Revue littéraire - Les romans nouveaux - 14 février 1878

Revue des Deux Mondes tome 25, 1878
Jacques Garnier

Revue littéraire - Les romans nouveaux


REVUE LITTERAIRE

LES ROMANS NOUVEAUX

Le Comte Orphée, par M. Louis Ulbach. — La Maison Vidalin, par M. Alphonse de Launay. — Marmorne.

Le roman pathologique est décidément à la mode. Les névroses jouent un rôle important dans les œuvres qui feront l’objet de cette étude, et deux des héroïnes sur trois souffrent de l’un de ces désordres nerveux que nos aïeules appelaient poétiquement des vapeurs, et que la science contemporaine, moins galante, qualifie plus prosaïquement du nom d’hystérie. Le Comte Orphée de M. Louis Ulbach[1] est celui de ces trois récits qui appartient le plus complètement au domaine médical ; non-seulement l’héroïne principale est une malade, mais le héros lui-même et les personnages secondaires subissent cette influence morbide.

Le comte Orphée, ou, pour lui restituer son vrai nom, le comte d’Essoyes, a épousé son amie d’enfance, Hélène. Depuis longtemps ce mariage était arrangé entre les deux familles, et, après avoir vécu comme deux camarades, les jeunes gens se sont, fiancés de bonne heure. Ils s’aiment, sinon avec passion, du moins avec une grande tendresse ; ajoutez qu’ils sont riches, qu’Hélène est une femme supérieure, d’une beauté et d’une intelligence remarquables, et que le comte lui-même est un esprit très distingué. L’aube de la vie commune se lève donc pour eux avec des couleurs charmantes, et aucune garantie de félicité ne manque à cette association de deux époux assortis. Et pourtant, en dépit de tout cela, ils ne sont pas satisfaits. L’édifice de leur bonheur conjugal est privé de ce couronnement dont les vieux conteurs ornaient la conclusion de leurs contes : « Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfans. » La maison du comte d’Essoyes est et doit rester une maison sans enfans. C’est à partir du jour où il est bien constaté que leurs espérances sont absolument déçues que le ciel des deux époux commence à se brouiller. Sans que l’un des deux rejette directement sur l’autre la responsabilité de cette infécondité mortifiante, ils se sentent intimement froissés, et il s’opère dans leurs habitudes communes une transformation que l’auteur indique sans la motiver suffisamment. « L’amitié, dit le comte, délia nos bras ; mais nos cœurs restèrent unis, et nous prîmes ainsi l’habitude de ce tendre célibat à deux dont je souffrais, dont elle ne parut pas souffrir… »

Ici la situation devient assez scabreuse, et elle demanderait, pour être acceptée sans paraître choquante, à être analysée à la fois avec précision et délicatesse. Sans nous fourvoyer dans de longs détails, disons que ce nouveau modus vivendi adopté par les deux époux, loin de ramener le calme dans le ménage, creuse chaque jour un plus large fossé entre le comte et sa femme. Hélène est prise d’une langueur inexplicable, entrecoupée de caprices d’activité et de dissipation. Elle a des ennuis profonds, des curiosités étranges, des exigences irritantes ; bref elle entre dans cette phase dangereuse de la vie conjugale que M. Octave Feuillet a surnommée la crise, et à l’extrémité de laquelle apparaît l’inévitable amoureux, destiné à détendre, la situation, à la façon dont l’orage rassérène l’atmosphère trop chargée d’électricité.

Certes ce point de départ du roman de M. Ulbach est loin de manquer d’intérêt. La situation morale de deux époux unis par de nombreuses sympathies de cœur et d’esprit, et finissant cependant par devenir étrangers l’un à l’autre à la suite de secrets et obscurs froissemens, était curieuse à étudier et devait tenter un romancier. Mais pour faire cette étude, il fallait une profondeur d’observation, une légèreté de main et une habileté d’artiste qu’on ne trouve pas souvent réunies dans un même écrivain. De plus, il était nécessaire de nous présenter la comtesse d’Essoyes, moins comme une femme malade que comme une âme blessée. C’est là en effet un des écueils du roman physiologique contemporain : si les héros n’agissent que sous l’influence fatale d’une affection des nerfs et du cerveau, ils nous intéressent médiocrement. Pour que nous nous attachions à leurs passions et à leurs fautes, il faut que nous sentions chez eux l’énergie de la pensée, le libre exercice des facultés. Du moment où vous les réduisez à l’état de créatures hystériques ou maniaques, ils ne relèvent plus du moraliste, mais du médecin aliéniste, et ils perdent la majeure partie de leur valeur en perdant la responsabilité.

