Revue littéraire - Les Méfaits de la vigne

Revue littéraire - Les Méfaits de la vigne
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 924-935).
REVUE LITTÉRAIRE

LES MÉFAITS DE LA VIGNE

Les Français sont pétris de défauts. Ces défauts, qui ne font que grandir et s’exaspérer avec le temps, deviennent chaque jour un danger plus urgent et une menace plus prochaine. Je m’empresse de le proclamer, de le crier de toutes mes forces et à pleins poumons, — afin de plaire aux lecteurs français. Car, si nous avons eu jadis une tendance à nous montrer trop aisément contens de nous-mêmes, la mode a tourné et nous avons changé tout cela. Les attitudes les plus humiliées sont aujourd’hui celles qui nous paraissent le plus convenables. Nous mettons une ardeur généreuse et un zèle presque dévot à nous mépriser et à nous accuser. Nous nous frappons la poitrine, nous courbons la tête sous le poids de notre propre indignité, nous nous piétinons avec rage. Déclarons-le donc avec allégresse : « le Français est sans goût pour le travail, sans énergie, sans esprit d’initiative, incapable des entreprises hardies et des longs efforts. À la fois routinier et ami du changement, il est pareillement inapte à se conduire et indocile à toute discipline. Dans la vie publique, il ne sait que se reposer sur l’État dont il subit, en la frondant, la toute-puissance ; il s’en remet à lui de toutes les améliorations sociales et se borne à implorer, comme une manne céleste, les faveurs du gouvernement : il naît fonctionnaire. Dans la vie privée, égoïste et craintif, jaloux de son bien-être et de sa tranquillité, il se fait de la famille la conception la plus étroite et s’en tient au système d’éducation le plus timide. Il a, dit-on, de l’esprit : c’est un esprit caustique et mordant, qui procède de l’envie. Ce qui caractérise sa littérature, c’est une sorte de raillerie et d’ironie qui est une forme de l’inintelligence, c’est une faculté critique qui est le signe même de l’impuissance. Ajoutez un goût pour la plaisanterie indécente qui nous est particulier, qui fait de nos livres, pour l’univers entier, un objet de scandale d’autant plus effroyable que ces livres, on ne sait pour quelle cause, sont lus partout… » Je pourrais, comme on le devine, et sans peine, étendre cette liste à l’infini. Si je m’arrête, c’est uniquement afin de ne pas atténuer l’effet de cette énumération en la prolongeant. Mais d’où vient le mal ? Comment s’expliquent tous ces travers de notre esprit, toutes ces défaillances de notre caractère, toutes ces lacunes de notre organisation sociale ? La réponse n’est pas difficile à donner et l’explication crève les yeux. C’est la faute de la vigne.

