Revue littéraire - Les Derniers travaux de la Psychologie collective
On sait la mésaventure de ce personnage qui avait perdu son ombre ; plus malheureux que lui, c’est notre personne même que nous sommes en train de perdre. Au temps où les disciples de Cousin reconnaissaient et décrivaient les facultés de l’aine comme autant de provinces distinctes d’un pays aux limites précises, chacun de nous était assuré de la réalité, de l’unité, de l’impénétrabilité du Moi. On était tranquille : on vivait chacun chez soi. Il n’en est plus de même, et ç’a été le rôle de la psychologie contemporaine que de dissiper cette illusion. Nous nous sommes aperçus d’abord que la plupart des idées et des sentimens dont nous nous faisions honneur et parfois honte ont été déposés en nous par la longue série des générations qui nous ont précédés : nous avons discerné en nous tout un concert de voix lointaines, ne laissant à notre propre voix que la valeur d’un faible écho. Avec les recherches sur la psychologie des races et sur l’inconscient, notre personnalité s’évanouissait dans le passé ; voici qu’elle va s’évaporant dans le présent. C’est l’affaire d’une science de fondation récente : la psychologie collective. Les maîtres en sont, chez nous, M. Tarde, en Italie, M. Sighele[1]. En lui donnant le nom de science, encore faut-il s’entendre et craindre de lui faire tort. Elle en est à ses débuts, aux premières définitions et classifications ; et, fût-elle plus avancée, on sait de reste que toute étude qui a l’homme pour objet n’est qu’imparfaitement une science. A la complexité de la nature humaine s’ajoute ici, pour rendre tout résultat plus précaire, la complexité des rapports sociaux. D’autre part, si la psychologie collective, en tant que science, est récente, elle est, en fait et en pratique, aussi vieille que la société elle-même. Ceux qui, de tout temps, ont su parler aux foules et les manier en appliquaient d’instinct les règles ; les orateurs, les chefs d’État, et aussi les auteurs dramatiques, en possédaient les secrets ; Shakspeare, dans une scène fameuse de Jules César, les mettait en action avec une sûreté qui ne laisse rien à désirer ; et les écrivains de notre littérature classique, si profondément sociale, ont par avance réuni pour elle une riche provision de matériaux. Enfin, il n’est aucun d’entre nous qui ne fasse au jour le jour de la psychologie collective sans le savoir ; et beaucoup des remarques que nous trouvons dans les livres des plus ingénieux représentans de cette science nous surprennent d’abord par leur air de banalité. Il reste que ces remarques prennent une valeur nouvelle par leur liaison en système, et qu’elles entraînent des conséquences dont le littérateur, l’historien, le moraliste et même l’homme politique peuvent tenir compte.
La psychologie collective est d’abord la psychologie des foules. Qu’est-ce donc qu’une foule ? Pour la constituer, est-il besoin d’un grand nombre de personnes et suffit-il que ces personnes se trouvent ensemble ? Ni l’un ni l’autre. Mais imaginez que plusieurs personnes qui diffèrent par le caractère, par la condition sociale, par la culture se soient groupées, en nombre d’ailleurs plus ou moins considérable, dans un même endroit : supposez qu’elles soient réunies en vue d’un même but à atteindre et par une émotion commune. On constate alors un singulier phénomène. De cette collectivité se dégage un esprit qui n’est pas la somme de tous les esprits individuels, mais qui en est le produit, différent tout à la fois et de chacun d’eux et d’eux tous. Cet esprit collectif se substitue en chacun des individus à son esprit propre ; en sorte que, sa personnalité s’effaçant, l’individu qui fait partie d’une foule pense, sent, agit autrement qu’il n’eût fait s’il eût été laissé à lui-même. C’est là un fait attesté par toute sorte d’exemples. Consultons l’histoire. En temps de révolution, il arrive maintes lois que des hommes d’un caractère paisible s’associent aux actes violens commis par la foule ; dans les assemblées délibérantes, des membres connus personnellement pour leur libéralisme s’associent à des mesures