Revue littéraire - Les contes de Jules Lemaître

Revue littéraire - Les contes de Jules Lemaître
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

LES CONTES DE M. JULES LEMAITRE [1]

Inveni portum ; ces deux mots ont un son mélancolique et doux. Ils éveillent une pensée de sécurité un peu tardive et une image de voiles qui, dans la lumière du soir, regagnent leur abri. Contens après l’inquiétude et, si aimable que soit la paix enfin trouvée, encore tremblans de quelque regret, ces deux mots de sagesse, M. Jules Lemaître les a inscrits au revers de ses belles reliures, comme sa devise et comme son remerciement. Ainsi, le port ou le refuge est auprès des vieux livres, auprès du rêve ancien des lettrés. Quelle réponse à nos velléités turbulentes !...

Une imprudente jeunesse croit inaugurer la vie et l’inventer, pour ainsi dire. Et puis elle arrive à la tranquillité, plus ou moins vite. Avant cela, on l’a vue intrépide et, parfois, désagréablement. La remarque de La Bruyère l’importunait, selon laquelle tout est dit et l’on vient trop tard. Elle ne consentait pas non plus à écrire, suivant le conseil de Chénier, sur ses pensers qu’elle jugeait nouveaux, des vers antiques. Il lui fallait des merveilles inopinées ; elle ne craignait pas de combiner une syntaxe d’aventure et de fabriquer des mots. Elle voulait un vocabulaire tout neuf, comme elle, et des tours que n’eût pris jusqu’alors nulle méditation. C’est exactement la barbarie ; les adolescens y retournent, avec innocence, pour s’émanciper. On se figure que les plus hardis jeunes gens de lettres ont d’abord le désir d’étonner le prochain ; et j’avoue que, souvent, ils l’ont : mais, principalement, ils souffrent, même s’ils ne le savent pas, de se sentir si jeunes dans l’univers qui est si vieux. Pauvres petits ! ils ne songent pas que déjà Homère continuait une longue littérature. C’est l’opinion de M. Michel Bréal ; et c’est l’évidence, nulle perfection n’étant soudaine. Ils se laissent aller à des erreurs qui, les ayant éloignés de la raison, les en rapprochent ensuite et, au bout du compte, les y conduisent, pourvu qu’ils ne soient pas des orgueilleux, et entêtés de leur folie : car on n’échappe guère à la raison, se fût-on promis d’autres joies. Un jour, ils s’aperçoivent de leur faute et ils pardonnent à la destinée qui, la veille de leur naissance, n’a point anéanti, d’un déluge, les bibliothèques et tout le témoignage du passé.

M. Jules Lemaître ne me semble pas avoir commis ce péché de révolte pour lequel tant d’autres ont à battre leur coulpe et, quelques-uns, la battent sans vergogne ou modestie. Dès ses premiers ouvrages, il apparut comme un très pieux humaniste qui ne sacrifie pas les siècles au lendemain. Ni dans ses phrases les plus souples et adroites, il n’admettait aucun désordre ; ni dans ses opinions et ni dans son incertitude. Il se fiait à un usage que nos écrivains les plus mémorables consacrent ; et il soumettait son doute même, la fantaisie de son doute, à leur exemple et à leur discipline. Cependant, la nouveauté le tentait. S’il a choisi, pour les étudier, ses contemporains, c’est qu’il avait plaisir à connaître d’eux la plus récente idée qu’on se fît du hasard, de la vie et de la beauté. Il ne dissimulait pas sa prédilection des romans, comédies et poèmes qui, venus hier et de son voisinage, s’adressaient à lui familièrement, lui parlaient de ce qu’il aimait ou redoutait et, bref, ne lui racontaient pas une histoire périmée. Il était curieux et avait, je crois, son meilleur amusement à guetter les prouesses qu’on allait accomplir pour réaliser sous une forme d’art l’émoi moderne. Aujourd’hui que, déçu de quelques attentes, il est retourné aux vieux livres, si les éditions originales l’enchantent, c’est notamment pour leur nouveauté ancienne : nous avons tort de traiter comme vieux le passé, qui était plus jeune que nous. Un vieux livre de chez Barbin, au Signe de la Croix, ou de chez Ribou, à l’Image Saint-Louis, engage son heureux possesseur à imaginer le matin que fut mis à l’étalage ce volume tout frais encore, ce volume que payent trente sols et que lisent, pour la première fois qu’on le pût lire, mesdames de Sévigné ou de Lafayette, avec une souriante surprise. La nouveauté est charmante : elle a bien l’air d’un miracle qui interrompt la durée morne du monde. Ainsi persiste, dans la sagesse de M. Jules Lemaître, un goût d’autrefois.

