Revue littéraire - Les aventures du jeune Brienne

Revue littéraire - Les aventures du jeune Brienne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 218-229).
REVUE LITTÉRAIRE

LES AVENTURES DU JEUNE BRIENNE[1]

Le jeune Brienne a vécu soixante et deux ans ; mais on l’a toujours appelé le jeune Brienne. C’était pour le distinguer du vieux Brienne son père : et l’on est toujours le jeune de quelqu’un. C’est aussi que ce pauvre garçon fut célèbre à vingt ans et puis tomba dans le malheur : on ne l’a connu et l’on n’a parlé de lui qu’en sa brillante jeunesse. Quand il geignait de tristesse et d’ennui depuis longtemps, bonhomme très déraisonnable, parmi les fous de Saint-Lazare, il était encore le jeune Brienne ; mais il n’était plus qu’un souvenir.

Il a laissé des quantités de papiers, des vers, de la prose, du français, du latin, du fatras, et des mémoires qui sont précieux et amusants. Les mémoires de Brienne ont été publiés premièrement par ce Barrière à qui l’on doit le recueil attrayant des Tableaux de prose et d’histoire peints far différents maîtres. Et Barrière avait de la curiosité, quelque talent : il n’avait pas d’exactitude et il arrangeait à sa guise les documents qu’il imprimait. Il était, je crois, l’ami de Scribe et il traitait l’histoire un peu comme son ami traitait la vérité contemporaine. Brienne a rédigé deux fois ses mémoires : Barrière a utilisé les deux rédactions et il en a tiré une troisième, où il y a beaucoup de Barrière, qui n’est pas ce qu’on cherche. Il fallait une bonne édition de Brienne : M. Paul Bonnefon vient de la donner en trois volumes de la Société de l’Histoire de France. Il reproduit les différents textes de Brienne, ceux que Barrière avait contaminés et qu’il sépare et qu’il dégage de tous ornements frelatés, et d’autres que Barrière avait négligés. Notes et appendices offrent au lecteur les renseignements les plus précis, quelques-uns tout neufs. Une introduction savante et plaisante résume la vie de l’auteur. C’est bien travailler et protester contre l’odieux tripatouillage du passé, qui naguère était à la mode : est-ce fini de cette mode ? on le dit ; que ne dit-on pas ?…

Louis-Henri de Loménie était né le 13 janvier 1636. Le comte de Brienne, son père, avait de l’art dans l’existence. Il savait garder la bienveillance de la reine Anne d’Autriche sans offenser le cardinal de Richelieu. Il avait aussi des principes, et qui ne le rendaient pas maladroit dans les circonstances les plus variées. Il avait de l’énergie et de la prudence. Mme de Brienne avait de la vertu, dans le moment que la cour en avait aussi ; et plus tard, quand la cour devint très folâtre, Mme de Brienne eut, par son âge, l’excuse de son austérité. Louis-Henri sera bien élevé, soigneusement préparé à la vie morale et intrigante.

À sept ans, il fut placé comme enfant d’honneur auprès du petit roi. Les enfants d’honneur formaient une compagnie que commandait, la pique à la main, tambour battant, une ancienne femme de chambre du Dauphin, la demoiselle Guiraude de la Salle. Elle mettait un hausse-col sur son mouchoir bien empesé et bien tiré, elle se coiffait d’un chapeau à plumes noires, elle portait l’épée ; et, quand les jeunes soldats avaient bien fait l’exercice du mousquet, la bonne dame-capitaine se penchait pour les embrasser. L’éducation du jeune roi n’était pas menée avec méthode, soit que la reine fût d’avis qu’un roi n’eût pas besoin de savoir tant de choses, soit que les politiques et Mazarin n’eussent aucun désir d’être gênés un jour par un roi qui voulût et sût gouverner. Plus tard, quand Louis XIV, après la mort de Mazarin, prendra la résolution d’être enfin le maître, il aura le soudain génie de connaître son insuffisance et d’y remédier. Il se mettra donc à l’étude, écolier tardif et qui se hâte avec un zèle quotidien. Mme de La Fayette le dit, dans son Histoire de Madame Henriette : « Le roi s’appliquait à prendre une connaissance exacte des affaires et il donnait à cette occupation la plus grande partie du jour. »

