Revue littéraire - Littérature de guerre

Revue littéraire - Littérature de guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 39 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LITTÉRATURE DE GUERRE [1]

A mesure que la guerre se prolonge, la littérature de la guerre s’enrichit de tous les sentimens que multiplie et développe la dure épreuve. Dans les premiers temps, on la vit aller, pour ainsi dire, au plus pressé, qui était de commenter les événemens, de prouver le bon droit du pays, de montrer le devoir de tous et de chacun, de créer un état de pensée où. fussent en éveil l’enthousiasme et la résignation. Les écrivains de la guerre ont accompli une tâche excellente. Ils ont été les véritables meneurs de l’opinion publique, aux jours de la tribulation la plus terrible : on n’a pas oublié ce que fut, par exemple, pour des milliers et des milliers de Français tourmentés, le conseil sûr et souverain d’un Albert de Mun. Depuis lors, la guerre a pris un tel caractère de durée, elle a si profondément posé les questions de vie et de mort, elle pénètre si loin dans l’âme de nos âmes, qu’il ne s’agit plus désormais d’une période cruelle à passer avec courage, à subir avec entrain : mais il s’agit encore de toutes les idées sur lesquelles a vécu notre peuple, de toutes les conditions de son avenir. La littérature de la guerre est ainsi portée, de la remontrance patriotique, à la méditation philosophique.

Cela est sensible, et cela est extrêmement beau, dans le nouveau livre de M. Maurice Barrès, Les diverses familles spirituelles de la France. L’auteur, au 4 août 1914, applaudit à l’union sacrée, salut de la France, la veille déchirée de toutes les querelles qui ont occupé les dernières années avant la guerre et principalement les dernières semaines : soudain, les querelles sont finies, sont abolies, parce que la France est en péril. Ce fut un admirable jour, celui que l’union, proclamée à la Chambre, voulue et faite par le pays tout entier, rassembla tous les Français dans une seule énergie. Les semaines passèrent, les mois et les années. On ne peut pas dire que l’union sacrée se soit maintenue en sa perfection première. C’est que les motifs déterminans de l’union sacrée ont disparu ; non qu’ils n’existent plus : on les voit beaucoup moins. La confiance qu’il y a dans le pays donne à tout le monde et donne à de vifs partisans une sécurité à la faveur de laquelle plus d’un recommence de chicaner. Cependant, l’union sacrée ne cesse pas d’être indispensable ; et, si la guerre continue, la guerre est déclarée tous les jours : elle exige tous les jours la même discipline, et plus rigoureuse, qu’à l’heure exaltée de la mobilisation. Mais il faut compter avec l’usage, l’habitude et voire les manies de nos cœurs : nos sentimens brefs n’ont pas la même façon de se comporter que nos lentes patiences ; nos sentimens ne résistent pas au temps et ne survivent pas sans se modifier. Puis il y a du loisir, à l’arrière du front, comme au front il y a des répits : la spontanéité première se complique de rêve et de réflexion. La spontanéité, peu à peu, tombe. Et ainsi, l’union sacrée, qui fut au 4 août le chef-d’œuvre de la spontanéité patriotique, a bel et bien risqué de se défaire. A la vérité, elle s’est défaite ; mais, par un bonheur, elle se refit, nouvelle, d’une autre sorte et plus résistante, à mesure qu’elle se défaisait. Travail splendide, qui sauve la patrie, et qui est celui que M. Maurice Barrès analyse.

« L’union sacrée, dit-il, n’a pas consisté à renier nos croyances, ou à les reléguer dans une armoire comme un objet inutile dont on reparlerait plus tard. » A les renier, non ; mais à les mettre dans une armoire, en quelque sorte, si ! les premiers jours, et quand il n’était question que d’une guerre courte, épisode qui excitait la curiosité autant que la bravoure, et après lequel on retournerait à la causerie interrompue, à la causerie et volontiers à la chamaillerie. La première union sacrée ouvrit une parenthèse : et la victoire, au bout de la saison, devait fermer la parenthèse. Mais, quoi ! l’on ne met pas entre parenthèses trois fois les quatre saisons de l’année. Et, la nouvelle union sacrée, la voici, comme la décrit M. Barrès : « Elle ne comporte aucun oubli de ce qui fait vivre nos consciences ; mais, au contraire, elle est née de ces croyances qui, par tout ce qu’elles ont de plus excellent, se rejoignent en profondeur. Chaque famille spirituelle a maintenu ses droits, mais sous leur forme la plus pure, et, par là même, s’est trouvée toute proche des autres familles qu’elle aurait crues ennemies. » C’est le phénomène le plus étonnant de la guerre.