Du reste, il ne prétend pas que les derniers venus n’aient rien ajouté au trésor classique ; et il accorde que plusieurs écrivains du XIXe siècle aient montré une intelligence plus étendue et une sensibilité plus fine que leurs devanciers. Mais il écrit : « Avec Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, avec Rabelais, Montaigne, Descartes, Pascal, Bossuet, La Bruyère, on a déjà toutes les remarques essentielles sur la nature humaine, sur l’homme religieux, l’homme politique, l’homme social. Et il faut avouer que ces réflexions, ces peintures, même ces lieux communs, ayant rencontré là, pour la première fois, une expression à peu près parfaite, gardent une fleur, une saveur, une plénitude, une grâce ou une force qu’on n’a guère retrouvées depuis. Il n’est donc pas déshonorant de s’en contenter, et il est, au surplus, délicieux d’y revenir par le plus long, j’entends après avoir joui des enrichissemens ajoutés par les âges récens à ce trésor primitif et essentiel. » M. Jules Lemaître tenait ces propos réactionnaires à l’Académie, au cours d’un ravissant éloge des -vieux livres, dans une de ces solennelles séances où la plus noble tradition s’égaye de quelque badinage ; de sorte qu’on peut un instant se demander si, en quelque mesure, ce n’est point là une boutade. Puis, en l’honneur des vieux livres, leur ami n’a-t-il pas cédé à la gracieuse envie de leur immoler l’avenir ?...

Pas du tout ! C’est une véritable doctrine que M. Jules Lemaître a exposée dans ce discours ; et, — reconnaissons-la, — c’est la doctrine même de notre littérature classique. La Fontaine, qui empruntait le sujet de ses fables à Ésope et à Phèdre et qui se donnait pour traduire ou imiter les modèles de l’antiquité grecque et latine ; La Bruyère, qui plaçait sous le patronage de Théophraste ses Caractères ; et Corneille et Racine, qui se fussent excusés des libertés qu’ils prenaient à l’égard de Sénèque et d’Euripide et de Tacite ; enfin nos poètes et prosateurs les plus originaux du grand siècle ont tous, plus ou moins nettement, affirmé la suzeraineté des anciens. Dira-t-on qu’ils sont moins originaux à cause de cela ? ou, du moins, qu’ils sont originaux en dépit de cela ? Non, certes !... Ce que les novateurs, alors et de nos jours, dénoncent comme la superstition de l’antiquité, c’est la juste notion de ce qui, étant fait, n’a plus à être fait. La plupart des novateurs, ce qu’ils découvrent, — car ils sont de bonne foi, — ils étaient seuls à l’ignorer. Mieux informés, sans doute auraient-ils moins de gaillardise ; mais ils s’épargneraient le ridicule d’une imposture trop naïve. La conversation des lettrés dure depuis de beaux âges. Les principales vérités, La Fontaine et La Bruyère, Corneille et Racine les croyaient dites : ne les croirons-nous pas dites, après que La Fontaine et La Bruyère, Corneille et Racine ont ajouté leur mot ?... Il ne faut pas qu’un jeune homme, ou un barbon qui a gardé hors de saison trop de verdeur, se pousse dans la conversation des lettrés comme un petit impertinent. Mais, pour un génie impétueux, le respect de l’antiquité, le respect de tout le passé, que de contraintes !... Un génie authentique se marque et par sa désinvolture et par son obéissance. Les contraintes gênantes sont exactement celles qu’on n’a point examinées, jugées inévitables et acceptées : il n’est de liberté que dans la servitude consentie.

