Revue littéraire - Les Devoirs de la critique
On voit, sur d’anciens vitraux, Charlemagne rouge et bleu, couronné d’or et transparent, qui inspecte son école palatine. Il a rangé à sa droite les bons élèves et, à sa gauche, les mauvais. Il l’a fait avec décision ; et il n’a gardé devant lui, dans l’incertitude, personne.
Pour la vivacité de son coup d’œil, et la netteté de son choix, l’empereur à la barbe fleurie, déjà pourvu du patronat des écoliers, mérite d’être institué prince de la critique. Sa forte image est un emblème des vertus que cet art exige.
Un critique doit juger les livres qu’on lui présente, les déclarer bons ou mauvais. Autrement, il omet sa tâche principale, qui est de séparer, de trier : l’étymologie le veut ; et il y a de l’impertinence, il y a de la révolte et enfin tous les signes de la fureur, à pécher contre l’étymologie.
La rudesse de la besogne a rebuté de charmans esprits. Ils craignirent de se donner l’air de régens, considérèrent qu’entre le bien et le mal les nuances sont infinies, montrèrent que le doute est l’attitude même de la sagesse ; et, autour des livres, ils badinèrent joliment.
Je crois, si élégant que lut leur jeu, qu’ils avaient tort ; mais aussi je crois qu’ils ont rendu de grands services. Ils réagissaient contre la rigueur d’une critique un peu intempérante et qui affichait la prétention d’être une science, avec sa méthode, avec ses lois et avec son dogmatisme.
Ils l’ont inclinée à plus de modestie.
Charlemagne va trop vite. Il est vrai qu’il a, pour le temps qu’il économise, un bel emploi ; et puis le savant Alcuin l’a guidé. Il va trop vite, cependant. Parmi les jeunes garçons qu’il avait mis brusquement à sa gauche, ne lui poussa-t-il pas des capitaines ?...
Il faut que la critique soit extrêmement attentive, inquiète et complaisante.
Un livre neuf et qui lui arrive tout frais de pensée et d’encre, les feuillets attachés, les pages invisibles encore, un livre neuf est un mystère qu’on n’aborde pas sans respect, sans alarme. Souvent, on est dupe et le mystère ne valait pas tant de cérémonie. Qu’importe ? il sied de l’avoir accueilli avec prudence et politesse.
Un livre neuf a quelque chose de timide, a quelque chose d’incertain, de pareil aux fleurs de printemps qui ne mûrissent pas en fruits, si l’on n’a point favorisé leur tentative périlleuse. Que de livres se sont fanés, pour n’avoir pas eu autour d’eux une atmosphère bienveillante ! Ils ont disparu. On les retrouve quelquefois, mais desséchés, trop tard pour ranimer leur sève. Que de scrupule on éprouve à remarquer, aux lignes de leurs petits cadavres, qu’ils étaient beaux et qu’ils auraient vécu amplement !
Un livre neuf, et qui n’est que l’idée de son auteur, une idée qui n’a point habité les têtes nombreuses d’une époque, ne possède pas toute sa signification. Je veux dire qu’on ne le comprend pas tout entier ; mais surtout je veux dire que lui-même ne contient pas, dès ce moment, ce qui sera son opulente richesse. l’Enéide fut d’abord le poème de la grandeur romaine ; et les adolescens de Rome y découvrirent les motifs de leur juste orgueil. Dante Alighieri eut d’autres raisons pour élire le Mantouan comme son maître aux enfers. Et nous aimons dans Virgile ce que nos pères n’y voyaient pas, ce qui n’était pas là, ce qui maintenant y est.
On ne rencontre pas l’Enéide à chaque instant, parmi les livres qui affluent. Mais le plus simple a besoin de vivre avant de raconter toute son histoire.
Aussi convient-il de lui accorder confiance et de l’aider. Si vous le méconnaissez, vous le tuez en quelque manière.
Une critique désinvolte et qui a bientôt fait de condamner ce qu’elle n’a pas regardé très soigneusement est meurtrière ; et détestons-la. Cette folle commet de menus crimes avec une étourderie pleine d’entrain.