Telle est l’une des conclusions qui ressortent avec le plus de force de l’étude que M. E. Demolins consacre aux Français d’aujourd’hui[1]. On n’a pas oublié le livre hérissé de statistiques, de petits faits et de grands mots où ce consciencieux économiste passait en revue les causes de la supériorité des Anglo-Saxons. On l’a d’autant moins oublié que la publication de ce livre a déterminé chez nous un mouvement d’opinion. Une fois de plus, la nécessité s’est fait sentir à nous de changer notre genre de vie et notre organisation sociale ; n’est-ce pas de bouleversemens qu’un grand peuple a le plus besoin ? C’étaient les méthodes allemandes qu’on préconisait il y a vingt-cinq ans ; on s’aperçoit maintenant, — un peu tard, — que leur importation a été désastreuse ; c’est pourquoi des réformateurs à l’esprit indépendant nous conseillent aujourd’hui d’imiter les Anglais. Car l’imitation de l’étranger, c’est toujours le but suprême que nous proposent ces penseurs audacieux. Cette fois, restant de ce côté-ci de la Manche, c’est en France que M. Demolins cherche la cause de l’infériorité des Français. Il ne nous donne encore que le premier volume d’une étude qui en aura deux ; et j’ignore si le tableau qu’il tracera de la France du Nord sera moins sombre que celui qu’il trace de la France du Midi, du Centre et de l’Ouest ; mais d’ailleurs, peu importé : car après des siècles d’histoire nous ne sommes pas disposés à admettre qu’il y ait deux Frances : nous n’en connaissons qu’une. M. Demolins étayait sur l’idée de la race sa précédente démonstration : sa nouvelle étude est une application de la théorie des milieux. Dans chaque contrée, la nature des productions du sol détermine le choix des procédés de récolte, de culture ou d’exploitation. De là résultent les conditions de la propriété, l’état de la famille, certaines habitudes de vie, une certaine tournure de l’esprit… La théorie n’est pas neuve, puisqu’elle est exposée tout au long dans l’Esprit des Lois. Michelet s’en inspirait, dans son « Tableau de la France ». Taine en faisait l’idée maîtresse de son Histoire de la littérature anglaise. Les romanciers naturalistes la parodiaient quand ils recherchaient comment se comportent les passions de l’amour dans le cœur d’un charcutier ou d’une marchande des quatre saisons. Ce qui appartient à M. Demolins, c’est d’avoir donné à cette vue la précision et la rigueur d’un système, et de nous la présenter entourée d’un appareil qui, sans que le doute soit permis, est celui de la science. « Je voudrais faire comprendre comment — de science certaine — se fabriquent, par exemple, un Auvergnat ou un Normand, un Provençal ou un Lorrain, un Limousin ou un Champenois, un Tourangeau ou un Corse. » Assistons donc à cette fabrication.

Poètes et touristes, du temps qu’il y avait des poètes et qu’on faisait son tour de France, ont à l’envi célébré nos campagnes, la variété de leurs aspects, la douceur de leur ciel, la richesse et la diversité de leurs produits.


France ! ô belle contrée, ô terre généreuse
Que les dieux complaisans formaient pour être heureuse !


Ainsi chantait André Chénier, et il disait nos « arbres innocens », nos « vins délicieux », la « grasse olive aux liqueurs savoureuses », nos coteaux, nos prés, et « les fertiles champs voisins de la Touraine ». Rien n’est plus curieux et d’ailleurs plus instructif, que d’opposer à ce point de vue des peintres et des écrivains celui de l’économiste : on voit bien alors qu’il faut toute la candeur et la puissance d’illusion dont les purs littérateurs sont coutumiers, pour croire à l’innocence des arbres ! Vous arrive-t-il, dans la région des plateaux, de laisser, avec une sorte de jouissance sensuelle vos yeux se reposer sur les herbages épais et gras où pâturent lentement les bœufs ? L’économiste, qui, en sa qualité de savant, remonte aux causes et suit dans leur enchaînement les conséquences lointaines, vous frappe sur l’épaule et vous éveille de cette béate contemplation. Il vous fait remarquer que l’herbe est « communautaire ». Le mot est barbare, mais c’est bien de mots qu’il s’agit ! Formé par la communauté pastorale, l’homme n’est pas porté au travail intense, à l’initiative. Il s’appuie sur la famille, sur les voisins. Il devient le frelon et non pas l’abeille. Que la communauté vienne à se dissoudre, les individus qui y ont appartenu sont faiblement armés pour la lutte. S’ils émigrent, toute leur ressource sera de se faire domestiques ou douaniers. Vous arrive-t-il, en parcourant les vallées de l’Anjou, d’en admirer la fertilité, d’en subir le charme, et de vous répéter les vers où Du Bellay soupire après la « douceur angevine » ? Prenez garde que cette libéralité de la nature est dangereuse : elle n’est pas créatrice d’énergie ; elle pousse à la nonchalance, à la mollesse, à la paresse. Ou peut-être aviez-vous confiance dans la rudesse et la proverbiale âpreté de l’Auvergnat ? L’Auvergne a ses bœufs ; et il est bien vrai que le bœuf d’Auvergne n’est pas de tous points méprisable. Il développe l’aptitude au commerce. Encore est-il bon de remarquer que ce commerce est seulement le petit commerce. Quand l’Auvergnat abandonne sa province, il arrive tout juste à se faire colporteur, jurisconsulte ou marchand de marrons. Toute son industrie ne va qu’à tâcher de « tirer des sous ». C’est un aimable feuillage que le feuillage pâle de l’olivier, tremblant sur le bleu du ciel de Provence. Mais quoi ! la récolte de l’olive est aisée, et l’huile se vend bien. Cela est grave. De là vient, dans un climat privilégié, ce goût pour le farniente. On vit dehors, on s’assemble sur la place publique, on s’occupe de politique, on est orateur, soit dans la manière familière de M. Thiers, soit dans la manière théâtrale de Gambetta. On pratique la politique de clan et la politique alimentaire, on se jette à la curée des places, on trafique de son influence. Et le malheur, au dire de M. Demolins, est que notre politique est aujourd’hui tout entière aux mains des Méridionaux. N’allez pas objecter que les « panamistes » n’étaient pas tous de Tarascon. N’ayez garde non plus de remarquer que ni M. Méline qui est de Remiremont, ni M. Bourgeois qui est de Paris, ni M. Ribot qui est de Saint-Omer, ni M. Hanotaux qui est de Saint-Quentin, ni M. Deschanel qui est né à Bruxelles, ni M. Brisson qui est de Bourges, ni M. Poincaré qui est de Bar-le-Duc, ne sont du Midi. Ce sont vétilles dont la science sociale ne s’inquiète pas et qui n’infirment pas ses certitudes. L’olivier est dangereux ; le châtaignier l’est davantage. Nous lui devons le type du Limousin, dont Molière a une fois pour toutes réuni les traits dans la figure à peine grimaçante de M. de Pourceaugnac. Hors de chez lui, le Limousin est réduit soit à la mendicité, soit aux fonctions militaires ou administratives. Telle est « l’influence déprimante ; » du châtaignier ! — Mais ni la dépression dont le châtaignier est la cause, ni les scandales dont la responsabilité remonte à l’olivier, n’égalent en étendue et en intensité les méfaits dont la vigne se rend journellement coupable et dont il est temps d’établir enfin le bilan.

