Revue littéraire - Les Manuscrits de Diderot

Revue littéraire - Les Manuscrits de Diderot
Revue des Deux Mondes5e période, tome 11 (p. 924-935).

LES MANUSCRITS DE DIDEROT


De qui sont les œuvres posthumes de Diderot ? Cette question se trouve aujourd’hui posée, et de la façon la plus irritante, par suite d’une précieuse découverte due à M. Ernest Dupuy. Furetant, il y a quelques années, dans les boîtes des quais, M. Dupuy tombait sur un manuscrit de l’écriture de Naigeon contenant, sauf les dernières pages qui manquent, le texte du Paradoxe sur le Comédien tel qu’il est imprimé dans les plus récentes éditions. Raturé, surchargé, augmenté d’additions marginales, ce manuscrit ne pouvait être ni une simple copie, ni une minute exécutée sous la dictée de Diderot. Il fallait que celui qui en avait tracé les lignes, en eût été non pas seulement le scribe, mais le rédacteur. En d’autres termes, la copie du Paradoxe actuellement conservée à Saint-Pétersbourg et qui jusqu’ici a fait autorité, est la mise au net d’un ouvrage dont le manuscrit trouvé par M. Ernest Dupuy est le brouillon. Afin que nous en puissions juger, M. Dupuy nous met sous les yeux les pièces du procès dans une édition critique du Paradoxe sur le Comédien[1] et nous invite à le suivre dans ses conjectures. C’est, une fois de plus, un chapitre nouveau qui s’ouvre dans l’histoire du texte de Diderot.

Jusqu’à ce jour, on tenait pour admis que le Paradoxe est une seconde version, exécutée par Diderot lui-même, d’un opuscule paru de son vivant, les Observations sur l’art du Comédien, insérées dans la Correspondance de Grimm en 1770. En soumettant les deux versions à une étude comparative, dont on s’étonne que l’idée ne fût encore venue à personne, M. Ernest Dupuy est parvenu à déterminer la nature des principaux « ajoutés » par lesquels le texte du Paradoxe, beaucoup plus étendu, diffère de celui des Observations. Ils se composent d’abord d’emprunts faits aux œuvres mêmes de Diderot, soit déjà parues, soit encore inédites ; en second lieu, de passages pillés dans les Mémoires de Mlle Clairon, dans la Vie de Diderot par Mme de Vandeul, dans l’Art de la Comédie, de Cailhava, dans les Préfaces dramatiques de Voltaire, enfin d’extraits de la Correspondance de Grimm. Centons et plagiats ne peuvent guère être mis sur le compte de Diderot ; il faut donc que la responsabilité en incombe à Naigeon : c’est lui qui se serait livré à ce travail de marqueterie pour entier le texte des Observations, et qui aurait, avec de vieux matériaux et des pièces de rapport, composé un ouvrage nouveau.

Le Paradoxe est-il donc l’œuvre de Naigeon, comme incline à le croire M. Dupuy ? Ou Diderot avait-il réellement composé des Observations une seconde rédaction que Naigeon aurait seulement retouchée ? C’est là le point sur lequel il est encore difficile de se prononcer et celui probablement sur lequel le dernier éditeur de Diderot, M. Maurice Tourneux, se propose de contester l’argumentation de M. Dupuy. Mais un fait semble suffisamment établi : celui du parfait sans gêne avec lequel Naigeon traitait le texte de son maître. La première conséquence en est qu’apparemment les historiens des lettres les plus favorables à Diderot, parleront désormais du Paradoxe avec un peu moins d’admiration qu’ils n’avaient pris l’habitude de le faire. Le décousu, les contradictions, les incohérences, les négligences et les non-sens, qu’il était facile d’y relever, passaient pour autant de beautés. Quelle verve, quelle fantaisie, quelle fougue ! C’était, saisie sur le vif, la conversation même de Diderot, qui fut un des plus éblouissans causeurs de son temps. L’éclat de ces mêmes beautés ne pourra manquer de se ternir dès qu’on sera réduit à n’y voir que des interpolations. Mais les conséquences de la découverte de M. Dupuy vont bien plus loin. Songez que le Paradoxe fut publié pour la première fois en 1830 dans un recueil en quatre volumes, de Mémoires, correspondance et ouvrages inédits de Diderot où se trouvaient, pour la première fois aussi, les Lettres à Mlle Volland et le Rêve de d’Alembert ! Songez que tous les écrits posthumes nous sont arrivés après une série de pérégrinations et d’aventures de toute sorte et par l’entremise de Naigeon, ou d’autres Naigeons, qui s’appelaient Grimm, l’abbé de Vauxcelles, Jeudy-Dugour, Brière et Walferdin ! C’est plus qu’il n’en faut pour éveiller nos doutes sur l’authenticité elle-même d’une bonne partie de l’œuvre de Diderot, de la plus significative, de celle dont on a coutume de se servir pour caractériser l’homme et l’écrivain, dessiner sa physionomie, marquer sa place parmi les penseurs de son temps et déterminer la part qui lui revient dans le mouvement des idées. Pour peu qu’on y regarde de près, on verra les questions se presser et l’on s’apercevra combien de points obscurs, intéressant à la fois l’œuvre et la vie du philosophe, ont échappé jusqu’ici à la diligence de ses éditeurs et à la clairvoyance de ses biographes.