Le défaut d’équilibre moral est précisément ce qui enlève au personnage de la comtesse d’Essoyes, non-seulement tout son charme, mais presque tout son intérêt. L’auteur, après nous l’avoir dépeinte comme une femme du monde aux goûts raffinés, à l’esprit cultivé, à l’âme fière, nous la montre succombant à la première attaque d’un jeune savant assez mal élevé, dont l’esprit positif et les façons vulgaires ne sont rachetés que par une érudition pédante et une santé robuste. Comment expliquer l’engouement de cette patricienne pour un homme sans éducation qui, dès la première entrevue, se met si singulièrement à l’aise devant elle ? — « Pour jouer à la paume avec les enfans, il enleva son habit, et l’on vit paraître par l’échancrure des manches du gilet des bretelles brodées. » — Si la comtesse d’Essoyes est la femme que vous nous avez dite, la fascination exercée par ce cuistre aux bretelles brodées est invraisemblable ; ou bien, si le philologue George Savière a réellement pu séduire Mme Hélène, c’est qu’alors il a eu affaire à une femme déjà dépravée par un commencement de lésion cérébrale. Son aventure n’est plus qu’un vulgaire cas d’érotomanie, et dans cette hypothèse, c’est la conduite du comte d’Essoyes qui devient inacceptable.

En effet, à partir de la séduction d’Hélène par George Savière, le roman sort du domaine de la réalité et passe dans celui de la fantaisie pure. Le comte d’Essoyes, après avoir abandonné sa femme à l’amant qui en a si facilement triomphé, vit cinq années loin de son logis et de son infidèle. Il n’est rappelé chez lui que par la nouvelle de la mort de celle qui l’a trompé ; mais, par un phénomène peu naturel et peu explicable après la façon dont les choses se sont passées, ce mari philosophe et jusque-là doué d’un tempérament assez froid devient rétrospectivement et fanatiquement amoureux de la morte. En proie à une sorte d’hallucination, la folie de cet amour posthume le pousse à des résolutions désespérées, et, semblable à Orphée poursuivant Eurydice jusqu’au pays des ombres pour retrouver celle qu’il a dédaignée de son vivant, il finit par se suicider dans la chambre même où l’adultère a été consommé et où Hélène est morte dans l’impénitence finale.

Ainsi se termine ce roman bizarre où l’auteur, parti d’une donnée curieuse et vraie, est allé se fourvoyer dans un inextricable fourré d’invraisemblances. M. Louis Ulbach s’est mis à la poursuite de l’originalité ; mais celle-ci, comme Eurydice, s’est enfuie au moment même où il croyait la saisir. La forme du livre, très travaillée et très cherchée, se ressent du caractère hybride de la donnée. Tantôt le romancier abuse des couleurs brutales et des violences d’expression mises à la mode par la nouvelle école. Ainsi le comte Orphée, craignant d’ouvrir un tiroir où sont renfermées les lettres de la comtesse et de son amant, dit qu’il y retrouverait « la crasse de leur âme, comme il a trouvé la crasse de leurs têtes sur les fauteuils du salon. » — Tantôt le style est maniéré et précieux comme celui de Cathos et de Madelon. Exemple, ce portrait de la défunte : « Les mains croisées comme celles de la Joconde, mais plus transparentes, laissent voir ces réseaux de mines bleues qui sont les linéamens d’une carte où je retrouve le chemin de toutes mes pensées d’autrefois. » Ces indécisions dans la forme et les romanesques invraisemblances du fond montrent ce qu’il y a de pénible et de mal équilibré dans ce livre, où l’on reconnaît cependant l’effort d’un esprit distingué et d’un écrivain de talent. Le tort de M. Louis Ulbach a été surtout de mêler à des doses inégales les qualités réelles de l’observateur et les spéculations par trop chimériques d’un fantaisiste. Les partisans de l’idéal ont souvent recommandé aux romanciers qui vivent trop près de la terre de prendre pour maxime les vers d’Horace :