Des anecdotes le révèlent, par le dehors. Un soir de bourrasque et de pluie, trois aumôniers, un prêtre catholique, un pasteur et un rabbin, se trouvaient ensemble, non loin de soldats qui relevaient des cadavres. Avant de rejeter la terre sur les défunts, les soldats s’adressent à ces trois aumôniers, pour la prière des morts. Et, — de quelle religion, ces défunts ? — Mystère. « Eh ! nous allons, à tour de rôle, les bénir... » Le catholique, le protestant et le rabbin, successivement, bénirent les corps ; et puis, « ils ont serré la main des soldats, qui n’étaient pas nécessairement des croyans. » A la bataille de Verdun mourut le capitaine Millon, prêtre. Et le grand ami de ce prêtre-capitaine, c’était son chef de bataillon, lui nettement libre penseur. Le libre penseur alla trouver un de ses soldats, un catholique : « Si j’étais tombé le premier, il aurait dit une messe pour moi. Voulez-vous que nous demandions au curé un service à son intention ? » Le libre penseur assista au service avec les soldats et les gens du village. Le curé, après l’évangile, dit quelques mots et pria le chef de bataillon de parler à son tour. Sur les marches de l’autel, le chef de bataillon libre penseur glorifia son ami, le prêtre-capitaine, et sut déclarer « qu’il fallait à la France de demain l’étroite collaboration du prêtre, de l’officier et de l’instituteur. » Ce sont des anecdotes. M. Maurice Barrès ne s’en contente pas, pour montrer cette union profonde et intime des croyances qui ont entre elles le plus de différence et de contrariété. Il va examiner ces croyances, il va examiner le tour qu’elles prennent, dans les âmes où elles sont le principe de toute activité. Les âmes sont difficiles à connaître ? Il n’en doute pas. Elles ne se livrent pas aux regards : elles ont leur pudeur, elles ont leur maladresse, elles ont aussi leur simplicité qui déroute l’amitié même. Pourtant, leur histoire est leur aveu ; et ces lettres que les combattans écrivent, dans les minutes qui vous arracheraient votre sincérité, si vous aviez le goût de la modestie ou de la supercherie, ces lettres-là sont l’évidente vérité. M. Maurice Barrès les a consultées ; il les cite et il les interprète avec une poignante sympathie. Ces témoignages si brûlans de ferveur, il en tire une lumière vive et qui éclaire de larges pans de la conscience nationale. Il a une admirable puissance de divination morale. Et il ouvre d’amples vues dans le mystère des rêveries individuelles et collectives. Il étudie ces diverses familles spirituelles de la France, les catholiques, les protestans, les israélites, les socialistes, les traditionalistes. Chacune de ces familles a ses idées particulières qui, au lieu de les diviser, de les séparer, les dirigent vers le même devoir. Tels socialistes puisent dans le souci de la société future la même abnégation, le même dévouement que les catholiques doivent à leur dogme de la vie éternelle. Les protestans consentent à l’idée de la justice le même sacrifice que font les traditionalistes au vœu de maintenir intact l’héritage français. Les uns et les autres « distribuent la même pensée sous des vocables différens ; » tous, en défendant la France, « défendent leur foi particulière : « et c’est leur foi, particulière qui les dévoue à la France. « Chacun d’eux confond avec la France sa religion ou sa philosophie. miracle ! ils ont tous raison !… » Tant la France est une opulente synthèse de pensée.