S’ils n’ont point affecté de n’avoir pas lu Ésope et Phèdre, Théophraste. Tacite, Sénèque et Euripide, nos classiques n’en ont pas moins élaboré une littérature qui, dans l’histoire, est plus singulièrement caractérisée que nulle autre. Leur amitié pour les vieux livres ne les induisait pas en découragement ou paresse. Pareillement, celui de nos contemporains qui peut-être a le plus vécu avec les vieux livres de jadis, et avec les vieux livres de naguère, et avec tous les livres, écrit : « Il est toujours vrai que tout a été dit ; mais ce n’est jamais tout à fait vrai... » Il veut encore qu’ « en marge des vieux livres, » on note le nouveau commentaire.


M. Jules Lemaître a publié cinq volumes de contes. Dans Sérénus et Myrrha, les deux premiers volumes, il inventait généralement toute l’anecdote. Mais Sérénus pourrait porter en sous-titre ces mots : « En marge de Sénèque le philosophe et de son livre De tranquillitate animi. » Nausicaa et Briséis sont des « marges » de l’Odyssée et de l’Iliade. Ensuite, le conteur a toujours emprunté aux vieux livres le départ de ses imaginations.

Il procède comme ceci. Le vaisseau d’Ulysse approche de l’îlot des Sirènes. Ulysse n’a point oublié les conseils que lui a donnés Circé la magicienne. Avec de la cire pétrie dans ses fortes mains, il bouche les oreilles de ses compagnons. Lui, on l’attache au mât avec des cordes. Et nous suivons fidèlement le récit d’Homère. Les Sirènes arrivent ; elles se mettent à chanter ; elles invitent les chers hommes à ne point dépasser leur île sans écouter leur voix ; elles haussent hors de la mer « leurs corps étincelans et frais. » Ulysse, dans ses liens, s’agite : on resserre les cordes qui le tiennent. Mais un des matelots, Euphorion, ne résiste pas au désir d’ouïr les filles de la mer chanter à voix de sirène. Il ôte la cire de ses oreilles : le chant le trouble tellement qu’il dédaigne de vivre, se penche sur le bastingage et se jette dans les flots. Euphorion, matelot d’Ulysse, est perdu : si les matelots n’abandonnent pas sans chagrin leur compagnon, Ulysse leur commande de tirer sur les rames et de doubler en hâte l’île dangereuse. Homère nous emmène avec le vaisseau d’Ulysse et nous ne savons plus ce que devient le jeune homme séduit par les musiques de la mer. M. Jules Lemaître, lui, laisse Ulysse partir et il nous guide vers les aventures d’Euphorion.

C’est un moment délicieux, dans le conte, celui où il s’échappe des liens homériques et, pareil à Euphorion qui, « de toutes les forces de son désir, nageait vers les voix, » s’amuse de sa liberté. Les Sirènes sont de belles personnes et aguichantes. Puis elles déchirent les cadavres des naufragés et leur sucent le sang. Parmi elles, Euphorion remarque une petite Leucosia, lui annonce qu’il l’aime. « Cet étranger m’appartient, » déclare Leucosia, qui aime Euphorion sans tarder. Les deux amans ont de communs plaisirs ; et ils nagent ensemble, jouent avec les dauphins débonnaires ; ensuite Euphorion dort « dans les bras froids de la petite déesse aquatique. » Leur amour n’est pas compliqué de nombreuses paroles, Leucosia ne sachant guère que les mots « qui désignent les choses essentielles à la vie d’une divinité marine de second ordre sur un récif méditerranéen. » Mais Euphorion, touché de quelque nostalgie, s’ennuie un peu. Il songe aux forêts et aux fleuves, aux champs, aux labours, aux temples sur les promontoires et aux tavernes où l’on boit avec des camarades sur les quais animés de foule et de vacarme. Son étrange souhait de vivre humainement, il le communique à Leucosia : ne veut-elle partir ainsi que lui ? — Je ne pourrai pas marcher longtemps sur la terre, répond-elle. Mais Euphorion : — Je t’aiderai ; d’ailleurs, là-bas, il y a des voitures !... Ils s’en vont et nagent trois jours. Ils parviennent au continent. Quelque temps, Euphorion porte Leucosia sur son dos. Seulement, le fardeau lui pèse ; et il agit mal : car il délie de son cou les bras de la Sirène et la laisse tomber sur le sol. Elle pleure ; elle supplie Euphorion d’avoir pitié d’elle. Pitié, amour et larmes : elle ignorait jusqu’alors la pitié, l’amour et les larmes, étant déesse. Elle a pleuré : elle est toute prête à la transformation que Thétis lui offrira ; elle est femme déjà.