Cœtusque vulgares et udam
Spernit humam, fugiente penna…


Le conseil peut être bon, mais, pour le pratiquer, il faut avoir une robuste envergure d’ailes, et si l’on ne se sent pas assez poète pour prendre son essor dans le plein ciel de la fantaisie, mieux vaut encore en revenir à l’observation des choses terrestres, à ces régions un peu bourgeoises, mais saines et solides, où M. Louis Ulbach a jadis trouvé l’aimable roman de Monsieur et madame Fernel.

On ne reprochera pas à l’auteur de la Maison Vidalin[2] d’avoir choisi son sujet dans un monde trop chimérique. Le roman de M. Alphonse de Launay a pour cadre l’intérieur d’une épicerie de province ; pour personnages, l’épicier Vidalin, la belle Mme Élise sa femme, un petit apprenti bossu et un premier garçon d’épicerie bellâtre et galant, répondant au nom de Cyprien. C’est dans ce milieu prosaïque, où les parfums acres du poivre se mêlent aux odeurs fades de l’huile d’olive et du savon, que se joue un drame fortement pimenté d’adultère et terminé par deux morts violentes.

Faraud, le petit apprenti bossu et malingre, s’éprend pour sa belle patronne d’un amour timide et extatique, tandis que Mme Vidalin, fascinée par les grâces triomphantes du commis Cyprien, trompe l’honnête épicier dans l’arrière-boutique du magasin de denrées coloniales. C’est par une chaude après-midi d’été, en rangeant des bouteilles de vins uns au milieu d’un bourdonnement de mouches s’abattant sur les barils de cassonade, que Mme Élise tombe dans les bras de Cyprien. — O Virgile ! nous voilà loin de la poétique grotte où s’oublièrent Énée et Didon ! — L’honnête Vidalin ne s’aperçoit de rien, naturellement, mais l’apprenti Faraud, rendu plus perspicace par ses souffrances d’amour, devine cette passion coupable, en guette minutieusement toutes les péripéties et n’en aime que plus frénétiquement sa patronne. Un jour, il lui entend dire, en parlant de Vidalin : « Cet homme, c’est mon désespoir et ce sera ma mort ! » Et alors une idée monstrueuse germe dans le cerveau maladif du petit bossu ; il rêve de débarrasser Mme Vidalin de son encombrant mari, et il empoisonne Vidalin à petites doses, en additionnant ses tisanes de fortes décoctions de tabac. L’épicier en meurt, mais le bruit public accuse les deux amans de cette mort mystérieuse, et Faraud, se sacrifiant jusqu’au bout, s’empoisonne à son tour, après avoir déclaré publiquement qu’il est le seul auteur du trépas de Vidalin.

Comme on le voit, M. A. de Launay, qui doit être un débutant, n’y va pas de main morte. Il a lu Madame Bovary et Thérèse Raquin, et il a été pris de l’ambition d’aller sur les brisées de MM. Gustave Flaubert et Emile Zola ; mais l’imitation de ces dangereux modèles n’est pas aussi facile qu’elle le paraît au premier abord. N’est pas Zola qui veut. Pour faire accepter au public les détails répugnans et mesquins de ces intérieurs de petits bourgeois, les perversités maladives de ces cerveaux étroits et viciés par l’atmosphère malsaine d’une arrière-boutique, il faut l’observation patiente et minutieuse, la puissance d’exécution, l’imagination ardemment colorée et le plantureux vocabulaire d’un artiste tel que l’auteur de la Curée et de l’Assommoir. M. A. de Launay est un violent d’intention et non de tempérament. A part le tableau d’une partie de campagne qui est heureusement esquissé, les scènes de son roman manquent de couleur, de relief et de vérité. Ses personnages parlent une langue sentimentale qui jure trop avec leurs habitudes et le milieu où ils vivent. Si le décor rappelle les œuvres de Flaubert et de Zola, en revanche le principal personnage, l’apprenti souffreteux et rachitique, aux élégiaques désespoirs, appartient tout au. plus à la famille de ce mélancolique petit épicier de Montrouge, chanté par M. François Coppée. — Cet enfant, tel qu’il est dépeint, avec sa douceur extatique, son besoin de tendresse et sa chrétienne résignation, est incapable d’en arriver à concevoir et à exécuter une résolution aussi criminelle. L’empoisonnement de Vidalin nous paraît odieux. Les motifs qui déterminent Faraud ne se déduisent logiquement ni de son caractère ni de la situation. Cette fois encore nous avons affaire à un fou. Le type de Faraud n’a pas été observé, il a été créé de toutes pièces dans le cerveau de l’auteur ; il n’est pas humain et partant il ne nous touche pas.