Dans les anciens tableaux religieux, on voit souvent les personnages, placés côte à côte, merveilleusement dissemblables : il y en a de tous les âges, de tous les métiers, de doux et de violens, de riches et de pauvres ; et chacun d’eux est comme s’il n’avait pas de voisin. Chacun d’eux a son air, sa coutume ; et chacun d’eux est à part soi. Mais tous ont pareillement les yeux levés vers le ciel. Et c’est l’oraison commune, l’oraison particulière adressée au même Dieu, qui les groupe. C’est l’oraison qui fait la composition du tableau. Ainsi, nos diverses familles spirituelles, dévouées à la même patrie, composent par leur dévouement la France,


Pour que fût parfaite l’unanimité du pays dans l’épreuve qu’il subit, on voudrait qu’à l’arrière l’esprit de guerre eût la maîtrise. Il ne l’a pas absolument. Et faut-il appeler famille spirituelle de la France la tribu des frivoles qui paraissent ne pas savoir qu’il y a la guerre ? M. Maurice Donnay a entrepris de les avertir. Il s’adresse, pour ainsi dire, aux gentils et aux gentilles, que l’esprit de guerre n’a pas touchés. C’est pour eux qu’il a écrit ses charmantes Lettres à une dame blanche : et, à l’égard de cette dame blanche, il n’a que tendresse et déférence ; mais il lui montre la comédie, assez ridicule et triste, que mènent, à Paris, quelques dames moins blanches et, autour d’elles, bon nombre d’hommes qui, sur ce point, sont femmes. La dame blanche est délicieuse. Dans les premiers temps de la guerre, elle a trempé, distribué des soupes ; elle a tricoté : elle a chanté pour les blessés ; elle a été marraine ; elle a donné aux œuvres. Et, avec tout cela, elle n’était pas contente d’elle... « Comme dans le vieil opéra, comique cher à nos pères, une dame blanche vous regardait : c’est très gênant ; et c’était la dame blanche que vous vouliez être qui vous regardait ainsi... » Elle n’était pas infirmière encore, pour la seule raison que le projet de voir du sang la faisait défaillir. Et puis, ce fut en Bretagne, à la fin d’une belle journée, l’automne... « Un angélus tintait ; rien ne manquait à l’émotion de ce moment et l’on pensait que rien n’était plus beau que ce paysage de France, et que la France... D’un hôtel transformé en hôpital, deux infirmières sortaient ; leur cape sur le bras, toutes blanches dans le crépuscule, elles montaient une côte assez longue et rapide, d’un pas cadencé, décidé, allongé. Quand elles passèrent, vous vîmes qu’elles étaient toutes jeunes et que leur visage rayonnait de cette gaieté que donne une noble tâche accomplie. Et, quand elles eurent passé, vous avez dit : « Décidément, en rentrant à Paris, je suivrai des cours. » Ainsi, deux filles de la plus active et tangible charité, la beauté de l’heure, la double mélancolie d’un beau jour et des beaux jours qui finissaient, tout cela collabora à votre décision... » La dame blanche est en Bretagne, confinée dans un hôpital militaire, loin des yeux qui la verraient si brave et si bonne : toute seule ; et, le soir, dès que ses blessés dorment, elle se retire dans sa chambre et lit Montaigne.

A Paris, elle a laissé sa cousine Clotilde. Et, Clotilde, M. Maurice Donnay l’a rencontrée, qui descendait de son auto et allait rue de Rivoli, prendre le thé. Elle devait retrouver à ce thé le comité de l’œuvre dont elle est présidente, l’œuvre des Désœuvrées : les dames du comité ont rendez-vous, chaque soir, entre cinq et six heures, dans un thé différent ; « quelle sujétion !... » Clotilde n’approuve pas, et traite de véritable folie, qu’on soit dame blanche et qu’on choisisse un hôpital à cinq cents kilomètres de Paris et des amis. Elle n’a pas le goût de l’exil ; et elle n’a point envie de donner à ses contemporaines un grand exemple : son œuvre des Désœuvrées lui suffit. « Ayant dit ces choses, elle s’est aperçue qu’elle mourait littéralement de froid, malgré ses fourrures, et elle est entrée précipitamment dans la maison de thé où l’attendaient la vice-présidente, la secrétaire et la trésorière... » M. Maurice Donnay déteste Clotilde ; et, s’il ne le lui dit pas avec une sévérité rude, c’est que la rudesse ne changerait pas Clotilde, quand la guerre ne l’a point changée. Les personnes qui traversent le temps effroyable de la guerre sans avoir l’air de s’en apercevoir et sans tirer de la guerre aucun enseignement, que leur faut-il ? Ce sont des âmes préservées ; ce sont des âmes abritées : ce sont des âmes qui ne sont point des âmes, n’ayant ni charité, ni sensibilité, ni seulement ce peu d’imagination qui vous alarme sur la douleur des autres et vous invite à compatir.

