Revue littéraire - Les Idées du comte Tolstoï sur l’Art
Un grand écrivain, au terme de sa carrière, faisant non pas seulement l’examen de conscience de ses confrères, mais le sien propre, soumettant à l’épreuve de la discussion les fondemens eux-mêmes de son art, développant avec loyauté jusque dans leurs extrêmes conclusions les principes auxquels il s’est arrêté, poussant le désintéressement jusqu’à condamner les œuvres qui lui ont coûté un long effort et qui lui ont valu la gloire, c’est un spectacle dont l’histoire des lettres ne nous fournit que de rares exemples et qui frappe par un incontestable caractère de noblesse et de grandeur. C’est celui que nous donne en ce moment le comte Tolstoï. Au cours de son nouveau livre Qu’est-ce que l’art ?[1] et afin que nous ne soyons pas tentés de croire qu’il introduise en sa faveur dans ses théories quelque indulgente exception, il a soin de nous avertir qu’il « range dans la catégorie du mauvais art toutes ses propres œuvres artistiques ». Si d’ailleurs l’apôtre qu’est devenu Tolstoï en ces derniers dix ans condamnait l’art lui-même dans toutes ses manifestations et jusque dans son essence, nous nous bornerions à signaler son zèle iconoclaste, ou nous le rangerions parmi les législateurs utopistes qui, en bannissant l’art de leur République, ne l’ont pas empêché de fournir à travers les siècles une assez belle carrière. Mais il s’en faut qu’il en soit ainsi ! Tout au contraire, Tolstoï a foi dans l’art, et non seulement il n’admet pas que l’humanité puisse s’en passer, mais il croit que l’art est un des moyens les plus efficaces dont elle puisse se servir pour réaliser ses fins supérieures. Ce n’est pas la suppression de l’art que poursuit Tolstoï, mais c’en est la réforme ; il voudrait non pas le tuer mais le vivifier. Il est clair que sur un pareil sujet les réclamations et le témoignage d’un Tolstoï ont une incomparable autorité ; d’avoir écrit jadis la Guerre et la Paix et Anna Karénine, cela donne des titres à parler de littérature avec quelque compétence. Ajoutons que ce livre auquel Tolstoï songe depuis quinze ans, ou depuis toujours, est le résumé d’un long travail de réflexion, que l’auteur y fait preuve d’autant de verve satirique que de vigueur de pensée, qu’on y sent circuler à travers toutes les pages l’enthousiasme d’une pensée profondément religieuse et dominée par l’idéal de l’universelle fraternité. C’est plus qu’il n’en faut pour expliquer que les idées de Tolstoï sur l’art dussent avoir à travers tout le monde lettré un grand retentissement.
Ce qui frappe d’abord, c’est de voir comment Tolstoï a mis en lumière ce qu’il y a de factice et de violemment artificiel dans l’art tel qu’il se pratique aujourd’hui. Nous autres, asservis à notre tâche quotidienne et confinés dans notre besogne professionnelle, nous sommes devenus incapables d’y faire attention. Notre goût s’est imprégné de l’atmosphère que nous respirons. L’habitude a émoussé chez nous les facultés de l’étonnement. Depuis que nous allons au théâtre, et que nous y prenons du plaisir, nous nous sommes faits à ne plus remarquer l’absurdité de tant de conventions que nous y acceptons docilement. Même il nous arrive, dans ce pays de l’invraisemblable et du faux, de parler de la vérité et de la vie. Mais supposez qu’un flot de jour, inondant subitement la salle, nous révèle l’extravagance des sentimens, la bizarrerie des attitudes, l’étrangeté des sons, la misère des oripeaux, des décors en carton peint, des accessoires en papier doré ! Ou supposez qu’un spectateur à l’esprit neuf et point encore initié aux mystères du temple s’y trouve tout d’un coup transporté. Son impression sera celle qu’éprouva Tolstoï un jour qu’on s’avisa de le mener entendre un opéra moderne. « Un roi indien désirait se marier ; on lui amenait une fiancée ; il se déguisait en ménestrel ; la fiancée s’éprenait du ménestrel, en était désespérée, mais finissait par découvrir que le ménestrel était le roi son fiancé ; et chacun manifestait une joie délirante. Jamais il n’y a eu, jamais il n’y aura d’Indiens de cette espèce… Jamais dans la vie, les hommes ne parlent en récitatifs, jamais ils ne se placent à des distances régulières et n’agitent leurs bras en cadence pour exprimer leurs émotions ; jamais ils ne marchent par couples, en chaussons, avec des hallebardes d’étain… » Ce sont des réflexions de Huron. Sous l’influence de ses préoccupations de réformateur, Tolstoï est devenu aussi étranger que possible aux conceptions qui sont celles d’un moderne dilettante. Il s’est fait une âme pareille à celle des simples dont il rêve d’améliorer la condition. Ou, si l’on veut, le vernis de civilisation ayant craqué, c’est le fond de barbarie qu’on a vu affleurer dans cette âme de Slave. Le paysan du Danube ne penserait pas autrement, si on le conduisait à Bayreuth.