Pour éviter ces inconvéniens, pour n’être pas coupable de ces méfaits, si la critique est pusillanime, tant pis. C’est dommage. Elle n’accomplit pas tout son devoir.
Du moins, elle ne nuit pas. Et elle a encore un excellent rôle à jouer. Elle omet ce qu’elle aurait à blâmer ; ce qu’elle a goûté, elle le signale. Et elle annonce le plaisir que proposent les nouveaux livres à tout venant : plaisir divers et plaisir de toute sorte, un sentiment ingénieux, la mélodie adroite d’une phrase, la grâce d’une dialectique ; plaisir qu’elle a eu peur de discuter et qu’elle s’est hâtée de prendre.
Il y a, dans cette critique, une agréable mollesse, une volupté de l’intelligence à laquelle on cède volontiers. Il y a même, dans cette critique, une judicieuse entente de ce qu’est l’art, en son essence véritable : un amusement ou, selon Bossuet, une concupiscence de l’esprit.
Certains érudits parlent d’une musique, d’un tableau ou d’un poème comme ils traiteraient un problème de géométrie, par exemple, — si la géométrie elle aussi n’avait pas de quoi égayer l’imagination, — bref, avec une singulière froideur. Ce sont des ascètes, involontairement. Ils se privent de toute la joie que prodigue l’art et sans laquelle l’art n’est quasi rien.
À tant de renoncement, je préfère la légèreté des Épicuriens que j’indiquais et la facilité de leur contentement.
Mais la critique voluptueuse ne suffit pas. Elle a choisi la bonne part : la bonne part lui sera enlevée, si elle s’abandonne à ses délices. Elle ne songe qu’à jouir de son trésor : il est indispensable qu’elle le défende.
Trésor toujours menacé, les arts. Les mauvais écrivains foisonnent comme le chiendent ; et ils ravagent les cultures délicates. Qui les écartera ?
C’est urgent ; ce ne le fut jamais davantage.
À certaines époques, notre littérature avait une ordonnance parfaite. Les écrivains les plus différens les uns des autres obéissaient à la même esthétique, élaborée lentement, éprouvée. Ils semblent s’être partagé les genres littéraires ; et chacun d’eux, docile aux règles du genre, qui sont les corollaires spéciaux d’un idéal universel de la beauté, menait à l’excellence la tragédie, la comédie, l’oraison funèbre, l’épitre ou la fable. Il y avait aussi des irréguliers et des libertins ; mais ils étaient, et quelquefois avec leur talent merveilleux, à leur place d’irréguliers et de libertins. L’on observait une hiérarchie, à laquelle l’avenir n’a pas changé grand’chose. La littérature était gouvernée, et non par un tyran, mais par le goût public, si sûr de lui et si bien florissant.
Aujourd’hui, c’est l’anarchie. Elle résulte, assez naturellement, d’une production surabondante. Maintes personnes qui, jadis, auraient lu écrivent désormais. Je me souviens d’un petit pays, au nord du Cotentin, où le sol est si caillouteux qu’on ne le cultive pas. Alors, les habitans de ce pays sont tous, et au même titre, débitans. La seule rue de leur village est bordée, à droite et à gauche, de leurs comptoirs, de leurs bouteilles de vins et liqueurs. A qui débitent-ils ? Apparemment, ils débitent entre eux, n’ayant pas d’autre clientèle que leurs émules. C’est un peu la situation paradoxale de nos littérateurs.
Je ne dis pas que nous ayons trop d’écrivains ; mais trop de gens écrivent. De là, une terrible confusion.
Le public s’est mis à écrire. Ainsi le public a disparu. Et, le goût public, où serait-il ?
L’intrusion des littératures étrangères a compliqué encore le désordre. Nous avons subi des crises de philosophie allemande, de lyrisme italien, de symbolisme Scandinave et d’évangélisme russe. La secousse dure encore. On objectera que, durant toute son histoire, notre littérature s’est montrée curieuse de la pensée étrangère, accueillante pour elle, cela dès l’origine, et puis à la Renaissance, et voire au grand siècle. C’est la vérité. Mais l’aventure hasardeuse qui n’altère pas un organisme bien portant, qui même peut, en le divertissant, lui profiter, nuit à un organisme troublé. Or, la littérature française était au moins troublée quand survinrent les crises russe, scandinave, italienne et allemande.