Et ainsi va le conte, avec une ingéniosité charmante. Il ne déroule pas une allégorie ; mais il recueille en passant les analogies que présentent la fiction et la réalité : divertissans, les épisodes sont aussi les emblèmes de vérités, gaies ou tristes et relatives à la pitié, à l’amour, aux larmes, aux inconvéniens de la vie mortelle et au bonheur que bouleverse la pensée. Toutes vérités que le poète Homère négligeait et, au surplus, ne soupçonnait pas ; toutes vérités qui pourtant naissent et fleurissent de son Odyssée, comme, après la mort du jardinier qui planta l’arbuste, le rosier, greffé avec art, donne des roses d’une autre couleur et d’un autre parfum : c’est toujours le même rosier, cependant.

Et c’est toujours la même humanité, depuis Homère (et plus anciennement), jusqu’à nous (et bien après nous), qui modifie et modifiera le thème éternel de la crainte et de l’espérance, de la douleur et du plaisir, du temps si bref. Elle modifie le thème ; et, sous divers aspects, le thème demeure éternellement le même. Une glose nouvelle indique la nuance du sentiment qui orne l’antique rêverie. Ainsi, au tronc durable de l’ormeau, dans la vallée d’Ombrie, verdoie le feuillage nouveau de la vigne, chaque année.

La poésie des contes que M. Jules Lemaître a écrits en marge des vieux livres doit une véritable grandeur à cette idée de l’humanité continue, à la fois docile et audacieuse, docile aux dures nécessités du sort et audacieuse à esquiver les entraves, prompte à aimer, dans son esclavage,


ce que jamais on ne verra deux fois !...


Plus est timide et tremblante la glose qui se détache du texte immuable, et aussi plus est touchant, voire attendrissant, l’effort de liberté de cette petite ramure, jolie et menacée. L’âme d’un jour montre sa nuance à la brutale éternité. Un pétale tournoie à la surface d’une eau orageuse.


L’Iliade et l’Odyssée, l’Enéide, l’Évangile, enfin la Légende dorée, voilà les livres aux marges desquels M. Jules Lemaître a noté premièrement les singularités de son époque. Ajoutons le Zend-Avesta et, bientôt, le Ramayana ; mais il s’évade rarement hors de la tradition gréco-latine et française. « Rêver dans le passé, — surtout dans le passé de la France ! » a-t-il écrit. Le passé de la France est à Rome, Athènes et sur les côtes de l’Asie Mineure où préluda la muse d’Ionie. Et, si M. Jules Lemaître admet, parfois, des étrangers, c’est Boccace ou bien Cervantes, des Latins et quasi naturalisés chez nous. Deuxièmement, il compléta la série de nos étapes. Il s’arrêta aux chansons de geste, à Villehardouin et à Joinville, puis au Pantagruel de Rabelais, puis à Mme de Sévigne, à La Fontaine, à Fénelon et à Saint-Simon ; puis, en marge des proclamations du général Bonaparte, il composa le journal de Mme Clélie-Éponine Dupont. Le dernier recueil des « Marges, » — dernier, quant à présent, — la Vieillesse d’Hélène, recommençant tout le chemin, le fait tout au long, part de l’Odyssée encore, n’oublie pas Hérodote ni Ovide, ce Parnassien ; salue gentiment Guillaume au Court-nez et Joinville, risque un détour capricieux qui le conduit auprès de Ribadeneira et s’attarde plus volontiers dans la compagnie éprouvée de Corneille, de Molière, de Racine, de La Fontaine encore et de Bossuet, de Perrault, de Gil Blas, de Manon Lescaut, de la Nouvelle Héloïse, et même de M. Renan. C’est à peu près tout le chemin qu’a fait l’âme française depuis ses primes origines. Beau voyage et saint pèlerinage ou plus familièrement, si l’on veut, procession de nos enfances : et, à chacun des reposoirs, notre guide apporte un bouquet fraîchement coupé.