Le 15 décembre 1662, Pierre-Daniel Huet, qui sera évêque d’Avranches et qui pour le moment compose des prolégomènes à Origène, écrit à son ami Ménage : « Vous me donnez de la joie en m’apprenant que le roi étudie. S’il pouvait prendre quelque goût aux lettres, il y aurait quelque espérance que la barbarie qui nous menace soit reculée du moins de quelques années ; mais cela est plutôt à désirer qu’à espérer… » Car, en 1662, on a cru déjà que la littérature était un plaisir menacé ; l’on a craint la barbarie et l’on a senti qu’elle n’était pas un ancien état de l’humanité, mais un danger perpétuel et qu’il fallait combattre sans relâche… Quelques semaines passent, et, le 8 janvier 1663, Ménage reçoit une seconde lettre de son ami : « La nouvelle que vous m’apprenez du progrès que fait le roi me réjouit. À ce que je vois, il est déjà congru et pourrait aller en quatrième, et avec le temps en être empereur… » Ces lettres de Huet sont, en copies, à la Bibliothèque nationale, et les originaux presque tous à Florence ; ne voudra-t-on pas éditer, avec le soin qu’elle mérite, la correspondance de Huet, si pleine de petits faits et de curiosités, parfois très divertissante ? Ce serait une bonne et agréable façon de lutter un peu contre la barbarie qui nous menace… Un roi de vingt-six ans passés, qui règne et qui, retournant à ses écoles, se met en mesure d’être empereur ou le premier de sa classe, en quatrième, cela fait rire ces parfaits lettrés et pédants charmants ; ils ne comprennent pas à merveille la beauté de la discipline que s’impose le jeune Louis XIV, et parmi tant de plaisirs, pour apprendre son métier de roi.

M. de Brienne le père, on ne sait s’il désapprouva l’ignorance où était laissé le petit roi ; peut-être considéra-t-il que, dans tous les cas, un courtisan devait en savoir plus que son roi, ne fût-ce que pour le bien servir ; il ôta bientôt Louis-Henri de la compagnie des enfants d’honneur et sagement vous le fourra au collège des Grassins. Mais Louis-Henri venait au Louvre les jours de congé. Il faisait alors l’admiration des enfants d’honneur et du roi, non pour le latin qu’il avait appris, mais pour son agilité, sa grâce forte et son audace. Il dansait le mieux du monde ; il n’avait, à l’exercice du saut périlleux, qu’un rival ; et il « voltigeait » par-dessus le balcon du Louvre qui donne sur la rivière : « en sorte que je me retrouvais à ma place après que mon corps avait fait le tour en l’air hors du balcon, et si la main m’eût manqué, je me serais tué infailliblement. » Ces « petites témérités » lui valurent ses premiers succès et lui valurent un surnom de mauvais augure : on l’appelait en ce temps-là, ensuite encore, La Folie ; il s’en souvient avec mélancolie, devenu vieux et enfermé à Saint-Lazare.

Il se souvient avec mélancolie des beaux moments de sa gloire enfantine. Le 1er  août 1644, les troupes du roi ayant pris Gravelines, un Te Deum fut chanté à Notre-Dame. Il avait huit ans et complaît en qualité de cadet dans la compagnie de Porcheux. Cette compagnie, la vingt-quatrième des Gardes françaises, était de faction, ce jour-là, sur le quai des Orfèvres. Le jeune Brienne et son frère, plus jeune, qui devint évêque de Coutances, furent placés entre les deux premiers caporaux. Ils portaient « le haut de chausse d’écarlate chamarré de galons d’argent, avec un petit buffle à manches de brocart d’or, aussi chamarrées au bracelet du même galon que la culotte, le chapeau gris et assez grand de bords, ombragé d’un bouquet de plumes blanches et le bas de soie gris de perle bien tiré, avec des escarpins de maroquin rouge brodés et faufilés d’une dentelle d’argent, avec un nœud pareil sur le cou du pied, selon la mode d’alors. » Le mousquet luisant, la bandoulière analogue à celle des grands soldats, une épée à garde d’argent : le jeune Brienne avait bon air. Et la reine dit, en regardant son frère et lui : « N’est-ce pas eux qui ont pris Gravelines ? » Le jeune Brienne, quand il écrit cela, n’est plus jeune et languit seul entre les quatre murs de sa prison. De sorte qu’il rougit de raconter de telles anecdotes qui ne sont guère sérieuses ; mais, quoi ! ne dit-on pas que l’enfance est notre meilleur temps ? Alors, il ne serait pas juste, remarque le bonhomme Brienne, de l’oublier.