Tout ici est singulier. On sait qu’au moment de la mort de Diderot, la majeure partie de son œuvre était inédite. Les contemporains de cet homme bruyant, parlant, agissant n’ont rien connu de ce qu’il avait écrit de plus hardi, de plus profond et de plus cynique. Ils n’ont connu ni la Religieuse, exhumée en 1796 par le libraire Buisson, qui la publie sans dire d’où elle lui vient, ni Jacques le Fataliste, offert par le prince Henri de Prusse à l’Institut de France, ni les Salons, ni le Supplément au voyage de Bougainville, insérés par Naigeon dans son édition de 1798, ni le Neveu de Rameau publié en 1821, ni le Paradoxe, ni la Promenade du Sceptique, ni le Rêve de d’Alembert, ni la Correspondance, ni le Plan d’une Université, ni d’autres opuscules, qui, de 1830 à 1877, sortaient peu à peu de leurs cachettes. Il y a deux ans, M. Maurice Tourneux nous donnait encore le texte d’Observations inédites rédigées par le philosophe pour Catherine II. Ces publications successives ont eu pour effet de ramener sans cesse l’attention sur Diderot, de renouveler à mesure l’étude de son œuvre, de raviver l’éclat d’une figure qui chaque fois paraissait plus originale et plus curieuse. Toutefois, il est difficile de nier qu’en nous réservant la primeur de son œuvre, Diderot n’en ait diminué la portée. En effet une œuvre n’existe pas seulement par elle-même, elle existe en outre par rapport au milieu où elle se produit. Sa valeur est faite pour une certaine part de l’action qu’elle exerce et de la réaction qu’elle provoque. Combien l’Encyclopédie n’emprunte-t-elle pas de son intérêt aux circonstances dont sa publication fut entourée ? Et comment dans l’idée que nous nous faisons du Discours de l’inégalité des conditions ou de l’Emile ne pas faire entrer le souvenir de l’ébranlement qu’a produit leur apparition ? C’est ce rayonnement qui manque aux écrits de Diderot. Il leur manque d’avoir baigné dans l’atmosphère d’une époque. Ils n’ont pas eu cette espèce d’achèvement que donne à une œuvre la collaboration du public. Le principe de vie qui était en eux ne s’est pas développé et complété en concourant à la vie d’une société. Lacune d’autant plus frappante, quand il s’agit d’œuvres qui sont en partie des œuvres de circonstance et dont la valeur réside surtout dans l’intention polémique. Pour ne prendre qu’un exemple, si la Religieuse est autre chose qu’un roman libertin et saugrenu, il faut que ce soit un réquisitoire contre les couvens, et Diderot n’est excusable de l’avoir écrit que s’il a voulu par ce moyen épargner aux jeunes filles sans vocation pour la vie monastique les tortures d’une réclusion forcée. Mais alors quel malheur que l’œuvre ait paru après que les couvens de l’ancien régime, forcés par la Révolution, appartenaient déjà au passé ! D’autre part, c’est ici la source d’une erreur ou d’une illusion à laquelle n’échappent que bien rarement les biographes de Diderot. Car c’est à travers son œuvre tout entière que Diderot leur apparaît aujourd’hui. Quand ils songent à l’auteur de la Lettre sur les aveugles ou au rédacteur de l’Encyclopédie, il leur est difficile d’oublier totalement l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville et du Rêve de d’Alembert. Ils n’arrivent pas à l’apercevoir avec les mêmes yeux que faisaient les contemporains, moins complètement informés que nous. Ils s’abusent sur la place qu’il a tenue dans son temps et sur la part d’influence qui lui revient.