Des trois œuvres dont nous nous occupons, la plus importante au point de vue de l’intérêt du drame, de la vérité des caractères et des détails, est sans contredit un roman publié récemment de l’autre côté du détroit et intitulé Marmorne[3]. Bien que cette supériorité soit un peu mortifiante pour notre amour-propre national et bien que le livre soit écrit en anglais, nous hésitons d’autant moins à signaler Marmorne aux lecteurs de la Revue que ce roman se passe en France, dans le Morvan, pendant la guerre de 1870, et que la plupart des personnages sont Français. Le mérite du récit se double donc pour nous de l’intérêt que nous avons à connaître le jugement porté par un étranger sur nos préoccupations, nos efforts et nos misères pendant cette triste période de notre histoire.

L’auteur anonyme de Marmorne paraît avoir longtemps vécu en France. Il connaît à fond les sites et les mœurs de ce coin du Morvan qui sert de mise en scène à son drame, il a fréquenté intimement les paysans et les gentilshommes campagnards de cette lisière delà Bourgogne et du Nivernais, et il a dû assister de très près à la campagne de l’armée garibaldienne dans l’Est, car toute la partie de son roman où sont retracés des épisodes de la guerre de 1870 a le caractère saisissant, le relief, la précision des choses qu’on a vues et qui ne s’inventent pas. Cet auteur inconnu est, à coup sûr, un écrivain, mais ce n’est pas un romancier de profession ; on ne rencontre dans son récit ni les préparations habiles, ni les ficelles familières aux gens du métier. L’exposition de Marmorne est terne, lente et pénible. Dans la seconde partie du livre, l’élément romanesque et les études faites sur nature se mêlent ou plutôt se heurtent sans se fondre. Souvent, à côté de détails vrais et vécus, l’auteur accumule avec une inexpérience naïve des incidens purement mélodramatiques. Néanmoins une émotion pénétrante se dégage de l’ensemble de cette œuvre imparfaite, et l’esprit en reçoit une impression analogue à celle que donne la lecture de Mauprat. L’œuvre du romancier anglais et celle de George Sand ont en effet, toutes proportions gardées, plus d’un point de ressemblance. Non-seulement cette analogie se fait sentir dans le choix des paysages, l’analyse des caractères et la sauvagerie des mœurs décrites, mais encore dans le mélange du romanesque et de la réalité. Les deux écrivains ont le goût du fantastique, et tous deux, à un degré différent, ont l’art de produire dans l’esprit du lecteur, avec des faits réels habilement groupés, ce sentiment de terreur et d’étrangeté que les Anglais appellent an serie feeling.

Marmorne est un château situé sur les confins de la Bourgogne et dont le propriétaire, qui porte le nom de son domaine, est père de deux filles, Ada et Abeille. Non loin de Marmorne, au milieu des forêts montueuses qui l’avoisinent, se trouve situé le château de Boisvipère, qui appartient à trois jeunes gentlemen, Anglais de naissance et Français d’origine : Julius, Emile et Adolphe Segrave. Julius, l’aîné, et Emile sont tous deux amoureux de Mlle Ada de Marmorne, et c’est Julius, garçon aussi expansif et sympathique que son frère cadet est froid et répulsif, c’est Julius qui triomphe et gagne le cœur de Mlle de Marmorne. Toutefois, comme avant d’avoir connu Ada le jeune Anglais avait préparé et annoncé de tous côtés un voyage d’exploration dans l’Afrique centrale, il met un certain point d’honneur à poursuivre son projet, et sa fiancée consent à le laisser partir, pourvu qu’il s’engage à revenir au bout de deux ans. Ici se place une scène familière, pleine de ces petits détails intimes que les Anglais savent si bien observer, et qui peut donner une idée de la manière du romancier.