Les contes du dernier recueil sont plus rapides que les précédens. Ils n’ont pas plus de huit ou dix pages. Les incidens ne sont pas moins nombreux ; mais le conteur va plus vite. Il est possible qu’on regrette la manière un peu nonchalante de la Sirène ; oui, nonchalante, et avec tant de grâce. Le conteur ne se dépêchait pas du tout ; on eût dit que plutôt le conteur alentissait l’allure de ses phrases, n’ayant nulle hâte. Il a quelque hâte, maintenant. Et il a remplacé une élégance par une autre. Maintenant, c’est la vivacité de l’anecdote qui nous enchante : et heureux l’écrivain qui, changeant de manière, a deux fois enchanté son lecteur ! Les contes de la Vieillesse d’Hélène sont arrangés à la façon de comédies. Il y a des coups de théâtre, et qu’il faut amener prestement. Il y a des retournemens de la situation, qui valent pas leur promptitude. Et il y a des dénouemens, qui valent par leur soudaineté.

Depuis cinquante ans qu’elle est la belle Hélène, la fille de Léda et du Cygne souffre d’une malchance : on l’aime, — ah ! oui, on l’aime ; Thésée l’enleva quand elle était encore une petite fille ; bientôt après, Ménélas l’épousa ; et Paris, on n’ignore pas qu’il sut la convaincre ; avec moins de beauté, mais avec tant de malice, Ulysse fut peut-être son amant ; et Hector, on se demande si, en faveur d’elle, il ne négligea pas Andromaque aux bras blancs ; est-ce tout ? on n’ose pas le dire ; les Argiens et les Phrygiens l’adoraient également. — On l’aime ; et, voici la malchance, elle n’aime pas. Elle est flattée de tout l’amour qu’on lui prodigue ; mais elle a « déchaîné les plus furieuses passions sans être elle-même grandement émue. Vers la cinquantaine, elle s’en désole ; et elle envie la violente Hermione, que Pyrrhus a trahie et qui assassina Pyrrhus et qui se tua sur le corps du perfide. Alors, elle prend la décision d’être amoureuse. Un jeune soldat sans fortune, joli garçon nommé Arsace, la tente assez bien ; seulement, elle ne le tente guère : le gaillard ne dissimule pas beaucoup la prédilection qu’il a pour des jeunesses. Hélène pleure et endommage ainsi le fard indispensable de ses joues. Elle se promène, déçue, dans les prairies qui bordent le jardin du roi. Elle remarque un jeune berger, d’abord timide, et un peu moins timide vers le soir. « Par une tiède nuit d’été, le petit pâtre, amoureux enfin, et plus hardi que de coutume, tenta de prendre Hélène dans ses bras. « Non, non ! » dit-elle, et elle évita l’étreinte. « Pourquoi ? — Cela n’est pas bien. « Il la supplie ; il insiste ; elle fuit... » Le petit pâtre la poursuit. S’il l’atteint et s’enhardit encore, s’il lui enlève son chapeau et la décoiffe, il verra qu’elle n’est pas une fillette. Il court mieux qu’elle et il est vif. Elle tire un poignard de sa ceinture et le plonge dans le cœur de l’enfant qui ne saura pas qu’elle était moins belle.

Et nous participons à la volonté singulière d’Hélène, à sa violence. Même si sa coquetterie nous fait sourire, nous lui sommes reconnaissans d’avoir préservé son idéale image Homère ne nous l’a pas montrée, Hélène, moins belle qu’au temps où elle fut le plus belle. A présent, nous avons un peu plus de perversité, quitte à en souffrir ; mais, si l’un de nos contemporains, plus audacieux qu’Homère, a imaginé un instant la vieillesse d’Hélène, il a eu peur de son audace et a vite caché les menues rides qui ont dû rendre moins parfait, un jour, le visage adorable.