Diderot meurt en 1784. À qui laisse-t-il le soin de publier ses manuscrits ? Ce n’est pas à Grimm, son ami le plus intime et dont il avait été le collaborateur assidu, c’est à Naigeon. Il connaissait pourtant le personnage et savait ce qu’on pouvait craindre de lui, puisqu’il ne pouvait ignorer que plus d’un passage des écrits de d’Holbach ne fût de sa façon. Sur un point particulier, il avait lui-même constaté certaine manie de son futur éditeur. C’est au surplus Naigeon qui nous en informe. « Diderot, souvent témoin de la colère et de l’indignation avec lesquelles je parlais des maux sans nombre que les prêtres, les religions et les dieux de toutes les nations avaient faits à l’espèce humaine, et des crimes de toute espèce dont ils avaient été le prétexte et la cause, disait des vœux ardens que je formais pectore ab imo pour la destruction des idées religieuses, quel qu’en fût l’objet, que c’était mon tic, comme celui de Voltaire était d’écraser l’infâme. » On nous dira peut-être qu’il n’y avait rien là pour effrayer Diderot ; mais justement la question est de savoir dans quelle proportion l’athéisme de Diderot a été revu et augmenté par celui de Naigeon. Que celui-ci ait eu une âme de disciple, cela ne fait pas de doute ; mais on voudrait savoir dans quelle mesure le maître a été victime du disciple. Naigeon est de ces obséquieux et de ces médiocres qu’il n’est pas rare de voir s’insinuer auprès d’un grand écrivain et prendre sur lui une singulière et réelle influence. Un jour vient où ils accaparent sa mémoire, la rapetissent à leur taille, et faussent la signification de son œuvre en lui communiquant l’étroitesse et la raideur de leur propre esprit.

Ce qui augmente notre surprise, c’est qu’ayant fait choix d’un pareil éditeur, Diderot n’ait pris contre lui aucunes sûretés, mais qu’il lui ait au contraire laissé carte blanche. Ses déclarations sont formelles. Au moment de partir pour la Russie, il rédige cette espèce de testament littéraire : « Comme je fais un long voyage et que j’ignore ce que le sort me prépare, s’il arrivait qu’il disposât de ma vie, je recommande à ma femme et à mes enfans de remettre tous mes manuscrits à M. Naigeon qui aura pour un homme qu’il a tendrement aimé et qui l’a bien payé de retour, le soin d’arranger, de revoir et de publier tout ce qui lui paraîtra ne devoir nuire ni à ma mémoire, ni à la tranquillité de personne. » Plus catégoriques encore sont les termes de la dédicace placée en tête de la seconde édition de l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, adressée au même Naigeon : « Disposez de mon travail comme il vous plaira ; vous êtes le maître d’approuver, de contredire, d’ajouter, de retrancher. » Il semble donc que Diderot ait par avance autorisé toutes les fantaisies de Naigeon, et qu’il eût pour l’intégrité de son texte beaucoup moins de scrupules que nous n’en avons nous-mêmes.