Rien de plus séduisant au premier abord que la culture de la vigne. Elle ne comporte ni déploiement de forces, ni mise de fonds considérable. La vigne est peu exigeante ; elle s’accommode d’un sol pauvre, et se passe d’engrais ; elle veut seulement être bien exposée au soleil, à l’abri des gelées. Elle ne se soucie au surplus ni du progrès des méthodes, ni des perfectionnemens de l’agriculture, ni de l’invention des engins compliqués. Son entretien n’est que du jardinage ; sa récolte n’est qu’une cueillette. Son produit est du reste largement rémunérateur. Elle demande peu de travail et promet beaucoup de profit. Trompeuses amorces ! Il ne se peut que vous ne soyez dès maintenant assez familiarisés avec les procédés de la science sociale, pour deviner quelles tristes réalités se cachent derrière ce mirage décevant. Car il suffit d’un étroit carré de vigne pour faire vivre plusieurs personnes : les conséquences, pour ce qui touche à la constitution de la famille, vont être désastreuses. La vigne crée le type de la famille instable, intermédiaire entre le type communautaire et le type particulariste et qui n’a les avantages ni de l’un ni de l’autre. Dans les familles communautaires, les enfans sont du moins dressés à l’obéissance, au respect de l’autorité paternelle, à l’esprit d’économie. La famille particulariste est celle où on dresse l’enfant à l’initiative personnelle, à l’ardeur au travail, au goût du progrès, où on l’élève à se suffire à lui-même, à se retourner dans n’importe quelle situation : tranchons le mot, c’est la famille anglaise. La vigne n’est pas particulariste : elle est individualiste, et égoïste, ce qui est bien différent. Aussi est-on incapable, dans les pays de vignobles, de quitter le foyer pour aller chercher fortune ailleurs ; et il faut voir quels sont les rapports des enfans et des parens ! Les enfans n’ont en aucun temps ni respect, ni affection pour leurs parens ; devenus grands, ils emploient des procédés atroces pour les forcer à partager leur bien ; puis ils les abandonnent. Prévoyant les traitemens qu’ils en recevront un jour, les parens n’aiment leurs enfans que tant qu’ils sont en bas âge. La culture de la vigne est parcellaire : elle favorise la petite propriété ; elle crée une classe de petites gens dont il semble que l’esprit se rétrécisse à proportion et que l’horizon intellectuel se limite à la mesure de leur champ. Ne voyez-vous pas se dessiner la psychologie du vigneron ? Il a beaucoup de loisirs ; et on sait de combien de vices l’oisiveté est la mère. Il a le goût de la dépense et du luxe, car on dépense facilement l’argent facilement gagné. Il est imprévoyant, car il compte toujours sur une récolte extraordinaire ; et il se trouve pris au dépourvu par les mauvaises années. Il est prétentieux, se pose en bourgeois et dédaigne le paysan. « Il est enclin à critiquer : il est railleur, il est sarcastique, il voit facilement le côté ridicule des hommes et des choses, car la raillerie est l’arme le plus à portée des petites gens à grandes prétentions. » C’est encore dans la vie publique que la vigne produit ses plus mauvais effets. Elle est un des principaux facteurs des tendances égalitaires et démocratiques. « Chez le vigneron, le sentiment de l’égalité se double et s’exagère d’un sentiment d’envie à l’égard de toutes les supériorités qui s’élèvent au-dessus de lui : il est envieux par suite de la disproportion qui existe entre ses prétentions et la réalité. » Notez que la France, ainsi que le remarque M. Demolins, est le pays où la culture de la vigne est le plus répandue. Et tirez la conclusion.

