Revue littéraire - Les Romans de M. de Régnier

Revue littéraire - Les Romans de M. de Régnier
Revue des Deux Mondes6e période, tome 38 (p. 205-216).
REVUE LITTÉRAIRE

LES ROMANS DE M. DE RÉGNIER[1]

Tito Bassi est un garçon de Vicence, le fils d’Ottavio Bassi, cordonnier, et de Clelia Gherambini, lingère. Il écrit ses mémoires, qui sont le dernier roman de M. Henri de Régnier, à l’automne de l’an 1773. Son père, dont Dieu ait l’âme, était un homme qui refusait de rien connaître hors de son métier, hormis de tailler le cuir, le coudre et le clouer, manier l’alêne et le marteau. Il n’avait pas de curiosité ; ses sentimens, il ne les disait pas. Mais Clelia était, par un contraste périlleux, toute imagination, fantaisie et rêverie. Un bon ménage, d’ailleurs, le bonhomme étant sourd et la jeune femme étant sage. Lui, confiné dans sa besogne, elle emportée à ses chimères, ne se rencontraient pas beaucoup. Et ils s’aimaient : lui, on verra comme, pour elle, il se précipite à la mort : et elle, épouse d’un vieux cordonnier, n’est pas sûre de n’être pas la favorite du Grand Turc ou la femme du Grand Mogol.

Ce ne sont ni Ottavio ni Clelia qui forment et composent jour à jour l’âme qu’ils ont donnée à Tito Bassi ; Ottavio veille seulement à ses chaussures, les veut solides et commodes ; Clelia ne veille qu’à son linge, le veut propre et fin. Son enseignement, Tito le doit à un excellent prêtre, et savant, l’abbé Clercati, ami de ses parens, dont il approuve la piété, la vertu, les obligeans cadeaux, soit d’une paire de fameux souliers, soit d’un élégant rabat de lingerie. L’abbé Clercati s’est promis de faire de Tito un latiniste. Mais l’éducatrice de Tito, ce fut sa ville natale, Vicence belle et charmante avec les deux rivières qui lui sont « une ceinture d’eaux vives et fraîches, » avec ses vergers et ses vignes, avec les dômes de ses églises, avec sa basilique palladienne et avec toute la parure de pierre dont l’a ornée le génie de son divin Palladio, avec la dignité gracieuse que la nature et l’art ensemble ont accomplie en elle comme un chef-d’œuvre. Et, le propos de M. de Régnier, ce fut de montrer, dans son Tito, Vicence.

Il s’est plu, maintes fois, à de telles analogies d’un personnage qu’il invente et d’une cité qu’il a vue : et Venise, et Vérone, et Paris ont, parmi ses romans, je n’ose dire leurs symboles, au moins leurs vivantes images. Les cités, et aussi les époques. Du reste, ce n’est pas qu’il prétende illustrer là une théorie du genre de celle que Taine a formulée et qui, d’un être, fait le produit d’un temps et d’un milieu : non pas cette théorie, non pas une autre. Aucune théorie, certes. Et, afin qu’on ne soit pas tenté d’en chercher une où il n’a cherché qu’une image à dessein combinée, il a soin de noter, autour de l’image, les élémens de vérité qu’il n’utilise pas. Ainsi, vers la fin de Romaine Mirmault, il y a Viterbe, ville farouche, plus vieille que la Renaissance et le Moyen Age ; ville aux maisons tassées et refrognées, et ville où le bruit des fontaines dans les vasques n’interrompt pas le silence ; ville de passions tragiques et muettes. Et le prince Alvanzi, lequel, ayant tué le fat que la beauté de la princesse Alvanzi rendait éperdu d’amour, demeure à consoler en son palais pareil à une citadelle sa femme déraisonnable, voilà Viterbe. Mais, dans les rues de Viterbe, Romaine Mirmault ne rencontre que bonnes gens voués à l’ennui provincial et qui usent paisiblement leur vie quotidienne. A Vicence, tous les garçons ne sont pas de la même sorte que Tito Bassi. Quantité de polissons s’y démènent comme où l’on voudra, inattentifs à la poignante leçon de Vicence. Tito avait le privilège d’une sensibilité qui le prêtait à la persuasion du paysage et les monumens ; et il avait sa méditation puérile devant le palais Vallarciero, magnifique et mystérieux.