Il y a, dans ces Lettres à une dame blanche, les portraits de maintes Clotildes et de maints « rigolos » qui veulent oublier la guerre. Il y a aussi d’assez bonnes gens qui n’oublient pas la guerre, mais enfin qui ont trouvé le moyen de s’en accommoder. Et d’autres en profitent : ceux-là, ce ne sont pas de bonnes gens. M. Donnay ne s’attaque pas aux plus mauvais et dont les fautes ont de quoi choquer tout le monde. Il malmène les demi-coupables : et de grands coupables encore, si la guerre ne leur est pas une souffrance quotidienne et si, de la souffrance, ils ne font pas de la pitié. Il les malmène, à sa façon qui n’est pas brutale. Il les taquine ; mais avec une si adroite justesse que ses victimes auraient mille fois raison de préférer les coups à une telle taquinerie. Jamais il ne se fâche ou ne s’emporte ; mais, souvent, au frémissement de la phrase, il est facile d’apercevoir son impatience. Et, comme l’impatience n’a ici d’autre motif que les sentimens les plus proches du cœur, froissés par le futile égoïsme des badauds, cette satire des badauds, c’est une élégie de la guerre. Ainsi la moquerie est toute mêlée de mélancolie, le rire voilé de larmes. Cette discrétion qui atténue de gaieté le chagrin, de chagrin la gaieté, a une grâce qu’on trouve en plusieurs ouvrages de M. Maurice Donnay et qui, dans ces Lettres, émeut infiniment. Puis, il arrange les mots au gré de sa délicate pensée, avec un art qui ne se voit presque pas, avec un art si ingénieux, si habile qu’on le cherche et ne le découvre pas. Il écrit à la dame blanche : « Un des résultats de la grande guerre sera de rendre à la littérature de la spontanéité. Un plus grand nombre d’écrivains oseront être eux-mêmes, se donner, s’abandonner... » Je n’en suis pas sûr ; et même je ne suis pas sûr qu’on doive beaucoup le désirer. Un plus grand nombre d’écrivains ! Et ils se donneraient, s’abandonneraient !... En se donnant, que donneraient ils ? Et, quelques-uns. leur abandon ne vaut pas qu’ils renoncent à être un peu guindés. « Ils pourront être sincères... » Veuillent-ils ne l’être pas tous ! Mais la sincérité de M. Donnay, et dans ces Lettres, est ravissante. Il était délicieusement naturel dès avant la guerre ; et l’on n’a pas attendu la guerre aussi pour aimer qu’il le fût. Naturel avec un tour qui est de lui ; et il ne s’applique pas du tout, mais il ne fait que céder à son cœur et à son esprit pareils, s’il écrit de ces pages adorables qu’on ne saurait traduire en aucune autre langue, tant le son des syllabes et la mélodie de la pensée ne sont que choses de chez nous, fines merveilles de France.


