que notre auteur eût appelé « l’abondance de leurs pensées » et « le feu de leur imagination. » Nulle louange, en effet, ne leur convient mieux, si toutefois on se rend bien compte qu’on leur tourne en louange, une véritable impuissance. Le difficile, ou le rare, n’est pas d’avoir beaucoup d’idées, mais d’avoir quelques idées justes, et de savoir les ordonner. On aura toujours beaucoup d’idées quand on aura pris une fois le parti de n’avoir de principes fixes et de doctrine arrêtée sur rien ; on en aura plus encore quand, partant d’un principe général, on ira, de proche en proche, impitoyablement, le poussant jusqu’à ses dernières conséquences logiques, sans se préoccuper autrement des faits d’expérience ou des vérités d’observation qui restreignent, à chaque pas qu’on fait plus avant, l’autorité de la logique, et limitent le droit d’affirmer. Gorgias était plein d’idées, mais Hegel en débordait. Au XVIIe siècle, on était encore assez ingénu que d’estimer à son juste prix « l’abondance des pensées ». On s’y livrait d’abord, et ensuite, comme nous le dit du Fossé, on se mettait en devoir « de se couper bras et jambes. »

Bientôt dégoûté « d’un travail si pénible, » et le trouvant « un peu fort pour un jeune homme, » du Fossé s’imagina que Dieu l’appelait à se faire religieux de saint Benoît, et partit pour Saint-Cyran. Notez ici comme la piété de ces honnêtes gens est vraiment dégagée de tout amour-propre, et comme, pour aller à Dieu, jamais, ils ne trangressent rien d’humain. Du Fossé n’est pas sitôt arrivé à Saint-Cyran « qu’il commence à être tourmenté cruellement par le chagrin et l’ennui de s’être venu confiner en un tel lieu. » Croyez-vous qu’il balance ? A la vérité, pendant plusieurs jours, il « gagne sur lui d’étouffer le trouble de son esprit, » mais quand il voit clairement que « sa peine augmente de l’effort même qu’il fait contre soi, » c’est en vain que l’abbé de Saint-Cyran[3] essaie de le retenir et l’adjure, au nom de son salut éternel : du Fossé veut partir et il part. Et sa résolution prise, joyeux comme un écolier qui vient de secouer le joug, en attendant une occasion de quitter l’abbaye, le voilà qui excursionne dans les environs et s’en va visiter des forges de fer, « en une paroisse nommée Hazé, » étant de sa nature très curieux de toute sorte de choses, et voire un peu badaud. De même encore, quelques années plus tard, ce sera son père qui voudra qu’il choisisse un état et qui le poussera doucement vers celui de l’église et de la religion » : mais le père aura beau dire : du Fossé lui répondra qu’il est « persuadé qu’on peut bien travailler à son salut sans s’assujettir à d’autres règles que celles de l’Évangile et sans se lier par d’autres chaînes que les vœux de son baptême ; » et pas plus qu’il ne s’est fait moine, il ne voudra se faire prêtre. Il est dans le meilleur esprit de Port-Royal. Jamais nulle part on ne s’est fait un devoir plus impérieux qu’à Port-Royal de décourager les vocations douteuses, ni nulle part de soumettre les vocations les plus certaines au respect de la loi de nature. Quand la sœur de Pascal voulut entrer en religion, son père lui refusa son autorisation. Elle en écrivit à la mère Agnès : « Il ne faut plus penser, lui répondit l’honnête et grande abbesse, qu’à rendre vos devoirs à celui qui vous tient la place de Dieu[4]. » Et Jacqueline Pascal n’entra en religion qu’après la mort de son père. Voilà Port-Royal, et voilà le véritable esprit chrétien. Du Fossé se contenta donc de vivre chrétiennement et laborieusement. Il n’eût tenu qu’à lui d’entrer dans les grandes affaires, dans les ambassades même, par le moyen de M. de Pomponne. Il aima mieux suivre la fortune incertaine de Port-Royal ; souvent obligé par la persécution de changer de résidence et presque de se cacher, tantôt logé par le roi dans une chambre de la Bastille, et tantôt exilé dans ses terres. Il voyagea beaucoup pour sa condition et son temps, tantôt pour aller visiter ses parens en province, tantôt pour se donner quelque relâche, « ayant besoin de se promener pour être ensuite plus en état de travailler. » Ses dernières années furent plus calmes que les années de sa jeunesse : elles ne furent pas moins bien employées. Il mourut en 1698. Quelque temps avant sa mort, il avait achevé la rédaction et revu la copie de ses Mémoires. Attaqué dans le cours de l’année 1696 d’une paralysie de la langue, « les médecins et tous ses amis lui conseillèrent de s’abstenir du travail. » Il abandonna donc ses Explications de la Bible. Mais, ajoute-t-il, « me trouvant alors dans quelque embarras sur la manière dont je pourrais occuper mon temps, à cause de la vivacité naturelle de mon esprit, qui demande nécessairement une occupation réglée, Dieu m’inspira, autant que j’en puis juger, le dessein de m’appliquer à ces Mémoires. » C’est lui-même qui nous raconte tout cela : Connaissez-vous beaucoup d’auteurs de Mémoires qui se soient excusés avec une plus aimable et plus grave sincérité d’être obligés de parler d’eux-mêmes ?

