Revue littéraire - Les Statues de Paris

Revue littéraire - Les Statues de Paris
Revue des Deux Mondes4e période, tome 137 (p. 443-454).
REVUE LITTÉRAIRE

LES STATUES DE PARIS

Paul Verlaine aura-t-il sa statue ? L’affaire était bien engagée et ne semblait pas devoir rencontrer d’opposition sérieuse, lorsqu’un incident est venu tout compromettre : la publication maladroite — d’autres disent trop habile — des Invectives. La légende s’était accréditée d’un Verlaine à l’âme innocente et pure comme une âme d’enfant : crûment la vérité apparaissait d’un Verlaine à l’ivresse méchante. Il y eut une brusque débandade. On avait eu des trésors d’indulgence pour certaines « irrégularités » un peu fortes de la conduite du poète ; mais il a mal parlé des confrères : c’est cela qui a fait scandale. La presse s’est émue. Il faudra laisser passer un peu de temps. Au surplus, les amis du pauvre Lélian ne se découragent pas. L’idée est lancée ; ils pensent que c’est l’essentiel. Nous le pensons avec eux. En effet, ce n’est pas le talent, quel qu’il soit, de l’écrivain qui est ici mis en cause, puisqu’il est question, non pas de réserver une place à ses vers dans les anthologies, mais de faire une place à son buste dans ce jardin du Luxembourg que fréquente encore la jeunesse. Mais en promenant dans le Paris d’aujourd’hui la parodie moyen-âgeuse des mœurs d’un Villon, Verlaine s’était composé, non sans application, une physionomie qui lui avait valu l’attendrissement des chroniqueurs et la curiosité des badauds : c’est cette image qu’il s’agit de fixer dans le bronze. Pour s’être placé en dehors de toute règle, avoir jeté le défi à l’opinion, tiré vanité de ses défaillances, étalé ses plaies avec une orgueilleuse humilité, traîné sa veulerie du café borgne à la prison, de la prison au confessionnal, du confessionnal à la brasserie mal famée, de la brasserie à l’hôpital, et pour avoir enfin donné une forme d’art aux suggestions de l’alcoolisme et au ressouvenir de vices innommables, Verlaine a semblé digne de recevoir un hommage solennel et d’être, avec l’assentiment des pouvoirs publics, proposé en exemple aux jeunes gens. A notre avis, c’est cela qui donne à réfléchir, et bien plutôt que dans la bordée méprisable des injures d’outre-tombe, c’est là qu’est le scandale. Si d’ailleurs il a été précédé de plusieurs autres qui ne choquent pas moins violemment le bon sens et la morale, nous n’en concluons pas que cela soit de nature à l’atténuer, mais au contraire c’est donc qu’il est grand temps d’ouvrir les yeux, d’élever la voix, et de dénoncer l’étendue et la gravité du mal.

Cette question des statues a beaucoup plus d’importance que nous n’avons coutume de lui en prêter. Nous en raillons volontiers entre lettrés. Certes, dans la facilité avec laquelle on décerne aujourd’hui les honneurs du bronze, dans la disproportion qui éclate entre les mérites de l’élu et la pompe des panégyriques, il y a quelque chose de plaisant, bien fait pour divertir l’ironie du philosophe et qui nous amuse aux heures où nous contemplons les choses de la terre du point de vue de Sirius, avec désintéressement. Pouvons-nous cependant pousser toujours si loin le désintéressement, que nous nous désintéressions du bon renom de notre pays, de l’avenir de notre société, de l’éducation de nos jeunes gens ? Or, c’est cela qui est en jeu. Une statue n’est pas seulement une parure pour nos places et la satisfaction posthume accordée à la vanité. Elle est tout autre chose. A ne consulter que le sens des mots, élever un « monument », c’est perpétuer un souvenir et protéger contre la mort l’idée qu’un homme a représentée pendant le cours de sa vie mortelle. On déclare que l’idée était bonne et qu’elle ne doit pas cesser de développer à travers le temps ses plus lointaines conséquences. Un enseignement s’en dégage, le plus efficace qui soit, l’enseignement concret, matériel et visible, exposé sans cesse aux regards de tous, et qui à tous les momens sollicite l’attention et s’impose à la réflexion. Cet enseignement ne s’adresse pas à l’élite, à ceux qui peuvent dominer les modes passagères, échapper aux engouemens, deviner les arrière-pensées. Il s’adresse à la foule. Les entrepreneurs de statues le savent bien, et c’est pourquoi ils laissent passer sans s’en émouvoir les épigrammes des délicats, qui s’émoussent sur la pierre et n’entament pas le métal. Ils savent que la leçon trouvera quelqu’un pour la recueillir. Ils ont confiance qu’elle s’en ira éveiller dans la masse obscure et anonyme l’élan de la sympathie et la vertu de l’imitation.