L’héroïsme qui est épars dans l’air de Vicence, Tito l’a recueilli. Et, dans Vicence plus riche de souvenirs que de réalité, dans Vicence qui, dès le moment où cet enfant y grandissait, n’était plus au bel état de sa prospérité, laissait tomber en désuétude sa splendeur ancienne et courte, en pauvreté son faste, les velléités que Tito attrapera ne seront que d’héroïsme vain, manqué.

Le palais Vallarciero dresse, en face de la boutique où Ottavio tape sur le cuir, où Clelia brode et badine, dresse la masse énorme et la majesté de ses murailles, ses colonnes plates, ses statues, ses hautes fenêtres. Clelia jadis, étant au service de la comtesse, le connaît, ce beau palais. Tito en regarde les dehors, la grande porte, le va-et-vient de valets, d’abbés, de gens de toutes sortes, les carrosses qui amènent la compagnie et parfois emmènent le comte et la comtesse : à travers les glaces, Tito aperçoit leurs visages, leurs perruques, spectacle admirable et qui lui fait battre le cœur. Il attribue au comte et à la comtesse de Vallarciero des aventures que ces personnes étonnantes ne soupçonnent pas, à lui-même des aventures qui ne sortiront pas de ce petit domaine où il est le maître du gai mensonge. Pour que le comte et la comtesse de Vallarciero fussent avertis de savoir qu’il existe et qu’il a nom Tito Bassi, quel exploit le tente ? une prouesse qu’il ne réussit pas à concevoir assez extraordinaire. Une nuit, comme Tito allait à ses quatorze ans, le palais brûle. Un divertissement que le comte et la comtesse donnaient à la noblesse de Vicence et des alentours fut cause qu’on alluma lampions, girandoles et torches de résine. La fête finie, tard après minuit, les fenêtres s’éteignirent ; et puis elles s’embrasèrent soudain. Les vitres qui éclatent, la fumée qui monte, les craquemens, les effondremens ; et Tito de crier : « Le palais Vallarciero est en feu ! » La grande porte du palais s’ouvrit ; et parurent le comte et la comtesse, elle un bonnet de lingerie sur ses cheveux, une mante sur ses épaules, et lui en robe de chambre, un foulard de l’Inde noué à la tête remplaçant la perruque : tous deux, en leur costume imparfait, superbes aux regards enchantés de Tito. Ils se réfugièrent dans la boutique du cordonnier, qui les fit asseoir, tandis que Clelia les saluait de révérences. Mais la comtesse avait oublié, dans la fureur de l’incendie ; son carlin chéri Perlino ; et de crier et de se lamenter : Perlino, Perlino ! Clelia baise la main de la comtesse ; et elle s’élance. Ni la foule, ni les sbires du podestat ne la retiennent. Elle va sauver Perlino. Tito la vit s’engouffrer dans les flammes. Et Ottavio s’élança, non pour le carlin, mais pour sa femme. Le carlin fut sauvé. Ottavio et Clelia périrent. Tito fut orphelin et, dans son deuil aussi, fut déçu de lui-même : il n’avait pas saisi l’occasion si glorieuse.

Après cela, il est, sous l’indulgente discipline de l’abbé Clercati, ce jeune latiniste qu’on voit, sur les pentes du Monte Berico, sous les ombrages, méditer Virgile et Cicéron, les yeux baissés ; mais on ne voit pas que sa pensée est toute bouillante d’une activité secrète. Le soir, quand il épie la minute où la beauté de Vicence va se noyer dans l’ombre, il suppose Vicence aux prises de ses ennemis et délivrée par lui, Tito Bassi, qu’une foule en délire acclamera, fera passer sous des arcs de triomphe, l’épée à la main, conduira même jusqu’à la basilique, où le podestat, timide et plein de gratitude, lui mettra aux tempes la couronne de vert laurier.