Celui-ci encore est de France, et de la plus jolie manière, l’auteur des Croquis de Paris, M. Maurice Demaison. Ses croquis, ses petits tableaux, d’une peinture attentive, exacte et habile, forment par leur réunion l’image ample et variée de Paris pendant la première année de la guerre. Et, dans ce mince volume, bat, comme dit un beau sonnet liminaire de M. Henri de Régnier, « le cœur vaillant, le cœur sublime de Paris ! » M. Maurice Demaison ne cherche pas le sublime. Seulement, il l’avait sous les yeux : et le sublime de Paris, tout de simplicité, même dans l’héroïsme, et avec bonhomie... Il y a une lettre de Mme de La Fayette, où elle feint de ne pas être l’auteur de la Princesse de Clèves et profite du stratagème pour juger ce roman qu’elle ne méprise pas : elle aime qu’on n’y trouve rien d’emphatique et de « grimpé, » dit-elle. Rien de « grimpé » non plus, dans le sublime de Paris ni dans les croquis de M. Maurice Demaison. Paris s’attendit aux plus effroyables calamités : et il eut cette coquetterie, de subir élégamment son angoisse. Il fut sauvé : il ne retentit pas de cris de joie plus que, durant les mauvais jours, de cris d’épouvante. Le 3 septembre 1914, — et que n’avait-on pas à craindre alors ? — l’auteur des Croquis note qu’un avion boche versa des bombes sur notre ville et qu’un Parisien concluait : « Oui, nous avons le risque des bombes ; mais au moins les autobus ne nous écraseront pas ! » Rester, dans la chance, tel qu’on était avant cela : c’est une rare élégance et que n’ont pas, d’ordinaire, les parvenus. Dans le péril, garder son attitude habituelle : c’est une autre élégance, et presque la même en son origine, le signe de la bonne race et d’un usage ancien. Paris ne ressemble jamais à un parvenu : il a son passé, pour l’aubaine et pour l’infortune. Il a continué, pendant les terribles semaines, sa vie, son badinage aussi. Et M. Maurice Demaison, dans sa peinture de Paris, badine, comme son modèle badinait, avec un entrain qui veille à cacher la tristesse.