Comment Naigeon a-t-il usé de l’autorisation qui lui était si libéralement accordée ? Nous ne songeons guère à lui reprocher de n’avoir pas partagé certaines manies chères aux érudits de notre temps. Depuis cent ans l’idée qu’on se fait des devoirs d’un éditeur a totalement changé ; c’est dire qu’on est tombé d’un excès dans un autre. A l’heure qu’il est, c’est un principe indiscuté et une manière de dogme que tous les papiers laissés par un écrivain appartiennent au public et qu’on ne saurait faire tort à la postérité du plus informe de ses brouillons et de la moins avouable de ses élucubrations. Cela explique, sans les excuser, tant de publications fâcheuses faites de nos jours et dont la mémoire de nos contemporains n’aura qu’à souffrir. Contre ces fanatiques de la publication intégrale, c’est Naigeon qui avait raison quand il écrivait : « Je sais que le commun des lecteurs veut avoir indistinctement tout ce qu’un auteur célèbre a écrit, ce qui est presque aussi ridicule que de vouloir savoir tout ce qu’il a fait et tout ce qu’il a dit dans le cours de sa vie ; mais il faut avouer aussi que la cupidité et le mauvais goût des éditeurs n’ont pas peu contribué à corrompre à cet égard l’esprit public. On a dit d’eux qu’ils vivaient des sottises des morts, et cela n’est que trop vrai. Plus occupés de grossir le nombre des volumes que du soin de la gloire de celui dont ils publient les ouvrages, ils recueillent avidement et avec le même respect tout ce qu’il a produit de bon, de médiocre et de mauvais. » Si donc Naigeon se fût contenté de jeter au feu quelques pages ordurières ou amphigouriques de Diderot, j’oserai dire que le mal n’eût pas été grand. Mais ce n’est pas ce qu’il a fait. Ces déclarations si judicieuses lui ont été inspirées beaucoup moins par aucun respect pour la mémoire de son auteur, que par sa rancune contre ceux qui l’avaient devancé dans la publication de quelques-uns de ses inédits. S’il eût voulu réduire Jacques le Fataliste à l’épisode de Mme de La Pommeraye, et supprimer quelques pages de la Religieuse, afin que « la mère la plus réservée, la plus scrupuleuse, en pût prescrire sans crainte la lecture à sa fille, » c’est parce qu’il ne se consolait pas que d’autres eussent publié ces romans avant lui. Ce qui achève de déprécier à nos yeux l’honnêteté des mobiles de Naigeon, c’est que, rééditant les Bijoux indiscrets, il y ajoute trois chapitres d’obscénités dont il n’est nullement prouvé qu’il ne soit pas l’auteur. Le tort de Naigeon n’est pas d’avoir rien supprimé du texte de Diderot, mais c’est d’y avoir ajouté.

De même nous n’en voudrions guère à Naigeon, s’il se fût borné à corriger quelques expressions baroques ou tournures biscornues dans les textes qui lui étaient confiés. Dans l’établissement d’un texte, les éditeurs d’aujourd’hui poussent le scrupule jusqu’à la superstition et jusqu’à la puérilité. Le déplacement d’une virgule est pour eux une affaire d’État, et, s’il a échappé à leur auteur une évidente négligence, une incorrection involontaire, ils se tiennent engagés d’honneur à la respecter. C’est affaire de tact. Mais ce ne sont pas des corrections, ce sont de véritables arrangemens que Naigeon s’est permis. Nous avons sur ce point son aveu dépouillé d’artifice. « Je commence, écrit-il, par une remarque générale, qui me paraît très importante, c’est que je ne connais aucun manuscrit de Diderot parmi ceux qui ont quelque étendue, qui puisse être imprimé dans l’état où il l’a laissé. Je n’en excepte pas même les meilleurs ouvrages de cette riche collection. Ils ont tous besoin d’un éditeur qui joigne à des connaissances profondes sur divers objets un esprit juste et surtout un goût très sévère : ces conditions sont d’autant plus nécessaires pour donner une édition des manuscrits de Diderot qu’il avait, en écrivant ses derniers ouvrages, deux tons très disparates : un ton domestique et familier qui est mauvais, et un ton réfléchi qui est excellent. » Voilà qui est pour faire frémir. Nous sommes avertis que parmi les écrits de Diderot qui ont passé par les mains de Naigeon, il n’en est pas un auquel l’éditeur n’ait imposé sa collaboration, en vue d’y substituer au ton domestique le ton réfléchi !