Revenons à la littérature. M. Demolins la définit « un produit de l’état social », rajeunissant ainsi au gré des progrès de l’économie politique une définition fameuse et inexacte. Les questions littéraires sont des questions économiques. Dans l’espèce, M. Demolins en fournit un exemple topique. « Le vigneron représente au plus haut degré ce qu’on est convenu d’appeler l’esprit gaulois, qui est fait à la fois de finesse et de plaisanterie un peu grosse. » Ainsi s’explique cette disposition de notre humeur, qu’il est pareillement impossible de ne pas apercevoir et de ne pas déplorer. Elle est aussi bien un produit de notre sol, et sa prédominance dans notre littérature n’est qu’un autre aspect de la prédominance de la vigne sur notre sol. En fait, et si loin qu’on remonte dans notre tradition littéraire, on y retrouve l’esprit gaulois comme trait caractéristique et tare originelle. Il éclate dans les fabliaux, défraye les récits scabreux du XVIe siècle, se continue par les contes de La Fontaine, par ceux de Voltaire, par tant d’autres gentillesses libertines, pour aboutir au vaudeville égrillard et à la chanson grivoise. Vous me direz qu’il est un peu ridicule et très prudhommesque de flétrir l’esprit gaulois, qu’on peut, après boire, s’amuser à des contes gras ou à des couplets épicés, et que cela ne tire pas à conséquence. Je ne suis pas de cet avis ; et j’ai la conviction que, lui non plus, M. Demolins ne se montrerait pas d’aussi facile composition. Tout se tient. Le goût de la gaudriole détermine certaines habitudes d’esprit, s’accorde avec telles idées et nuances de sentimens. C’est, si j’ose m’exprimer ainsi, une façon de penser. L’exemple de Béranger est en ce sens bien significatif. N’oublions pas que Béranger a été dans son temps l’homme de France le plus populaire. Cette immense popularité, Béranger n’y aurait pas atteint, s’il s’en était tenu à sa première manière, s’il s’était contenté d’être, comme son Roger Bontemps, un « faiseur habile de contes graveleux », s’il s’était borné à célébrer le vin et les belles, les attraits des petites bonnes agaçantes, soutien ou perte des vieux célibataires, les inquiétudes des vierges et les regrets érotiques des vieilles femmes ivres. Mais l’idée lui est venue d’adjoindre à cette polissonnerie un corps de doctrines qui n’y semblaient pas nécessairement liées. Ç’a été le coup de génie. Il y a adjoint une théologie. Ai-je besoin de rappeler à ce sujet l’article du Breton Renan, qui fit époque dans l’histoire du culte de Béranger, et dont Sainte-Beuve se montra tout chagrin ? Comme il a sa religion, qu’il célèbre le verre en main Béranger a sa politique. Il s’oppose aux envahissemens du parti prêtre ; il a la haine des jésuites, il nargue les cafards et les grands. Il est noblement indépendant ; son « vieil habit » le sait bien, lui qui a pu rougir d’usure, mais non pas d’humiliation :