Voici un jeune homme tel que nous voudrions que fussent tous nos fils et tel que par bonheur il y en a plus d’un parmi eux. Son rêve se détourne des désirs médiocres et des calculs vulgaires. Ambitieux, il n’est ambitieux de rien autre chose que de gloire. Et si rude que doive être la route, il sent en lui la force de la suivre jusqu’au bout sans épuiser ses réserves d’énergie, d’enthousiasme et de renoncement. Il a quitté l’école et il est à la veille d’entrer dans la vie. Les préceptes abstraits ne lui suffisent plus et il comprend que l’héroïsme à la Plutarque s’adapte mal aux exigences de la société moderne. Mais elle a, cette société, ses héros, ceux-là mêmes dont elle dresse l’effigie au coin de ses carrefours. Il est naturel qu’il se tourne vers eux et qu’il les interroge. Qu’ont-ils fait quand ils étaient des hommes de chair ? Quelles émotions ont fait battre leur poitrine, à quels sentimens ont-ils ouvert leurs cœurs, vers quelles idées ont-ils haussé leurs âmes ? Quelles sont les paroles qu’ils ont dites ? En quel sens s’est exercée leur action ? A coup sûr, et en dépit des faiblesses qui sont la marque de l’humaine condition, rien n’a trouvé accès en eux qui ne fût noble et généreux. La volonté chez eux a dompté l’instinct, et ils ont étouffé ce tumulte que font en nous les appétits de jouissance, les passions de haine et de violence. Ils ont fait rayonner autour d’eux leur beauté intérieure. A mesure qu’ils passaient parmi les hommes, ils y ont répandu plus de concorde, plus d’harmonie, plus d’amour. Ils ont travaillé comme de bons ouvriers à cette tâche commune du progrès qui fait que l’humanité, si elle ne devient pas plus heureuse, devient meilleure et s’écarte davantage de la brutalité et de la férocité primitives. Ils ont porté témoignage pour le bien. C’est de quoi nous leur savons gré. Qu’ils nous rendent donc le dernier service que nous en attendons encore ! Qu’ils rompent leur silence ! Qu’ils révèlent leur secret ! Qu’ils disent la parole de vie à celui qui la leur demande, et l’ayant, à des signes certains, reconnu pour un des leurs, qu’ils l’accueillent comme font des aînés, propices au nouveau venu, qui réclame sa place parmi les mieux faisants !

Prenons donc par la main ce jeune homme et faisons avec lui une courte promenade à travers les symboles de bronze où Paris, en ces quelques dernières années, a mis l’expression de sa pensée. Partons, comme il convient, de cette place de la Bastille, véritable entrée du Paris moderne qui fait dater son existence du jour où l’émeute força la prison d’État, tua Flesselles et de Launay, dans l’espoir de rendre le marquis de Sade à la société. Passons devant l’Hôtel de Ville réédifié sur les ruines qu’avait faites l’incendie. Il est gardé par un cavalier de fière allure, le front haut, l’air imposant et calme. C’est le prévôt des marchands, Etienne Marcel. Sa carrière fut courte et bien remplie. On était au lendemain de Poitiers. Le pays était envahi, le roi prisonnier, le pouvoir aux mains d’un enfant débile ; ou plutôt le pouvoir appartiendrait à celui qui se donnerait la peine de le ramasser dans le désastre public. Marcel fut cet homme-là. L’ordonnance de 1357, qu’il fit signer au Dauphin, était plus qu’une réforme. Elle mettait l’administration entre les mains des états. « Constituer un nouveau gouvernement au milieu d’une telle guerre, c’était une opération singulièrement périlleuse, comme celle d’une armée qui renverserait son ordre de bataille en présence de l’ennemi. Il y avait à craindre que la France ne périt dans ce revirement[1]. » Si la France ne périt pas tout entière, du moins peut-elle être démembrée : Marcel délivre Charles le Mauvais, un des princes les plus funestes de notre histoire, qui réclame pour lui la Champagne, une partie de la Normandie, le Limousin, nos forteresses les plus sûres, nos meilleures provinces. Comme signe de ralliement, Marcel donne à ses partisans le chaperon mi-parti de rouge et de bleu. Voici quel en fut le baptême. Le 23 février au matin, le prévôt des marchands assemble les corps de métiers, se met à la tête de la foule armée, égorge en passant Me Regnault Dacy, avocat au Parlement, envahit l’hôtel du Dauphin, monte à la chambre où il se tenait entre ses conseillers ordinaires, les maréchaux de Champagne et de Normandie. « Sire, dit-il, ne vous ébahissez des choses que vous allez voir : il est bon qu’il en soit ainsi ; » et se tournant vers ceux qu’il avait amenés : « Faites vite ce pourquoi vous êtes venus ! » Il jette au peuple ce ferment de toutes les émotions populaires : « C’étaient des traîtres ; » au Dauphin cette excuse de toutes les révolutions : « Ce qui s’est fait, s’est fait de la volonté du peuple. » Les mesures arbitraires se multiplient ; on écartèle les suspects en place de Grève. Cependant la misère augmente : Jacques Bonhomme affolé par la souffrance se rue comme une bête fauve sur les campagnes. Marcel s’allie avec les Jacques. Il s’allie avec les mercenaires anglais. Quand il fut lui-même assassiné à la porte Saint-Antoine, allait-il livrer à Charles le Mauvais les clés de la ville dont il était le gardien, ou périt-il simplement sous la haine des Parisiens lassés d’être trompés ? Ce point reste obscur. Il est inutile de charger d’un crime de plus cette mémoire sur laquelle a pesé une infamie de cinq siècles. C’est de cette infamie que ceux de l’Hôtel de Ville ont tiré leur patron, pour lui décerner les honneurs équestres. Tout se recommence en histoire, et le passé nous est un garant des entreprises vers lesquelles ce cavalier de fi ère allure peut mener les siens. Il les mène, comme aux jours d’autrefois, comme en ces jours que nous avons revus, à la guerre civile déchaînée en face de l’étranger.