Pénélope est une chaste épouse. Aux prétendans, elle n’a rien accordé. M. Jules Lemaître propose que, du moins, elle ait distingué Aristonoos qui, tout en buvant bien, ne s’enivrait pas et qui chantait en s’accompagnant sur la lyre. Va-t-elle céder aux séductions d’Aristonoos et à son empressement ? Non ; et M. Jules Lemaître ne profanera certainement pas le symbole de la vertu conjugale. Mais Pénélope désormais se dépêche à sa broderie. Liodès, l’un des prétendans et qui n’a pas d’avenir, souhaite que la situation se prolonge ; et, par Mélantho la servante, le travail du jour est défait chaque nuit. Pénélope croit que les dieux l’avertissent de n’être pas frivole. Ensuite elle surprend Mélantho et la gronde... « C’est alors qu’Ulysse revint... » Ulysse a beaucoup d’énergie : il tue les prétendans et Aristonoos comme les autres. Pénélope en est informée. Si elle a du chagrin, personne ne s’en doute ; car elle est la prudente Pénélope : elle est une femme, discrète et honnêtement dissimulée. Elle accorde au retour du héros une sincère politesse et les sentimens les meilleurs. Mais, au matin, quand son vaillant époux dort à poings fermés, elle quitte le lit et va, sous le portique, chercher parmi les morts le cadavre d’Aristonoos ; elle fait sur lui une libation de vin noir. A partir de ce jour, on la vit plus triste qu’elle ne l’était avant qu’Ulysse eût achevé son dur voyage.

Et Pénélope, à nos yeux, n’a rien perdu de l’intégrité qui la rendait recommandable entre toutes les femmes légitimes. Elle a gagné un mérite encore, à être vertueuse, pour ainsi parler, en connaissance de cause. La vertu que lui avait conférée Homère, — déjà précieuse, — était un peu involontaire. C’est déjà très bien, d’être vertueuse comme on est blonde, ou brune, par un divin hasard. Mais enfin, c’est mieux, d’être vertueuse comme on est bonne parce qu’on l’a choisi. Pénélope qui s’est aperçue d’Aristonoos et de ses attraits, dira-t-on que l’absolue blancheur de son âme se colore de teintes moins pures ? et qu’il y a, auprès d’elle, moins de sûreté ?... Elle est plus touchante ; nous l’aimons davantage, il me semble, pour ce léger trouble qu’elle admet dans son cœur excellent, aujourd’hui que, très civilisés, nous avons tant de peine à concevoir la simplicité du bien ou du mal.

J’ai scrupule d’ajouter ces petites explications ou, en quelque sorte, ces corollaires de morale à des fictions que l’auteur nous donne toutes seules et qu’il n’alourdit pas de philosophie. C’est que, les fictions, je les résume et crains d’en déranger la fine ordonnance. M. Jules Lemaitre, lui, dans ses contes, ne sépare jamais de l’anecdote une interprétation. Sa méthode n’est pas celle de La Fontaine qui, la fable terminée, formule ses maximes. Plutôt, sa méthode est bien celle de La Fontaine qui, en fin de compte, ne formule ainsi ses maximes que pour se conformer à l’usage ancien des fabulistes ; mais la véritable signification des fables de La Fontaine, ce n’est point aux « moralités » qu’il la faut demander : elle est incluse dans le récit. Pareillement, les contes de M. Jules Lemaitre portent en eux-mêmes leur signification profonde. Il a tout disposé de telle manière que la pensée dût naître et, j’allais dire, émaner des incidens, de leur subtil arrangement, de leur qualité. L’on aperçoit, de page en page, comme des invites à rêver selon la guise de l’auteur.