Mais, un jour qu’il se promène sur la route de Padoue, un cavalier s’approche, au galop. Tito se jette aux naseaux du cheval, saisit la bride. Il est traîné dans la poussière. Il a sauvé cet imprudent. L’imprudent le remercie avec des injures : de quoi se mêle-t-il, d’arrêter les chevaux quand on s’exerce à la course ? il a failli désarçonner un milord. Une autre fois, un moine qui mendie de porte en porte, la besace vide, se débat contre un chien furieux qui déjà tire sur un pan du froc. Tito n’écoute que son courage et, d’un bâton, tue le chien. C’est beau ! Une semonce du moine le récompense : pourquoi entraver les desseins de la Providence ? et, si Dieu voulait que sa créature pâtit sous les crocs du molosse, Tito n’avait point qualité pour intervenir en de tels projets. Tito s’attriste, jusqu’à une circonstance heureuse où il débite au comte et à la comtesse de Vallarciero une harangue latine, joliment redondante, et célèbre leurs noces d’argent. L’assemblée est nombreuse. Il y a là un gros homme, le seigneur Alvise Alvenigo, personnage nouveau de ce roman. Vous ne l’attendiez pas ? l’auteur n’avait pas du tout préparé sa venue ? « Je me suis borné, en cette occurrence, à suivre l’exemple de la vie, qui ne nous ménage pas les surprises… » Le seigneur Alvise Alvenigo, d’une illustre et puissante famille vénitienne, est un grand amateur de théâtre et fin connaisseur en matière de tragédies où l’histoire et la fable se joignent pour le contentement subtil d’un lettré. Sa Seigneurie n’a guère apprécié les fadaises latines de Tilo : mais la voix de Tito l’a transporté d’un si fougueux enthousiasme qu’il annonce que Tito est le fils de son cœur et de sa pensée, qu’il saura lui léguer tous ses biens, en échange de quoi Tito sera le plus fameux tragédien moderne, le Roscius moderne de Vicence et, notamment, sera César dans une tragédie du seigneur Alvenigo. A la Rotonda, qui est le séjour de ce toqué, Tito est César toute la journée : il en a le costume ; et il a aussi l’emphase qu’on prête aux héros de l’ancienne Rome depuis que sa grandeur est passée. A Vicence, il y a ce charmant théâtre, le chef-d’œuvre de Palladio, où le décor imite les rues et les superbes édifices de Vicence et, par le stratagème d’une perspective savante, réunit le double agrément de la petitesse et de l’étendue. C’est là que Tito se révèle en César ; c’est là qu’il devient, par le faux et tant séduisant prestige de la scène, ce qu’il a rêvé d’être. Vicence l’attend, Vicence l’écoute… Et Vicence éclate de rire ! Ce tragédien qui fait rire, le seigneur Alvise Alvenigo le maudit, l’appelle César imbécile et fils de savetier, misérable idiot.

Ce tragédien qui fait rire ne serait-il pas un comédien ? C’est tout de go l’idée du signore Capagnole, chef d’une troupe, et qui l’engage : « Divin Tito, sèche tes larmes ; le coup de pied que tu viens de recevoir est le signe de ta vocation ! » Tito sera le bouffon Scarabellin, dans un théâtre de toile et de planches, à Bergame, pour la foire de la Saint-Alexandre. Farces et parades : le César outragé sera jovial sous la bastonnade et les taloches ; il sortira d’un pâté de carton, fera des cabrioles. Sa rancune et la drôle de tête que son chagrin présentera aux moqueries d’Arlequin, de Brighella, de Pantalon, voilà tout le secret de son génie comique. Il est, avec fureur, le fameux bouffon Scarabellin. Et il aime une petite Pierina, de Ferrare, jolie et telle qu’il n’est rien de plus vif et mutin que cette Pierina. Il lui raconte ses déboires : et l’on débute ainsi, quand on a l’âme généreuse et naïve ; les sourires, les moues de Pierina le ravissent de tendresse et d’ardeur. Il enlève Pierina. Elle est jolie, coquette aussi. Les galans l’assiègent : elle n’est pas une citadelle farouche. Les aventures vont leur train. De sorte qu’à Vicence, où la troupe du signore Capagnole a porté son tréteau, sur la piazza dei Signori, à l’heure des sorbets, Tito saisit maladroitement l’occasion d’une querelle. D’un couteau à peler les citrons, ne va-t-il pas tuer Pierina, qui pousse un cri ? Les sbires du podestat s’emparent de Tito, l’enferment dans une étroite cellule. « Ah ! mon pauvre Tito !… » Pas du tout : désormais, on ne rira plus de Tito Bassi le bouffon !