de proscription ; au théâtre, des spectateurs dont les mœurs sont parfaitement cyniques sont en toute sincérité épris de pudeur et de saine morale. Rappelons-nous notre propre expérience. Combien de fois ne nous est-il pas arrivé, au sortir d’une réunion de quelque nature qu’elle fût, de ne plus retrouver en nous trace de l’état d’esprit qui tout à l’heure était le nôtre ? Nous ne comprenons plus que nous ayons pu exprimer et surtout éprouver des sentimens qui, pourtant, furent bien réellement en nous. Celui qui alors applaudissait, riait, pleurait, s’indignait, il nous semble que ce fût un autre. De là vient en partie l’effet tout différent que nous produit le discours que nous venons d’entendre, si nous en prenons le texte pour le lire à part nous : lecteur isolé, nous le jugeons autrement que nous ne faisions lorsque nous étions mêlés à l’auditoire. C’est aussi bien à quoi se ramène ce qu’on a appelé l’optique théâtrale. Nous nous demandons parfois comment un directeur de théâtre a pu accepter et faire représenter des ouvrages dont la pauvreté nous apparaît avec évidence ; et, d’autres fois, nous nous étonnons de la fortune que font au théâtre de misérables niaiseries : le juge collectif a été impressionné, autrement que le juge individuel. Un bon directeur de théâtre est celui qui, au moment où il reçoit une pièce, la lit avec les yeux, l’entend avec les oreilles du public ; inversement, un critique de théâtre digne de ce nom est celui qui, au milieu du public, résiste à l’entraînement général, et conserve l’indépendance de son jugement personnel. Placé dans une foule, un homme d’esprit peut devenir un sot, un pleutre peut devenir un héros : pour le temps qu’a duré le contact, il a revêtu une personnalité étrangère ; une âme a vibré en lui qui n’était pas son âme.
Les causes de ce phénomène peuvent être indiquées sans trop de peine. Nous avons d’abord un instinct d’imitation, qui est en rapport avec nos instincts de sympathie et de sociabilité ; cet instinct, dont M. Tarde a finement analysé les procédés, nous porte à nous mettre à l’unisson de ceux qui nous entourent. Il y a en outre ici quelque chose de physiologique ; il se produit une électrisation par le contact ; même on a observé qu’elle se produit avec moins d’intensité dans une foule assise ; la foule n’est tout à fait elle-même que lorsqu’elle est debout et en marche. Quelles qu’en soient d’ailleurs les causes, le fait, en lui-même, est incontestable. La foule devient un être distinct des élémens qui la composent : elle a sa personnalité ; elle a son âme. Cette âme a sa manière de concevoir les idées, de ressentir les émotions, de passer du sentiment à l’acte. C’est matière à une psychologie collective.
Constatons d’abord la médiocrité intellectuelle de la foule. Aucune découverte n’a jamais été due à cet être impersonnel. Dans les révolutions, ce qui lui appartient, ce sont les violences, non les nouveautés heureuses. Il n’y a pas d’exemple qu’un plan de campagne ait jailli d’une armée. S’il y a des héroïsmes collectifs, il n’y a pas de trait de génie collectif : dans les régions de l’esprit, les foules ne peuvent s’élever très haut ; elles ne peuvent que descendre très bas, et, à vrai dire, jusqu’à d’insondables abîmes de sottise. « C’est que l’acte de vertu le plus héroïque est quelque chose de très simple en soi et ne diffère de l’acte de moralité ordinaire que par le degré ; or, la puissance d’unisson qui est dans les rassemblemens humains où les émotions et les opinions se renforcent par leur contact multipliant est outrancière. Mais l’œuvre de génie ou de talent est toujours compliquée. Il s’agit, avec des perceptions et des images connues, de faire des combinaisons nouvelles. » Ce qui est vrai d’une multitude, l’est même de réunions qui ne méritent pas, à proprement parler, l’appellation de foules. Presque toujours une assemblée est moins intelligente que ses membres, un conseil de guerre moins que les généraux, un jury moins que les jurés. Sitôt que les hommes sont réunis, le niveau intellectuel s’abaisse ; voilà au moins une particularité qui prête à la méditation.