Ce sont ces Mémoires que M. Bouquet vient de publier pour la Société de l’histoire de Normandie. Ce qu’on connaissait jusqu’ici tenait dans un petit volume in-12, de 514 pages. La collation du manuscrit n’a pas fourni moins de quatre gros volumes in-8o, d’environ chacun 300 pages. On voit si le premier éditeur en avait usé librement avec la prose de du Fossé. C’était au surplus l’habitude à Port-Royal que cette liberté qui nous paraît excessive, et les jansénistes du XVIIIe siècle en avaient gardé la tradition. Même, ils l’avaient exagérée, car, éliminant du texte de l’auteur toutes les particularités qui n’intéressaient pas directement Port-Royal, ils n’en avaient conservé, ou plutôt ils n’en avaient extrait que les chapitres où du Fossé, presque partout témoin oculaire, avait raconté pour sa part les vicissitudes de l’abbaye et du parti. Dans le quatrième volume, par exemple, le long récit d’un voyage en Bretagne et sur les bords de la Loire, qui ne remplit pas moins de 70 pages in-8o, le premier éditeur l’avait resserré, sans plus de façon, en 8 pages ’in-12. Dans le troisième volume, le récit d’un voyage en Flandre occupe un peu plus de 80 pages : on l’avait supprimé net, sans en faire mention seulement ; — et ainsi de tous les détails qui peignent, ainsi de toutes les singularités qui caractérisent l’auteur et son temps : au lieu d’un récit bien vivant, — l’un des plus abondans qu’il y ait en renseignemens privés sur le XVIe siècle, — un précis sec et décharné. Là-dessus, étonnez-vous qu’on se soit fait si souvent des hommes et des choses du XVIe siècle une si fausse idée !