Comment expliquer enfin le retard apporté par Naigeon à publier quelques-uns des manuscrits qu’il prétend avoir eus en sa possession ? Faut-il croire qu’il ait été découragé par le peu de succès obtenu par l’édition de 1798 ? Répugnait-il à publier des ouvrages dont le caractère ne fût pas exclusivement philosophique ? Ou peut-être croyait-il pouvoir se défaire plus avantageusement de ces papiers en les vendant à des libraires étrangers ? C’est ce que donnerait à croire une lettre de Mme de Villeneuve, sœur de Naigeon, qui en 1810, au lendemain de la mort de son frère, écrivait à Mme de Vandeul pour lui offrir de reprendre des copies ou manuscrits des ouvrages de Diderot : « Des personnes qui connaissent ma position m’ont assuré que je placerais ces manuscrits avec avantage chez des libraires étrangers ; mais sachant tout le respect que vous portez à la mémoire d’un père qui vous chérissait, j’ai cru que vous saisiriez une occasion de posséder des ouvrages dont l’impression pourrait troubler votre tranquillité. » Et il est bien vrai qu’il se fait en Allemagne un étrange commerce autour des papiers de Diderot. C’est en Allemagne que paraissent les Mémoires de Mme de Vandeul, avant de paraître en France. C’est en Allemagne qu’on avait pu lire Jacob und sein Herr avant qu’on eût connaissance en France de Jacques le Fataliste. C’est de même en Allemagne qu’il est parlé pour la première fois du Neveu de Rameau, et l’odyssée de ce roman est curieuse entre toutes. « À la fin de 1804, écrit Goethe, Schiller m’apprit qu’il avait entre les mains un manuscrit encore inédit et resté inconnu d’un dialogue de Diderot, intitulé le Neveu de Rameau. Il me dit que M. Goschen avait l’intention de le faire imprimer, mais que d’abord, afin d’exciter plus vivement la curiosité publique, il se proposait d’en publier une traduction en allemand. On me confia ce travail, et comme, depuis longtemps, j’avais un grand respect pour l’auteur, je m’en chargeai volontiers. » La traduction de Goethe ne réussit pas auprès du public allemand et Goschen ne publia jamais l’original. En 1821, le Neveu paraît enfin à Paris ! Seulement, au lieu du texte de Diderot, ce qu’on donnait aux lecteurs français n’était qu’une traduction de l’allemand. Deux faussaires, de Saur et de Saint-Geniès, avaient tout bonnement traduit la traduction de Gœthe. Obligé d’avouer sa supercherie, lorsque paraît un nouveau texte imprimé par l’éditeur Brière sur une copie qu’il disait avoir reçue de Mme de Vandeul, de Saur ne se tient pas pour battu et somme Brière de présenter l’autographe de Diderot. Brière gémit : « Le méchant sait bien que cet autographe envoyé au prince de Saxe-Gotha ou au prince Henri de Prusse a été détruit ! » Or cet autographe n’avait pas été détruit, puisqu’il a été retrouvé récemment par M. Monval[2] chez un étalagiste du quai Voltaire. Mais la copie sur laquelle avait été faite l’édition Brière avait, elle-même, été retravaillée par un certain Walferdin. Dans la notice qui accompagne l’édition Monval, M. Thoinan, comparant au manuscrit le texte qui a longtemps fait autorité, s’étonne qu’un texte tronqué, expurgé, rempli de fautes et de non-sens, ne résistant pas à un examen un peu attentif, ait fait illusion à tant de lecteurs et pendant plus de soixante ans ! Et c’est la même surprise qu’éprouve aujourd’hui M. Dupuy en soumettant à un examen critique le texte du Paradoxe.