Jeune homme épris de gloire, veux-tu que tes compatriotes te décernent des statues ? Soulever l’émeute en présence de l’ennemi, tel est le moyen que par son exemple un Etienne Marcel indique à ton patriotisme.

Place Maubert, debout, les mains liées, autant que permettent de l’apercevoir les couronnes d’immortelles rouges envoyées par les diverses « libres pensées », Etienne Dolet, imprimeur. On aimerait à l’imaginer comme un homme d’un grand caractère contre qui les seuls chefs d’accusation eussent été sa vertu et sa science. Alors, parmi ceux qui mettent au-dessus de tout : le dévouement à l’idée, nul ne refuserait de s’incliner devant le rude batailleur d’avant-garde, proclamant l’évangile nouveau d’après lequel chacun ne doit compte de ses convictions qu’à sa conscience. Il se trouve que ce triste représentant d’une belle cause semble avoir été choisi tout exprès pour la discréditer. De tous les coins du siècle et de toutes les bouches, il ne sort ontre lui que réclamations indignées. Ceux qui le poursuivent devant la postérité ce ne sont ni les dévots, catholiques et protestans, ni les gens de loi, ce sont ses amis dont il a méconnu le zèle et lassé la patience, ce sont les lettrés et les savans révoltés par ses procédés, ce sont les partisans des doctrines nouvelles, ceux que la pensée libre réclame pour elle, un Érasme, un Marot qui se plaint de sa « perversité », un Rabelais qui, après lui avoir reproché son « avare convoitise », son « envieuse affection de la perte et du dommage d’aultruy », ses « fraudulentes supplantations », conclut : « Tel est ce monsieur. » Follement vaniteux et vindicatif, il a injurié tout le monde. Ses livres sont pleins de la glorification de lui-même et des attaques qu’il dirige contre ses ennemis réels ou imaginaires. A une époque où la violence et la grossièreté sont de règle en matière de polémique, il a étonné le monde savant par sa grossièreté et sa violence. Un trait caractérise celui qu’on nous donne pour un défenseur des droits supérieurs de la conscience : son indifférence à l’égard des questions qui touchent à la vie morale. Autant pour lui de rêves creux qui ont moins de portée qu’une élégance cicéronienne. Il blâme l’affectation stupide et le désir de réclame de plusieurs qui se sont fait jeter en prison pour leurs opinions religieuses. « Dans ces tragédies je joue le rôle de spectateur. Je déplore la situation, je plains les malheurs de quelques-uns des accusés, mais je me ris de la folie de certains autres qui mettent leur vie en danger par leur entêtement ridicule et leur obstination insupportable. » Il fait plus et ne craint pas d’attirer sur eux les derniers dangers. Il publie les lettres de ses amis, pleines des confidences les plus compromettantes. Rabelais, inquiet de l’effet produit sur les docteurs de la Sorbonne par ses deux premiers livres, et n’ayant nul désir d’être brûlé comme « harans sorets », imprime une nouvelle édition de son ouvrage d’où il fait disparaître tout ce qui sentait l’hérésie. La même année il apprend qu’à son insu vient de paraître chez Dolet une édition donnée pour être « revue et de beaucoup augmentée par l’autheur mesme », et dans laquelle tous les passages répréhensibles reparaissaient. Il y allait pour lui de la tête. Dolet envisage avec une belle insouciance le péril d’autrui.