L’exemple du théâtre n’est que le plus significatif. Mais que de livres s’impriment qui témoignent d’une égale déformation intellectuelle ! Il ne se passe pas de jour qu’il ne paraisse au moins un roman. Pour écrire ce roman, un homme, qui d’ailleurs ne manque peut-être ni de cœur, ni d’esprit, s’est mis à la torture, a dépensé sa peine et son temps. D’autres hommes ont rassemblé les caractères, les ont imprimés sur le papier, ont cousu les feuillets. A quoi tous ces efforts ont-ils abouti ? et le résultat, quand on y songe, n’est-il pas dérisoire ? Que de toiles gâtées par les couleurs dont on les a couvertes ! C’est par milliers qu’on compte les peintres en Europe. Dans ce débordement de choses peintes c’est à peine si deux ou trois, qu’encore ne saurait-on désigner, vaudront d’être épargnées par le temps. L’invasion des musiciens n’est pas moins formidable ; et la musique n’a presque point de part dans ce déluge de notes dont nous sommes inondés. Si encore cette profusion artistique n’était qu’inutile, et si tant de prétendus chefs-d’œuvre se bornaient à être non avenus ! Mais le plus souvent l’art, tel qu’il se pratique aujourd’hui, est dangereux ; sous des formes plus ou moins grossières, la peinture et la musique, la poésie, le roman, le théâtre contiennent de perpétuelles excitations à la sensualité. Les choses en sont au point et les idées sont si parfaitement faussées que, si par hasard, ce qui au surplus arrive rarement, un moraliste s’inquiète et réclame au nom de l’honnêteté, c’est sa protestation qui fait scandale. On se demande d’où sort ce gêneur et on le reconduit sous les huées. C’est un dogme admis entre artistes et amateurs, que le point de vue de la morale ne doit pas être reçu en esthétique. Tantôt on prétend que la beauté purifie tout, et tantôt on tombe d’accord qu’elle ne purifie rien ; mais peu importe : nulle considération ne saurait prévaloir contre elle. — Telle est la série de constatations et de déductions par laquelle Tolstoï est amené à rechercher en quoi consiste cette idée de la beauté dont on fait le fondement de l’art, et au pouvoir mystique de laquelle on sacrifie quelques-uns des principes mêmes de l’ordre social.