Il raconte qu’un de ses amis, jurisconsulte, reçut de province, au premier printemps de la guerre, la lettre que voici : « Modeste travailleur, je prépare une monographie de Charles le Simple et du traité de Saint-Clair-sur-Epte par lequel, l’an 911, il donna sa fille Gisèle en mariage à son vainqueur, Rollon, chef des Normands... » Le modeste travailleur demandait au jurisconsulte quelques renseignemens précis touchant les conventions matrimoniales réglées par la coutume de Neustrie. Là-dessus, le jurisconsulte se récrie : douze millions d’hommes, d’un bout à l’autre de l’Europe, s’entretuent ; ça ne suffit pas pour divertir du mariage de Gisèle un érudit, un maniaque ! M. Maurice Demaison, plus sage : « C’est un brave homme ; il faut le citer à l’ordre du jour civil. » Ce maniaque ? « Il y a plusieurs manières de s’occuper pendant la guerre. La plus noble est de se battre ; ensuite viennent les services qu’on rend à nos soldats ; après cela, il n’en reste qu’une bonne, c’est de faire son métier. Quiconque n’est point dans les tranchées, les ambulances ou les œuvres charitables, n’a pas d’autre devoir. S’il est balayeur, qu’il balaye ; s’il est ferblantier, qu’il rétame ; mais, pour Dieu, qu’il continue sa vie !... » Peut-être, sur ce point, M. Donnay et M. Demaison ne sont-ils pas tout à fait d’accord. M. Donnay veut que tout le monde serve : tout le monde, et même Clotilde. M. Demaison sera content si Clotilde s’occupe. M. Donnay compte davantage sur l’utilité d’un chacun. M. Demaison n’ose pas demander à tout un chacun de servir : il conjure les inutiles de n’être qu’inutiles et, principalement, de ne pas nuire. Ils sont d’accord, au surplus, pour blâmer les désœuvrés ; et M. Donnay, certainement, approuve M. Demaison, qui écrit : « J’aime l’entomologiste qui pique des papillons. Il alimente le commerce du liège, l’industrie des épingles, celle de la créosote ; il participe à la vie du pays. Et je suis indulgent à la femme qui commande des robes à godets. Elle pourrait employer son argent avec plus d’altruisme ; mais sa coquetterie même n’est pas d’une mauvaise citoyenne : elle soutient le moral des couturiers. Cela vaut mieux que de s’affliger dans une jupe étroite et de dire : On n’avance pas ! » Le sublime Paris de guerre, M. Maurice Donnay lui a dédié plus d’un cantique d’amour et d’amical respect, dans ce recueil si attrayant, si pathétique, au titre glorieusement démodé. Pendant qu’ils sont à Noyon : « L’âme de Paris ! Elle fut résignée aux pires catastrophes, pendant les premiers jours de septembre. Depuis, elle est confiante et toujours pleine d’espérance et de certitude... L’âme de Paris, ceux qui la jugent du dehors, et sur certains dehors, peuvent la croire indifférente, habituée, légère : ils se trompent !... » Le sublime Paris de la guerre, M. Demaison, comme on voit, le traite avec un peu d’ironie. Entendons ce mot ; ne confondons pas l’ironie avec la moquerie. Il y a possiblement de l’amitié, dans l’ironie, même de la tendresse. Et que l’auteur des Croquis aime Paris, on le sent à chaque page de son livre. Il en aime les rues et les gens ; il en connaît tous les quartiers, et l’histoire. Il en aime les heures de jour et les heures de nuit, les paysages, la pierre et la verdure. Il en aime l’esprit, la plaisanterie dans le courage ; et il sait que, s’il plaisante, il est de mèche avec Paris. Premiers jours de janvier 1915 ; la neuvaine de Sainte-Geneviève : « La place du Panthéon offre d’étranges disparates. Un dôme, des colonnades, des torchères de bronze, de vastes étendues. C’est l’endroit le plus solennel et le plus romain de Paris, un Piranèse sans soleil, balayé par le vent. Tout à coup, elle s’achève en quartier provincial : une église posée de guingois, une tour gothique, les ogives d’un couvent, quelques vieilles masures composent pour l’aquafortiste un décor de petite ville dévote... » L’automne précédent, lorsque Paris était silencieux et désert : « J’ai vu un chat assis, au milieu de la chaussée, en pleine rue Richelieu, à trois heures de l’après-midi. La patte gauche dressée comme une antenne, il lissait les poils de ses cuisses avec sa langue râpeuse, aussi tranquille qu’au fond d’un cabinet de toilette. Effet bien mince de la guerre. Pourtant, c’est la première fois, depuis le cardinal, qu’on aura vu ce tableau dans la rue Richelieu à trois heures de l’après-midi. » Ne croirait-on, — je ne dis pas, lire une description parfaite, — mais voir, au musée Carnavalet, quelqu’une de ces jolies estampes d’autrefois, très pittoresques et d’un style accompli, et qui sont de précieux documens, et qui sont, avec une amusante simplicité, de menus chefs-d’œuvre par la justesse et le goût ?