T’ai-je imprégné des flots de musc et d’ambre
Qu’un fat exhale en se mirant ?
M’a-t-on jamais vu dans une antichambre
T’exposer au mépris d’un grand ?
La fleur des champs brille à ta boutonnière…

L’amant de Lisette se trouve être aussi bien le chantre du libéra-Usine, du bonapartisme et du patriotisme. Ce mélange de la gaudriole et de la religion, de la polissonnerie et de la sentimentalité, de l’érotisme et du sentiment de la famille est d’une saveur unique. Il révèle tout un état d’âme. Et il faut bien convenir qu’on n’imagine rien de plus misérable, rien de plus vulgaire et de plus bas.

En Champagne, en Bourgogne, partout un peu, et plus ou moins, on retrouve les traces de cet esprit gaulois. Il est naturel qu’il ait fait rage surtout dans la province qui est le plus spécialement adonnée à la culture de la vigne. C’est la Touraine. Le vigneron tourangeau est le type le plus accompli du vigneron. C’est la perfection du genre. Il faut voir comment l’économie politique lui dit son fait. C’est une exécution. Alexandre Dumas fils s’accusait un jour, ou se vantait, d’avoir dans telle de ses pièces disqualifié un nom de baptême. M. Demolins vient de disqualifier un nom de province. Désormais, on n’osera plus naître dans ce coin de la France. On ira un peu plus au nord ou un peu plus au sud. Soyez Beauceron ou Manceau, si vous voulez. Soyez Périgourdin ou Caussenard, si telle est votre fantaisie. Mais il n’y a plus moyen d’être Tourangeau.