Pour qu’une idée parvienne jusqu’à la foule, ce n’est pas assez de dire qu’elle doit au préalable se dépouiller de tout ce qui fait son originalité, rejeter toutes les nuances qui en garantissaient la justesse. Elle ne lui devient vraiment accessible que sous la forme d’image. Cette image peut d’ailleurs être fausse, et elle est nécessairement inexacte ; peu importe, c’est elle qui frappe et qui émeut ; l’émotion de chacun se communique au voisin et se multiplie par le nombre des assistans. Une fois déchaînée, l’émotion noie toutes les différences, emporte tous les scrupules, triomphe de toutes les résistances. Que l’occasion se présente, le passage à l’action suit incontinent. L’être qui réfléchit, qui se détermine suivant la raison et conserve la maîtrise de soi, admet qu’il y ait un intervalle entre la naissance de son désir et sa réalisation, entre la conception de son projet et son accomplissement. C’est ce dont la foule est bien incapable. Patienter, c’est ce à quoi elle ne peut se résigner. Elle veut se satisfaire immédiatement. Soufflez-lui la haine : elle passe sans délai au pillage, à l’incendie et au meurtre. Telle est la simplicité de ce mécanisme qui, sans presque de transition, change l’idée en image, l’image en sensation, la sensation en acte…
La foule est femme, disent les sociologues en leur langage qui n’est pas sans rudesse ; j’aime mieux dire que la foule est un être primitif, un être enfant. Elle est à la merci de ses impressions, et, pour lui faire impression, il suffit d’un rien, d’un geste, d’un son de voix, de moins que cela. Elle s’engoue du premier beau parleur qui prend la peine de la flatter, et succombe infailliblement à la séduction. Crédule, elle s’empresse de croire tout ce que lui disent certaines gens qui savent lui parler sur un certain ton. Elle croit naïvement et absolument. Rien n’est plus facile que de l’abuser, et ceux qui s’en mêlent n’ont pas besoin de se mettre en frais d’invention : c’est merveille de voir comme les mêmes moyens qui ont déjà servi tant de fois sont toujours les meilleurs. Docile, elle suit où on la mène, sans savoir où et tête baissée, à moins pourtant qu’elle ne se révolte, ne s’échappe et ne se reprenne comme elle s’était donnée, sans raison. Car les images qui passent dans le champ borné de sa vision sont incohérentes et s’y succèdent sans lien. De là ses brusques reviremens. Bénévole et pacifique, elle devient tout à coup impatiente, trépidante, fiévreuse : on sait quelquefois d’où vient un rassemblement, on ne sait jamais ce qui en sortira. Furieuse, il suffit d’une plaisanterie pour la désarmer : elle va pendre à la lanterne l’abbé Maury. « Et, quand vous m’aurez pendu, y verrez-vous plus clair ? » L’abbé est sauvé. Sérieuse, il suffit d’un Lazzi pour mettre en déroute son attention : on cite plus d’une tragédie qu’un bon mot lancé du parterre a frappée à mort. Elle tombe de l’exaltation au désespoir et son emportement se tourne en panique. Ignorant toute mesure et ne sachant ni aimer ni haïr à demi, elle n’a que des idoles dont elle fait des victimes. C’est ici le domaine de la sensibilité, du caprice et des nerfs.