Il y a des croquis de Paris, dans le nouveau livre de M. Pierre Loti, Quelques aspects du vertige mondial ; deux seulement : et l’un, terrible, scène d’hôpital, un soldat qui ne sait pas qu’il est aveugle et croit, sous les bandeaux, avoir des yeux ; il écarte les bandeaux, il tâte ses orbites vides et pousse un cri de détresse à vous déchirer le cœur ; l’autre, l’Adieu de Paris au général Gallieni, est un hommage au grand chef et aux foules qui l’avaient reconnu. Et des croquis de la guerre : les villages dévastés, l’Alsace, maisonnettes enguirlandées de roses et qui ont l’air de resplendir sur les fonds de montagnes vertes et qui ont l’air de s’égayer sur les fonds lugubres de la guerre ; les tranchées, les « secteurs tranquilles, » où pleuvent les obus et où les soldats se tiennent volontiers sur le pas des abris souterrains, aimant encore mieux « attraper ça dehors » que d’être enterrés vifs ; maints croquis de tout ce qu’on voit, puis de ce qu’on devine, croquis des « aspects » et des âmes. Novembre 1916 : « Il pleut sur l’enfer de la Somme... » C’est une route, « sorte de voie sacrée qui mène au front, » et que suit, écrase, bouleverse un charroi continu : deux files de camions, ceux qui vont là-bas, portant des soldats et portant des munitions, portant ce qui tuera et ce qui doit risquer la mort, puis les camions qui reviennent et, parmi eux, les camions d’ambulance. L’un de ces derniers, fermé de tous côtés : « il en coule, goutte à goutte du sang, qui fait des petites taches rouges sur la boue ; il a l’air d’égrener un chapelet rouge : quelque hémorragie soudaine… » Et la pluie, régulière, épaisse : on n’imagine pas qu’elle puisse jamais finir ; « il fait à peine jour tant le ciel est plein d’eau, rien n’indique l’heure, on ne sait pas si c’est midi ou le crépuscule… » Passent des prisonniers aux houppelandes grises : un vilain troupeau, que mènent des bergers étonnans. Les bergers, vêtus et encapuchonnés de toile cirée jaune. Sous le capuchon pointu, d’un jaune serin, sous le passe-montagne bleu, la figure est noire ; « Eux, c’est au Sénégal, à la côte de Guinée, qu’on les avait rencontrés jadis, nus sous le soleil torride ; et les voilà transportés sous le ciel pluvieux de la Somme, emmaillotés comme des momies ! » Et passent de singulières petites figures jaunes, avec des yeux retroussés à la chinoise, des figures d’extrême-Asie : « Ah ! des Annamites, imprévus ici, sous cette pluie d’hiver ; mais tout est sens dessus dessous dans le monde, tout est Babel, en 1916 !… » Et puis, sur le détail divers de la route et jusqu’à l’horizon, l’infinie désolation de la nature, son retour au chaos ; non le chaos des origines : comment imaginer que naisse de là quelque chose ? le chaos dernier, la fin de tout. « Voilà donc ce que les hommes ont fait de la Terre, qui leur avait été donnée habitable, verte et douce, bien revêtue d’arbres et d’herbages… » Enfin, sur le désastre même, la souveraineté paradoxale de l’âme, les vertus. Le paysage est ainsi, un paysage d’épouvante et que l’âme domine.

À ses pages récentes, et qui sont des visions de la guerre, — des apparitions que le génie du peintre lève comme par un sortilège, — — M. Pierre Loti a joint, il a mêlé, des pages d’autrefois, feuillets de voyages, évocations des pays de lumière et de volupté, pays des Ouled-Naïlia, soirs dorés du Bosphore et la Stamboul d’Aziyadé. Il a mêlé aussi à ces images nouvelles ou anciennes les souvenirs de son enfance, le souvenir de sa poupée, le souvenir de sa maison, le souvenir de ses journées qui attendaient et qui ne savaient pas ce qu’elles attendaient. Tout cela, dans un désordre voulu, c’est l’emblème de nos pensées bouleversées, comme est bouleversée la nature en ce temps de la tribulation. Tout cela, pêle-mêle, se réunit et aboutit à la rêverie la plus pathétique, à ce « vertige, » où il semble qu’on assiste à l’effondrement des idées et du monde, où subsistent pourtant certaines idées, celles qu’on appelle croyances, et qui sont la solidité suprême dans le désastre universel.


C’est à ses idées ou croyances que s’attache M. Henri Lavedan ; c’est à leur opportun service qu’il a consacré son livre, La famille française.

On se bat, dit-il, on veut la victoire, et l’on s’égorge et l’on s’extermine, — sic vos non robis, — pour les enfans. Les hommes qui sont à la guerre et qui prodiguent leur courage ont fait abnégation d’eux-mêmes ; leur sacrifice est au profit de l’avenir. Et donc il faut que dure le principe même de la continuité, de la fécondité, la famille. Or, la famille est en péril et, avec la famille, la fécondité française. Pour mille habitans, vingt-six naissances déclarées dans les années 1874-1876 ; dix-huit dans les années 1911-1915. Et les chiffres de la natalité, pendant cette période de quarante ans, baissent perpétuellement : il n’y a point une année où ils se relèvent, point de caprice dans la ligne descendante... « Cette idée effrayante et certaine, que la France, comme si on la tuait petit à petit, périt faute d’enfans, pénétrera-t-elle enfin dans les masses profondes et s’établira-t-elle comme une nécessité humaine, comme un devoir qui barre la route, auquel on ne peut plus se soustraire et qu’il faut remplir si on veut avancer... respirer, vivre ? »

Le problème n’est pas nouveau ; moins il l’est, et plus il devient urgent, à mesure que le mal augmente : et puis la guerre, « la guerre, avec ses hécatombes, qui aggrave et précipite la formidable baisse. » Le problème de la famille est ainsi un problème de guerre.