Du reste, l’auteur n’est pas un impérieux dogmatiste ; il vous laisse beaucoup de liberté : cependant, avec une persuasive douceur, il vous dirige. Souvent aussi, le conte ne paraît pas destiné à une autre fin qu’au seul plaisir de l’imagination. Telle, l’aventure de Daphné, fille d’un fleuve. Daphné avait peur de l’amour. Pénée, le fleuve, lui conseillait de se marier, de lui donner des petits-fils. Elle passait toutes ses journées à la chasse. Apollon la vit, dieu galant, et la rechercha. Comme elle risquait de ne plus échapper aux entreprises du ravisseur, elle implora son père, qui la transforma en un laurier. Au printemps, « sous la lisse écorce, le corps endormi de Daphné était traversé, comme par d’excitantes flèches, par tous les désirs de vie végétale qui, à l’extrémité des branches, s’épanouissent en feuilles et en fleurs... » Et, sous l’ombrage du laurier, les amoureux venaient s’asseoir. Un jour, ce fut Apollon et la petite Xantho : le dieu pleurait Daphné, mais il priait Xantho de le consoler. Soudain, les branches du laurier frissonnèrent ; « et Apollon sentit un bras frais autour de son cou : ce n’était point le bras de Xantho. » Daphné avait rompu l’écorce et apparaissait, disant : « Me voici. » Là-dessus, nous rêverons, touchant l’amour et ses caprices. Il ne s’agit pas de conclure, mais de songer.

La préférence accordée au récit, la rapidité du récit, l’art de se cacher derrière une anecdote, l’art de la réalité, autant de caractères par lesquels on définirait la littérature classique. Et, parmi les écrivains de notre époque, M, Jules Lemaître est en effet celui que le romantisme a le moins alarmé. Les autres, pour la plupart, n’écriraient pas exactement comme ils écrivent, s’ils n’avaient lu Chateaubriand, Victor Hugo et Balzac. Mais les contes de M. Jules Lemaître, si pénétrés qu’ils soient des sentimens d’aujourd’hui, se placent, dans la série littéraire de la France, tout de suite après La Fontaine, La Bruyère et, si l’on veut, Voltaire. Le romantisme n’y est pour rien. Car jamais M. Jules Lemaître n’abuse de son idée, abus où le romantisme triomphe. Jamais les mots ne le mènent plus loin que raisonnablement il n’avait résolu d’aller ; et jamais une trouvaille ne lui devient un prétexte. Il redoute la vaine poésie, celle qui, s’étant une fois échappée, court comme une ménade. Il évite les descriptions abondantes et, devant la nature, il n’est pas pris de démence. Les ornemens inutiles, la prodigalité verbale et toute cette exubérance du cœur et de l’esprit lui font horreur. Et il écrit, dans l’histoire du chevalier de Pontmolain, gentilhomme de Touraine qui a suivi en Terre sainte le roi saint Louis : « Sous les orangers de Jaffa, il se souvenait avec larmes des peupliers de la Loire, mais en même temps les suaves odeurs d’Orient l’alanguissaient et il avait un grand besoin d’aimer et d’être caressé... » Voilà peut-être la plus romantique de ses phrases : et elle n’est pas romantique. D’ailleurs, je ne nie pas qu’il soit, plus que nos classiques, sensible au son des mots et à la musique que fait leur savante combinaison. Mais je crois qu’il faut limiter là le romantisme de cet écrivain.


N’est-il pas significatif déjà que, dans la liste de ces livres aux marges desquels il a écrit ses contes, on ne trouve aucun des héros de 1830 ? Nous passons de la Nouvelle Héloïse à l’Abbesse de Jouarre, de Rousseau à M. Renan. Le petit conte relatif à M. Renan, l’auteur de la Vieillesse d’Hélène l’a emprunté au premier tome des Impressions de théâtre. On le connaissait ; on est ravi de le relire ; et puis on peut conjecturer qu’en le plaçant ici M. Jules Lemaître a voulu marquer son intention de franchir tout le romantisme d’une traite. Il ne s’y arrête pas. Le méprise-t-il ? Du moins, il n’en fait point usage, quant à lui. Ses contes en marge des vieux livres, c’est en quelque façon l’essai de lui-même au contact de la littérature. L’essai révèle et des analogies et des différences. Mais, entre les romantiques et lui, sans doute n’a-t-il pas senti le contact ; et il les a négligés, n’ayant rien à leur demander.