Le matin du départ de Julius, Ada se lève en même temps que son père et prépare elle-même au voyageur le dernier déjeuner qu’il prendra à Marmorne avant l’époque fixée pour son retour. Elle verse le café, fait bouillir l’eau pour les œufs, puis, tirant de sa poche un tout petit almanach, elle cherche le quantième du mois. C’est le 19 novembre, jour de Sainte-Elisabeth. Elle fait du bout de l’ongle une marque sur le calendrier et le tend à Julius : « Vous reviendrez, lui dit-elle, pour la veille de Sainte-Elisabeth, vous me le promettez ? Je compterai sur vous et je vous attendrai. Comme aujourd’hui, nous nous lèverons de bonne heure, et, comme ce matin, je vous ferai cuire, des œufs, mais au lieu de partir pour l’Afrique, vous ne me quitterez plus que pour aller chasser en forêt avec mon père. — Et alors, en dépit du courage de la jeune fille, sa voix trembla et ses yeux se mouillèrent, car elle était femme, après tout. »

Julius part. Emile apprend à la fois le départ de son frère et la préférence qu’Ada lui a accordée. Il en est profondément blessé, mais, selon son habitude, il dissimule et dévore son dépit en silence. Un an se passe pendant lequel la jeune fille supporte courageusement les angoisses de l’absence. Les lettres de Julius l’aident à patienter, mais tout à coup ces lettres cessent, et le silence tombe comme une nuit entre les deux fiancés. Au commencement de la seconde année, le père des jeunes Segrave meurt, et par son testament il lègue le château de Boisvipère à Emile, qui vient s’y installer au milieu de l’été de 1870, avec son plus jeune frère, Adolphe. Vers la même époque, une transformation inquiétante s’opère dans la santé d’Ada, car ici encore il s’agit d’une héroïne malade. L’anxiété où la jette le silence persistant de Julius, le supplice de ces lettres toujours attendues et n’arrivant jamais, agissent gravement sur l’organisme de la jeune fille. Elle est peu à peu envahie par une sorte de maladie noire qui engourdit son esprit et la rend indifférente à toutes les choses du monde extérieur. Elle reste impassible et silencieuse au milieu des siens, et le nom de Julius, le tumulte de la guerre qui éclate, l’invasion allemande, qui commence, ne parviennent même pas à tirer Ada de cet accès d’hypocondrie. Emile épie avec une sorte d’intérêt les progrès de cette singulière maladie et n’en paraît pas trop mécontent. Il est fort désappointé au contraire quand un télégramme expédié d’Aden apprend aux hôtes de Marmorne que Julius est sain et sauf et va s’embarquer pour Marseille.

Cette nouvelle donne une secousse salutaire à Mlle de Marmorne, l’espoir lui revient, et, bien que les armées ennemies se rapprochent de la Bourgogne et menacent d’être un obstacle au prompt retour de Julius, elle est persuadée qu’il sera au château le jour de Sainte-Elisabeth. La première quinzaine de novembre se passe sans nouvelles du voyageur, Marmorne et Boisvipère sont déjà presque enveloppés par les corps ennemis. Ada espère contre toute espérance. Le matin du jour de Sainte-Elisabeth, la jeune fille, exactement vêtue comme au départ de Jutius, descend dans la salle à manger avec son père et le plus jeune des frères Segrave ; comme deux années avant, elle prépare silencieusement le café et les œufs, puis regardant sa montre : « Il est temps de faire bouillir l’eau, dit-elle ; il sera ici dans quelques minutes… »