Le podestat de Vicence est maintenant le seigneur Alvise Alvenigo. Et Tito sera pendu. Le poète sifflé de César se venge. Eh ! tant mieux : Tito se hausse à la dignité de son infortune. Pierina trop légère, il ne la hait pas : elle lui a donné d’être un héros, enfin !… Sur la piazza dei Signori, la potence est levée. Il y a, dans un concours de peuple, Sa Seigneurie et qui, énorme et goguenarde, fait au condamné un signe aimable de la main. Tito se détourne : et il ne songe qu’à montrer qu’il sait mourir. Il n’est pas sans remarquer l’humeur allègre de la foule ; et il n’est pas sans remarquer la jeunesse, la taille menue et fine du bourreau, le capuchon qui dissimule son visage, la délicatesse des mains qui lui passent au cou la corde de chanvre. Il veille à se bien tenir. Mais, du capuchon fuse un rire clair ; et la foule éclate de rire. Le bourreau, c’est Pierina. Et la cérémonie de pendaison, ce n’est qu’une comédie un peu rude organisée par le seigneur Alvise Alvenigo, lequel se frappe le ventre de ses deux mains et mêle sa joie ironique aux ovations de la populace. Le poète sifflé de César bafoue son triste Roscius et lui inflige le châtiment d’être comique dans les apprêts sinistres de la mort. Au théâtre de Palladio, Tito avait manqué son entrée : sur l’échafaud de la piazza dei Signori, Tito vient de manquer sa sortie. Bref, Tito a la vie sauve, au prix de son héroïsme ; et il sera ce qu’il était, au détriment de ce qu’il a souhaité d’être.

Il fallait raconter ce roman, bien que l’analyse le gâte. Certains romans, on en dégage l’idée philosophique ou morale, on en montre le témoignage de réalité. Cette fois, tout n’est que récit. Le plus gracieux récit, le plus attrayant, varié d’incidens qui en renouvellent sans cesse la surprise aimable, et traversé de personnages, les uns drôles, les autres si touchans, qui évoluent, disparaissent, reviennent et, dans le costume de leur pays et de leur temps, sur le théâtre antique et renaissant de Palladio, jouant la comédie éternelle, la jouent plaisamment, pour qu’on en ne et pour qu’on en rêve.

Un récit : quelques romanciers ne se souviennent pas toujours qu’un roman, d’abord, est un récit. Plaisant : beaucoup d’écrivains oublient volontiers que la littérature est, d’abord, un plaisir ; faute de quoi, elle sera maintes belles choses, tout ce que vous désirez, et risquera de n’être plus la littérature. L’œuvre de M. de Régnier, son œuvre entière et ses romans, est là pour rappeler aux imprudens ces vérités principales. Il aime à conter ; il aime moins à épiloguer sur son art. Cependant, il a formulé, à l’occasion, le précepte de son plaisir. S’il donne les Rencontres de M. de Bréot, qui sont de joyeuses rencontres, il avertit son lecteur de ne se point mettre martel en tête : « Je n’ai jamais, en écrivant, cherché quoi que ce soit d’autre que le plaisir délicieux d’une occupation inutile. » Le Roman d’un jeune homme sage rassemble à ses ouvrages les plus divers, en ce qu’il ne provient, comme eux, « de rien d’autre que d’un même goût, qui m’est naturel, de me divertir à des événemens et des personnages. » Sur le Plateau de laque, voici de « brefs épisodes observés sur la vie ou inventés d’après elle, et qui n’ont d’autre prétention que de divertir par leurs figurines ou d’amuser par leur arabesque. » Au lecteur de la Canne de jaspe, cet avis : « Je ne sais pourquoi mon livre ne te plairait pas. Un roman ou un conte peut n’être qu’une fiction agréable. S’il présente un sens inattendu au-delà de ce qu’il semble signifier, il faut jouir de ce surcroît à demi intentionnel sans y exiger trop de suite et en le considérant comme né fortuitement des concordances mystérieuses qu’il y a, malgré tout, entre toutes choses… Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux, des robes, des coupes de cristal et des lampes, avec, parfois, au dehors, le murmure de la mer ou le souffle des forêts. Écoute aussi chanter les fontaines. Elles sont intermittentes ou continues ; les jardins qu’elles animent sont symétriques… Fais le tour des bassins. Parcours le labyrinthe, fréquente le bosquet et lis mon livre, page à page, comme si, du bout de ta haute canne de jaspe, promeneur solitaire, tu retournais, sur le sable sec de l’allée, un scarabée, un caillou ou des feuilles mortes… »