Or, à mesure qu’il essaie de saisir cette idée de beauté il s’aperçoit qu’elle lui échappe, et plus il s’efforce de la serrer de près, plus il se rend compte qu’entre toutes les notions c’est la plus décevante. Car on l’associe parfois aux notions de vérité et de bonté. Et nous savons ce que c’est que la vérité, qui est la conformité à la définition ; nous savons encore, quoique plus confusément, ce qu’est une action bonne. Mais on parle de beauté, et l’on ne s’entend pas. Non seulement les esthéticiens diffèrent d’avis, mais leurs définitions sont aussi vagues qu’elles sont d’ailleurs ambitieuses. Les uns y veulent découvrir on ne sait quel principe absolu, surnaturel et quasiment divin ; les autres la réduisent à la plus fragile et à la plus pauvre des notions : celle du plaisir. C’est ici un admirable exemple de psittacisme : on répète le mot et on n’y enferme aucun sens. On élève un autel à la divinité inconnue. On s’agenouille devant le tabernacle vide. — Aussi, laissant de côté toute notion métaphysique, et afin de s’avancer sur un terrain solide, Tolstoï élimine de la définition de l’art l’idée abstraite de beauté ; et c’est ce qu’il y a, dans cette définition, de nouveau et de hardi. Au lieu de hausser l’art, ou de le reléguer dans une sphère d’exception, en dehors de toutes les conditions de la vie humaine, il en fait une des formes de notre activité, soutenant avec toutes les autres d’intimes rapports. L’art est un moyen de communication entre les hommes, et c’est un moyen d’union. « Evoquer en soi-même un sentiment déjà éprouvé, et, l’ayant évoqué, le communiquer à autrui, par le moyen de mouvemens, de lignes, de couleurs, de sons, d’images verbales, tel est l’objet propre de l’art. L’art est une forme de l’activité humaine, consistant pour un homme à transmettre à autrui ses sentimens, consciemment et volontairement, par le moyen de certains signes extérieurs… L’art est un moyen d’union parmi les hommes, les rassemblant dans un même sentiment, et par-là, indispensable pour la vie de l’humanité et pour son progrès dans la voie du bonheur. » L’art est un langage ; ce qui le distingue d’avec la parole, c’est que par la parole l’homme transmet ses pensées, par l’art ses sentimens et ses émotions.
Avant de montrer ce qu’il y a, dans cette définition, de bienfaisant et d’opportun, nous ne pouvons nous dispenser d’y signaler de graves lacunes. Elles nous sont suffisamment révélées par certaines admissions et exclusions pareillement surprenantes et pareillement arbitraires, auxquelles se livre Tolstoï. Venant à citer quelques-unes des œuvres qu’il admettrait — à la rigueur — dans sa cité artistique, il énumère Don Quichotte, les comédies de Molière, les romans de Dickens, et ceux de Dumas père. Ailleurs se posant à lui-même la question de savoir si la neuvième symphonie de Beethoven ne relève pas de la catégorie du mauvais art, « sans aucun doute, répond-il. Tout ce que j’ai écrit, je l’ai écrit seulement pour arriver à établir un critérium clair et raisonnable permettant de juger de la valeur des œuvres d’art. Et maintenant ce critérium me prouve de la façon la plus évidente que la neuvième symphonie de Beethoven n’est pas une bonne œuvre d’art. Ne faut-il pas que je m’incline devant la vérité telle que me l’indique ma raison ? » Nous aussi nous sommes prêts à nous incliner devant la vérité. Pourtant nous ne poussons pas si loin la superstition des formules, que nous soyons disposés à y sacrifier les œuvres ; et il nous suffit qu’un critérium d’art permette de rejeter Beethoven et d’accepter Dumas père : c’est que le critérium est incomplet.