« Au moment où M. de Marmorne et moi nous échangions un regard de douloureuse surprise, l’oreille délicate et très sensible d’Ada perçut un bruit vague dans l’éloignement. — Le voici ! s’écria-t-elle, j’entends le galop de son cheval dans le bois. — Elle ouvrit la fenêtre et s’y pencha. Il ne faisait point de vent, et dans l’air obscur de l’aube de novembre, le sou affaibli d’un galop de chevaux, au loin sur la route forestière, parvenait jusqu’à nous. — Vous entendez ! fit Ada, je savais bien qu’il arriverait à temps. — Nous écoutâmes silencieusement pendant quelques secondes… Le son des sabots des chevaux lancés sur la route devenait plus distinct et plus rapproché. — Ce ne sont pas des chevaux de louage, murmura le vieux gentilhomme, on dirait le trot militaire. — C’était vrai… Une minute après, le piétinement tumultueux de trois chevaux de cavalerie résonnait sur les dalles de la cour. Il faisait si sombre que je ne distinguais pas les cavaliers ; mais M. de Marmorne prit la lampe, ouvrit la porte, et la lumière se projeta sur eux. C’étaient trois uhlans prussiens… »

C’est l’invasion qui commence à Marmorne. Toute cette partie du livre est de beaucoup la mieux composée, la plus dramatique et là plus vivante. L’auteur décrit avec largeur et vérité la sauvagerie des grands bois du Morvan et les émotions des habitans à l’approche de l’ennemi. L’agonie de l’un des uhlans tué par les francs-tireurs, l’occupation d’une auberge par les garibaldiens, la marche des francs-tireurs à travers la forêt de Boisvipère, le combat de la Roche des Aiglons et la mort de M. de Marmorne, fusillé après avoir été pris les armes à la main, l’occupation et l’incendie du village, sont autant de scènes très saisissantes, traitées avec une sobriété nerveuse, une émotion contenue, qui font passer un léger frisson le long du corps et vous oppressent un moment la poitrine.

Ces pages sont malheureusement suivies d’une série de chapitres qui sentent trop le mélodrame. Adolphe Segrave, après avoir assisté à la mort de M. de Marmorne, parvient à regagner le château de Boisvipère. Il y remarque les allures mystérieuses et louches d’Emile, et constate qu’il y a une partie de la vieille demeure où son frère ne le laisse plus pénétrer. De plus, Emile, spéculant sur l’imagination superstitieuse des paysans morvandiots, fait le vide autour de Boisvipère en répandant le bruit d’une apparition nocturne qui hante les environs du château et qui ne serait autre que l’âme en peine de Julius. Nous tombons en plein dans ces inventions de faux spectres et de séquestrations clandestines qui ont jadis défrayé les romans d’Anne Radcliffe, et qui paraissent passablement enfantines aux lecteurs habitués aux allures réalistes du roman moderne. Néanmoins, et en dépit de ces procédés surannés, l’auteur possède le don de faire croire à la possibilité des événemens qu’il raconte. En poursuivant la lecture de cette dernière partie de Marmorne, on reçoit plus d’une fois cette vague impression de terreur que produit le fantastique quand il est adroitement amené. Telle page du roman vous émeut comme une histoire de revenant contée à la veillée ; ainsi ce passage où Adolphe raconte comment il aperçut pendant une nuit d’hiver le prétendu fantôme de Boisvipère : — « Dans cet isolement, mes pensées se tournèrent vers le souvenir de Julius avec une vivacité douloureuse que je n’avais jamais éprouvée à un pareil degré. Son retour, si ce retour était encore possible, m’eût délivré de cette inquiétude croissante et aussi de cette intolérable sensation de solitude qui m’angoissait. Il était alors onze heures et demie. Mes réflexions avaient chassé le sommeil, et une certaine fascination tenait mes yeux fixés sur les sombres massifs forestiers qui se détachaient en noir entre la bande blanche du sol neigeux et la zone lumineuse du ciel étoile. Alors l’idée me vint de veiller jusqu’à ce que j’eusse aperçu la singulière apparition qui avait effrayé les hôtes de Boisvipère… Peu à peu les influences du lieu et de l’heure agirent sur moi et me jetèrent dans un état d’âme tout nouveau. Ma raison se refusait encore obstinément à croire au surnaturel ; néanmoins une sensation inconnue et troublante de je ne sais quoi de mystérieux me secouait de la tête aux pieds, courant le long de mes nerfs comme un fluide magnétique, subtil, indéfinissable et pourtant aussi sensible que cette influence électrique produite par l’atmosphère sur notre organisme, quand nous disons que l’orage est dans l’air. Ce n’était pas de la crainte, mais plutôt l’étrange désir d’entrevoir quelque chose du monde spirituel. — Si Julius est réellement mort, me disais-je, je voudrais qu’une communication fût possible entre nous. — J’avais à peine formulé ce souhait mental, que quelque chose d’animé devint visible à la lisière du bois, derrière le tronc d’un chêne. Cela glissa l’espace de quelques pas, puis disparut. Je guettais, et cela reparut encore vers la gauche. Ensuite un rayon de lune tomba sur cette chose mystérieuse, et je reconnus une haute et blanche forme enveloppée d’une sorte de linceul… »