La Canne de jaspe est le recueil des premiers écrits en prose qu’ait donnés M. de Régnier. Il contient Monsieur d’Amercœur, le Trèfle noir et les Contes à soi-même. Il a paru en 1897. Deux ans plus tôt, le Trèfle noir offrait déjà quelques-unes des lignes que je viens de citer. Et, sans doute, on y apercevra l’influence de la pensée littéraire qu’on nomme symboliste et à laquelle l’auteur était alors plus attaché qu’ensuite. Je crois qu’ensuite les théories de littérature ou, plutôt, d’école l’ont importuné : les théories ne favorisent pas à merveille le plaisir de la littérature. Mais, détaché ou non de l’école, M. de Régnier n’a méconnu jamais, et non plus maintenant que naguère, et non plus dans l’Illusion héroïque de Tito Bassi que dans la Double maîtresse et même dans le Trèfle noir, cette vérité que les poètes symbolistes ont bien vue, s’ils ne l’ont pas tous interprétée à merveille : une œuvre d’art est un symbole. Non pas une allégorie : un symbole. Et, s’il y a de magnifiques allégories, en tout cas le procédé de l’allégorie est un ornement, vain le plus souvent : l’allégorie, analogue au rébus, met en un langage difficile ce qu’on aurait vite fait de dire en termes simples. Mais le symbole est, dans les arts, dans la littérature, notamment, l’expression des sentimens et des idées qui ne se laissent définir ou étiqueter d’un mot cru. Stéphane Mallarmé voulait que l’art fût « une allusion à la vie : » le symbole est une allusion aux sentimens et aux idées que la vie suggère. Sans lui, toute une part de la réalité serait sans voix, serait comme si elle n’était pas. Avec des couleurs, des lignes, des sons, des mots, l’artiste copie la réalité : il ne la copiera pas toute, s’il ne dépasse aucunement l’évidence première ou l’apparence et néglige, comme disait l’auteur de la Canne de jaspe, ces « concordances mystérieuses qu’il y a entre toutes choses. » Les ouvrages de M. de Régnier, ses romans à l’égal de ses poèmes, sont tout pleins de ces concordances, autrement dit, sont des symboles, ne les traduisent pas, ne vous invitent pas à les traduire, vous engagent à en aimer les grâces au dehors, l’étrangeté plus au fond.

Tito Bassi, un symbole ? Tito Bassi est un garçon qui se rêve une destinée, qui en accomplit une autre. Il est aux prises, lui chétif, et tout sublime qu’il se veuille, avec les hasards. Les hasards ne sont, à l’égard de Tito, que des coïncidences. Mais si, dans la rencontre de Tito et des hasards, les hasards n’en savent rien, Tito médite ; et la méditation de Tito suffit à donner une âme au destin. La présence d’une âme fait, de la réalité apparente, un symbole ou, si l’on veut, une rêverie.

Les romans de M. de Régnier sont ainsi des rêveries, qui se posent sur la réalité, non sur toute réalité : il la choisit belle et amusante. « Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux, des robes, des coupes de cristal et des lampes… » et des paysages d’Italie, et les monumens les plus parfaits de l’architecture, un luxe délicat, la plus élégante habitude. Aucune vulgarité n’est admise. Le crime n’est pas refusé ; mais il faut que sa pittoresque désinvolture compense le tort qu’il fait à l’ordre calme des événemens. Dans les Amans singuliers, le sang coule par trois fois, « de la gorge des deux Corcorone, du flanc de Balthazar Aldramin et du crâne défoncé, sous sa perruque grise, de ce bon M. de La Thomassière ; » pour ce recueil de trois contes gaîment tragiques, l’auteur du Trèfle noir, et qui a intitulé le Trèfle blanc les pages de ses souvenirs enfantins, imagine le nom du Trèfle rouge. Et les propos, dans tous ses romans, admettent la vivacité du mot, sa verdeur ; mais ce n’est point, de ses personnages, façon canaille : c’est gaillardise et rehaussée de quelque cynisme ou fière loyauté. Si les choses vont un peu loin de ce côté-là, M. de Régnier les autorise d’une ligne qu’il emprunte à Mme de Maintenon, prudente personne, et qui écrivait : « Un peu de crapule se pardonne en ce temps-c !… » Quel temps ? Celui de Mme de Maintenon, qui est aussi celui du roman que couvre cette épigraphe, Le bon plaisir. Quel temps encore ? Le nôtre. Et la similitude ainsi proposée nous invite à nous rappeler qu’une certaine liberté du langage, mais surveillée, n’est pas d’hier et est le ton de qui, chez nous, parle franc.