En effet, se plaçant au point de vue justement opposé de celui des artistes, et ne se bornant pas à rendre au « contenu » de l’art toute son importance, Tolstoï méconnaît totalement la valeur de la forme. C’est par elle cependant que le langage de l’art se distingue de tout autre langage. L’artiste est celui qui sait exprimer mieux que les autres hommes des sentimens que ceux-ci éprouvent souvent avec plus de vivacité et de profondeur que lui. C’est par le pouvoir de la forme que les sentimens ainsi exprimés éveillent un écho dans beaucoup de cœurs et traversent les âges. De cette erreur initiale en découlent d’autres. Tolstoï n’admet pas qu’on puisse faire de l’art une profession ; comme si un écrivain, parce qu’il est devenu maître de sa forme, devenait par cela même incapable d’enthousiasme, de conviction et de passion, ou comme si on devait espérer que l’art se régénérât du jour où il tomberait aux mains des amateurs. Il ne consent pas davantage que l’art puisse être objet d’enseignement. Et sans doute on n’enseigne pas aux gens à éprouver des sentimens avec sincérité ; mais on peut leur enseigner à les traduire avec exactitude, et comme on dit, d’une façon de plus en plus adéquate. En fait il y a toujours eu des écoles d’art. Et les prophètes, les aèdes primitifs, ou les architectes et les statuaires du moyen âge avaient eu des maîtres dont ils recueillaient la tradition. Il y a des procédés que se lèguent et que perfectionnent les générations successives. Ces procédés se transforment ou s’immobilisent ; ou encore ils s’altèrent et se perdent, et c’est alors que pour de longs espaces de temps la production artistique se trouve interrompue. De même il est aisé de dire que le talent est « chose courante et sans valeur aucune » ; il serait plus juste de constater que si beaucoup d’artistes, par une sorte de dextérité, font illusion et donnent le change, en réalité ils restent inférieurs à leur tâche et inégaux à leurs intentions, faute de savoir assez à fond leur métier. Pour ce qui est de la critique, Tolstoï n’a garde d’en contester l’influence ; mais il est d’avis que cette influence contribue pour une large part à pervertir l’esprit du public. Le critique est par définition celui qui en présence d’une œuvre d’art n’éprouve pas d’émotion, mais qui la juge froidement au nom des règles et des principes. C’est un « érudit, un être à l’intelligence pervertie et rempli en même temps de confiance en soi. » Et sans doute lorsque le critique est « rempli de confiance en soi » il a tort ; il se montrerait plus sage en se montrant plus modeste. Mais il fait son devoir quand, au bleu de s’abandonner à l’émotion, il y résiste et la domine, pour déjouer les prestiges par lesquels un art ou grossier ou trop habile surprend les suffrages de la foule.
Enfin on ne saurait trop protester contre le choix des spécimens par lesquels Tolstoï prétend caractériser la littérature française contemporaine. On est surpris et attristé quand on voit les titres des livres qu’il a lus pour se renseigner sur le mouvement littéraire d’aujourd’hui, et les noms des auteurs en qui il salue les chefs des « générations montantes ». Cela même est de nature à inspirer de salutaires réflexions à ceux d’entre nos écrivains qui seraient tentés d’imaginer que leur gloire emplit le monde. « Un certain auteur nommé Remy de Gourmont trouve à s’imprimer, écrit Tolstoï, et passe pour avoir du talent ; pour me faire une idée des nouveaux écrivains, j’ai lu son roman les Chevaux de Diomède. C’est le compte rendu suivi et détaillé des relations sexuelles de quelques messieurs avec diverses dames. Même chose pour le roman de Pierre Louys, Aphrodite qui a eu un succès énorme… « Tolstoï a lu encore Là-Bas de J.-K. Huysmans, l’Annonciateur de Villiers de l’Isle-Adam et Terre promise par E. Morel. Après quoi il lui a paru qu’il était fortement documenté. Il s’occupe avec complaisance des décadens et des symbolistes, cite tout au long les chefs-d’œuvre énigmatiques de Mœterlinck et de Mallarmé, et n’oublie de citer ni René Ghil, ni Saint-Pol Roux le Magnifique. Au groupe des décadens il adjoint le défilé des mages, et ne néglige ni le Sar Peladan, ni Jules Bois, ni Papus. Et il lui semble, du lointain d’où il l’aperçoit, que la gloire de Baudelaire et de Verlaine a totalement éclipsé chez nous celle de Lamartine et de Hugo. « Je ne puis m’empêcher d’insister sur la gloire extraordinaire de ces deux hommes, Baudelaire et Verlaine, reconnus aujourd’hui dans l’Europe entière comme les plus grands génies de la poésie moderne. Comment les Français qui ont possédé Chénier, Lamartine, Musset, et surtout Hugo, qui ont eu tout récemment encore les Parnassiens, Leconte de Lisle, Sully Prudhomme, comment ont-ils pu attribuer une aussi énorme importance et décerner une gloire aussi haute à ces deux poètes ?