M. Lavedan l’examine avec un soin parfait, et avec une inquiétude qui donne à tout son livre un accent très pathétique. Il étudie les différentes classes de la société, les riches et les pauvres ; et il n’est pas dupe de la séparation trop nette qu’on établit facilement des pauvres aux riches : mais il étudie les demi-pauvres, et les riches qui n’ont pas de fortune, ceux mêmes qui n’ont pas le sou, enfin les variétés des classes dites moyennes. Il étudie les conditions de l’existence. Il étudie la vieille fille et le vieux garçon : pour les connaître, il ne se borne pas à l’opinion commune. Le vieux garçon qu’il réprimande, ce n’est pas le « caractère de comédie, venu de Scribe ou de Barrière et qui fait songer à Balzac ou à Paul de Kock : » c’est le vieux garçon d’aujourd’hui, lequel a cessé d’être « un personnage gai et inoffensif de roman et de théâtre. » Sa vieille fille n’est pas un type une fois indiqué : il aperçoit de nombreuses variétés de vieilles filles ; avant de les accuser, il les comprend. Sa finesse de psychologue va très loin dans l’intimité des âmes ; et il pénètre jusqu’à des secrets que les familles dissimulent, secrets qui, lentement d’abord et de plus en plus vite, ont pour effet de ruiner les familles. Plus d’un passage de son livre est un drame : un drame où sont en jeu des êtres innocens presque tous, et les plus coupables presque innocens ; un drame où est en jeu. surtout, la patrie.

Que faire ? Eh bien, des lois !... C’est le cri du cœur. Une loi, quelques lois : après cela, nous sommes tranquilles. Nous avons tort !... D’ailleurs, les lois ne sont pas toutes dénuées de toute efficacité. Probablement n’est-il pas vain qu’on prodigue aux familles nombreuses les encouragemens et l’aide sociale. M. Lavedan ne néglige pas les lois : il ne néglige rien, quitte à être méticuleux, avec raison. Mais, ce qu’il a très bien vu, c’est l’insuffisance des lois : « Les meilleures mesures d’ordre pratique, prises et appliquées, ne serviront à rien, malgré leur programme d’efficacité, si elles ne commencent par découler d’un nouvel état d’esprit franchement résolu, d’une conscience ressaisie... » Le problème de la famille est complexe : et, à tous égards, il apparaît, en dernière analyse, comme un problème moral. Refaire la famille, c’est par « une reprise de jugement, de raison, par un retour définitif aux éternels principes qui ont pour mission de régir la conduite humaine, » qu’on y réussira, qu’en tout cas on doit tâcher d’y réussir. Il faut une moralité nouvelle : et c’est l’ancienne moralité française retrouvée. Or, les conséquences morales de la guerre ne sont pas toutes visibles ou prévisibles dès à présent ; nous avons un immense inconnu devant nous. Cependant, il semble que la longue et dure épreuve de la guerre nous ramène aux idées et usages qui composaient anciennement la vie française, et il semble que nous retournons au bon sens. On n’ose dire davantage.

Il sera utile et indispensable même que tout le dévouement des hommes qui sont, par l’esprit et par le talent, les guides véritables de la nation, collabore à la meilleure et seule juste et salutaire interprétation de l’épreuve. C’est l’exemple que propose, avec une très belle ardeur, l’auteur de Servir, qui tient à servir et n’y manque pas.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Les diverses familles spirituelles de la France, par Maurice Barrès ; Émile-Paul) ; Lettres à une dame blanche (Société littéraire de France) et Pendant qu’ils sont à Noyon (Tallandier), par Maurice Donnay ; Croquis de Paris, par Maurice Demaison (Plon) ; Quelques aspects du vertige mondial, par Pierre Loti (Flammarion) ; La famille française, par Henri Lavedan (Perrin).