La foule est folle. Entendez par là qu’il y a une espèce de délire, bien comme des aliénistes, nettement classée et caractérisée, qui est le « délire en commun. » La foule est sujette à certaines hallucinations collectives. De ce qu’un fait est attesté par des milliers de témoins, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il, soit faux ; mais il est possible aussi que ce soit une illusion et qui résulte précisément de la réunion de ces milliers de personnes. On constate dans la foule les mêmes troubles cérébraux dont souffrent les aliénés : folies partielles, manies, monomanies, incapacité de, taire attention ou, au contraire, d’échapper à une obsession. Entendez encore que la foule présente, toute sorte de traits de caractère analogues à ceux qu’on observe chez les pensionnaires des asiles. Celui qui domine tous les autres et d’où ils procèdent tous, c’est un orgueil insensé. Il y a une hypertrophie du moi collectif aussi bien que du moi individuel. Les despotes ont été parfois dégoûtés par l’épaisseur de certaines flatteries : il n’est encens de si bas prix dont la foule n’ait respiré avec délices le parfum grossier. Par suite, elle est intolérante : car elle croit, dans sa monstrueuse infatuation d’elle-même, que tout lui est dû, et dans l’ivresse de sa puissance, que tout lui est permis. D’une susceptibilité ombrageuse, elle flaire dans tout contradicteur un ennemi, et regimbe au moindre avertissement. Un soupçon, une chimère, une rumeur sans consistance, le plus vain des bruits la rend malade de peur. Par peur, elle devient terroriste, et sa folie a tôt fait de dégénérer en folie furieuse et manie de destruction.
C’est surtout des foules criminelles que se sont occupés les sociologues : foules d’émeutiers, cabochiens, Jacques, assommeurs des villes et des campagnes, septembriseurs, bandes de grévistes. C’est bien en effet par le danger qui émane d’elles que les foules devaient d’abord s’imposer à l’attention ; et leur puissance malfaisante n’est que trop évidente. Chacun des êtres qui les composent est par nature plus porté à la malignité qu’à l’indulgence ; les sentimens haineux se propagent toujours plus aisément que les autres ; et, si l’on peut dire avec raison que chez l’homme le plus civilisé subsiste quand même et sommeille un ressouvenir de la férocité primitive, c’est dans la foule que ces instincts brutaux trouvent pour se réveiller les meilleures conditions. L’homme, alors, retourne en quelque manière à l’état de barbarie et met d’abord en commun ce qu’il y a en lui de plus profond, les instincts qui lui viennent du plus lointain atavisme. En outre, la foule n’a pas cette peur salutaire du gendarme qui nous aide si puissamment à rester d’honnêtes gens : elle a le double sentiment de la force et de l’irresponsabilité du nombre ; ce qu’elle a envie de faire, elle peut le faire ; et c’est une tentation à laquelle on ne résiste guère. Toutefois les crimes que la foule a trop souvent commis ne doivent pas nous rendre injustes pour elle et nous faire méconnaître les actes d’héroïsme dont elle est aussi bien capable. C’est sur une foule que les idées généreuses et les mots magnifiques d’honneur, d’abnégation, de dévouement à la patrie, produisent le plus d’effet : l’individu échappe à leur prestige, non la collectivité. L’enthousiasme religieux jette les foules des Croisades dans les souffrances et les périls sans nombre des aventures « aux pays estranges. » L’élan patriotique, s’il ne suffit pas pour gagner des victoires, donne pourtant aux armées le facteur que les stratégistes reconnaissent pour essentiel, le facteur moral. Sur le champ de bataille, des troupes entières font, sans hésitation comme sans doute possible, le sacrifice de leur vie. Les foules peuvent aller à l’extrême dans le bien comme dans le mal ; c’est une force sous pression, et tout dépend de savoir dans quel sens le chef la dirigera.