On voit combien l’édition de Diderot donnée par Naigeon en 1798, celle donnée par Brière en 1821, le supplément donné par Paulin en 1830, paraissent justement suspects. Mais quelle confiance accordera l’édition Assézat, à laquelle nous nous en rapportons depuis vingt-cinq ans ? Or il faut bien dire que, dans la partie du moins qui a été établie par Assézat lui seul, elle est dépourvue de toute critique et ne fait le plus souvent que reproduire les éditions antérieures. Il suffirait, pour nous mettre en garde, de cet étonnant certificat de bonne foi octroyé dès la première page au plus fantaisiste des éditeurs : « On a parfois accusé Naigeon d’avoir altéré le texte dans l’intérêt de ses opinions philosophiques propres. Nous avons comparé avec le plus grand soin l’édition de Naigeon avec les éditions originales et avec les manuscrits. Et nous sommes sorti de ce travail de comparaison convaincu que Naigeon a été un éditeur consciencieux et honnête et qu’il n’a pas dépassé les limites qui lui étaient assignées dans le mandat qu’il tenait de Diderot lui-même. » De qui se moque-t-on ici ? Et pense-t-on que nous ayons oublié les déclarations sans ambages que Naigeon multiplie tout au long de ses Mémoires ? Au surplus, nous tenons aujourd’hui les preuves, et Naigeon est pris en flagrant délit d’interpolation. Pour le Neveu de Hameau, l’édition Assézat reproduit en grande partie le texte de l’édition Brière, reconnu fautif. Pour les Lettres de Mlle Volland, le texte n’en a pas même été collationné sur le manuscrit de Saint-Pétersbourg. Enfin M. Dupuy remarque ingénieusement que le texte du Salon de 1767 n’y occupe pas moins de quatre cents pages et semble démesurément long si on le compare à celui des autres Salons de Diderot. Naigeon, cet ancien élève de Van Loo et de Lemoyne, ne l’aurait-il pas enflé comme d’a fait pour le Paradoxe, et n’y aurait-il pas mêlé ses propres conceptions esthétiques, comme ailleurs il a prêté à Diderot ses idées philosophiques ? Il paraît que le manuscrit du Salon de 1767 existe et que quelqu’un l’a vu. Où est-il ? Où sont les manuscrits de Diderot et est-il exact, comme se sont empressés de le déclarer les différens éditeurs, qu’ils aient été détruits ? Que valent ces copies qui ont circulé chez les libraires d’Allemagne ? Que valent les copies ou les originaux envoyés à Saint-Pétersbourg avec la bibliothèque achetée par Catherine ? Qu’est-il advenu des papiers de Naigeon ? Autant de questions qu’un éditeur de Diderot ne saurait plus éluder. À défaut d’une comparaison avec les manuscrits, il est toujours possible de faire sur les textes mêmes un travail analogue à celui qu’a fait M. Dupuy sur le texte du Paradoxe, afin d’y découvrir les traces de remaniemens. En tout cas, il est acquis dès maintenant, — ce qu’au surplus on soupçonnait depuis longtemps, — que l’édition Assézat est désormais insuffisante, que le texte de Diderot offre une matière encore neuve au travail des érudits et que l’édition critique des œuvres de Diderot reste à faire.

Une autre question, et non la moins curieuse à élucider, serait celle de l’espèce de mystère dont s’entourent les dernières années de Diderot. Tandis qu’en une dizaine d’années, il avait publié coup sur coup : les Pensées philosophiques, les Bijoux, la Lettre sur les Aveugles, les opuscules sur l’art dramatique, brusquement il cesse de publier et, pendant plus de vingt années, le seul ouvrage qu’il donne au public est ce lourd et fastidieux Essai sur les règnes de Claude et de Néron. Quelle peut être la cause de cette sorte de retraite ? Notez que, pour aucun autre écrivain, nous ne constatons un fait analogue. Bayle, Fontenelle, Montesquieu, Voltaire, Rousseau restent sur la brèche jusqu’au dernier jour, publiant de nouveaux ouvrages, corrigeant les éditions des anciens. Dans le cas d’un Racine qui se condamne au silence, nous savons exactement quels motifs l’y ont déterminé, quels déboires et quels scrupules lui ont fait souhaiter le repos. Pour ce qui est de Diderot, on n’aperçoit aucun motif plausible. Est-ce que ses travaux d’éditeur de l’Encyclopédie occupent toute son activité ? Mais le moment où il cesse de publier est justement celui où s’achève l’Encyclopédie. Est-ce qu’avec la prodigalité qui lui est coutumière, il se laisse prendre par les importuns le meilleur de son temps et ne sait pas assez bien défendre son travail personnel ? Mais ç’a été l’histoire de toute sa vie. Est-ce qu’il a redouté l’extrême hardiesse de quelques-uns de ses écrits et craint que l’heure ne fût pas venue de les faire paraître ? Il est d’avis qu’il y a deux classes d’écrivains : « ceux qui ont travaillé pour le commun, qui se sont assujettis aux idées courantes et qui ont perdu de leur réputation à mesure que l’esprit humain a fait des progrès, et ceux trop forts pour le temps où ils ont paru, peu lus, peu entendus, peu goûtés, demeurés longtemps obscurs, jusqu’au moment où un autre siècle leur a rendu justice. » Aurait il considéré que ses contemporains étaient indignes de le comprendre, et n’aurait-il voulu travailler que pour la postérité ? Ce n’est guère probable, et, comme on dit, cela ne ressemble pas à Diderot. Est-ce, au contraire, qu’il n’aurait attaché aucune espèce d’importance à ces écrits, et qu’il y aurait cherché seulement un moyen de se délasser de travaux plus sérieux et de s’égayer ? C’est le parti auquel s’arrêtent généralement les biographes de Diderot ; mais comment croire qu’il ait fait si bon marché de quelques-uns de ces écrits dont il parlait lui-même avec un enthousiasme ingénu ? Et comment croire qu’une œuvre aussi poussée que le Neveu de Rameau ne soit que l’improvisation d’un auteur qui écrit en se jouant ? Par quelque bout qu’on prenne la question, et qu’on en cherche la solution dans le caractère des écrits de Diderot ou dans les circonstances de sa vie, elle semble, à l’heure qu’il est, sans réponse.