… » On ne peut en vouloir beaucoup à Tolstoï de ces erreurs d’optique qui tiennent à la distance ; j’imagine que nous devons nous rendre coupables de confusions analogues et brouiller les rangs, quand nous nous mêlons de juger de la littérature moderne des Russes, des Scandinaves et même des Allemands. Mais le fait est que de choisir les Chevaux de Diomède pour en tirer une conclusion sur notre roman moderne, c’est une idée plus aisée à concevoir sur les bords de la Neva que sur ceux de la Seine. Le succès non point énorme mais pourtant scandaleux d’Aphrodite s’explique par des considérations tout à fait étrangères à la littérature. Et je sais des Français, même lettrés, qui ignoreraient encore jusqu’au titre de Terre promise et jusqu’au nom d’E. Morel, si Tolstoï ne les leur eût appris. Quant aux décadens, non seulement la tendance qu’ils ont représentée est aujourd’hui défunte, leur école s’en étant allée où vont les vieilles lunes, mais jamais ils ne sont arrivés chez nous à se faire prendre au sérieux, et je crois bien qu’ils n’y ont pas lâché. C’est hors de chez nous qu’on s’est penché pieusement sur leurs élucubrations, et que, faute d’une connaissance suffisante de notre langue et de notre tour d’esprit, on n’y a pas aperçu la part de mystification. De même pour Baudelaire et Verlaine de qui les plus déterminés partisans n’ont jamais songé à exagérer l’importance autant qu’on a pu le faire par-delà nos frontières et par-delà l’Océan. Mais il en est ainsi de la plupart des jugemens qu’on porte à l’étranger sur nos œuvres d’art. Le sens des proportions y fait cruellement défaut : on ne remarque de notre littérature que les affectations, on n’en retient que les excentricités ; on la juge sur ses verrues.
Ces réserves faites, et nous y avons assez insisté pour qu’on puisse apprécier dans quelle mesure nous acceptons les idées de Tolstoï, il n’est que temps d’indiquer combien de questions s’éclairent d’un jour nouveau, quand on les envisage du point de vue où se place l’écrivain russe. Car si l’art est un langage, comme on ne parle que pour être entendu, c’est donc que l’art ne doit pas s’adresser aux seuls initiés et devenir le privilège d’une élite. C’est ici le grand péril qui menace l’art moderne, et Tolstoï, en le dénonçant avec tant d’âpreté, répond aux préoccupations de tous ceux qui réfléchissent. Il s’est opéré, depuis le temps de la Renaissance, un divorce entre le public populaire et les classes lettrées. La séparation n’a fait, avec les siècles, que s’accentuer davantage ; et l’art n’a cessé de s’adresser à un public de plus en plus restreint. De là d’abord un notable appauvrissement de sa matière. Le personnel dont s’occupe l’écrivain est peu nombreux et il reste toujours le même. Comme la tragédie du XVIIe siècle ne connaissait que les crimes des grands de la terre et n’enregistrait que les soupirs des princesses, le roman d’aujourd’hui ne décrit que les aventures des oisifs et des mondaines. Les sentimens qui peuvent se développer dans ce milieu étroit sont très spéciaux, et aussi éloignés qu’il se peut des indications de la nature ; en fait, les complications amoureuses sont à peu près le thème unique auquel le romancier est sans cesse ramené par une sorte de nécessité. De là, les raffinemens de la forme. On met sa coquetterie à n’être compris que de quelques-uns. On contourne la phrase, on recherche le terme rare et l’épithète imprévue ; on s’efforce d’être inintelligible et on y réussit ; on se fait de l’obscurité un mérite paradoxal. Ce raffinement est d’ailleurs compatible avec une extrême grossièreté. « Il n’y a pas de plus amère plaisanterie, remarque justement Tolstoï, que celle qui consiste à dire que l’art d’à présent se raffine. Jamais, au contraire, l’art n’a autant poursuivi le gros effet, jamais il n’a été plus grossier. » C’est une conséquence inévitable de ce rétrécissement du public. Puisque ce sont les blasés de qui on recherche le suffrage, il faut donc réveiller leur sensibilité par les moyens appropriés. Et tous les moyens y sont bons, l’incohérence, la bizarrerie, mais surtout la trivialité et l’indécence qu’on décore du nom de hardiesse. Tels sont bien les défauts de l’art d’aujourd’hui, qui en font le plus frivole des amusemens à l’usage des oisifs, à moins que ce ne soit le plus compliqué des rébus à l’usage des initiés. Mais l’art ayant pour objet de mettre les hommes en relation, doit s’étendre à tous. C’est un premier critérium de l’œuvre d’art qui consiste à l’évaluer d’abord par son caractère de généralité.