M. de Régnier a demandé à maints pays et à maintes époques, à l’Italie surtout, mais une fois à l’Orient et à la Chine, et à la Renaissance italienne, et au Grand siècle et au plus doux des siècles, longtemps le plus doux, le XVIIIe, le décor et les héros de ses récits. Du reste, il ne se flatte d’être, quant à la Chine, un voyageur, ni jamais un archéologue, ni aucunement un archiviste. Il s’accusait, en accueillant à l’Académie M. Pierre de La Gorce, de n’avoir consulté ordinairement que « les archives de sa sensibilité, » non « les documens sur lesquels se fonde la science du passé. » Mais la science du passé, même appuyée sur tous les documens, n’est-elle pas un art, et principalement l’art de pressentir ou deviner ? Depuis qu’Henri Poincaré a dit et a prouvé que, dans les mathématiques, la qualité maîtresse est l’imagination, les autres sciences nous paraissent moins inhumaines, se rapprochent de nous ; et la science qui est le moins science, ou l’histoire, nous devient plus traitable et familière. Il y a plus d’histoire ou de vérité ancienne, il y a plus de passé, dans le Bon plaisir, dans les Rencontres de M. de Brêot, dans les Petits messieurs de Nèvres, que dans ces gros volumes où tant d’érudits mettent à sécher et à perdre l’odeur et la sève les feuilles ou les fleurs d’autrefois. Il aime « le passé vivant : » c’est le titre d’un de ses romans. Il aime le passé de n’être pas mort, mais de durer, en quelque manière, jusqu’à nous, après nous, et d’avoir pris son caractère d’éternité. Le passé est déjà une œuvre d’art ; et le symbole en serait, à Versailles, le Louis XIV du Bernin : « Ce roi de pierre, sur son cheval au galop immobile, ne dirait-on pas le Passé courant après le Présent ? » Il court et ne bouge pas. L’art aussi éternise, immobilise ; l’art est de résister contre la fuite incessante de tout, contre le gaspillage et la perte des minutes, contre le temps, contre la mort, contre l’oubli, seconde mort après la mort. Un personnage du Passé vivant regarde un pastel de La Tour, un fragile visage à la double expression spirituelle et passionnée : « Le peintre avait saisi le passage de l’une à l’autre. Il avait rendu immuable un moment de vie fugitive… » L’auteur de la Double maîtresse avoue qu’il est surpris d’avoir écrit « ce singulier roman, » qui l’importunait, qui s’imposait à lui et qui enfin sut le contraindre : « Cette hétéroclite figure de M. de Galandot m’est, si souvent et avec tant d’insistance, apparue à la pensée que j’ai ressenti le besoin de me l’expliquer à moi-même. Je lui ai inventé une vie pour l’écarter de la mienne et j’ai pris ensuite le parti de le faire connaître aux autres pour mieux parvenir à l’oublier… » Disons, pour consentir à l’oublier. Une idée qui tend à devenir œuvre d’art est une idée qui cherche sa sécurité : elle ne l’a point dans nos âmes perpétuellement remuées, inquiètes et qui font, à chaque instant, plus de mort que de vie ; elle l’a quand elle a pris hors de nous sa forme la plus parfaite. Les deux Corcorone de la Femme de marbre sont deux cousins qui aiment également, mais l’un fougueux et l’autre doux, une petite Giulietta. Et Alberto le fougueux aura la belle ; Conrado, qui est doux, l’image en marbre de la belle. Ensuite, aux premiers feux de l’été, se répand une contagion sur les bords limoneux du Motterone ; chaque jour, les cloches sonnent des trépas : et Giulietta meurt. Alors, Alberto, qui plaignait Conrado et le méprisait de son amante en marbre, lui envie cette amante immortelle ; et, devant la statue, les Corcorone sont deux rivaux qui s’entre-tuent. Le statuaire avait conté ainsi son histoire à lui : « Un jour, ma maîtresse m’embrassa avec un geste si charmant que je voulus en fixer le souvenir ailleurs qu’en ma mémoire. Celle des hommes est si incertaine que même les images qui l’ont le plus délicieusement émue y sont brèves et fugitives. C’est de l’expérience de cette fragilité que sont nés les arts, et du désir de rendre durable par eux ce qui, sans leur aide, n’est que passager… » Un jeune homme, qui s’attendrit sur la beauté d’un paysage ou d’une idée, en fait part à sa bien-aimée, puis, comme il est dit dans la Maison du berger, « se regarde au miroir d’une autre âme : » c’est la première illusion, de présumer plus fidèle et sûre une autre âme. Le sentiment de la frivolité qui est dans toutes les âmes vous mène au désir de l’art, qui est un amour plus impassible et non, comme l’amour et son furtif émoi, toujours menacé.