En 1651, M. de Brienne le père était, depuis quelque huit ans, secrétaire d’État aux Affaires étrangères et le jeune Brienne avait tout juste quinze ans. Le roi, dans sa treizième année, achevait le temps de sa minorité. Mme d’Aiguillon dit à la reine : « Sortirez-vous de la régence, madame, sans accorder à M. de Brienne, qui vous a si bien servie et qui est si pauvre en comparaison de ce qu’il devrait être, la survivance de sa charge à son fils ? On dit qu’il est joli garçon… » Etc. Mme d’Aiguillon dit ce qu’il fallait dire : elle était bonne intrigante et obligeante à ses amis. La reine répondit : « Mais le cardinal est absent ! — Oh ! pour le cardinal, j’en réponds ! » reprit Mme d’Aiguillon. Le 24 août 1651, le jeune Brienne de quinze ans et demi fut ainsi nommé survivancier de son père. Le 25 août, comme la régence allait finir, il prêta serment de fidélité entre les « belles mains » de la reine ; et, le jour suivant, il parut à la cavalcade en habit brodé, la casaque de camelot incarnat broché d’or sur les bras, une housse de velours noir, à cause de sa nouvelle dignité, sur un barbe blanc ; puis il eut sa place au palais, dans la grand’chambre, sur le banc des secrétaires d’État, le petit bout de place que ses confrères plus âgés consentirent à lui accorder : il put mettre « la moitié de la fesse, » et bien content, sur le banc.

Voilà un jeune homme qui fera son chemin, qui en tout cas est parti de bonne heure ! Le très sage M. de Brienne son père craignit même qu’étant parti de si bonne heure il ne commît la faute des coureurs malavisés qui d’abord ne se ménagent guère et sont fourbus avant d’arriver. M. de Brienne avait l’intention de vivre encore et décida que, pendant quelques années, le survivancier voyagerait. Puis c’était l’époque de la Fronde ; et la guerre civile est favorable aux gens qui improvisent leur succès, non pas aux petits survivanciers qui ont leur destinée toute faite et risquent seulement de la défaire. En somme, le jeune Brienne avait tout à perdre dans Paris. Le 24 juillet 1652, avec son gouverneur François Blondel, maréchal de camp des armées du roi et mathématicien de valeur, il quittait la Cour et s’en allait à Mayence. Il y demeura deux ans, chez les jésuites, et y gagna le brevet de maître ès-arts. De là, il se rendit en Hollande, puis en Danemark et en Suède. À Stockholm, il eut à complimenter le nouveau roi, Charles-Gustave, de son mariage avec la princesse de Holstein-Gottorp. Une maladie des yeux le retint en Suède assez longtemps. Guéri de son mal, au mois de février 1655, il monta vers le Nord, traversa le pays des Lapons, descendit en Courlande et en Prusse, et puis en Pologne où la reine Louise-Marie de Gonzague le reçut comme un parent. Il visita Cracovie, Vienne, Prague, le Tyrol, Trente, Venise, et puis Florence et Rome. Il revint en France par mer et fut de retour à Paris le 19 novembre 1655, ayant fait un joli tour d’Europe et acquis mieux que d’autres cette espèce de fatuité particulière aux voyageurs.