Pour ce qui est de lui, pendant les dix années qui ont précédé sa condamnation, il ne cesse de se mettre en opposition violente avec les lois, lois sévères, attendu qu’elles sont les lois du XVIe siècle et non pas celles du XIXe, mais lois qui n’usurpaient en rien sur la liberté de sa conscience, et que nous appellerions aujourd’hui lois sur la presse, sur les sociétés, sur le travail, et enfin lois réprimant l’homicide. Il ne fait que passer à Toulouse : le Parlement venait de publier un édit pour réglementer les réunions d’étudians ; il prononce deux discours où il blâme le Parlement, attaque les magistrats qui empêchent les étudians de se réunir, attaque les étudians d’une autre « nation » que la sienne, s’emporte contre la barbarie et la sottise des Toulousains. Le succès de cette éloquence, ce fut qu’il y eut des troubles parmi les étudians. Le Parlement supprima les réunions et bannit Dolet pour excitation à la révolte. Il arrive à Lyon. A peine installé, il se mêle aux querelles entre ouvriers et patrons ; ce n’est pas pour les apaiser : Dolet est admirable pour faire battre les gens entre eux. Il s’en faut d’ailleurs qu’il ne soit violent qu’en paroles. Le dernier jour de décembre 1530, il tue de sa main le peintre Compaing, d’une bonne famille de Lyon. L’empressement qu’il mit à quitter la ville, les difficultés que fit la cour de Lyon pour enregistrer les lettres de pardon, rendent malaisé de mettre le meurtre uniquement sur le compte de la légitime défense. La grande protectrice des lettrés, Marguerite de Navarre, intervint. Le roi pardonna. De retour à Lyon, Dolet refuse de se soumettre aux conditions stipulées dans le privilège royal pour l’impression des livres, publie des livres suspects d’hérésie, vend des livres de Genève. C’est à l’instigation des maîtres imprimeurs et libraires qu’il est accusé et condamné. Le roi pardonne pour la seconde fois, et l’évêque de Tulle, Pierre Duchatel, obtient pour Dolet des lettres de grâce qui lui rendent sa liberté et ses biens, « ses bonnes famé, vie et renommée ». Dolet va-t-il consentir à se tenir tranquille ? En 1544, un paquet de livres prohibés portant son nom est saisi aux barrières de Paris. Conduit en prison il s’échappe sans beaucoup de peine au bout de trois jours et profite de sa liberté pour publier un dernier volume qui donne lieu à un nouveau procès, dont on ne peut dire qu’il fut tranché à la légère, attendu que l’instruction n’en dura pas moins de deux ans. C’est cette troisième sentence capitale qui fut exécutée. Coupable de mort d’homme et de dix années de désobéissance aux lois, ce n’est pas comme « athée relaps » que les magistrats frappèrent Dolet, c’est comme récidiviste.

Sème la discorde, prodigue l’insulte, trahis tes amis, frappe tes adversaires, traite les lois de ton pays comme si elles n’existaient pas, et ton nom sera honoré parmi les hommes, — déclare Dolet du haut de son socle.