L’amour et l’art, et la menace de la mort ou de l’oubli, sont la poésie de ces romans que le poète de Tel qu’en songe écrit pour son mélancolique et fin plaisir et qui ont la grâce, effrontée parfois, des Fêtes galantes et l’indicible tristesse de l’Embarquement pour Cythère. L’amour en est le sujet, le motif, l’amour si varié ; l’amour tel que le pratiquent, au siècle de M. de Bréot, les libertins, railleurs désespérés ; l’amour à Venise, hier et maintenant ; le grand amour et l’amour futile, à Paris et dans la province ; l’amour qui rend brutal et repentant M. Le Varlon de Verrigny, sans cesse éveillé d’une bonne fortune et tourmenté de scrupules moins vifs que son entrain ; l’amour qui rend comiques M. d’Aiguisy et M. de Valenglin, prétendans malheureux et rivaux de rancune ; l’amour qui rend si pathétique en sa niaiserie le jeune Galandot, si aguichante sa cousine Julie ; et si attrayante jusqu’en ses refus Mme de Blionne qui écarte un rêveur, en lui disant : « Hélas ! monsieur, ne craignez-vous donc pas l’épreuve de la réalité ? » Mais l’amour n’est pas le tout de ces récits, comme il n’est pas, on dirait, le tout de l’existence… « N’y a-t-il pas, s’écrie la gentille Romaine Mirmault, des tas d’autres choses qui le valent bien ? Il y a le soleil, l’air, la lumière, la musique, l’amitié et la toilette !… » On lui répondrait : c’est encore de l’amour. On n’osait lui répondre, et alarmer son allégresse : il y a aussi la destinée, mais qui, d’ordinaire, ne vaut pas l’amour. La destinée est là, dans ces romans légers et inquiets et qui sont, en même temps que la tragi-comédie de l’amour, une rêverie sur la destinée.

La destinée, les beaux problèmes insolubles, parmi tant de voluptueux épisodes ?… Sainte-Beuve appelle un fou Zacharias Werner, poète et philosophe emberlificoté de mysticisme, et qui demandait aux gens : « Savez-vous ce qu’on aime dans sa maîtresse ? » On le regardait, avec décence. Mais lui : « C’est Dieu ! » Ces confusions métaphysiques ne sont pas du tout ce qu’on trouve dans les romans de M. de Régnier : la destinée dont il s’agit demeure ici-bas, se confine avec prudence et modestie en ce monde où l’affaire de vivre est déjà compliquée.