Une autre cause de tribulations, pour l’art, c’est, à présent, l’extraordinaire profusion des idées. Il en vient de partout : il en vient des sciences, de leurs recherches multipliées, de leurs hypothèses capricieuses, de leurs tentatives, de leurs échecs et de leurs victoires ; il en vient de la foule de ces systèmes positivistes ou mystiques qui ont tant l’air de liquider le vieil esprit métaphysicien ; il en vient de la politique et de la sociologie, sa sœur turbulente ; il en vient des sages, et il en vient des énergumènes, et il en vient des imbéciles, qui certes ne les ont pas inventées, mais qui les ont détériorées. Il y en a de belles et de laides ; il y en a de toutes sortes. Elles ne ressemblent pas à des colombes qui font leurs rondes dans le ciel et retournent au colombier ; plutôt, elles ressembleraient à des vols d’oiseaux éperdus, plusieurs blessés, et qui s’abattent sur le sol, en multitude. On n’a, somme toute, qu’à les ramasser.
Tels sont les caractères du désordre que j’aperçois. Il est la conséquence d’une richesse excessive et qui réussira peut-être à se composer. La synthèse serait magnifique, alors ; le tas donne l’impression de décombres.
La synthèse sera difficile. Jamais, sans doute, un arl, une littérature n’ont eu à se dégager d’un tel amas de matériaux. L’art et la littérature des temps les plus heureux vivent sur un petit nombre d’idées familières.
Que faut-il attendre ? L’anarchie continuelle et ses dévastations finales, ou l’ordre institué splendidement sur la libre luxuriance d’un siècle ?
La critique peut aider à l’institution de l’ordre. Elle ne crée pas, mais elle organise. Que d’abord elle sache éliminer le mal : le bien, tout seul, prospère.
Aussi disais-je que la critique, avec ses devoirs de complaisance, a> des devoirs de décision.
Mais où trouver le principe du choix qui est l’office premier de la critique ? Les genres se sont défaits et les règles ont perdu leur prestige.
Il s’agit de distinguer, de tout le reste, la littérature. Et l’on vous demande : « Qu’est-ce que la littérature ? » comme demandait l’autre, avec un sourire triste et ingénieux : « Qu’est-ce que la vérité ? »
Eh bien ! qui aime la littérature ne se laisse pas tromper : il la devine et il la sent. Elle lui est savoureuse et succulente : elle lui est une gourmandise ; elle lui fleure bon.
Voici quelques années, ce fut la mode. Les moralistes avaient pris le haut du pavé. Ils disaient, fort dédaigneusement : « C’est de la littérature, » comme on dit : « Ce n’est rien. » Ils eurent avec eux des écrivains pour répéter : « C’est de la littérature, » et pour faire la moue. Autant vaut un soldat que la guerre ne tente plus.
Avaient-ils de prodigieux évangiles à proclamer ? Peut-être ; et alors vantons leur bel orgueil. Mais le simple littérateur, qui n’a point à sa disposition les ravissantes joies d’un apôtre, accorde toute sa ferveur à son art.
Ce n’est qu’un jeu de mandarin ?… C’est un jeu savant. Et, lorsque les ignorans occupent, dans une société, la situation si avantageuse qu’ils ont dans la nôtre, le mandarin n’est pas méprisable. « Nous souffrons d’un excès de littérature, » écrivait Sénèque le philosophe, sous Néron. Mais, ô Sénèque, nous souffrons maintenant d’un grand nombre d’illettrés.
Quiconque se met à composer un livre a fait profession de littérature ; ou bien voilà un drôle de garçon. La littérature est exigeante : elle réclame un zèle délicat. Elle a ses rites et sa discipline. Elle est un métier, dont il faut qu’on possède les outils et le tour de main. Elle est une corporation, où il y a des maîtres et des apprentis : les ouvriers infidèles seront chassés. Elle est un culte et une dévotion.
L’intrus a bientôt gâché sa besogne. Et qu’importe ? Mais il détériore les instrumens dont il se sert avec négligence, avec maladresse.
Ce sont des instrumens admirables et fragiles, d’une précision parfaite et qu’on fausse très facilement : les mois.