Il faut en outre, aux foules criminelles, opposer celles que M. Tarde baptise du nom de « foules d’amour, » et dont il a très justement mis en relief le rôle utile. Non certes qu’il ait grande tendresse de cœur pour la foule empressée autour d’une idole, généralement indigne de cet excès de faveur : « C’est pour Marat surtout qu’elle déploie tout son enthousiasme. L’apothéose de ce monstre, le culte rendu à son « cœur sacré, » exposé au Panthéon, est un éclatant spécimen de la puissance du mutuel aveuglement dont les hommes rassemblés sont capables. » Mais la foule qui se répand par les rues un jour de fête, unie par un même sentiment d’allégresse, par le plaisir de sympathiser, contribue par cela même à créer les liens et la paix sociale. Plus puissant encore est le lien créé par un deuil communément ressenti. Ainsi les hommes prennent conscience de faire partie d’une même nation et d’une même humanité. « Si l’on met en balance, écrit M. Tarde, l’œuvre quotidienne et universelle des foules d’amour avec l’œuvre intermittente et localisée des foules de haine, on devra reconnaître que les premières ont beaucoup plus contribué à tisser ou resserrer les liens sociaux que les secondes à déchirer par endroits ce tissu. » Telle est, au sujet du rôle des foules, la conclusion du sociologue.
Reste pour le moraliste à examiner une série de questions dont il me semble, pour ma part, que l’intérêt aigu ne saurait échapper à personne : ce sont les questions qui touchent à la responsabilité. Je ne veux pas parler de celle de la foule elle-même, prise dans son ensemble et formant par sa réunion une personne morale, attendu qu’elle ne fait pas doute : c’est justement qu’on applique aux foules les dénominations de criminelle ou d’héroïque ; la personne collective est, comme l’autre, responsable de ses actes, justiciable de la loi et de l’opinion, digne d’infamie ou d’admiration. Mais, dans une action collective, que devient la responsabilité individuelle ? Est-elle supprimée, ou, si on ne l’admet pas, dans quelle mesure peut-on accorder qu’elle soit atténuée ?
C’est d’abord à propos du meneur que la question se pose. Toute foule a son meneur : c’est une règle qui n’admet pas d’exception. On parle de soulèvemens spontanés ; mais il faut toujours que quelqu’un ait donné le signal, et, pour obscure qu’elle soit, l’existence d’un ou de plusieurs meneurs n’en est pas moins réelle. Il arrive aussi fréquemment qu’une foule absorbe son meneur ; mais c’est lui d’abord qui l’a formée et mise en mouvement ; c’est par lui que s’établit la cohésion de la foule ; c’est lui qui lui souffle l’idée qu’elle adopte ensuite d’enthousiasme ; son action sur elle peut être considérable. Sa responsabilité individuelle est donc fortement engagée. Néanmoins, remarquons que, si le meneur influence la foule, il est d’autre part influencé par elle. Il n’a fait souvent que formuler les aspirations de celle-ci après les lui avoir empruntées. Il a, lui aussi, été entraîné. « Il faut bien que je les suive, puisque je suis leur chef ! » Et il n’est pas toujours possible de prévoir les déformations que subira une idée, cependant qu’elle court parmi les rangs pressés des hommes. « Une assemblée, une association, une foule, une secte n’a d’autre idée que celle qu’on lui souffle. Cette idée a beau se propager du cerveau d’un seul dans le cerveau de tous, elle reste la même… Mais l’émotion jointe à cette idée et qui se propage avec elle ne reste pas la même en se propageant. Elle s’intensifie d’après une progression mathématique. Ce qui était désir modéré, opinion hésitante, devient passion, haine, fanatisme. » Il pourrait donc, à l’occasion, être aussi injuste de rendre le meneur responsable de l’acte collectif, que d’accuser un savant parce que ceux qui ont mal compris sa doctrine en ont tiré des conséquences et lui ont prêté des applications qu’il désapprouve.