M. Demolins cite trois spécimens de la littérature tourangelle. Ce sont Rabelais, Paul-Louis Courier et Balzac. Ces exemples sont bien choisis. On y voit à plein l’influence provinciale et on s’y peut convaincre que les hasards de la naissance ne sont pas de vains hasards. Rabelais n’était pas, par lui-même et dans le fond de sa nature, dépourvu de toute qualité louable. Il était studieux et se rendit aussi savant qu’homme de son temps. Il était prudent et eut soin de vivre toujours en paix avec les puissances. Il parait même qu’il était sobre. Il a écrit de belles pages et exprimé à l’occasion des sentimens élevés. C’est lui qui a dit que « science sans conscience n’est que ruine de l’âme » et eu la première idée de cette définition, dont on fait indûment honneur à l’Auvergnat Pascal : « une sphère infinie dont le centre est partout et la circonférence nulle part ». Né sur tout autre point du sol, il eût pu composer des ouvrages distingués dans un genre honnête. Mais il était de cette Touraine. De là vient que ses écrits sont tout semés d’obscénités. Gargantua enfant « se conchioit à toute heure ». Ainsi fait l’écrivain qu’est Rabelais. La Bruyère le lui a sévèrement reproché ; et, pour être sur ce point de l’avis de La Bruyère, il n’est pas besoin de se ranger au parti des délicats : il suffit de ne pas avoir le goût de l’ordure. Il se peut que Rabelais n’ait jamais été le « bon biberon » que Ronsard, son ennemi, s’est plu à nous représenter ; il suffit que de son roman soit sorti sans effort la légende du joyeux curé de Meudon et que l’œuvre de Rabelais ait créé le genre rabelaisien. Cela est impardonnable. — La Touraine est sensuelle, paresseuse, capricieuse, ennemie de toute règle et contrainte. Son rêve est bien celui qu’a dégagé Rabelais pour en faire l’idéal de vie des Thélémistes. « Toute leur vie estoit employée, non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre… En leur reigle n’estoit que cette clause : Fay ce que vouldras, parce que gens libères, bien nez, bien instruictz, conversans en compagnies honnestes, ont par nature un instinct et aguillon qui tousjours les poulse a faicts vertueux et retire de vice, lequel ilz nommoient honneur. » Cela même est l’essence de la philosophie de Rabelais. Il tient que, de soi, la Nature est bonne. Physis enfanta Beauté et Harmonie ; mais au rebours Antiphysie « engendra les Matagotz, Cagotz et Papelars, les Maniacles Pistoletz ; les Démoniacles Calvins, imposteurs de Genève ; les enragés Putherbes, Briffaulx, Caphars, Chattemittes, Canibales et autres monstres difformes et contrefaictz en dépit de Nature ». Là est le principe de la satire que fait Rabelais des lois et des mœurs, de la société et des institutions. Il en veut à tout ce qui s’oppose à la libre expansion de la nature et au débordement de l’instinct. — On juge un écrivain au type d’humanité qu’il a créé, auquel il a une fois pour toutes donné une âme et soufflé la vie, et qui ne cessera par la suite de mettre sous les yeux des hommes un aspect de « l’humaine condition ». Ce type créé par Rabelais, la plus vivante et la seule vraiment humaine de ses créations, c’est Panurge, « fin à dorer comme une lame de plomb, bien galand homme de sa personne, sinon qu’il estoit quelque peu paillard et subject de nature à une maladie qu’on appeloit en ce temps-là faulte d’argent, c’est doleur non pareille. Toutes foys il avait soixante et troys manières d’en trouver tousjours à son besoing, dont la plus honorable et la plus commune estoit par façon de larrecin furtivement faict ; malfaisant, pipeur, beuveur, bateur de pavez, ribleur, s’il en estoit à Paris ; au demeurant le meilleur filz du monde… » Il est poltron et vantard, implorant les Saints, la Vierge et Jupiter pendant la tempête, se retrouvant gouailleur et fanfaron après que le danger est passé. Il a toute sorte d’autres qualités qui se révèlent à mesure et au cours de ses exploits. C’est une vilaine âme que l’âme de Panurge. Mais on sait assez d’où elle lui vient, dans quel sol il l’a puisée, dans quelle atmosphère il l’a respirée, dans quel milieu de traditions et d’influences locales elle s’est, comme un chef-d’œuvre, élaborée lentement : « Je suis né, dit-il, et ay esté nourry jeune au jardin de France : c’est Touraine. »