Allons tout de suite, dans notre pèlerinage vers un autre ouvrier de l’affranchissement de l’esprit. On a représenté Diderot en train de causer. On ne pouvait mieux faire. Sa conversation était éblouissante : c’est là qu’il excellait. Il est assis dans un fauteuil d’où il se soulève à demi, emporté par sa verve et par son besoin de gesticuler. C’est bien ainsi qu’on put le voir, dans les salons, dans le « sublime palais de la Chevrette », où Grimm et Mme d’Épinay font un ménage un peu morne, chez le baron d’Holbach, au Grandval, où il est étincelant les soirs qu’il ne s’est pas trop « crevé de mangeaille », ou encore à la cour de Catherine : « Je ne me tire pas de mes entretiens avec lui, écrivait l’impératrice de toutes les Russies, sans avoir les cuisses meurtries et toutes noires. « Que dit-il ? Ce n’est pas un mystère, et pour qu’on croie l’entendre il n’y a qu’à faire parler ses livres. L’unité y règne sous l’apparence des contradictions. Depuis la Religieuse, — seul pendant qu’il y ait à la Pucelle, — et depuis les Bijoux indiscrets, jusqu’au Supplément au voyage de Bougainville et à l’Entretien avec la Maréchale ***, en passant par la Lettre sur les aveugles, par Jacques le fataliste, par le Neveu de Rameau, par les Salons, c’est toujours la même chose. Mais Diderot a bénéficié du décousu de sa composition comme du débraillé de sa tenue. Le moyen de prendre tout à fait au sérieux un prédicateur qui mêle à tant d’emphase sentimentale et de déclamation vertueuse tant d’incongruités ? Donc écartons les gravelures, laissons les mots parmi lesquels il y en a trop de malpropres, et ne nous attachons qu’aux idées. Dans la campagne que mènent les philosophes, Diderot a son rôle nettement déterminé et qui lui appartient en propre. Tandis que Voltaire s’attaque à la religion et Rousseau a l’institution sociale, il est sans doute leur allié, mais il y a un autre point sur lequel il porte spécialement son effort : ce qu’il veut détruire, c’est la morale. Cette morale, ou ce qu’on appelle encore parmi nous de ce nom, quel ramas de sottises et quel tissu d’extravagances monstrueuses ! D’où vient qu’on ait attaché une sorte de honte aux fonctions de reproduction ? En quoi pudeur, retenue, décence, sont-elles des vertus ? Quoi de plus insensé que nos idées sur l’amour ? Quoi de plus révoltant que le mariage « qui viole la liberté du mâle et de la femelle en les enchaînant pour jamais l’un à l’autre » ? Dans l’infidélité, dans la séduction, dans l’inconduite, où est la faute ? Et qu’y a-t-il dans l’inceste qui blesse la nature ? Si encore toutes ces absurdités n’étaient qu’absurdes ! Mais elles sont dangereuses. La loi morale fait le malheur de l’homme. Parce qu’on s’est avisé d’attacher à certaines actions les idées de bien ou de mal, on se blâme, on s’accuse, on se suspecte, on se tyrannise. Non seulement la morale met l’homme au supplice, mais elle le déprave. Elle est la grande corruptrice. Elle crée le vol, la dissimulation et le mensonge ; elle est cause que le monde se compose, en proportion inégale, d’hypocrites, d’infortunés et d’imbéciles. C’est la morale qui est immorale. En fait, tout en elle est factice, arbitraire, conventionnel. Rien n’est réel que la jouissance immédiate. Il n’y a qu’un devoir au monde, c’est d’être heureux. Il n’y a qu’une définition du bonheur, c’est le plaisir. Chacun prend son plaisir où il le trouve. « Boire de bons vins, se gorger de mets délicats, avoir de jolies femmes, se reposer sur des lits bien mollets, excepté cela le reste n’est que vanité. » Le reste, ce sont certains principes généraux que les gens ont sans cesse à la bouche, que personne ne pratique, et qui ne reposent sur aucune base certaine. Car le bien et le mal ne sont pas quelque chose qui existe en soi, mais tout uniment ce qu’il a plu aux magistrats et aux prêtres de prononcer tel. Invention d’une poignée de fripons ! Joug séculaire dont il faut enfin que l’humanité se délivre…

« La morale est une gêne. Suis le pur instinct de la nature ! » tel est l’oracle de Diderot.

Où va l’humanité quand elle suit le pur instinct de la nature ? nous le demanderons à Danton. Si d’ailleurs c’est auprès de l’école de Médecine, en face de la statue d’un chirurgien qu’il nous faut chercher le monument élevé au grand conventionnel, ne voyez là qu’une simple coïncidence. Chacun, parmi les chefs révolutionnaires, a sa caractéristique. Mirabeau est gentilhomme, Roland bourgeois, Robespierre pédant, Marat fou ; Danton avec sa taille de colosse, sa face tourmentée, son cou de taureau, ses épaules de portefaix, sa voix tonnante qui roule les menaces, les adjurations et les jurons, avec ses fureurs et ses accès de pitié, ses besoins de jouissance, ses attendrissemens devant la campagne, ses emportemens, ses lassitudes, tout ce qui vient des impulsions d’une nature exubérante et d’un tempérament brutal, Danton est peuple. Aussi l’alliance entre le peuple et lui est-elle immédiate, comme elle est naturelle. Tout de suite le peuple l’a reconnu pour un des siens ; en récompense, il accrédite et répand dans le peuple même cette croyance, reçue encore aujourd’hui pour un dogme, que les vengeances du peuple sont légitimes, que ses colères créent la justice, et que ses crimes sont sacrés. Tout de suite il a compris que la Révolution ne peut marcher, ne peut être consolidée qu’avec le peuple. Le peuple en est l’instrument. Soyez peuple ! Nul n’a contribué plus que lui à faire du peuple le principal acteur de la Révolution, à faire passer la toute-puissance aux mains de la multitude, à réaliser le triomphe de la force dans ce qu’elle a de plus grossier et de plus violent.