Plus délicat encore est le problème, s’il s’agit non des meneurs de la foule, mais de ceux qui en ont fait partie. La foule peut-elle faire d’un honnête homme un assassin ; et celui-ci est-il aussi peu responsable du crime commis sous l’influence enivrante de la foule, qu’il le serait d’un crime commis sous l’empire d’une suggestion hypnotique ? Ce n’est là qu’une comparaison, et elle est empruntée aux plus récentes hypothèses médicales : nous sommes donc avertis de nous en méfier deux fois. En outre, M. Sighele, qui examine le cas dans une discussion très serrée, conteste qu’on puisse, même dans la suggestion, faire commettre à un individu un acte dont il soit totalement irresponsable. Il faut lutter contre la volonté du sujet qui se révolte et résiste plus souvent qu’il ne cède. Les médecins citent des exemples d’actes qu’ils n’ont jamais pu faire commettre à leurs sujets, et concluent que, si l’individu est absolument rebelle à une idée, il est impossible que cette idée, même suggérée dans l’État hypnotique, se change en action. L’individu n’accomplit que les actions qu’il aurait pu accomplir dans certaines conditions à quelque moment de sa vie : l’acte commis dans l’état d’hypnotisme suppose déjà une prédisposition. En fait, les crimes commis dans les foules le sont, la plupart du temps, par des criminels d’habitude, par des tous ou par des hommes que leur métier avait familiarisés avec la vue du sang. Les autres restent coupables, tout au moins, de faiblesse. Leur responsabilité est non supprimée, mais atténuée dans une mesure qui varie avec chacun des cas.
Très différentes de la foule, la corporation et la secte en diffèrent parce qu’elles sont organisées et parce que leur existence n’est pas accidentelle. Substituer à la faiblesse des individus la force de l’association en vue de la défense d’intérêts communs, c’est la raison d’être de la corporation ; et c’est encore de perpétuer à travers le temps l’action de celui qui en fut l’initiateur. De là vient qu’à l’inverse de ce qui se produit dans la foule, le niveau intellectuel de la corporation est fréquemment supérieur à celui des individus qui la composent. L’esprit de corps est, dans son essence, une force qui maintient et soutient les individus, les discipline et les moralise. Pour ce qui est de « l’esprit de secte, » personne n’a oublié la puissante monographie qu’en a donnée Taine, lorsqu’il traçait la psychologie du Jacobin dans des pages parues ici même et qui restent un des plus parfaits modèles des études de psychologie collective.
Mais il est de la foule une forme presque nouvelle, moderne en tout cas, infiniment complexe et dont l’importance va sans cesse grandissant : c’est le « public » créé aujourd’hui par diverses causes, mais surtout par notre organisation de la presse. Tandis que les individus qui composent la foule sont massés dans un même endroit, ceux qui constituent le public sont disséminés çà et là, peuvent être séparés par des millions de bleues et ne pas se connaître. Or, entre ces êtres qui ne se touchent ni ne se voient, il s’établit des communications à distance et des influences réciproques analogues à celles que produit dans une foule le contact matériel. Physiquement séparés, ils sont unis mentalement. Ils savent qu’au même moment un même événement s’impose à leur curiosité et les passionne. Ils savent que leur opinion est partagée au même moment par un grand nombre d’hommes : cela suffit. Chacun d’eux est influencé par tous les autres pris en masse : il prête plus de valeur à cette opinion qui a pour elle l’autorité du nombre, il s’y attache avec plus de passion, il fait d’instinct un effort pour se mettre à l’unisson de tous. Par là s’explique l’attrait de ce qu’on appelle l’actualité : elle nous plaît, non pas seulement parce qu’elle est rapprochée de nous dans le temps, mais à cause de l’espèce de magnétisme que lui prêtent tous les esprits fixés au même instant sur elle. Entre un article de journal que nous lisons dans son actualité et celui qui est déjà vieux d’un jour, il y a la même différence qu’entre une pièce de théâtre que nous entendons au milieu de mille spectateurs et la même pièce lue au coin de notre feu. Cette suggestion à distance s’opère inconsciemment d’un lecteur à un autre lecteur ; l’écrivain la subit, lui aussi, et de façon plus consciente. Ainsi se forme un être collectif, le public, dont la pensée s’appelle : l’opinion. À mesure que la pensée a pu voyager plus aisément par l’espace, l’opinion a fait un progrès. Elle a bénéficié de la sécurité des routes, de la facilité des échanges commerciaux, de la multiplicité des conversations et des correspondances. Elle est devenue toute-puissante depuis que, sous la Révolution, les journaux ont pullulé. Public, opinion, presse, autant de termes quasiment inséparables. La foule est le groupement social primitif : le public, groupe abstrait, foule spiritualisée, n’a pu naître qu’après de longs siècles de vie en commun. Et sa psychologie nous importe sans doute tout particulièrement, puisque l’action de la foule n’intervient que de façon intermittente dans les affaires, tandis qu’au contraire l’opinion du public influe constamment sur la vie des peuples modernes.