Les romantiques sont beaucoup plus loin de lui que l’Iliade ou l’Odyssée. Avec Homère, il s’entend à merveille. Avec Hélène et Pénélope, avec Nausicaa et Briséis, il est en familiarité. Certes, il leur prête des âmes plus nuancées que les âmes des temps épiques ; mais il le fait avec tant d’habileté, il ménage si bien la transition des âges que la pensée nouvelle n’offense pas la pensée ancienne. Puis, cet Homère un peu gai qu’il nous présente, c’est véritablement Homère, poète amusant, non pas le prophète que divers théoriciens et absurdes exégètes ont fomenté. Quelle justesse de l’intelligence, dans ces portraits littéraires que sont les contes de la Vieillesse d’Hélène ! Il y a là un Corneille, un Molière, un Racine, un La Fontaine et un Bossuet dignes des Contemporains et des Impressions de théâtre : un Corneille devenu le vieux poète mécontent et que la renommée de M. Racine tracasse ; un Jean Racine déjà pieux, facile encore à l’attendrissement et qui, aux répétitions d’Esther, étanche de son mouchoir les yeux si beaux des jeunes comédiennes ; un douloureux Molière et qui a, dans les succès du théâtre, les revanches de son infortune ; un délicieux La Fontaine, le plus délicieux de tous, par l’ingénuité, le péché, la douceur et par une certaine abjection que relève le simple repentir ; un Bossuet fort déconcerté qui a traduit en vers le Cantique des Cantiques et qui voit, un gamin de neveu aidant, les voluptés du « saint amour » passer à des voluptés laïques. Un peu plus tard, après les contes de Perrault et après Gil Blas, voici la Nouvelle Héloïse.

Or, c’est bien, cette Nouvelle Héloïse, le commencement de la déraison. Je disais que l’auteur de la Vieillesse d’Hélène était, comme par un prodige, indemne de tout romantisme. Cède-t-il à Rousseau ?... Non !... Lisons « le Tempérament de Saint-Preux. » Nous supposons que Mme de Wolmar n’est pas morte ; et le roman continue. M. de Wolmar écrit à Milord Edouard que tout va bien, très bien ; il a auprès de lui sa femme, Saint-Preux et Claire d’Orbe : décidément, « il n’est pas de situation dangereuse pour les âmes droites. » Mais Saint-Preux, curieux de Claire, lui donne rendez-vous dans un bosquet : il compte sur l’Être Suprême pour approuver son enthousiasme. Claire dit tout à Julie ; et Julie pardonne à Saint-Preux : elle mouille sa lettre de ses pleurs. Saint-Preux n’aime-t-il plus Mme de Wolmar ? Il lui donne rendez-vous dans le bosquet où Claire agréa son éloquence. Julie dit tout à Claire, qui pardonne et souffre. Il y a, dans tout cela, un cynisme de loyauté presque animal. Saint-Preux embrouille deux amours, volontiers. Il se fatigue, par trop de sensibilité. Ensuite, il s’est mis en tête de « former à la vertu » l’âme de la cuisinière : il devra passer quelques semaines de repos dans le Valais. Le sublime des passions qui aboutit au médiocre et au pire, admirable caricature ! Et les passions que Rousseau déchaîne, immodérément, tel est leur résultat dérisoire... « Je respecte Wolmar ; mais que les embrassemens d’un athée doivent être froids ! » écrit Saint-Preux à Julie. Eh ! les embrassemens ne sont que des embrassemens : le péril est d’y ajouter une idéologie, une théodicée, et de commettre son péché sans bonhomie. La dernière aventure de Saint-Preux illustre le Rousseau de M. Jules Lemaître, un de ses plus beaux livres, et l’étude pénétrante d’une dépravation.

Ainsi réunies et associées, la critique et la fantaisie composent une œuvre parfaitement harmonieuse et complète, une œuvre à la fois soumise et libre, soumise à la précédente littérature comme elle doit l’être pour entrer dans les siècles de la pensée et s’y placer à sa date, soumise et libre aussi, libre jusqu’à se diversifier d’heure en heure, au gré d’une mélancolie tantôt sereine, tantôt rude et qui parfois orne de maintes gentillesses l’amour, parfois le dénigre et n’attend de lui qu’un divertissement contre la peur de la mort.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La vieillesse d’Hélène (Calmann-Lévy, éditeur). Du même auteur, Myrrha vierge et martyre (chez Lecène-Oudin) ; Sérénus, histoire d’un martyr ; contes d’autrefois et d’aujourd’hui (chez Lemerre) ; En marge des vieux livres, deux séries (à la Société française d’imprimerie et de librairie).