On peut donc regarder cette édition des Mémoires de du Fossé comme étant vraiment la première. D’ailleurs, au texte rétabli dans son, intégrité, M. Bouquet a joint d’intéressans et nombreux appendices, toute une correspondance de son auteur, beaucoup de notes et une longue introduction. De l’introduction, de la correspondance, des appendices, nous n’avons rien à dire, que beaucoup de bien. L’annotation, généralement discrète, prêterait parfois à la critique. Ainsi, je ne voudrais pas que dans un livre de ce genre, dont la publication est vraiment œuvre d’érudit, on invoquât au bas des pages, comme une autorité, le Dictionnaire de biographie et d’histoire de MM. Bachelet et Dezobry. Cette estimable compilation a sa place marquée dans les bibliothèques scolaires, ne la détournons pas de sa destination naturelle. Je me plais souvent à rêver que ces sortes de Dictionnaires ont été merveilleusement inventés pour vulgariser l’erreur, qu’on a trouvé sans doute qui n’était pas assez répandue ; j’ai parfois le regret, en me réveillant, de constater que le rêve est bien une réalité. Cela n’est rien. Une autre note soulève une critique plus grave. M. Bouquet rencontre chemin faisant l’occasion de dire quatre mots du jansénisme, et cite là-dessus Tallemant des Réaux. Passe pour Tallemant. Mais M. Bouquet s’approprie la remarque suivante de l’annotateur de Tallemant : « que sans les jésuites, ces subtiles querelles sur la grâce seraient restées dans les écoles. » Voilà ce qu’il ne faut ni dire, ni croire, ni laisser passer. Les querelles du XVIIe siècle sur la grâce ne sont pas plus subtiles que les querelles du moyen âge sur les universaux ne sont scolastiques. Les noms de jansénisme et de molinisme sont peut-être surannés, à plus forte raison les noms de réalisme et de nominalisme. Peut-être même est-il facile, en pareil sujet, de railler agréablement Mais je voudrais bien savoir quelles plaisanteries, feront jamais que toutes les discussions sur la grâce ne soient pas au résumé des discussions sur le point de savoir si nous sommes libres ou non, et dans quelles limites notre liberté s’exerce. Qu’y a-t-il de moins suranné ? Comme aussi je voudrais bien savoir si le problème qui s’agitait jadis entre la lumière brillante de l’ordre des franciscains et le prince des nominalistes n’est pas l’éternel problème qui s’agite entre métaphysiciens, savoir, si l’idée du monde est la trace dans notre intelligence d’une réalité du dehors, ou si la prétendue réalité du monde ne serait que la projection de nos idées au dehors de nous-mêmes ? Que voulez-vous de plus actuel ? On ne doute pas, à la vérité, que nos pères ne fussent de pauvres sires ; on demande seulement s’il faut croire que. le génie des Pascal, des Malebranche, des Bossuet et des Fénelon se soit dépensé en pure perte sur des subtilités qui ne valussent pas seulement la peine d’être discutées ? Ce qui diminue la gravité de cette petite méprisé d’éditeur, c’est qu’après tout, Thomas du Fossé, dans ses Mémoires, ne traite qu’incidemment du jansénisme et que, s’abstenant de toute digression vers le dogme et les matières de controverse, il raconte et n’écrit qu’une histoire tout extérieure. Il ne veut même pas juger, et sa modération sous ce rapport est remarquable. Évidemment, et M. Bouquet a raison de le faire observer, — il a médité cette leçon de Pascal : « que ce sont les faits qui louent — ou qui-blâment, — et la manière de les disposer. » Il n’est pas malaisé de voir quelle direction du Fossé veut donner au jugement des lecteurs, mais que si parfois il laisse échapper quelque éloge exagéré des siens, jamais du moins contre les persécuteurs de Port-Royal, il n’a une plaisanterie cruelle ni une expression haineuse. Quant à la personne même de Louis XIV, il a toujours pour lui le respect profond, l’affection entière d’un Français du XVIIe siècle, jusqu’à refuser un seul instant d’admettre que le souverain puisse être pour quelque chose dans la persécution de Port-Royal. Les oreilles des rois sont faciles à surprendre, et la vérité se fraie difficilement une route vers les princes : voilà son thème et voilà son siège. Un détail qu’il nous donne montre bien, à ce propos, que ce respect de la personne royale n’a rien de commun avec ce que nous appelons, — nous autres âmes de fer et impayables échines, — des gros mots de flatterie, de servilité, d’abjection. « J’aimais, dit-il, à aller au Louvre, tout jeune que j’étais, — il avait vingt-deux ans, — pour le seul plaisir de voir le roi, ne pouvant me lasser de le considérer, soit pendant son dîner, lorsque je trouvais le moyen d’entrer dans sa chambre[5], soit… Je me croyais assez heureux quand je pouvais m’approcher assez de lui pour le voir tout à mon loisir, l’aimant, l’honorant et le respectant parfaitement. » Remarquez que du Fossé dès lors est bien résolu, non-seulement de ne pas se pousser en cour, mais encore de « ne pas entrer dans le siècle, » et dites ce que valent les cris d’effarement que nous poussons à la rencontre de. Quelques paroles de Bossuet ou de quelques hémistiches de Boileau.