Une objection se présente dont nous sommes loin de nous dissimuler la force. L’art, pour s’adresser à tous, ne sera-t-il pas en danger de laisser tomber une partie de lui-même ? Ne faudra-t-il pas qu’il s’abaisse pour se mettre au niveau de la foule ? Et n’est-ce pas l’existence même de l’art qu’on aura compromise le jour où on s’avisera d’écrire pour les illettrés ? Car il n’est guère possible de suivre Tolstoï quand il nous propose comme modèles d’art ou les contes de fées ou la Case de l’oncle Tom, ni d’admettre avec lui que l’art soit ce qui peut se comprendre sans aucune préparation. Nous savons au contraire qu’il y a une éducation de l’œil et de l’oreille, comme il y a une culture générale de l’esprit qui nous rend plus aptes à saisir profondément et complètement les mérites d’une œuvre… Ce n’est ici qu’une question de mesure et de degré. Il y a sans doute une foule grossière et brutale dont l’artiste ne peut songer à se faire entendre. Mais il faut que tous ceux dont l’esprit s’ouvre aux jouissances intellectuelles soient aussitôt en mesure d’être touchés par ses œuvres ; il ne faut pas qu’ils soient arrêtés et retenus au seuil par les lenteurs d’une laborieuse préparation. Il ne faut pas que l’art, par la multiplicité des connaissances qu’il exige pour devenir accessible, fasse de ceux qui le goûtent aussi bien que de ceux qui le pratiquent : des spécialistes. C’est ici non plus seulement la doctrine de l’art pour l’art, mais celle de l’art pour les artistes. Au lieu donc d’élever des barrières, au lieu de creuser un fossé ou un abime entre la masse du public et l’artiste, il importe de les rapprocher. Et puisque d’ailleurs plus un artiste a exprimé sa pensée avec plénitude et réalisé complètement ce qu’il voulait faire, plus son œuvre gagne en netteté et en clarté, c’est donc un nouveau critérium du mérite d’une œuvre d’art. Elle sera d’autant plus élevée dans l’échelle des valeurs, qu’elle sera plus simple.
Comment l’art parviendrait-il à se faire entendre de tous les hommes, si ce n’est en les entretenant de ces intérêts communs qui de tout temps les ont unis et en vue desquels ils se sont organisés en société ? Dans les époques primitives, l’art se confond avec la religion parce qu’ils poursuivent tous deux une même fin. Le poète est prêtre et législateur. Peu à peu les sociétés s’écartent de l’idéal religieux ; mais l’humanité ne change pas ; sous d’autres formes ou sous d’autres noms, ce sont les mêmes questions qui s’imposent à elle et ce sont les mêmes problèmes, dont elle sait bien qu’on ne trouvera jamais le dernier mot, mais auxquels elle veut qu’on apporte à mesure des solutions capables d’endormir pour un temps son inquiétude. Que sommes-nous venus faire ici-bas, d’où venons-nous, où allons-nous, comment devons-nous nous comporter dans ces courtes années qu’il nous est donné de vivre, et qu’est-ce qui fait le prix de la vie ? En fait, toutes les œuvres d’art dont les hommes ont gardé le souvenir sont celles qui leur ont apporté, vaille que vaille, une réponse à ces questions. Il n’est pas de grande œuvre où ne soient posés ces problèmes de la destinée, de la vie et de la mort, du bien et du mal, du devoir et de la passion. En outre, l’humanité ne reste pas stationnaire. En dépit de ces retours de brutalité et de barbarie qui affligent la pensée et donnent à la théorie du progrès de si cruels démentis, elle tend vers le mieux. Lentement et à travers toute sorte de secousses, sans cesse contrariée dans sa route mais jamais arrêtée, meurtrie mais non lassée, fatiguée mais non découragée, elle tend vers une forme de société où il y aurait plus de justice et plus de bonheur. C’est ce qui donne à l’histoire de l’humanité sa signification, et qui, à tout prendre, en fait la noblesse et la grandeur. L’objet de l’œuvre d’art est d’aider les hommes à prendre plus nettement conscience de ces tendances