Le récit de son voyage est extrêmement agréable. Non que le jeune Brienne soit un grand écrivain, soit même un écrivain ; mais il a de l’intelligence et raconte avec simplicité ce qu’il a vu, les gens et les villes. Par exemple, il a rencontré à La Haye l’ambassadeur du roi de France, « l’incomparable M. Chanut, » comme il l’appelle. Pierre Chanut, né en Auvergne, est l’un des bons diplomates de l’époque, juriste et humaniste, curieux de philosophie et qui correspondait avec Descartes. Son portrait par le jeune Brienne a du caractère. M. Chanut, dit-il, était bel homme ; il parlait un peu gras : cela ne lui allait pas mal. M. Chanut « sentait un peu son bourgeois ; » il n’avait pas la « politesse » des gens de Cour et leur propreté. Mais il avait d’autres vertus : et les qualités qu’il n’avait pas, il ne croyait pas les avoir ; il s’en passait volontiers. Il n’était pas gentilhomme et ne se piquait pas de l’être. « Un jour que nous jouions ensemble au trictrac, le point d’un des dés étant tombé, il me dit, avec une simplicité marchande qui me fît un peu mal au cœur, qu’il allait bientôt remédier à ce petit accident et, prenant son cure-oreille, il tira de dessous ses ongles, qu’il avait toujours fort longs et bordés de noir, l’ordure qui s’y était amassée et remplit le trou de notre dé. » Sur le moment, le jeune Brienne est un peu dégoûté. Au souvenir, M. Chanut l’amuse et le ravit, d’être si bien resté ce qu’il était et avec tant de bonhomie, dans les emplois considérables que lui valut son mérite. M. Chanut s’entendait au latin, passablement aux mathématiques et préférait encore le jardinage : il cultivait de ses mains son potager. S’il faisait un petit poème, de temps en temps, il disait qu’il payait ainsi son tribut modeste à la folie et s’excusait d’ailleurs sur ce qu’il ne le payait qu’une fois l’an, plus souvent lorsqu’il était jeune, et puis l’âge lui avait donné de la sagesse. « Il était bon, commode, facile à ses amis et à tous ceux qui l’abordaient. Du reste, un peu mélancolique et quelquefois fort abstrait, aimant mieux s’entretenir avec soi-même, quoique en compagnie, que d’écouter de mauvaises choses… « Il servait très bien le roi.

Brienne a beaucoup aimé la Hollande, pays charmant qui ne produit rien et qui est riche de toutes choses ; pays tout rempli de maisons de campagne et d’arbres singulièrement beaux qui ont les racines dans l’eau ; pays de pâturages, où les moutons, les bœufs et les chevaux « ont de l’herbe jusqu’au ventre. » Et les maisons propres à merveille. Vous y entrez par des degrés de pierre ou de marbre ; et les balustrades sont en fer, surmontées de pommes de cuivre jaune, d’un bel effet. Les cuisines sont plus nettes que nos salons, avec leur plancher bien frotté, avec leurs chaudrons, leurs bassins, leurs fontaines de cuivre, leurs assiettes de couleur et les crémaillères luisantes comme si elles sortaient de chez l’ouvrier. Leyde, où il fut mené par M. Chanut, il l’appelle une Athènes florissante : il l’a trouvée pleine de science, dédiée aux lettres et aux arts ; il y a visité l’imprimerie des Elzevirs et s’est persuadé que les Muses tenaient à Leyde leur domicile. Mais Amsterdam l’a plus étonné encore : « Elle est toute entrecoupée de très agréables canaux à la façon de Venise ; et ces canaux, ce que Venise n’a pas, sont tous bordés d’ormes et de tilleuls beaux et droits, qui font un ombrage très délicieux et très commode sur les rues et dans les maisons voisines… » Il a visité les magasins des Indes et longuement regardé les épices venues d’Orient, la prison hargneuse où les débauchés ont à râper le bois du Brésil qui est dur, la basse-fosse où l’on met les paresseux à pomper l’eau qui les noierait s’ils ne travaillaient pas. Il s’est promené dans l’odeur du clou de girofle, de la cannelle et du gingembre ; et, quand il en eut le mal de tête, il rentra vite à sa demeure, non sans avoir pris chez le libraire un Pétrone avec les notes de Bourdelot.