Ces citations nous donnent la note des Mémoires de Thomas du Fossé. Le caractère de son style, c’est avant tout la sincérité, ce que je demanderai la permission d’appeler la naïveté soutenue.

Il est des points notamment où ce savant homme, cet érudit très indépendant, qui ne craint nullement, au nom de la vérité vraie, de « purger de toutes fables » la Vie des saints et « d’attaquer là-dessus la dévotion populaire, » cet historien du montanisme et de l’origénisme, enfin ce chrétien qui connaît l’homme et le monde comme on les connaît à Port-Royal, — et rarement, où que ce soit, on les a mieux connus, — montre vraiment la crédulité, la simplicité d’un enfant. Il a des hallucinations et, dans le silence de son labeur nocturne, il entend « des coups » mystérieux, qui l’avertissent qu’un de ses frères, ou l’une de ses sœurs, ou l’un de ses maîtres, doit mourir dans l’année. Toute sa religion ne l’empêche pas de croire fermement à toutes « voies extraordinaires » et notamment à la sorcellerie. « Je sais bien, dit-il, qu’à Paris, où l’on se pique d’une certaine force d’esprit, la plupart des gens qui passent pour les plus sensés regardent comme une faiblesse de s’imaginer qu’il y ait des sorciers et qu’on doive les appréhender. » Mais il n’a pas moins l’inébranlable entêtement de l’homme qui croit avoir vu de ses yeux. Ne connaît-il pas de ses amis et de ses fermiers sur les bestiaux de qui a d’insignes scélérats avaient jeté quelque maléfice ? » Il croit à bien d’autres choses encore, à la transmutation des métaux, par exemple : « Je sais bien que beaucoup de gens font passer cela pour une chimère, et le sieur de Furetière en parle de même en divers endroits. » Mais Pierre Thomas pense par lui-même. Et puis, il a des preuves. En présence du roi Louis XIII, « d’heureuse mémoire, » un nommé du Bois « changea en un or très fin quelques balles de mousquets de soldats qui étaient actuellement au Louvre ? » Le fait est constant : il le tient de M. d’Andilly, qui lui-même le tenait de M. de Chavigny, ministre d’état. Bien plus, il a vu de ses yeux encore entre les mains de la duchesse d’Aiguillon, une médaille commémorative de l’événement, et cette médaille lui venait du cardinal de Richelieu, présent à la métamorphose. Vous voyez qu’il ne s’avance pas sans de bonnes et respectables autorités.

Aussi bien, à défaut de si solides et convaincans témoignages, une seule raison suffirait à lui donner confiance dans les manœuvres de l’alchimie : c’est la « certitude qu’il a des remèdes excellens, pour la guérison des maladies les plus incurables, qui se découvrent dans le cours d’un travail si curieux. » Lui-même est possesseur de secrets importans, il connaît des potions « très souveraines » et des électuaires très compliqués. Il prend plaisir, comme un autre Purgon, à les préparer de ses propres mains. Une fois, il n’a pas employé moins de six jours, « à seize heures par jour, » à sublimer un soufre « d’une vertu admirable, » également spécifique pour les indigestions, syncopes et vapeurs. Il en donne tout au long la recette « pour la satisfaction de ceux qui aiment les bons remèdes, » comme les cataplasmes de « poireaux fricassés dans la poêle avec un peu de vin » ou les « ptisannes de salsifis coupés par rouelles. » Il a vu particulièrement des effets merveilleux de la pierre de Butler, de l’or potable de Cornaro, et du précipité diaphorétique. Le triomphe de ce dernier remède est la guérison des « cancers furieux. » Aussi, comme l’excellent homme se rit des prescriptions de la faculté ! Il accompagne les médecins au chevet des malades, il les regarde faire, il les aide même au besoin, et quand ils sont partis, d’administrer aussitôt quelque panacée de sa composition, dont les effets « leur font connaître qu’il y a d’excellens remèdes inconnus au commun des médecins. »