Il me semble que la critique doit, avant tout, veiller sur le vocabulaire. Si la littérature est un jeu, les critiques, je les compare à ces modestes gardiens qui, le soir et la partie achevée, rangent les raquettes et les balles, les soignent et, souvent, les raccommodent : qu’ils admonestent les joueurs imprudens, les forcenés, et puis ceux-là qui, pour étonner l’assistance, ont tenté des coups dangereux, au risque de tout casser.
Or, aujourd’hui, les variétés de ces mauvais joueurs se sont multipliées. Si l’on casse tout, le jeu sera fini. L’on a laissé entrer dans la partie, sans précaution, des passans. Et plusieurs, qui ne savaient rien, avaient pourtant des grâces aguichantes. Leur exemple fut assez pernicieux. Principalement, cette multitude faisait rage.
Un écrivain que la critique estimera est d’abord, — et l’on rougit d’avoir à l’affirmer, — un homme averti de la signification des mots qu’il emploie. J’entends : leur signification vraie et profonde, ancienne, et qui tient à leurs origines, et qui tient aussi à leur histoire. Un mot qu’on prend ainsi est beau de toute la pensée humaine qui se posa sur les objets et qu’il éveille comme par l’effet d’une magie. Un mot qu’on détache de son passé n’est rien, qu’une étiquette insignifiante. Il faut respecter les mots, les toucher avec soin ; il faut avoir peur de les contrarier, de les pervertir et, en les coupant de leurs racines, il faut craindre de les tuer.
Les mots ne dépendent pas de nous. Ils ont, en dehors de nous, leur existence. Et nous pouvons les meurtrir, non les modifier. Un écrivain qui a blessé les mots est coupable dans son métier : haro sur le brutal !
Mais on dit que les idées nouvelles ont besoin d’un vocabulaire nouveau. Sophisme ! Les nouvelles idées sont de nouveaux assemblages d’élémens éternels. La trouvaille, c’est la synthèse ; les mots désignent les élémens : et vous les réunirez au gré de la trouvaille, sans brusquerie.
Là encore, vous ne céderez pas à toute votre fantaisie, car il y a une syntaxe, qui ne dépend aucunement de vous. Ce terme grammatical offense nos littérateurs les plus hardis, ceux qui font à leur génie le sacrifice de leur talent ? Mais enfin, la syntaxe de notre langue note les procédés de notre logique française. Elle n’est pas arbitraire : elle constate que, dans notre intelligence, à laquelle ont travaillé de longs âges, les idées ont leur manière de se combiner. Et l’on n’y peut rien. D’ailleurs, la logique française a toute la plus jolie souplesse, une rapidité, une gaieté exquises. Elle se plie aux velléités les plus diverses du raisonnement ; elle a, pour les nuances du sentiment, des ressources merveilleuses : et, quand on la violente, que lui veut-on ?...
N’eût-elle pas ces qualités, ces vertus, cette obligeance, il faudrait cependant lui obéir.
Certains épisodes de notre histoire littéraire, et quelques-uns des plus illustres, paraissent démentir les préceptes que je formule. On citera volontiers Ronsard et son école, qui dépensèrent tant de fougue à enrichir notre langage, à dompter sa grammaire, à instaurer une poésie toute neuve. On citera les romantiques, si l’on veut, et leur prétention de mettre au vieux dictionnaire un bonnet rouge. Mais, ceux-ci et ceux-là, sommes-nous sûrs de les aimer en tant que novateurs ? Et, leurs innovations, n’en exagère-t-on pas l’importance, comme j’avoue qu’ils étaient eux-mêmes assidus à l’exagérer ? Surtout, il est possible qu’au temps de Ronsard un grand poète, qui survenait après les vains rhétoriqueurs, dût prendre l’initiative audacieuse qu’il a prise ; et il est possible qu’au temps d’Hugo l’on dût secouer un peu les manies des classiques derniers et fatigués.
Ce n’est plus le cas. Les libertés indispensables, on les a revendiquées : on les a conquises ; et, durant des lustres, on a fortement abusé d’elles. Qui oserait dire qu’à présent nous manquions de mots, de tours ? Nous en avons, pour rendre nos idées et nos émois, plus qu’il n’en faut. Nous succédons à une époque de fécondité irréfléchie ; et, s’il fut opportun d’agir comme on l’a fait, cette période est passée.