L’on n’a pas besoin d’être allé en Laponie pour croire qu’on est un voyageur et qu’on émerveillera les casaniers. Un orateur disait récemment : « Si vous aviez voyagé comme moi, vous sauriez qu’en Suisse… » Le jeune Brienne qui est allé en Laponie péchera bien sûr contre la modestie. Mais tout le monde l’y engage. Dès son retour. son père le présente au Cardinal, qui d’abord lui fait compliment d’une réputation si extraordinaire que jamais on n’en a vu de pareille sitôt acquise. Le jeune Brienne répond si joliment que son père ne se défend pas de laisser couler quelques larmes ; et Son Éminence : « Je pleurerais de joie com.me vous, monsieur de Brienne, si le ciel avait mis dans la tête de mon neveu l’esprit de votre fils. » Le Cardinal prend le jeune Brienne par la main et le conduit au roi. Le jeune Brienne fait un discours, un vrai discours : « Sire, votre renommée m’avait devancé chez les Lapons, où nul Français n’avait été avant moi, et les Moscovites et les Polonais m’ont instruit de vos conquêtes… Les vents mêmes s’apaisaient au nom seul de Louis-le-Grand. Je n’avais qu’à le prononcer, ce nom heureux, pour conjurer les tempêtes ; et le Belt, où je fus sur le point de périr, devint aussi tranquille que la Seine dès que je vous invoquai à mon aide… » Le roi trouva que ce jeune homme parlait bien.

La reine voulut que ce jeune homme lui donnât quelques nouvelles des sauvages. Au cercle de la reine et devant toutes les dames émues de curiosité, il ne balança pas de faire une conférence et de raconter comme on vit dans la neige du nord. Les duchesses, après la reine, répondirent à son aimable procédé par des acclamations et des « has-has » qui n’étaient pas à dédaigner. S’il en eut la tête un peu montée, va-t-on se moquer de lui ? D’ailleurs, il a quelque honte d’inscrire en ses Mémoires tout cela et de n’oublier pas les triomphes de sa jeunesse quand il essaye de consoler par l’humilité religieuse les déplaisirs de son âge avancé. Il écrit : « Je n’en eusse point parlé, si je n’étais malheureux au point où je le suis. Mais, puisque personne ne dit plus comme autrefois du bien de moi, je ne dois pas taire au public les marques que je donnais à dix-huit ans de la présence de mon esprit, qu’on croit à l’heure qu’il est tout à fait perdu et égaré. » Pauvre jeune Brienne, ridicule et attendrissant, qui, vieux, joue encore avec les hochets de son enfance et tâche à corriger la réalité de sa misère par les illusions de sa gloire puérile !

Deux mois après son retour, le 15 janvier 1656, le jeune Brienne épouse Henriette Bouthillier de Chavigny, l’une des filles de ce Chavigny que Brienne le père a su remplacer comme secrétaire d’État. Beau mariage ! La jeune Mme de Brienne était, « soit pour la personne ou pour tout le reste, » à ne pouvoir rencontrer mieux. Elle avait un seul inconvénient : une ambition qui excitera encore l’ambition du jeune mari. Plus tard, beaucoup plus tard, quand elle est morte depuis longtemps, Brienne songe à elle avec pitié, avec remords : « C’est qu’elle avait un cœur de reine, cette pauvre femme ; mais elle avait mal placé son amour. Je lui devins insupportable et elle ne gardait plus de mesure avec moi, comme si j’eusse été l’artisan de ma perte. » Les débuts de ce ménage, si ardent à vivre, furent heureux. Survivancier de son père, Brienne devait attendre patiemment le trépas de son père. Au moins devait-il attendre d’avoir ses vingt-cinq ans pour remplacer le secrétaire d’État qui serait absent ou malade. Il arriva que la santé du vieux Brienne, déjà mauvaise, empira de telle sorte qu’il ne pouvait plus accompagner la Cour en voyage ; et puis son caractère, déjà mauvais, devint exécrable de telle sorte que Mazarin ne pouvait plus le supporter. Bref, le 22 mai 1658, le jeune Brienne, qui n’avait que vingt-deux ans, eut la permission de signer comme secrétaire d’État quand son père serait obligé de garder le lit ou la chambre. Le vieux Brienne devient si impotent et maussade qu’en fait le jeune Brienne le remplace. Au mariage du roi, c’est à lui que sera donné l’honneur de lire la formule du serment que prête le roi sur les Évangiles. Mazarin s’entend avec lui beaucoup mieux qu’avec le bonhomme.