Comme on voit, il ne dissimule pas plus ses prétentions que ses faiblesses. Sa franchise est entière. Il dit tout. S’il raconte, il épuise les circonstances du fait ; — s’il discourt, il met un par un ses argumens dans le plus bel ordre ; — s’il moralise, il n’abandonne pas son texte qu’il n’en ait tiré toute la moelle. A force de détails il fatiguerait, à force « de réflexions très judicieuses » il ennuierait, s’il n’était toujours aussi parfaitement ingénu. Ce n’est après tout que par excès de scrupule qu’il pèche. Sainte-Beuve a dit quelque part que les écrivains de Port-Royal avaient la phrase longue. Ni l’expression n’est tout à fait juste, ni même l’observation tout à fait vraie. Descartes, que je sache, n’a pas la phrase courte, et Bossuet n’est pas de Port-Royal. Il fallait se contenter de dire que les écrivains de Port-Royal, ou mieux encore les écrivains du XVIIe siècle, dès qu’ils ne sont pas du premier ordre, ont la narration un peu prolixe et la dissertation un peu verbeuse. C’est ce qui éclate si, par exemple, on compare Bourdaloue à Bossuet, tout comme si l’on s’avisait, à notre du Fossé, de comparer Pascal.

Mais que cette prolixité même porte avec soi d’enseignemens, qu’elle a même parfois de charmes, et surtout comme elle proteste éloquemment contre une autre fausse idée que l’on se fait parfois du XVIIe siècle ! C’est qu’elle n’est pas ici, comme trop souvent, le signe de l’impuissance, le long effort d’une pensée qui, de mot en mot, pour ainsi dire, se cherche péniblement elle-même. Elle vient de ce que l’orateur ou l’écrivain sont curieux de rendre la réalité tout entière, et particulièrement ambitieux de ne rien laisser échapper qui conduise la pensée, de proche en proche, jusqu’au dernier degré de clarté, de précision, de netteté qu’elle puisse atteindre. On sera plus court au XVIIIe siècle, parce qu’on sera moins sensible aux nuances. En littérature comme partout, on fait vite, quand on fait gros. Seulement, de cette abondance de détails, les vraiment grands écrivains, comme Pascal et comme Bossuet, sauront ce qu’il faut élaguer. Les écrivains secondaires, comme Bourdaloue, comme notre Thomas du Fossé, ne le sauront pas toujours, et c’est justement par là qu’ils méritent d’être appelés secondaires.