Pour notre part, nous proposerons une hypothèse, qui vaut ce qu’elle vaut. « Depuis l’année 1765, dit Naigeon, jusqu’à l’année 1779, Diderot n’a publié aucun ouvrage, mais son portefeuille s’est considérablement enrichi dans cet intervalle. » Cette année 1765 est celle Où il vend sa bibliothèque ; en joignant aux roubles de Catherine II l’argent que lui a rapporté l’Encyclopédie, et la pension qu’il se fait donner par le prince de Conti, Diderot est assuré de pouvoir vivre dans l’aisance, et il a de quoi doter sa fille. La publication de l’Encyclopédie touche à sa fin, la bataille est gagnée, l’affaire est faite. Or Diderot a mené jusqu’alors l’existence d’un bourgeois laborieux et besogneux. Du bourgeois il a toutes les qualités et tous les défauts, et il en a encore cette aspiration suprême, celle du fonctionnaire qui a été quarante ans assidu à son bureau, celle de l’homme d’affaires qui, durant toute sa vie, s’est levé à six heures du matin, c’est le désir de s’appartenir, de ne plus dépendre de personne, de suivre sa fantaisie, de jouir de la vie au jour le jour et de prendre le temps comme il vient. C’est précisément le cas pour Diderot. Il est homme d’intérieur, et, comme il l’écrit à sa maîtresse, il aime à flâner chez lui entre sa femme et sa fille. « Je ne fais rien, mais rien du tout… Ce n’est que le soir, quand je me couche, que j’ai la tête remplie des plus beaux projets pour le lendemain. Mais le matin quand je me lève, c’est un dégoût, un engourdissement, une aversion pour l’encre, les plumes et les livres qui marque ou bien de la paresse ou bien de la caducité. J’aime mieux me tenir les jambes et les bras croisés dans l’appartement de Madame et de Mademoiselle et perdre gaiement deux ou trois heures à les plaisanter sur tout ce qu’elles disent et qu’elles font. Quand je les ai bien impatientées, je trouve qu’il est tard pour se mettre à l’ouvrage, je m’habille et m’en vais. Où ? Ma foi, je n’en sais rien : quelquefois chez Naigeon ou chez Damilaville. » Il a une fille dont il raffole, comme c’est assez la coutume des pères ; il se plaît à causer avec elle, l’emmène promener, s’occupe de lui former les idées, d’après une méthode qui nous paraît très choquante, mais qui dénote toute la tendresse et les plus pures intentions dont le philosophe fût capable. Il a une maîtresse qui, lorsqu’il atteignait les quarante-deux ans, lui a révélé l’amour, dont il est resté depuis lors l’amant passionné et fidèle, et à laquelle va le meilleur de son temps et de ses pensées. C’est à elle qu’il songe en écrivant, et elle lui tient très bien lieu de public : « Mesdames et bonnes amies. Oh ! qu’il fait chaud ! Il semble que je vous voie toutes trois en chemise de bain… Mais savez-vous mon grand chagrin ? C’est de n’avoir personne à qui lire une foule de petits papiers délicieux. Comme cela vous amuserait et comme l’espérance de vous amuser me soutiendrait dans mon travail ! A l’occasion d’un poème médiocre intitulé Narcisse, j’en ai fait un papier job : pour la naïveté, la chaleur et les idées voluptueuses. » Au surplus, à cette date de 1769 ou nous sommes, il éprouve une certaine fatigue, il ne retrouve plus sa verve de jadis, et craint que l’imagination chez lui ne se soit refroidie. « Soyez bien convaincue qu’un poète qui devient paresseux fait fort bien de l’être ; et, quel que soit son prétexte, la vraie raison de sa répugnance, c’est que le talent l’abandonne ; c’est comme un vieillard qui ne se soucie plus de courir… Puisque je me plais tant à lire les ouvrages des autres, c’est qu’apparemment le temps d’en faire est passé. » Diderot a des amis chez qui il peut à son gré se donner des indigestions de bavardage et de mangeaille : il villégiature à loisir, au Grandval, à la Chevrette, à la Briche. Il est le protégé d’une impératrice, et ne manque pas de faire chaque jour ses dévotions à son buste parce qu’elle lui a donné soixante mille francs. Il est en paix avec le pouvoir. Il trouve que décidément la vie est bonne et qu’une société où l’on s’est ménagé une si agréable place n’est pas trop mal faite. À quoi bon troubler cette quiétude ? Diderot n’a pas cette ardeur de prosélytisme, qui fait qu’un homme sacrifie au triomphe de ses idées son propre repos. Il n’a pas ce démon artistique, qui fait qu’un écrivain a besoin de rester jusqu’au bout en communication avec le public et de voir ses écrits prendre vie et faire leur chemin parmi les hommes. S’il écrit encore, c’est pour se satisfaire, sans contrainte, et sans avoir à tenir compte ni du goût régnant, ni d’aucune espèce de goût. Comme d’autres cultivent leur jardin, plantent leurs choux, et deviennent maires de leur commune et marguilliers de leur paroisse, Diderot s’est arrangé une vieillesse épicurienne de bourgeois retiré.