Mais, en publiant aujourd’hui son Tito Bassi, M. de Régnier ne dissimule pas une sorte de frémissement qu’il éprouve. Ce roman fut écrit au printemps de l’année 1914, avant la date où « le bulletin de nos armées devint notre seule lecture ; » et « il se rattache à des préoccupations qui nous semblent d’un autre âge, tant leur recul s’est fait vite dans le passé ; » et la vocation héroïque de Tito est une chose qu’il faut se garder bien d’entendre au sens que le mot d’ « héroïsme » a pris dans nos pensées ; enfin ce récit ne concorde pas avec « l’état où nous vivons en ce moment. » Ce récit, dont M. de Régnier note, en quelque façon, l’inopportunité, l’ « anachronisme, » il le donne comme « le témoignage d’une époque déjà lointaine : » cette époque, vieille de trois ans, et depuis laquelle nous croirions que des siècles.se sont écoulés. « Qu’on le prenne donc comme un des fragmens de ce miroir, maintenant brisé, où notre fantaisie d’alors aimait à considérer le visage de ses rêves ! » Il y a, dans cet aveu, dans cet avertissement, un chagrin déconcerté, la peur aussi de voir anéanties, par la catastrophe et même par ses plus magnifiques résultats, plusieurs de nos raisons de vivre, et notamment l’art ou bien la littérature, ce qui n’était pas rien dans notre vie et dans la vie française. On nous annonce que tout sera changé : même, nous le voulons ; il nous paraîtrait absurde et intolérable qu’un tel effort de la nation ne fût pas le commencement d’une admirable nouveauté, sensible en toutes choses. Mais la littérature ? ce que nous appelions littérature, et qui était un jeu ?… Si le temps des jeux est fini !…

Dans son récent discours à l’Académie, M. de Régnier souhaitait que fût ajoutée à la grande Histoire du second Empire, de M. Pierre de La Gorce, un tableau de la littérature à cette époque : « L’histoire d’un temps me semble inséparable de celle de sa littérature ; et, en enlevant au second Empire sa couronne d’artistes et d’écrivains, vous le privez d’une de ses plus belles parures… » Il faudra cette belle parure aussi à la France nouvelle. Mais, quant à dire ce que sera la littérature de la France victorieuse et qui travaille à conserver l’honneur et le bénéfice de sa victoire, les conjectures sont permises.

Ce qui restera vrai, c’est que la littérature, et en particulier la française, est un jeu. Cela, jadis et depuis lors. M. de Régnier, qui veut qu’un roman soit d’abord « une fiction agréable ; » et qui ne lui demande que l’occasion « de se divertir à des événemens et à des personnages ; » et qui se défend d’écrire « pour une autre fin que l’amusement, » suit l’usage de nos écrivains exemplaires, et de Racine qui répète que son objet n’est que de plaire. Et le romancier qui n’a en vue que de « conter certaines façons de vivre, soit du temps passé, soit de notre temps, » continue à sa guise l’œuvre de nos moralistes. Il a mis en épigraphe à l’un de ses livres, les autres la méritent, cette opinion de Mme de Sévigné : « C’est une plaisante étude, que les manières différentes de chacun. »

La littérature, dans notre pays et aux époques les meilleures, est un jeu. Certes, on peut, en plusieurs conjonctures, l’utiliser à divers emplois. Ce fut, en général, le malheur des temps qui l’exigea, ou le permit, quand les législateurs, les savans et les capitaines avaient la tâche lourde et risquaient de n’y point suffire. La littérature alors veut servir. Il arrive qu’elle y parvienne. Il arrive aussi qu’elle ait à se repentir de n’être pas restée, inutile sans doute, au moins anodine.

En tout cas, l’œuvre romanesque de M. de Régnier, si parfaitement fidèle à nos traditions littéraires, belle et délicieuse et, avec tant d’esprit, toute pensive, a en elle, pour ainsi parler, son « privilège. » Elle peint la France, notre goût, nos habitudes de regarder la vie, habitudes qui remontent loin et qui ont, de leurs siècles accomplis, leur valeur et leur charme. Elle montre bien le passé dans le présent, la continuité dans l’invention même et la soudaineté apparente. Elle est un hommage à la durée de ce pays dont l’âme se développe sans perdre jamais ses grâces de la veille. Elle vient de nos origines ; elle a traversé tous nos âges. Elle est de chez nous. Elle a voyagé ; elle a été en Italie, comme y allaient, ou en Espagne, nos poètes de la Renaissance et du Grand siècle, pour y augmenter son trésor, et non pour s’y dénaturer. Elle fleure l’ancienne France, que veuille perpétuer la nouvelle !


ANDRE BEAUNIER.

  1. L’Illusion héroïque de Tito Bassi (1916) ; du même auteur : La canne de jaspe, La double maîtresse, Les amans singuliers. Le bon plaisir, Le mariage de minuit. Les vacances d’un jeune homme sage, Les rencontres de M. de Bréol, Le passé vivant, La peur de l’amour, Couleur du temps, La flambée, l’Amphisbène, Le plateau de laque, Romaine Mirmault (1897-1914, Mercure de France.)