Le jeune Brienne, dans les premiers temps, fit son métier comme un autre. Il le fit assez bien, tant que Mazarin fut là pour le guider et principalement pour le contenir. Il plaisait à Mazarin plus qu’au roi : le roi n’aimait pas les vantards et les improvisateurs. En 1661, le 9 mars, Brienne est chargé de tenir le mémorial du conseil : le 1er  avril, cette charge lui est enlevée ; il perd l’occasion de parler, de lire à haute voix et d’être important. Le roi ne dissimule pas que ce petit gaillard l’importune. Et, quelques mois plus tard, le petit gaillard est éloigné de la Cour, très soudainement : ordre du roi. Il se rendit en Picardie et croyait alors que sa disgrâce durerait peu. Comme il s’ennuyait, il se rapprocha de Paris, fut à Saint-Denis et, chez le président de Thou, à Vanves. Mais le roi négligeait de le rappeler. Même, le roi lui commanda de renoncer pour jamais au ministère et de vendre sa charge à M. de Lionne. Il résista et finit par céder à une exigence qui n’admettait aucune hésitation. Le 14 avril 1663, M. de Lionne paye neuf cent mille livres au vieux et au jeune Brienne, au titulaire et au survivancier, moyennant quoi il est secrétaire d’État pour les affaires étrangères. Quel effondrement d’une fortune extraordinaire ! Au bout d’une demi-année, la jeune Mme de Brienne mourait de chagrin. Le jeune Brienne se retirait à l’oratoire.

Qu’y a-t-il eu ? Quelle est la faute que le roi punit d’une manière si rude ? Voilà ce que Brienne, pourtant sincère, ne dit pas : c’est qu’il n’avait pas envie de le dire ; en outre, il a bien l’air de ne l’avoir pas su très nettement. Il a bien l’air de se demander, avec une angoisse que le temps n’a point relâchée, comment il a pu offenser à tel point le roi. Il cherche dans sa mémoire un peu vieillie et fatiguée ; il y retrouve une anecdote qui soudain lui donne à rêver. La Cour était à Fontainebleau. Le roi commençait de s’attacher à La Vallière : et le jeune Brienne la trouva gentille. Le jeune Brienne lui disait toujours « quelque douceur, en passant. » Un jour, le roi venait chez Madame et rencontra, dans l’antichambre de Madame, le jeune Brienne et La Vallière, tous les deux. Il leur demanda ce qu’ils faisaient ensemble. Et, somme toute, ils ne faisaient rien : le jeune Brienne offrait à La Vallière de la faire peindre en Madeleine. Elle rougit Le roi se tut et s’éloigna. Dans la soirée, le jeune Brienne vit le roi et La Vallière causer et sut qu’il n’aurait pas dû, lui, causer avec La Vallière. Le roi, s’adressant à lui, blâma le projet de la faire peindre en Madeleine : elle était trop jeune, vraiment, pour une pénitente ! elle n’était pas Madeleine, mais Diane !.. Le lendemain matin, le roi prit le jeune Brienne à part, entra dans le cabinet de Théagène et Chariclée avec lui, ferma le verrou et dit à brûle-pourpoint, comme un homme qui veut tout savoir et sur l’heure : « L’aimez-vous, Brienne ? » S’il aimait qui ? Le Ion du roi ne permettait pas qu’on feignit de n’en rien savoir. Brienne, plus de vingt ans après, se loue encore de la réponse qu’il a faite « avec une présence d’esprit admirable. » Il répondit : « Non, Sire, pas tout à fait ! Mais je vous avoue que j’ai beaucoup de penchant pour elle. — Ah ! vous l’aimez ! Pourquoi mentez-vous ? — Sire, je n’ai jamais menti à Votre Majesté. J’aurais pu l’aimer ; mais je ne l’aime pas assez, quoiqu’elle me plaise, pour dire que j’en suis amoureux. — C’est assez, et je vous crois. » Il fallait en rester là ; mais le jeune Brienne est si content de son adresse qu’il insiste et ne dissimule pas au roi qu’il devine l’amour du roi : et il pleure. Le roi s’en aperçoit et, bonnement, reprend : « À quoi bon pleurer ? L’amour t’a trahi, mon pauvre Brienne ! » Mais Brienne : « Je pleure de tendresse pour vous et elle n’y a aucune part — Oh ! bien, soit ! N’en parlons plus ; je t’en ai trop dit. — Votre Majesté m’a fait trop d’honneur. » À vingt ans de là, Brienne se demande si la jalousie du roi ne fut pas la cause d’une disgrâce qui est tout le malheur de sa vie.