De là est sortie la théorie du terrorisme, à savoir qu’on ne peut sauver la France qu’en la tyrannisant et vaincre l’ennemi à l’extérieur qu’en anéantissant l’ennemi intérieur. C’est le sens de toutes les mesures d’oppression auxquelles s’est associé Danton, substitut du procureur de la Commune, ministre, orateur de la Montagne, membre du premier Comité de salut public, au début ami de l’individu Maral, presque jusqu’à la fin complice de Robespierre. C’est le sens de ses mots les plus fameux, des mots dont on fait le plus d’honneur à son patriotisme : « Eh ! je me f… des prisonniers. Je songe à la Révolution, à la France… Il s’agit de la tragédie que vous devez donner aux nations : il s’agit de faire tomber sous la hache des lois la tête d’un tyran, et non de misérables comédies… Que la France soit libre et que mon nom soit flétri ! Que m’importe d’être appelé buveur de sang ? Buvons le sang des ennemis de l’humanité, s’il le faut… »

Le sang a coulé le 10 août. Danton a été le principal organisateur de la journée, il a lancé le peuple à l’attaque du château. Il en est récompensé : il ramasse dans le sang du 10 août un portefeuille qui par une sorte de dérision se trouve être le portefeuille de la justice. Depuis cette date jusqu’à la fin de septembre, il est en fait le maître de la France. Le 28 août il s’est écrié : « Ce n’est que par une grande convulsion nationale que nous ferons rétrograder les despotes. » Il faut s’assurer des traîtres, mettre la main sur les lâches. Pendant la nuit du 29 au 30 on opère les visites domiciliaires, on emplit les prisons. Le 2 septembre le massacre commence. On massacre aux Carmes, à l’Abbaye, au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, à Bicêtre, à la Salpêtrière, hommes, femmes, les prisonniers quels qu’ils soient, pendant le jour, pendant la nuit, à la lueur des torches, jusqu’au H septembre. Pendant tous ces jours, toutes ces heures, que fait Danton ? De son propre aveu, il gémit. En vérité, c’était bien le temps de gémir, au lieu de tonner, de tonner à l’Assemblée, dans la rue, et de lancer le peuple, tout le peuple contre la petite bande des massacreurs payés ! Pour innocenter Danton de son inaction elle-même, on cite ce passage de l’unique discours où il ait fait allusion aux massacres : « Puisqu’on a osé dans cette assemblée rappeler ces journées sanglantes sur lesquelles tout bon citoyen a gémi, je dirai, moi, que si un tribunal eût alors existé, le peuple auquel on a si souvent, si cruellement reproché ces journées, ne les aurait pas ensanglantées ; je dirai et j’aurai l’assentiment de tous ceux qui auront été les témoins de ces mouvements que nulle puissance humaine n’était dans le cas d’arrêter le débordement de la vengeance nationale. » Excuse qui est une aggravation. Pour prévenir le retour de ces journées, il ne trouve qu’un moyen : c’est de substituer à l’assassinat par le peuple l’assassinat légal. Les massacres lui sont un argument pour l’institution du tribunal révolutionnaire. Ce tribunal est sa création. Il se peut qu’il en ait plus tard demandé pardon à Dieu et aux hommes. Il était trop tard. Les hommes ne peuvent pardonner la mort de tant d’innocens dans la parodie des formes de la justice. Il y a sur le nom de Danton trop de sang. Les taches en sont trop larges pour qu’il soit possible de ne pas les voir. En fait, on se partage au sujet de Danton en deux écoles. Il y a celle qui lui reprochera toujours d’avoir fait couler tout ce sang. Il y a celle qui le glorifie pour avoir fait couler tout ce sang français…[2]. Ce que signifie la glorification de Danton, c’est qu’il est glorieux de déchaîner la violence et le meurtre.