Comme on l’a deviné, Emile, qui joue un peu trop dans toute cette histoire le rôle d’un traître de l’Ambigu, a séquestré Julius, lors de son arrivée à Boisvipère, la veille de Sainte-Elisabeth, en le faisant passer pour un espion prussien. Tout se découvre cependant. Au moment où Emile va épouser Ada, victime de sa supercherie, Julius sort de sa prison, et tout finit bien, sauf pour le traître, qui va mourir de consomption au fond d’une petite ville de la Poméranie.

On le voit, ce qui nuit au mérite de ce roman, c’est l’introduction d’élémens purement imaginaires au milieu de détails vrais et fidèlement observés. C’est également ce côté chimérique qui gâte l’intérêt dans le Comte Orphée et la Maison Vidalin, et ceci nous permet, en manière de conclusion, de tirer de l’examen de ces trois œuvres une dernière observation. Aujourd’hui nous avons perdu l’habitude et le goût du romanesque, et de plus en plus, pour nous, le principal attrait d’un roman gît dans l’étude exacte et sincère de la nature. Pour qu’une œuvre d’imagination nous charme ou nous émeuve, il faut que tous les élémens qui la composent, — situations, caractères et paysages, — aient une franche saveur de vérité. Nous exigeons que l’auteur nous persuade que « c’est arrivé, » et comme nous appartenons à une civilisation vieillie, comme nous n’avons plus la crédulité naïve des enfans qui prennent un plaisir extrême aux contes les plus invraisemblables, nous devenons de plus en plus difficiles sur le choix des procédés employés par le conteur pour nous donner l’illusion de la vie réelle. Les idéalistes à outrance objecteront sans doute que c’est là un signe de décadence et de décrépitude. Sans entamer une discussion sur ce point, bornons-nous à constater cette évolution du goût littéraire. Les héros imaginaires qu’un romancier tire de son cerveau comme des abstractions nous paraissent dépourvus de vie et ne nous plaisent plus. Nous estimons que dans les œuvres de l’esprit, comme en peinture, il faut en revenir à l’étude du modèle vivant ; les tableaux de convention et une nature de seconde main ne suffisent pas à nous contenter.

Est-ce à dire qu’ainsi compris, le roman soit condamné à n’être plus qu’une copie vulgaire de la réalité ? Non, car l’écrivain est toujours obligé de faire un choix parmi les matériaux que lui fournit l’étude de la nature ; il est toujours tenu de les combiner d’après certaines lois de composition ; et, suivant son tempérament, sa façon de voir et de sentir, sa puissance d’assimilation et de concentration, il les arrange dans un certain ordre et leur donne une couleur, une physionomie originales. C’est, là que commence le rôle de l’artiste et du créateur. — « Qu’on ne prétende pas, disait Goethe, que la réalité manque d’intérêt poétique. C’est avec elle précisément que le poète se manifeste, s’il a assez d’esprit pour discerner dans un sujet vulgaire un côté intéressant. » — Toute œuvre d’art, en un mot, doit avoir ses racines dans la réalité ; c’est à l’artiste à faire fleurir cette plante de franc-pied, poussée en pleine terre et en plein air, et c’est l’épanouissement heureux de la fleur qui constitue ce que nous nommons l’idéal.


JACQUES GARNIER.


  1. Un vol. in-18 ; Calmann Lévy.
  2. Un vol. in-18 ; Charpentier.
  3. Un vol. in-18 ; Blackwood and Son. Edimbourg.