Dans la vie politique, on souhaite, après l’exubérance révolutionnaire, une accalmie où l’on profite de ses conquêtes. Il en est, dans la littérature, pareillement. Ou bien l’aventure des peuples et des lettres ne serait qu’une éternelle frénésie.
Il arrive un moment où le langage s’est épanoui, un moment où la littérature d’un pays s’est constituée.
Et voici le troisième des préceptes à l’observance desquels je considère que la critique doit veiller. Il faut que, de nos jours, un écrivain sache où en est la littérature de son pays, sache comment elle y parvint, par quels degrés et par quels moyens.
Nous avons mille ans de littérature derrière nous, sans compter les siècles de Rome et d’Athènes que nous continuons. Un écrivain qui sait son âge littéraire ne va pas faire le jeune homme : ce ridicule lui sera épargné. Qu’il ait conscience d’appartenir à toute une lignée ; qu’il entre dans une série et qu’il s’y mette à son rang.
Ayons pitié des vieux gamins qu’on voit tardivement surgir dans les littératures. Ils se figurent qu’on les attendait et qu’ils inaugurent enfin l’art d’écrire. Ils n’ont pas eu de prédécesseurs : à peine de vagues précurseurs les annonçaient-ils, et obscurément. Ils ont les manières du premier homme, dans le paradis. Pourtant ils sont dépourvus d’ingénuité, non d’ignorance. Ou bien, on les dirait partis pour défricher des terres inconnues. Il n’en reste plus guère au monde ; et, chez nous, il n’y en a plus. Ces pionniers sont drôles, dans nos villes, et même dans nos campagnes cultivées.
Il existe un vocabulaire français, qu’un bel usage a consacré ; il existe une syntaxe française, qui s’est adaptée à tous les désirs de notre race ; et il existe une littérature française qui a suivi toutes nos tribulations, qui s’est ornée de tous nos rêves, attristée avec nous, égayée avec nous, jusqu’à devenir la compagne fidèle et attentive de l’âme que dix siècles de vie ardente nous ont faite. Et c’est gaspiller son loisir que de tenter là contre de petites rébellions.
Les principes que je viens d’énumérer sont, à mon gré, les seuls que la critique ait à poser. Après cela, qu’elle apprécie, chez le conteur, le poète, l’essayiste et l’historien, l’habileté, l’imagination, la fantaisie, la vérité. Je la veux indulgente et curieuse, vite émue, sensible, heureuse de voir augmenter la quantité des œuvres belles ou jolies, prompte à signaler ses trouvailles. Quand elle aura bien accompli son devoir de vigilance à l’égard des ignorans et des barbares, il ne lui Testera que gentillesse à dépenser. Elle dira : — Voici des chansons que l’on n’avait pas encore entendues ; écoutez-les. Voici des mots que l’on n’avait pas encore réunis ; comme ils sonnent bien ! Voici des idées que l’on n’avait pas encore inclinées à une si persuasive douceur, illuminées d’une clarté si pure, animées d’une telle force ; regardez-les. Voici des phrases toutes pleines de parfums ; respirez-les. Et voici les nouvelles parures de l’âme française ; admirez-les.
Évidemment, les principes que je lui donne à défendre sont, pour l’écrivain, des principes de soumission. Mais ce sont aussi les conditions mêmes de la littérature. Et, quant à la liberté de l’artiste, ainsi que toute autre liberté, où prend-elle son énergie utile, sinon dans la connaissance et l’acceptation des authentiques servitudes ?
Ces principes, en outre, imposent à la littérature une esthétique de lettrés. C’est assez naturel, semble-t-il.