Après le drame, le vaudeville. Entrons dans ce jardin du Luxembourg, l’incomparable jardin, majestueux et souriant, avec ses avenues plantées de vieux arbres et ses allées pleines de jeux d’enfans. Quelques étudians viennent y flâner. C’est à eux que Mürger adresse ses conseils et qu’il découvre les perspectives enchanteresses de la vie de Bohême, vie délicieuse, que n’attristent ni la contrainte de travailler, ni l’ennui de payer ses dettes, vie d’insouciance et d’exquise paresse, de jolies escroqueries et de coquineries élégantes, encore embellie par les rapides apparitions de Mlle Musette ou les laveurs de l’agréable Phémie, teinturière. Cependant elle passe, cette vie si courte et déjà manquée ; et l’heure est déjà venue de constater que le cerveau est vidé, le cœur tari, le courage usé, que les habitudes sont prises et qu’on s’en va devenir de jour en jour plus semblable à cette chose morne : un vieux bohème, à cet être dangereux, un bohème aigri chez qui les déceptions d’une existence gâchée se tournent en haine… C’est pourquoi chez ce poète de la médiocrité impuissante, le ton de gouaillerie sonne si faux et le rire fait mal. Un de ses récits les plus connus, et qui est devenu, sous la forme du théâtre, une bluette encore représentée, le Bonhomme Jadis, contient ce qu’on pourrait appeler sa philosophie. Il y est dit expressément que le devoir de la jeunesse, c’est de s’amuser. Je ne connais rien de plus répugnant que cette histoire d’un vieillard qui se ragaillardit en donnant à un jeune homme des leçons de polissonnerie. Ajoutez que ces tristes conceptions n’ont pas même le mérite d’être relevées par quelque mérite littéraire. Dans la prose comme dans les vers, Mürger reste un des plus piètres écrivains que nous ayons. La forme est lâche et plate. Un fade et mais sentimentalisme cache mal la vilenie du fond. Dans le mensonge de ses livres, Mürger a donné pour spirituel ce qui est imbécile et pour gai ce qui est lugubre. Son excuse, si c’en est une, est qu’il a été sa propre victime. Quelle duperie d’avoir célébré dans une harangue officielle celui pour qui il eût suffi de l’aumône d’un peu de pitié !

Et ce buste semble dire à ceux qui ont vingt ans : « Faites la fête et moquez-vous des pédans ! »

Nous pourrions prolonger cette revue des statues de Paris ; il ne serait pas moins instructif d’établir en regard la liste des défunts illustres qui n’ont pas même un buste, de ceux qui, suivant les apparences n’en auront jamais, et de ceux aussi dont on trouve qu’ils peuvent attendre. Un comité s’était formé pour la statue d’André Chénier : il a dû se dissoudre ces jours-ci faute de pouvoir aboutir. Pour le monument de Victor Hugo, la souscription languit : c’est que Victor Hugo a cessé d’être un mannequin politique : il n’est plus qu’un grand poète. La Société des gens de lettres voudrait bien rendre enfin son hommage à Balzac ; elle presse M. Rodin d’achever la statue attendue depuis cinq ans. M. Rodin se presse lentement. Il ne veut rien livrer qui ne soit digne de Balzac et de lui-même. Il s’entoure de documens, visite la Touraine, collectionne les types, entasse les projets : la statue sera prèle l’année prochaine. Pour donner plus de vie à son œuvre il fait poser un industriel parisien dont la ressemblance avec le grand romancier est bien connue. Sur ces entrefaites, il retrouve les traces d’un vieux tailleur qui avait autrefois confectionné des pantalons et des gilets pour Balzac. Ce tailleur avait gardé les « mesures » de son client : il reçoit la commande d’un « complet ». Cela prend du temps ; mais tout sera fini à Pâques assurément. Jusqu’ici le statuaire avait « vu » son Balzac assis ; après réflexion, il se décide pour un Balzac debout. La Trinité se passe, la Société des gens de lettres s’impatiente. Mais alors les amis de M. Rodin se fâchent et invitent avec aigreur les gens de lettres à ne plus fatiguer l’artiste de leur insistance qui est du plus mauvais goût… Les statues ont leur destin. Celles dont l’érection ne constituerait pas un scandale ne naissent pas viables.