Ils n’en sont que plus instructifs. C’est plaisir de renvoyer aux Mémoires de Thomas du Fossé ceux qui prétendent que la littérature du XVIIe siècle aurait eu le génie sinon de l’inexactitude, à tout le moins de l’à-peu-près. Rien de plus faux. Quand du Fossé voyage, il serait impossible d’être plus précis et de noter avec plus de complaisance les effets et les causes. Une fois il passe à Langest, ou Langeais, dont le pays est renommé pour l’excellence de ses melons : c’est l’occasion, ou jamais, de « manger de ces melons si estimés à Paris ; » par malheur du Fossé n’en peut trouver que la moitié d’un « qui, étant très excellent, » ne sert qu’à. lui faire regretter de n’en pouvoir trouver un tout entier. Il s’enquiert, il interroge et il n’oublie pas de noter que « la raison est que le pays faisant grand trafic de ces fruits, les envoie partout et principalement à Paris, avant même qu’ils soient mûrs, parce qu’ils mûrissent dans le voyage, quoiqu’ils soient sans comparaison meilleurs, ayant mûri sur les lieux. » Au moins il connaît le pourquoi de sa mésaventure. Une autre fois il passe à Lille : « Ils ont la coutume, en ce pays-là, de dresser de gros chiens au harnais, comme des chevaux. Et l’on est d’abord surpris de voir ces bêtes, qu’on regarde ordinairement comme incapables du joug, traîner de petits chariots avec une charge considérable : ce qui est d’un grand profit pour la ville, parce qu’ils ne coûtent rien à nourrir, mangeant les tripes de la boucherie. » Il aime, comme vous voyez, le renseignement exact et complet. Aussi n’a-t-il garde de dédaigner la statistique. En traversant Bruxelles, il visite la cathédrale et ne manque pas à s’informer du nombre des paroissiens. « Il y avait vingt-deux mille communians dans cette seule paroisse, et vingt-huit mille dans une autre, sans parler de cinq autres paroisses qui sont encore dans Bruxelles, quoique plus petites, ce qui peut faire juger de la grandeur de la ville. » Ajoutez que, quand il le faut, il sait fort bien tracer, à la marge de son journal, un petit croquis habilement enlevé. Voici par exemple un crayon des béguines de Bruxelles : « Elles sont coiffées comme des religieuses. Et quand elles sortent dans la ville, elles ont un manteau noir plissé comme les aubes des maisons religieuses, et sur leur tête un petit chapeau fait comme un couvertoir à lessive, qui est noir, et de crin, et qui tient sur le haut de leur tête, comme un petit parasol. » Je souligne les comparaisons : du Fossé n’y manque jamais. L’église du béguinage, à Bruxelles, lui paraît aussi belle que « l’église du Val-de-Grâce ; » à Malines, il note que la tour de l’église enferme de très grosses cloches, une entre autres « aussi forte que la plus grosse de Notre-Dame de Paris. » C’est qu’il ne veut rien laisser d’indécis dans l’esprit de son lecteur. A Tournay, la beauté de la cathédrale le frappe ; il cherche aussitôt dans la disposition de l’édifice et dans les proportions des parties la raison de son admiration. Il mesure les deux ailes, à côté du chœur. Et il constate qu’elles ont de longueur, non point « quatre-vingts pas, M mais quatre-vingts de ses pas. » Avec cela toujours sincère et, visitant une fonderie de canons, s’il décrit les opérations qu’il a vues, s’arrêtant tout à coup : « La machine qui sert à polir les canons par dedans est aussi très curieuse ; mais je ne m’en souviens point assez pour la décrire en ce lieu. »

On ne s’étonnera pas que, dans le récit d’un voyage de Flandre et sous la plume d’un écrivain de Port-Royal, l’énumération des églises et leur description tiennent une large place. Pour les sculptures et les tableaux, du Fossé sans doute les regarde et les admire, mais en bloc plutôt BEVUE LITTÉRAIRE. qu’en détail, ou du moins, dans leur rapport avec l’édifice qu’ils ornent plutôt qu’en eux-mêmes, et dans l’abstraction de leur isolement. Son éditeur lui reprocherait volontiers à ce propos d’avoir gardé le silence, en passant par Anvers, sur les grandes toiles de Rubens. Je crains bien qu’encore ici nous ne commettions une légère erreur. Un excellent juge[6] a remarqué qu’au XVIIe siècle « l’art consistait surtout dans une application monumentale de ses beautés et de ses splendeurs » et que le goût public « ne savait pas encore distraire la beauté de l’utilité, de la convenance et de l’à-propos. » On ne pourrait mieux dire. Après les Mémoires de Pierre Thomas, ou en même temps, lisez dans la collection des Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, le journal de voyage en Italie du marquis de Seignelay, fils de Colbert[7]. Vous n’y trouverez aussi que des indications en passant, quelques signalemens rapides, quelques jugemens nets et précis, d’ailleurs pas une exclamation. C’est un « bon esprit » et, selon le mot de La Bruyère, « les bons esprits admirent peu, ils approuvent. » Non qu’ils soient insensibles. Seignelay note expressément « qu’il fut une heure entière à considérer l’Hercule Farnèse. » Mais ils ne conçoivent pas l’art indépendamment de l’appropriation déterminée des œuvres à un effet monumental. « Je vis encore, dans les jardins du Vatican, dit Seignelay, deux grandes statues de Fleuves qu’on n’a point fait servir à aucune fontaine. » Un autre détail caractéristique est son jugement sur la colonnade qui enveloppe la place Saint-Pierre, à Rome. Il en marque l’auteur, — la date, — le prix de revient, — et il ajoute : « On trouve à dire qu’elle soit en ovale, parce qu’une colonnade n’étant faite que pour se promener et afin que les rangs de colonnes fassent un bel effet à la vue, celle-ci, lorsqu’on est dessous, ne représentant aux yeux qu’une confusion de colonnes, elle semble ne laisser devant soi aucun espace pour la promenade[8]. » L’art est pour eux un ornement de la vie commune, tout ainsi que la littérature ; et l’artiste ou le poète sont des hommes qui concourent, chacun pour sa part, à la diversité de l’existence, par conséquent à son embellissement, et nullement des maîtres qui du haut de leur supériorité fassent la leçon à leur temps. Ont-ils tort ? ont-ils raison ? je n’en sais rien pour aujourd’hui ; je constate seulement que chez tous les peuples, les grandes époques de l’histoire de l’art sont celles, où sous une direction commune, toutes les formes de l’art se prêtent ce mutuel concours et qu’en art comme en littérature, il n’y a jamais eu de style que sous cette condition.