Pour y contredire, il y aura néanmoins deux groupes de penseurs. Premièrement, les doctrinaires, les prophètes que nous avons en abondance, qui brûlent de répandre leur philosophie et qui ne s’attarderont pas aux frivolités du style : mais, s’ils dédaignent la littérature, elle n’a pointa s’occuper d’eux ; et laissons-les à leur entreprise. Secondement, les partisans et les théoriciens d’une littérature populaire : mais, quoi qu’ils annoncent depuis les alentours de 48, il n’y a point de littérature populaire. Les échantillons qui nous en furent offerts, ou bien n’ont aucune espèce de valeur, ou bien attestent, de la part de leur auteur, une rouerie excellente. Le stratagème consiste alors, habituellement, à présenter comme populaire une œuvre anonyme : ce poète, qui n’a pas dit son nom, c’était un lettré. Les honorables gens du peuple qui ont signé leurs livres attendrissaient Mme Sand : elle avait le cœur généreux et politique.
Naîtra-t-il jamais une littérature populaire ? En somme, rien ne la fait prévoir, si d’éminens orateurs la préconisent. Et l’on n’en possède aucun exemple d’aucun temps ni d’aucun pays.
En l’attendant, avec peu de foi, réclamons la littérature pour les seuls lettrés. Elle est à eux.
Conclura-t-on de là que je la détache de toute l’activité contemporaine ; que je la sépare de la Vie, — et l’on mettra, si je ne me trompe, une majuscule à ce mot qui manque de simplicité ; — qu’enfin je l’enferme dans la fameuse tour d’ivoire, d’où se vantent d’être sortis, très vaillamment, des personnages qu’on a toujours rencontrés aux carrefours ?
Si l’on tire de mes propos cette conclusion, c’est qu’on se dépêche.
Il ne s’agit pas d’emprisonner la littérature. Pour écrire selon l’usage du vocabulaire et de la syntaxe française, il n’est pas indispensable qu’on se retire dans un cachot. Et, parce qu’on suivra la lente et noble tradition de la littérature française, on ne sera pas réduit à fabriquer des sonnets pour Chloris. Il y a, dans cette tradition, Bossuet, Voltaire et Chateaubriand ; il y a, dans cette tradition, tous les modes de la parole influente, tous les échos de l’histoire, tous les frémissemens de la nation. Et c’est là que les écrivains les plus éloignés de l’isolement poétique, les plus cordiaux, les plus désireux de fraterniser avec la foule contemporaine, c’est là, dans cette tradition fertile, qu’ils puiseront leur énergie rayonnante.
Sans rien relâcher de ses indispensables exigences, de ses rigueurs grammaticales et, — disons-le bravement, — de son heureux pédantisme, la critique devra tenir compte à ces écrivains de l’ampleur qu’ils auront donnée à leur rêve. Une œuvre est plus grande qu’une autre, quand elle est associée à l’âme d’une époque. Indépendamment de sa perfection littéraire, de son agrément, de sa beauté, une œuvre a, dans son temps, une valeur significative, une valeur vivante et qui résulte de l’accord où elle est avec les volontés de ce temps.
Indépendamment, dis-je, de sa perfection littéraire, de son agrément et de sa beauté. Mais le véritable chef-d’œuvre est caractérise par ces deux vertus. Et, faute des vertus de style, un discours qui a exalté les masses relève de la politique, non de la littérature, domaine réservé.
Cette valeur significative, cette valeur vivante, une œuvre l’a, disais-je, dans son temps. Elle l’a ensuite et la conserve. On se trompe, si l’on croit qu’un poème promis à la durée se forme, pour ainsi parler, dans l’intangible éther. Il a, bien au contraire, de solides attaches dans la réalité environnante : c’est elle qui l’a nourri et qui lui a communiqué la force de passer la cohue des âges pour s’établir enfin dans l’éternité. Ainsi l’Odyssée ou l’Iliade ; ainsi l’Énéide ; et ainsi la Divine Comédie, dont la première lecture a besoin d’un perpétuel commentaire. Ces poèmes, qui sont l’enchantement commun de l’humanité, furent d’abord des œuvres de circonstance : ils ont emprunté à la vie actuelle et ils ont assimilé la substance qui est leur chair et leur âme.
Donc, je ne fais pas de la littérature cette captive ; et, l’écrivain, je ne l’ai pas enclos dans une tour où ne parviennent pas les vacarmes du dehors, où ne pénètrent ni le soleil des champs ni le soleil des cœurs.
Même, j’accorde que c’est une infirmité pour un livre qu’en le lisant on ait à se dire : — C’est joli ; mais pourquoi me raconte-t-il ces jolies choses ?