qui sont chez eux à l’état confus, de dégager ces aspirations de tout ce qui les voile et les obscurcit, de les renforcer afin de les faire triompher des puissances malfaisantes qui les combattent. Elle refait au gré de nos rêves et en conformité avec un idéal supérieur ce monde mauvais. Elle nous montre réalisée cette société meilleure vers laquelle nous nous efforçons. Elle nous fait entrer en sympathie avec elle. Elle en prépare ainsi, et elle en hâte l’avènement. Ainsi la notion de moralité rentre dans l’art. Certes il ne suffit pas de recommander le bien pour faire œuvre d’art, et il arrive que l’art soit en contradiction formelle avec la morale. Mais si l’art est un moyen d’union pour les hommes, attendu que la passion est égoïste, que le vice est insociable, et qu’il n’est d’union durable qu’en vue du bien, c’est donc que, toutes choses égales d’ailleurs, l’œuvre d’art qui s’inspire d’une plus haute conception morale, est une œuvre supérieure.
De cette conception de l’œuvre d’art découle celle des devoirs, du rôle et de l’attitude de l’artiste. Aux époques d’extrême raffinement, on le voit s’isoler de la société des hommes et s’imaginer qu’il est au-dessus d’elle parce qu’il est placé en dehors d’elle. Il s’enferme dans sa tour d’ivoire ; il se confine dans un exil hautain et dédaigneux. Il met son amour-propre à se distinguer de la foule ; il tire vanité d’être indifférent à tout ce qui la préoccupe et de consacrer son temps à des choses inutiles. C’est le moyen de vider l’art de sa substance et de le rendre inefficace. Mais si l’art est un langage, il faut donc que l’artiste ait quelque chose à dire et qui vaille la peine d’être dit. Qu’il vive de la vie des autres hommes, et au lieu de se rendre étranger parmi eux, qu’il s’initie à leurs besoins, qu’il partage leurs angoisses et leurs espérances, afin qu’ils en retrouvent l’écho dans son œuvre et qu’ils reconnaissent leur propres sentimens dans ceux auxquels i donne une expression durable ! Alors seulement l’émotion pourra se produire. Alors pourra se réaliser cette contagion à travers l’espace et le temps qui est la propriété essentielle de l’art. « Tout art a pour effet que les hommes qui reçoivent le sentiment transmis par l’artiste se trouvent par-là unis, d’abord avec l’artiste lui-même, et en second lieu avec tous les autres hommes qui reçoivent la même impression… La parole permet aux hommes des générations nouvelles de connaître tout ce qu’ont appris par l’expérience et la réflexion les générations précédentes, ainsi que les plus sages des contemporains ; l’art permet aux hommes des générations nouvelles d’éprouver tous les sentimens qu’ont éprouvés les générations antérieures, ainsi que les meilleurs des contemporains. » La sympathie est réciproque, et pour que les hommes entrent en sympathie avec l’artiste, il est nécessaire qu’il ait commencé à se mettre en sympathie avec eux. L’artiste fait pénétrer dans d’autres âmes les sentimens qu’il a lui-même éprouvés, et répand en dehors de lui sa propre sensibilité comme sa conception de la vie. C’est pourquoi il a le devoir, non pas envers lui seulement, mais envers la communauté sociale tout entière, que sa sensibilité ne vibre qu’au contact d’émotions généreuses et que son âme ne s’ouvre qu’à de nobles conceptions. C’est en ce sens que l’artiste fera place dans son œuvre à la morale. Car il est exact que l’artiste n’a pas à se poser en prédicateur ; toutes les fois qu’il s’efforce, de propos délibéré, de faire servir son art à une fin extérieure, il trahit tout ensemble et la cause qu’il veut servir et la cause de l’art. Mais il faut qu’il cultive en lui l’honnêteté et la délicatesse de la pensée, qu’il entretienne autour de son âme la pureté de l’atmosphère, en sorte que la noblesse soit comme inhérente aux sentimens qui jailliront spontanément de son cœur pour prendre forme dans ses créations.