Il y avait dans Paul-Louis Courier l’étoffe d’un artiste. L’étoffe était mince et l’apprêt ’ y nuisait à la souplesse. Néanmoins, ce militaire qui avait un Homère dans sa poche a su mettre dans quelques-uns des récits dont il égaie ses lettres, si travaillées, un peu de l’élégante sécheresse des Grecs. Les choses allèrent bien tant qu’il courut les routes et guerroya en Italie. Elles se gâtèrent du jour où, renonçant à son « vilain métier », il s’installa définitivement dans son domaine de la Chavonnière. Il se compose alors — si laborieusement ! — son attitude de vigneron tourangeau ; il devient le bon Paul-Louis, ci-devant canonnier à cheval, aujourd’hui vigneron, laboureur, bûcheron, « le bonhomme Paul que nous avons vu faire tant et de si bons fagots dans son bois de Larçai, tant de bon sainfoin dans son champ de la Chavonnière », ami des petites gens, secourable aux paysans, paysan lui-même. A partir de ce moment, et pour se conformer à son rôle, il s’efforce à être hargneux, quinteux, processif et chicanier ; et il y réussit. Il fait la guerre au gouvernement de la Restauration, en opposant de village, avec des histoires de curé, de maire et de garde champêtre. « Voici la nouvelle de Luynes : le curé allait avec un mort, un homme venait avec son cheval. Le curé lui crie de s’arrêter ; il n’en a souci et passe outre sans ôter son chapeau, note bien. Le prêtre se plaint ; six gendarmes s’emparent du paysan, l’emmènent lié et garrotté entre deux voleurs de grand chemin. Il est au cachot depuis trois semaines, et, depuis autant de temps, sa famille se passe de pain. — Autre nouvelle du même pays : Le curé a défendu de boire pendant la messe ; tous les cabarets à cette heure doivent être fermés. Le maire y tient la main. L’autre jour, mon ami Bourdon, honnête cabaretier, s’avise de donner à déjeuner à son beau-frère : or, c’était un dimanche et on disait la messe ; le maire arrive, les voit et les met à l’amende qu’ils ont très bien payée. Mais voici bien pis. Le curé a défendu aux vignerons qui voulaient célébrer la fête de Saint-Vincent, leur patron, d’aller ce jour-là au cabaret, etc., etc. » Ces sornettes et d’autres analogues, dûment envenimées et congrûment enfiellées, seront la matière de la Pétition aux deux Chambres ou de la Pétition pour les villageois que l’on empêche de danser. Le Simple discours de Paul-Louis a une autre origine : il était question d’ouvrir une souscription afin d’offrir au duc de Bordeaux le château de Chambord. Courier saisit cette occasion pour faire l’éloge de la bande noire et exprimer quelques opinions et vues historiques, notamment sur la Cour de Louis XIV : « C’est quelque chose de merveilleux ; par exemple, leur façon de vivre avec les femmes… Je ne sais trop comment vous dire. On se prenait, on se quittait ; ou, se convenant, on s’arrangeait. Les femmes n’étaient pas toutes communes à tous ; ils ne vivaient pas pêle-mêle. Chacun avait la sienne, et même ils se mariaient… Il y avait du moins quelque espèce de communauté, nonobstant les mariages et autres arrangemens. » Ailleurs il s’explique sur les origines de la noblesse : « Sachez qu’il n’y a pas en France une seule famille noble, mais je dis noble de race et d’antique origine, qui ne doive sa fortune aux femmes : vous m’entendez. » Ailleurs c’est sur la moralité des couvens : « Nous n’avons plus de couvens, détestable sottise qui se pratiquait jadis, de tenir ensemble enfermés, contre tout ordre de nature, des mâles sans femelles et des femelles sans mâles, dans l’oisiveté du cloître où fermentait une corruption qui, se répandant au dehors, de proche en proche, infectait tout. » Ces beaux traits sont semés à profusion. Je sais bien que le rôle que joue ici Courier est un rôle, et que l’attitude du bonhomme Paul-Louis est plus déplaisante encore, parce qu’elle est une attitude de faux bonhomme où tout sonne faux. Courier n’est ni du peuple, puisqu’il est un bourgeois, ni paysan, puisqu’il est un lettré, candidat à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et furieux, d’y avoir échoué, ni compatissant aux misères du pauvre, puisqu’il fut au contraire un maître exigeant et dur, ni vigneron, ni Tourangeau, puisqu’il est de Paris. Mais il n’importe, et il suffit que, pour jouer son personnage il ait cru devoir faire étalage de vulgarité, de mauvaise humeur, de manie chicaneuse et d’envie.

Balzac a été toute sa vie hanté par le mirage des grandes opérations financières qui devaient l’enrichir du jour au lendemain ; il rêvait d’entreprises colossales ; on ne peut dire qu’il ait manqué ni d’énergie, ni de patience. Il méritait d’être « particulariste ». Néanmoins la tare originelle se retrouve dans son œuvre. Il emprunte à la langue du xvi" siècle son impudeur pour écrire ses Contes drolatiques colligés es abbayes de Touraine. Sa verve est exubérante et grossière ; il a une gaité et parfois une philosophie de commis voyageur. La vie humaine lui apparaît sous les couleurs d’une comédie, et, si l’on veut, d’une farce, le plus souvent odieuse. Ses types les plus fameux témoignent d’une estime médiocre pour l’humanité ; même on reprocherait sans injustice à Vautrin et à Gaudissart qu’ils manquent de distinction… Si je n’insiste pas, c’est que le sujet est vaste, et qu’on se fait scrupule de l’étrangler en quelques lignes.