Il importe que l’écrivain ne semble pas intervenir comme un sourd qui répond à ce qu’on ne lui demandait pas.
Qu’un livre ait son opportunité. S’il ne l’a pas, c’est qu’il n’a point poussé au grand air, dans le sol plantureux ; il est analogue à ces fleurs de serre qui montent, presque artificiellement, sur des tiges frêles et ne vivront pas.
Mais, son opportunité, — son « actualité, » — un livre l’a de maintes manières, et même s’il refuse d’avoir, avec son temps, nul contact. Il faut alors qu’on sente le refus. Dans la mêlée des passions ou des batailles, l’arrivée d’un joueur de flûte est simplement absurde, si le musicien ne paraît pas savoir qu’auprès de lui de rudes haines se démènent, de chauds partisans affrontent l’ennemi. Mais, si le joueur de flûte, par sa musique ensorcelante, proteste contre la furie déchaînée et, sans le déclarer, donne à entendre son déplaisir ; si je devine l’intention persuasive de son hostilité, je l’écoute et je subis le paradoxe pathétique de sa mélodie : elle éclate comme un souvenir des beaux jours dans les querelles et les bagarres.
Une petite chanson me touche, si je sais ce que le chanteur a voulu, si je sais le besoin qu’il avait de chanter ainsi, en ce temps où d’autres ont un autre soin. Ce n’est pas son projet que je lui demande, mais son désir.
Alors, auprès de lui, tout le reste n’est que l’accompagnement de sa musique.
On dira que je déplace les valeurs et que, dans l’histoire, les protagonistes ne sont pas les poètes et les assembleurs de mots. Si j’étais un conducteur d’hommes, ainsi penserais-je et devrais-je penser. Mais peut-on faire cas des artistes pour qui l’art tout seul n’est pas une fin suffisante ?
La critique a été gouvernée, — et magnifiquement, — par des historiens et des psychologues, un Taine, un Sainte-Beuve et leurs élèves ; ils ont traité la littérature comme une dépendance de l’histoire et de la psychologie ; ils lui empruntaient leurs documens, leurs témoignages. C’est dénaturer l’idée même de la littérature.
L’art n’est pas une province dans un État, mais un État qui a commerce avec d’autres et qui, de ce commerce, tire plusieurs élémens de sa prospérité ; du moins n’a-t-il pas à payer tribut.
La critique doit affirmer l’autonomie de la littérature. Et, pour le faire, l’autorité ne lui manquera pas, quand elle aura d’abord affirmé les devoirs traditionnels et nationaux de la littérature, quand elle en aura condamné l’anarchie, organisé les puissances, dégagé l’idéal.
Voilà le programme d’une activité qui aurait de bons résultats, — et d’une telle activité qu’on ne l’assume pas sans inquiétude.
Il m’a semblé qu’une sage modestie et la prudence m’engageaient à mettre mes jugemens sous le couvert de principes qui ont, en eux-mêmes et indépendamment de moi, leur qualité.
Je n’ai point osé dire que je tâcherais de suivre l’exemple de mes devanciers, — dans cette maison qui a, pour m intimider, les voisinages qu’elle me donne et ses grands souvenirs : — car le zèle ne suffit pas. Mais, auprès de mes lecteurs, la recommandation de l’éminent écrivain qui, m’ayant précédé à cette place, m’y fait accueil avec tant de grâce est mon encouragement : et je l’en remercie.
Puis il y a, pour toute opinion, fût-elle vaillante, les adoucissemens que lui apporte la crainte de l’erreur. Et les méandres de l’erreur sont, parfois, des chemins d’approche, autour de la vérité.
Autour de la vérité, il y a le vaste pays de l’incertitude, où l’on découvre des paysages délicieux, et des villages qui ne sont pas tous extrêmement distans de la belle capitale : on s’y attarde sans inconvénient, pourvu qu’on sache qu’on est en route, et qu’on passe.
Le critique ne franchira pas trop hardiment ce pays de l’incertitude, s’il songe qu’il rencontrera peut-être le génie, si déconcertant et en face de qui l’on ne doit que s’excuser d’avance.
ANDRE BEAUNIER.