Or, il est vrai que le roi était fort jaloux. Mme de La Fayette le dit et le montre, dans l’Histoire de Madame Henriette. Il était jaloux comme un autre homme ; et, une fois que La Vallière perdit une turquoise qu’il lui avait donnée, il s’imagina qu’elle l’avait envoyée à Bragelonne et se désespéra. Mais, en outre, sa jalousie était d’une telle sorte qu’une femme qu’il eût aimée et qu’il sût occupée le moins du monde en quelque aventure, ou en quelque souvenir d’une aventure, il ne l’aimait plus : c’était subitement fini, de tout ce qu’il avait au cœur pour elle. Une La Vallière entichée du jeune Brienne, ou seulement aimée du jeune Brienne, il l’aurait chassée de son cœur. Et c’est le contraire, on le sait bien, qui arriva. Puis l’anecdote de La Vallière et du jeune Brienne est du mois de mai ou du mois de juin 1661, postérieure de quelques semaines au jour que la rédaction du mémorial fut retirée au secrétaire d’État, lequel ne fut éloigné de la Cour que l’année suivante. La Vallière n’est pas la cause de cette disgrâce.

La cause de cette disgrâce ? Gui Patin disait : « Voilà un jeune homme perdu, si Dieu ne le sauve, que les jeux et les pipeurs ont perdu. Il méritait une meilleure fin ; car c’était un honnête homme et très savant. » Le jeune Brienne se serait donc ruiné au jeu : il se serait laissé voler au jeu par les fripons. Mais, Chapelain, c’est une autre histoire, et moins coûteuse, et plus fâcheuse, qu’il a crue : il écrit à Nicolas Heinsius : « Une friponnerie de jeu, à laquelle on a prétendu qu’il était entré pour une part principale, a trouvé le roi facile à se le persuader et l’a porté à lui envoyer commander de se retirer de la cour. » Ainsi le jeune Brienne n’aurait pas été victime des fripons, mais fripon lui-même et victime enfin de sa friponnerie. Voilà un fait et qui suffirait à expliquer ce grand mystère que l’exilé a l’air de croire indéchiffrable : est-ce qu’il se moque de nous ?… Les Brienne n’étaient pas riches. Le vieux Brienne avait agi très honnêtement à la Cour et au ministère. Mme de Brienne, la mère, pieuse et charitable, distribuait son peu de fortune en aumônes. Et, quand Mme d’Aiguillon supplie la reine d’accorder au jeune Brienne la survivance du vieux Brienne, elle dit que les Brienne sont pauvres. Et le jeune Brienne écrit, dans ses Mémoires : « Ma plus grande peine était mon extrême pauvreté ; sans le jeu, il m’eût été impossible de subsister à la Cour. « C’est dangereux, évidemment. Et, si l’on a grand besoin de sa chance, on l’organise, on la combine, on la prépare, on la met à l’abri du hasard. C’est probablement ce qu’a fait Brienne : et il ne le dit pas davantage. Est-ce qu’il a envie de le cacher ? Il ne prend pas son lecteur pour un sot et, quand il a dit que, sans le jeu, il n’aurait pu vivre à la Cour, il a confiance que vous l’entendez. Mais il ne paraît pas soupçonner que sa friponnerie malheureusement découverte soit la cause de ses malheurs. Une telle friponnerie n’était pas rare : et ses malheurs sont épouvantables. Du reste, Chapelain ne croit pas que cette anicroche soit le tout de l’affaire. Après avoir conté que le jeune Brienne est exilé de la Cour, il ajoute : « ce qui serait peu de chose, les relégations de gens de cet âge ne durant pas d’ordinaire si longtemps. Mais ce qu’il y a de pis est que Sa Majesté s’est fait entendre qu’elle ne se servirait jamais de lui en la charge de secrétaire d’État, dont il avait la survivance, et que même elle voulait qu’il s’en défît. » Bref, pour Chapelain comme sans doute aussi pour Brienne, la friponnerie expliquerait un mois ou deux d’exil en province, non la disgrâce à tout jamais. Et voilà ce que Brienne trouve si étrange que, pour comprendre sa disgrâce, il a recours aux hypothèses les plus bizarres. Il se demande si le roi ne l’a point châtié d’aimer à l’excès, qui ? La Vallière ?… Non : le latin.