Or, cette psychologie est sensiblement la même que celle de la foule ; et, à certaines nuances près, avec des différences de degré, ce qui est vrai de la foule, l’est aussi bien du public. Il est un peu plus intelligent, un peu moins crédule, moins capable aussi de désintéressement et d’élan vertueux. Mais, d’ailleurs, un public peut être présomptueux, infatué de soi-même, intolérant. Et son intolérance est beaucoup plus redoutable que celle d’une foule, parce qu’elle se soutient et s’amasse pendant des années. Il a ses engouemens et ses reviremens, ses partis pris, ses injustices, et ce qui lui manque par-dessus tout, c’est le sentiment de la mesure. Il y a des publics fous, qui vivent sous l’empire d’une obsession, qui sont sujets à des hallucinations collectives. Il y a des publics criminels, ceux par exemple qui, par leur pression, amènent un gouvernement à prendre des mesures injustes, oppressives, tyranniques, ou ceux encore qui, par leurs excitations, déchaînent une foule criminelle. Car d’un public sort une foule qui lui ressemble. « Chacun de ces grands et odieux publicistes, Marat, Desmoulins, le Père Duchesne, avait son public, et l’on peut considérer les foules incendiaires, pillardes, meurtrières, cannibales qui ont ravagé la France d’alors du Nord au Midi et de l’Est à l’Ouest comme des excroissances, des éruptions malignes de ces publics auxquels leurs malfaisans échansons versaient tous les jours l’alcool vénéneux des mots vides et violens. » Le crime de la foule a commencé par être celui du public, et celui du public est surtout le crime du publiciste.
Notez que le public est aussi variable dans sa composition que mobile dans ses allures. Il se forme à propos et autour d’une question : il groupe des personnes qui d’ailleurs n’avaient peut-être entre elles aucun point en commun ; il s’étend non pas seulement aux habitans d’une même région, aux citoyens d’un même pays, mais il passe les frontières et devient international. Son unité factice, sa cohésion passagère est faite de l’inspiration de quelques meneurs. Cette unité a tôt fait de se dissoudre, et le public se modifie, se désagrège, se transforme ou se reforme, avec d’autres élémens. Le résultat est de rendre instable, compliquée et mouvante la vie des peuples d’aujourd’hui. Tandis que jadis les partis nettement tranchés pouvaient traverser les siècles en restant semblables à eux-mêmes et continuer de s’opposer ou de se faire équilibre, nous voyons aujourd’hui surgir tout d’un coup des partis nouveaux qu’il faut nous hâter de saluer, car nous ne les reverrons plus. Tandis que jadis la tradition fournissait à l’activité d’une nation un cadre, souple d’ailleurs et qui pouvait lui-même évoluer, le public met sa vanité à se former une opinion qui sorte des voies traditionnelles. Et de là viennent tant de surprises de la politique d’aujourd’hui. De là vient que, d’un bout à l’autre du monde civilisé, on voit les peuples s’échapper pour ainsi dire de leur propre histoire, renier l’œuvre pour laquelle ils ont accumulé les efforts de tant de générations, et suivre, affolés, les sautes d’un vent qui souffle on ne sait d’où.