Je me suis efforcé de suivre dans ses déductions rigoureuses le travail de M. Demolins, et d’indiquer quel genre de profit on réaliserait pour l’histoire littéraire, en lui appliquant le bénéfice des plus récentes découvertes de la science sociale. Quelle sera notre conclusion ? J’en aperçois deux entre lesquelles je laisse le choix au lecteur. — Ou bien M. Demolins se trompe. L’assurance avec laquelle il annonce l’évangile des économistes a, en elle-même, quelque chose qui n’est pas scientifique. Les collections de faits, qu’il pare d’étiquettes imposantes, n’ont pas force de loi. Les principes justes qui lui servent de point de départ, précisément parce qu’il les pousse à bout, deviennent faux. On peut, quoique propriétaire d’un carré de vigne, être bon fils, et ne pas abandonner son père, quoique Tourangeau. Parce qu’on appartient à la classe des petites gens, ce n’est pas une raison suffisante pour qu’on soit, de ce chef, condamné à n’avoir qu’un petit esprit. Ces petites gens, pour qui l’économie politique professe un mépris si hautain, ont passé jusqu’ici pour être en France la meilleure et plus sûre réserve d’énergie patiente, de bon sens et de sagesse. Refuser à notre pays tout entier, dans son présent et dans son passé, l’esprit d’initiative et l’aptitude aux grandes entreprises, c’est faire preuve d’ignorance, sinon de parti pris. Car il faut le rappeler, puisqu’on travaille à nous le faire oublier, ce pays de petite culture est tout de même, dans l’histoire de l’humanité, celui où les sentimens de générosité, de désintéressement et d’enthousiasme idéaliste ont poussé les racines les plus profondes et jeté les frondaisons les plus magnifiques. Pour ce qui est de l’histoire littéraire, il n’y a pas de manuel à l’usage des enfans où l’on ne mette les écoliers en garde contre une étroite application de la théorie des milieux. L’exemple est classique de l’opposition entre un Racine et un La Fontaine tous deux Champenois ; et, si Racine diffère tellement de Corneille, je laisse aux savans à expliquer cette différence par le fait que Corneille est d’un pays à cidre. Pour ce qui est des trois exemples choisis par M. Demolins et au sujet desquels nous avons feint d’abonder dans son sens, comme il eût été facile de les opposer au lieu de les rapprocher ! Où est le rapport entre l’imagination plantureuse d’un Rabelais et le mince filet de verve d’un Courier ? Mais, si l’optimisme naturaliste nous a paru être la conception fondamentale du Gargantua, qui donc, plus que l’auteur de la Comédie humaine, a mis en relief les puissances mauvaises de cotre nature ? Et enfin c’est Victor Cousin qui, en son temps, expliquait par les traits du caractère breton le génie de Descartes, qui est Tourangeau et ne ressemble d’ailleurs ni à Rabelais, ni à Courier, ni à Balzac. Que l’homme soit dépendant de son milieu physique et social, nul ne le conteste ; ce que nous n’admettons pas, c’est qu’il en soit prisonnier. Parmi les élémens qui constituent ce milieu on n’en oublie qu’un seul, qui, aussi bien, est le plus important : c’est le pouvoir que l’homme trouve en lui-même de transformer le milieu où il est jeté. Et telle est, à notre avis, l’erreur foncière de la doctrine de M. Demolins. — Ou bien M. Demolins a raison. Et alors, puisque nous voyons de quels méfaits la vigne est responsable dans notre organisation de la famille, dans notre conduite politique, dans notre développement littéraire, et puisque les lois sociales ont cet avantage qu’en nous signalant le mal elles nous invitent à y remédier, hâtons-nous donc, ouvrons enfin les yeux, cessons de méconnaître plus longtemps nos véritables intérêts et de repousser un secours providentiel ! Je veux dire : travaillons à la propagation du phylloxéra !


RENE DOUMIC.

  1. E. Demolins, les Français d’aujourd’hui. Les types sociaux du Midi et du Centre, 1 vol. in-12 (Firmin-Didot).