Car il avait la passion, la manie peut-être, du latin. Quand il revint de Laponie, c’est en latin d’abord qu’il rédigea le récit de son voyage. Quand il siégea au Conseil, il rédigea en latin certains actes qu’on ne destinait point à cette langue. Il composa des vers latins comme un pédant fieffé. Les pédants ne lui en surent aucun gré : Chapelain ne lui pardonne pas d’avoir préféré Tacite à Cicéron. Mais enfin ce n’est pas l’amour du latin qui a perdu le jeune Brienne.

Qu’est-ce qui l’a perdu ? Il a tort de chercher plus loin que la vérité ; l’on aurait tort de suivre ses divagations. La vérité, le roi l’a dite, et clairement. La vérité, c’est que le jeune Brienne travaillait mal et se rendait pour le moins inutile : « on ne pouvait seulement pas lui confier la fonction de son emploi. » Il n’était pas inintelligent ; mais il était brouillon, peu discret, tout dépourvu de méthode. Il ne songeait qu’à briller, qu’à montrer sa facilité de parole, son adresse à toute chose. Il s’occupait de lui sans cesse, et non de l’État. Il ne traitait point une affaire : il employait une affaire à illustrer ce qu’il appelait son génie. C’était là une façon que précisément le roi ne pouvait pas souffrir, et qui l’impatientait et qui choquait sa bonne entente des réalités, son excellent souci de l’État. Et le roi, qui voyait ce Brienne bâcler sa besogne, voyait M. de Lionne sérieux, prêt à servir exactement. Il se défit de ce fol et, pour le remplacer, prit un sage. C’est ainsi que le jeune Brienne fut sacrifié au bien de l’État.

Mais son internement à Saint-Lazare, où il passa près de vingt ans au milieu des fous ? C’est qu’un beau jour le fol était devenu fou. Il avait gagné, l’on ne sait trop comment, les états du duc de Mecklembourg. Là, il commit un certain nombre de méfaits qui démontrent qu’il était insensé, dangereux même. On redouta qu’il ne se rendît en Suède ou à Berlin. Ce qu’il savait pour avoir siégé au conseil du roi, ce qu’il dirait par délirante vanité, pouvait nuire aux intérêts du roi et du royaume. Dès qu’on l’eut sous la main, quand il revint, ce fut pitié, ce fut précaution, de l’interner.

Ce jeune Brienne est à plaindre. Il avait de l’esprit, de la grâce et quelques vertus, mais en désordre. Son histoire, absurde et pathétique, a bien de l’analogie avec l’histoire d’un autre garçon très aimable, Fouquet. Le jeune Brienne est plus jeune et d’une génération qui, pour être sage, eut à résister aux tentations les plus séduisantes. Il a ses premiers succès dans une Cour presque adolescente où le plaisir est délicieux. Un roi de vingt ans à peine passés conduit la fête et prodigue autour de lui la nouveauté d’un luxe parfait, l’amusement de l’orgueil et de la volupté, la gloire. Mais ce jeune roi, qui a la tête bien faite, sépare de ses divertissements son travail. Le petit Brienne, son étourderie ne lui permettait pas de subir sans défaillance l’épreuve d’un bonheur extraordinaire et prématuré. Il fut de ceux que la félicité du règne enivra comme un vin trop fort et que supprima, faute de les pouvoir soumettre à la raison, l’opportune rigueur du roi.


André Beaunier.
  1. Mémoires de Louis-Henri de Loménie, comte de Brienne, dit le jeune Brienne, publiés d’après le manuscrit autographe par M. Paul Bonnefon, trois volumes (Société de l’Histoire de France).