Une science n’est définitivement constituée qu’autant qu’on en peut tirer des enseignemens. Savoir n’est rien s’il ne sert à prévoir. Aussi les initiateurs de la psychologie collective ne manquent-ils pas à déduire de leur science des pronostics pour l’avenir des peuples. Ces pronostics sont des plus rassurans. « On peut affirmer, écrit M. Tarde, que l’avenir est à une conversation tranquille et douce, pleine de courtoisie et d’aménité. » On ne s’en douterait guère ! mais, puisque M. Tarde l’affirme, il faut le croire ; nous voudrions seulement que cet avenir ne fût pas trop éloigné, afin d’en pouvoir du moins saluer l’aube. Avec le même optimisme, M. Tarde attend beaucoup des bienfaits de la presse. « J’incline à croire que les profondes transformations sociales que nous devons à la presse se sont faites dans le sens de l’union et de la pacification finales. » Nous le souhaitons avec lui ; mais avec lui nous n’attachons à ces hypothèses pas plus de valeur qu’elles n’en ont. Ce qui a plus de signification, c’est de voir à qui revient, depuis que le public et l’opinion occupent la scène, le gouvernement du monde.
En effet, un public, comme une foule, est parfaitement incapable de rien créer ; il ne saurait ni prendre une initiative, ni s’aviser d’aucune idée nouvelle : « Toute initiative féconde émane d’une pensée individuelle, indépendante et, forte ; et pour penser, il faut s’isoler non seulement de la foule, comme le dit Lamartine, mais du public. » Même un public n’existe que par la volonté du meneur qui l’a fait naître et il est à sa ressemblance. Car on a remarqué qu’une foule conserve certains traits de race, que les foules latines ou, si l’on veut, méridionales se ressemblent et diffèrent des foules des pays du Nord. Il n’en est pas de même du public qui reflète uniquement l’humeur et l’esprit du publiciste. Celui-ci peut d’ailleurs longtemps retenir son public et c’est par là qu’il se distingue du meneur de foule. Le journaliste en renom est comme le comédien en réputation : il dure, tandis que passent autour de lui, se succèdent et s’usent les hommes d’État. On lui pardonne de vieillir, On lui pardonne jusqu’à ses palinodies, ou plutôt, telle est ici la force d’une espèce d’envoûtement ! on ne s’en aperçoit pas. C’est ce que prouve le cas de tant de lecteurs qui ne cessent pas d’être de l’opinion de leur journal, encore que leur journal en change assez souvent. D’autre part, les progrès modernes, et l’outillage perfectionné de la presse ont pour résultat de mettre à la disposition de l’homme entreprenant et hardi des moyens tout nouveaux et d’une puissance inouïe pour manifester, répandre, propager sa pensée. Rien d’ailleurs ne s’oppose à lui ; il ne trouve devant lui, grâce à l’universel nivellement, aucun obstacle, et il peut à son gré, suivant son caprice ou son intérêt, créer les mouvemens de l’opinion. Tout est remis entre les mains de quelques meneurs et le vieil adage continue de se vérifier, d’après lequel tout le genre humain ne vit que pour quelques-uns. Cela est plein de conséquences, parmi lesquelles il peut en être de fâcheuses : car encore reste-t-il à savoir qui seront ces quelques-uns et qui mènera les meneurs. Bornons-nous à indiquer la conclusion piquante, et d’ailleurs logique, à laquelle on aboutit quand on vient d’étudier l’importance grandissante de la vie et de la pensée en commun : c’est que le temps de la démocratie, du suffrage universel et de la vulgarisation à outrance, 1ère des foules et l’ère du public, marque, de l’aveu des maîtres de la psychologie collective, l’avènement du pouvoir sans contrepoids de l’individu.
RENE DOUMIC.
- ↑ Tarde, L’Opinion et la foule, 1 vol. in-8 (Alcan). — Sighele, La Foule criminelle, 1 vol. in-8 (Alcan). — G. Le Bon, Psychologie des foules, 1 vol. in-18 (Alcan).