Nous savons bien ce qu’on ne manquera pas de nous répondre. On nous accusera de n’avoir pas tenu compte des mérites, des vrais titres de gloire, des services rendus. Pour notre part, nous ne songeons guère à refuser à tous ceux dont le passage a laissé sa trace dans l’histoire la large justice qui leur est due. Nous n’ignorons pas que le prévôt des marchands a été en son temps une manière de précurseur et que le mouvement des communes a par la suite porté ses fruits. Nous savons que Dolet fut un des meilleurs lettrés de son temps et nous n’avons garde de renier ceux en qui se personnifie le mouvement de la Renaissance. Diderot a sa place dans la suite de notre littérature et nous n’oublions pas qu’il a pressenti le transformisme. Danton est homme d’État et diplomate, et, pourvu qu’on ne nous parle plus de sa « bonté » et qu’on nous fasse grâce du mot de Royer-Collard sur sa « magnanimité », nous n’avons pas la sottise de contester ce qu’on lui doit pour la défense de nos frontières. Nous sommes prêts encore, si l’on y tient, à avouer qu’aux heures de révolution la conscience s’obscurcit et il est trop évident que nous sommes tous en partie dépendans du milieu où la destinée nous a placés, des conditions dans lesquelles s’est exercée notre action. Mais c’est à l’histoire qu’il appartient de traiter ces questions ; elle peut louer l’homme qu’elle a en même temps le pouvoir de blâmer ; elle a dans ses libres discussions le moyen de tout dire. Les leçons de la place publique et de la rue n’ont ni la souplesse ni la variété de celles de l’histoire ; c’est M. Camille Pelletan qui le faisait remarquer hier à propos du buste de Charette[3]. Il reconnaît volontiers que la guerre de Vendée a eu sa « grandeur », que les Vendéens se sont « dévoués à une conviction », qu’ils ont « laissé des exemples de courage et de fidélité dignes de l’honneur de la France ». Néanmoins il refuse des statues à leurs chefs. Car « l’histoire peut tenir compte des circonstances ; l’enseignement brutal des monumens ne comporte pas de subtilités ». C’est ce que nous n’avons fait que redire après lui. L’enseignement par les statues est un enseignement brutal. Il ne retient que le trait dominant d’une physionomie, que l’acte, le mot où se résume une vie tout entière. L’idée qui s’en dégage est précise et sans nuances. Elle entre dans des intelligences terriblement simplistes. Elle devient un des fermens qui travaillent une démocratie dont il semble qu’on veuille, au lieu de les contraindre, développer et déchaîner les bas instincts. Une nation vit de concorde et non de guerre civile, une société vit de travail et d’esprit de sacrifice, non de flânerie et de désir de jouissance. Or celui-ci a jadis soulevé la guerre civile, et du haut de son piédestal il semble rappeler à ses concitoyens, pour le cas où ils seraient tentés de l’oublier, que l’insurrection peut être le plus saint des devoirs. Celui-là a été en son temps un véritable fléau pour tous ceux qui l’ont approché. Ce troisième a dans sa vie comme dans ses livres donné l’exemple et prêché la théorie du cynisme. Cet autre, par son nom seul, évêque les souvenirs les plus lugubres de notre histoire. Cet autre enseigne aux jeunes gens le mépris de tout ce que nous leur recommandons ; il les détourne du labeur, du respect de soi, de la dignité de la vie. Et ce sont dans notre pays de France, fertile en grands hommes et riche des plus pures gloires, ce sont ceux-là que nous avons choisis pour en faire des éducateurs publics ! La Ville de Paris a donné l’emplacement où devait s’élever leur image ; le gouvernement a délégué un de ses représentans pour s’associer à l’hommage qui leur est rendu ; ils témoignent ainsi en faveur d’une sorte de doctrine officielle, d’une morale d’État qui, par malheur, se trouve en contradiction flagrante avec la morale. C’est ce spectacle même qui nous paraît démoralisant. Nous demandons si une société a le droit d’exalter précisément tout ce qui est pour elle une menace de ruine. Nous demandons quels lendemains se prépare une ville qui dresse sur ses places la statue de l’Émeute, la statue de la Désobéissance aux Lois, la statue de l’Immoralité, la statue de la Violence et de la Haine.


RENE DOUMIC.

  1. Michelet, Histoire de France, IV, 261.
  2. Nous avons eu soin de ne rappeler que les faits qui sont hors de toute contestation. Nous renvoyons le lecteur aux ouvrages les plus favorables aux hommes dont nous avons parlé : Perrens, Etienne Marcel (Hachette) ; R. Copley-Cristie, Dolet, traduit par C. Stryienski (Fischbacher) ; Robinet, Danton, homme d’État (Charavay) ; Aulard, Danton (Picard et Kaan).
  3. Dans l’Éclair du 29 août.