Nous ne nous dissimulons guère l’insuffisance d’une pareille hypothèse, et nous voyons bien tout ce qu’elle laisse d’inexpliqué. Si nous la hasardons, ce n’est, à vrai dire, que pour poser le problème et en provoquer la solution. L’emploi des vingt dernières années de Diderot est pour nous une sorte d’énigme ; le premier moyen, pour la débrouiller, sera sans doute de discuter le degré d’authenticité des écrits posthumes du philosophe, le second sera de fixer exactement la date de leur composition ou de leur révision, ce qui, dans l’état où ils nous sont présentés aujourd’hui, est encore impossible, et d’établir dans quelle mesure il les avait préparés pour la publication. Pour quelles raisons le chef de l’entreprise encyclopédique s’est-il soudainement retiré de la lutte ? D’où lui est venu ce subit dégoût ou mépris de la publicité ? À partir de quelle époque a-t-il cessé d’écrire ? A-t-il jugé ses écrits incendiaires, et ne s’est-il pas soucié de rallumer la guerre, au moment où régnait une espèce de trêve entre les philosophes et le pouvoir ? Des scrupules, — bien peu vraisemblables, — lui sont-ils venus sur leur immoralité, et puisqu’il regrettait, paraît-il, la publication des Bijoux indiscrets, a-t-il hésité à en publier de nouveaux, sans pouvoir d’ailleurs s’empêcher d’en écrire ? Les jugeait-il trop imparfaits, et quelle est dans leur décousu la part qui revient à des interpolations maladroites ? Quelle a été sur lui l’influence de Grimm, de d’Holbach, de Naigeon et surtout de Mlle Volland ? Ce sont, à l’heure qu’il est, autant de points d’interrogation, et il est étrange qu’on ait à les poser au sujet d’un des écrivains dont on s’est le plus occupé pendant tout le XIXe siècle et d’un homme qui faisait état de vivre fenêtres et portes ouvertes. Mais, pour surprenante qu’elle soit, la conclusion à laquelle on est bien obligé d’aboutir, c’est que Diderot, s’il attend encore un éditeur, attend pareillement un biographe.

René Doumic.
  1. Ernest Dupuy, Paradoxe sur le Comédien. Édition critique, 1 vol. (Lecène, et Oudin).
  2. Le Neveu de Rameau, publié pour la première fois sur le manuscrit original par G. Monval et E. Thoinan (Pion, Bibl. elzévirienne).