On peut faire sur un autre point d’importance une observation du même genre. Il est passé presque en proverbe que la littérature du XVIIe siècle aurait ignoré la nature. Je trouve pourtant que, dans les Mémoires de du Fossé, les descriptions naturelles ne manquent pas. Il décrit amplement quelque part un château, et il achève : « On peut dire que cette demeure à l’utile joint l’agrément, si ce n’est qu’elle manque d’eau et qu’elle n’a point de vue,… deux choses qui sont néanmoins presque nécessaires pour rendre un lieu parfaitement agréable. » En un autre endroit il se récrie précisément sur la beauté de la vue qu’on a de divers points de la ville d’Avranches : « On ne peut assurément rien se figurer qui égale la beauté de ce que la nature y présente aux yeux. On voit d’un côté une vallée partagée par divers villages accompagnés de très beaux plants qui semblent former à la vue comme autant de parterres différens. On voit devant soi comme un autre parterre d’eau formé par divers courans de la mer, qui serpente en mille endroits d’une manière qui charme la vue. On voit encore d’un autre côté, c’est-à-dire sur la gauche, une vaste étendue de mer, et le mont Saint-Michel, élevé en rocher tout au milieu. » Que la description n’ait rien de pittoresque, ce n’est pas l’important ; il me suffit que du Fossé ne soit pas insensible « au charme de cette vue, » comme il me suffit de relever ailleurs son cri d’admiration quand il voit pour la première fois « la mer, cette vive image de la puissance et de l’immensité de Dieu, » pour m’assurer que le XVIIe siècle sacrifie la nature, mais qu’il ne l’ignore pas. La nature, à ses yeux, n’est que le cadre de l’activité de l’homme, et pourquoi s’inquiéterait-on du cadre si le tableau vaut la peine d’être examiné ? Ce n’est pas là non plus une discussion que l’on puisse ouvrir et fermer en quatre mots ; mais si l’on veut juger équitablement du XVIIe siècle, retenons ce point, une fois pour toutes, qu’il n’est nullement indifférent à la nature, mais que de parti-pris il la subordonne, et dans un degré tout à fait inférieur, à l’homme lui-même. Et tant de révolutions accomplies depuis lors dans le goût comme dans les mœurs et les institutions n’ont pas fait ni ne réussiront à faire qu’il y ait jamais pour l’homme quelque chose de plus intéressant que l’homme.