Tenir compte des choses qu’on dit et non pas-seulement de la façon dont on les dit, apprécier l’œuvre d’art par son degré de généralité, estimer par-dessus toutes les autres qualités d’expression la simplicité, restituer dans ses droits la notion de moralité, exiger de l’artiste qu’il soit, au sens strict comme au sens large du mot, un honnête homme, tels sont, dégagés d’une apparence de paradoxe et des outrances de la forme, les points essentiels de la doctrine de Tolstoï. Nous les reconnaissons aisément. Ce sont les mêmes qui constituent la doctrine classique, et, je pense, toute saine doctrine d’art. Le mérite de Tolstoï, c’est d’avoir rajeuni l’expression d’idées qui ne sont si anciennes que parce qu’elles sont vraies, et d’y être revenu par des chemins nouveaux.
Ces vérités sont de celles qu’en tout temps il est bon de redire. Mais en outre le moment est bien choisi pour les rappeler, et les théories de Tolstoï vont dans le sens d’un courant qui commence à se dessiner et qui tend à faire sortir l’art des voies étroites où on l’a récemment confiné. Nous ne pouvons oublier, en effet, qu’avant que le livre de Tolstoï ne fût connu en France, M. Brunetière, dans sa conférence sur L’art et la morale, réclamait déjà contre les excès du formalisme. Et nous-mêmes, c’est en nous inspirant d’idées analogues que nous avons essayé naguère d’esquisser le « rôle social de l’écrivain ». C’est qu’il se fait sous nos yeux une transformation sociale trop rapide et trop profonde pour qu’on puisse se refuser à l’apercevoir et qui rend de plus en plus paradoxale la conception d’un art réservé à l’élite. Il n’y a plus, à proprement parler, parmi nous de classes privilégiées et on peut prévoir le moment où les derniers des oisifs auront disparu, faute de pouvoir subsister. Le nombre de ceux qui arrivent à la vie intellectuelle va sans cesse grandissant, et dans une société où tout le monde lit, c’est une conséquence nécessaire que l’écrivain s’adresse à tout le monde. D’autre part nous voyons les barrières s’abaisser entre les peuples, les échanges d’idées se multiplier grâce à la facilité des communications, et peu à peu se former une grande littérature internationale. Qu’il le veuille ou non, l’écrivain d’aujourd’hui se trouve en présence, non plus d’une aristocratie locale, mais d’un immense public venu de tous les points de la société, comme de tous les coins du globe, et, pour tout dire, en présence d’une foule. Qu’il s’adresse donc à la foule ! Seulement, au lieu que ce soit pour la suivre et pour la flatter dans ses instincts les plus bas, il faut que ce soit pour dégager d’elle ce qu’il y a de meilleur en elle, pour y éveiller les sources latentes de l’enthousiasme, pour la convier au culte d’un idéal dont l’art devient en quelque manière l’unique dépositaire. A mesure que les influences religieuse, traditionnelle, familiale diminuent, et tandis que la transformation sociale s’opère surtout sous la poussée des intérêts matériels, le rôle de l’art grandit et redevient analogue à ce qu’il était dans les époques primitives, c’est d’être l’interprète des aspirations les plus relevées de notre nature. C’est ainsi que se pose aujourd’hui la question et ce n’est pour la littérature rien de moins qu’une question de vie ou de mort. Ou elle continuera d’être le frivole passe-temps destiné à amuser une décadence, et elle aura tôt fait de périr d’épuisement. Ou elle comprendra la mission qu’il lui appartient de remplir, — c’est d’être pour la foule des âmes sans guide un moyen de s’unir et de s’élever.
RENE DOUMIC
- ↑ Qu’est-ce que l’art, par le comte Léon Tolstoï, traduction de M. T. de Wyzewa. 1 vol. in-18, Perrin, éditeur.