C’est ici que Thomas du Fossé se retrouve véritablement supérieur, par cela seul qu’il est de son temps et qu’il en parle la langue. Ce même style qui grave au trait, pour ainsi dire, le contour des choses extérieures, admirable parfois de netteté ; mais d’ailleurs un peu sec et rigide, aussitôt qu’il s’agit de pénétrer l’intérieur de l’homme, devient un instrument merveilleux de finesse et de précision. Comme cette qualité de l’observation morale n’est pas discutable ni même disputée sérieusement à la prose française du XVIIe siècle, je me borne à dire que, sous ce rapport, les Mémoires de du Fossé ne sont indignes ni de Port-Royal ni du XVIIe siècle. Il vaut presque Nicole. Je voudrais indiquer seulement d’où vient, à quoi tient cette qualité de prose et pourquoi, comme d’un air de famille, elle marque à son signe toutes les œuvres du temps. Ce n’est pas évidemment supériorité d’intelligence, ni même d’éducation littéraire. Ce n’est même pas toujours supériorité de goût ; c’est supériorité de justesse d’esprit, de sens moral et d’expérience du monde et de la vie. Supériorité d’expérience, — qu’ils doivent à la connaissance d’eux-mêmes, à la conscience d’une déchéance originelle, ou, si vous l’aimez mieux, pour ne mêler ici rien de théologique, à la conscience de leur imperfection foncière. Supériorité de sens moral, — qu’ils doivent à cette conviction qu’il y a des principes de conduite qu’il n’est permis de transgresser en aucun cas, pour aucune raison, c’est-à-dire, qu’il y a une autre mesure du bien que l’utilité, que le bonheur même et la considération, selon le langage du monde. Supériorité de justesse d’esprit enfin, — qui leur vient de l’idée qu’ils se font du devoir. Le devoir en effet ne consiste pas pour eux seulement dans le respect étroit de l’honneur mondain ou de la morale chrétienne, il consiste surtout dans une certaine idée qu’ils se font du rôle de l’homme dans la société. « Vous y voyez, dit notre du Fossé quand il traverse Nantes, un grand nombre de vaisseaux et une multitude de marchands tout occupés de leur négoce, qui font décharger les marchandises qu’on leur envoie de loin ou qui au contraire en font charger d’autres, chacun deux songeant seulement à son intérêt particulier, et tous ensemble néanmoins travaillant pour le public. » Je ne saurais mieux dire. Ils sont persuadés que le bien public résulte du concours que chacun apporte à l’œuvre commune de la civilisation en se contenant dans les bornes rigoureuses de ses obligations professionnelles. On n’a pas besoin d’une classe d’hommes qui fasse profession de réformer le monde. L’artisan à son établi, le marchand à son comptoir, l’avocat au palais, et qu’après avoir accompli la tâche quotidienne, chacun d’eux travaille au perfectionnement de soi-même : tout ira bien.

Là fut, selon nous, la vraie, la grande supériorité du XVIIe siècle. Le roi gouvernait, Colbert faisait des ordonnances, Turenne faisait des plans de campagne, Bossuet faisait des sermons, des mandemens et livrait des batailles théologiques, La Fontaine faisait des fables, Molière faisait des comédies, et chacun d’eux atteignait la perfection de son genre et léguait à la postérité d’inimitables modèles et d’immortels exemples. Thomas du Fossé pendant ce temps écrivait comme son ami le Nain de Tillemont, de savantes histoires ; et lorsqu’il sentait la fin approcher, il composait pour notre plaisir et notre profit les intéressans Mémoires dont nous avons essayé d’indiquer la physionomie. Nous n’avons pu qu’effleurer le contenu de ces quatre volumes : ils renferment pour l’histoire des mœurs, pour l’histoire de Port-Royal, pour l’histoire générale elle-même des renseignemens du plus grand et du plus neuf intérêt : contentons-nous de les signaler, il suffira que nous ayons réussi à donner quelque envie de les lire.


F. BRUNETIERE.

  1. Dans un petit pamphlet, il a joint, sans plus de façons, les Mémoires de Pontis, l aux Mémoires de d’Artagnan, de Courtilz de Sandras, qui n’ont jamais passé que pour du pur roman.
  2. Du Vergier de Hauranne.
  3. M. de Barcos.
  4. Lettres de la mère Agnès, publiées par M. P. Faugère.
  5. Ce détail est de 1656.
  6. L. de Laborde.
  7. Lettres, Instructions et Mémoires de Colbert, publiés par M. P. Clément ; III, 2e partie.
  8. Remarquez qu’il n’importe nullement ici de savoir si ce jugement est celui de Seignelay lui-même, ou des artistes qui l’accompagnaient, ou des curieux de Rome même, puisqu’il ne s’agit que d’établir l’existence d’une façon de penser commune à tout le siècle.