Revue littéraire - Les Chapelles littéraires

REVUE LITTÉRAIRE

LES CHAPELLES LITTÉRAIRES [1]

M. Pierre Lasserre est un critique de bonne foi. Il ne demande qu’à aimer et admirer ; seulement, il n’aime ou n’admire qu’à bon escient.

Bref, il lut les ouvrages de M. Paul Claudel, de M. Francis Jammes, de Charles Péguy, et ne les approuva point en bloc. Il publia ses jugements et fut un peu surpris d’entendre qu’on posait, avec une vive inquiétude, la question de savoir ce qu’allaient dire les « amis » de ces écrivains. Quels amis ? Leurs amis particuliers ? Non : pareillement, négligeons l’opinion des « oncles, tantes, cousins et cousines. » Alors ? « Ce dont il agissait, c’était d’une sorte de parti conjuré, garde de zélotes ou de mamelucks littéraires, qui s’est formée autour de certains auteurs d’aujourd’hui, au premier rang desquels Paul Claudel, le plus fanatiquement servi par ces pourvoyeurs de renommée. » M. Lasserre fut injurié par la bande des Claudeliens d’une magnifique manière. « S’il m’était possible de citer ces injures, dit-il, on verrait ce qu’elles ont d’instructif et le jour qu’elles jettent sur la nature, les ressorts et les dangers de l’influence intellectuelle exercée par M. Claudel. Le caractère de faiblesse agitée, de désordre logique qu’on ne peut faire autrement que de remarquer en elles, constitue un document expressif et probant où se dénote la qualité des esprits sur lesquels la littérature claudelienne, avec ses barbares moyens de tumulte verbal et de fascination matérielle, possède la plus forte emprise. » M. Lasserre, qui venait de lire M. Paul Claudel, connut ainsi les Claudeliens.

Les Claudeliens sont une de ces « chapelles littéraires » qu’il est périlleux d’offenser cl que l’on offense, hélas ! sans l’avoir voulu, dès que l’on ne tient pas l’auteur de l’Annonce faite à Marie pour le plus grand écrivain de tous les temps et de tous les pays. Chapelle littéraire ou guêpier, c’est à peu près la même chose. N’y touchez pas ; ou méfiez-vous : sachez du moins ce qui vous attend. Les guêpes claudeliennes sont mauvaises.

Il y a présentement d’autres chapelles littéraires ; et quelques-unes, à vrai dire, ne méri-tent pas l’honorable nom de chapelles. Ce seraient plus exactement des boutiques, les intérêts qu’on y défend n’étant qu’un négoce de profitable renommée : l’on y lance un écrivain, comme il paraît que certains marchands de tableaux lancent un peintre qu’ils ont choisi pour des motifs que l’art néglige. Ces boutiques sont méprisables.

La chapelle claudelienne est assurément d’une autre sorte. Elle est aussi plus gênante et plus imposante, à cause de la prétention qu’elle a de confondre le claudelisme et le catholicisme. M. Pierre Lasserre a dû s’en apercevoir. On lui fit observer que, s’il n’admirait pas les écrits de M. Paul Claudel absolument, c’est qu’il avait l’esprit fermé aux vérités du christianisme. On le plaignait de n’avoir pas un horizon de pensée et de sentiment plus étendu que ne l’aurait un Grec de l’antiquité ou, mettons, un païen de la Renaissance. On l’appelait « enfant de Minerve » et l’on se détournait de lui.

Plus récemment, un critique ayant dénoncé le « galimatias » de M. Paul Claudel, voici M. François Mauriac, romancier malin, qui se fâche ; et, dans la Revue hebdomadaire, il écrit : « La déconcertante et savante syntaxe (de M. Claudel) irrite (ce critique et d’autres) comme les irrita toujours ce qui ne ressemble pas à ce qu’ils ont accoutumé d’entendre ; mais c’est surtout cette vision catholique du monde qui les étonne et qui les scandalise. » Enfin, si vous blâmez le « galimatias » de M. Paul Clau-del, vous n’êtes point un bon catholique : meilleur catholique, vous auriez honte de ne pas considérer ce galimatias comme une savante syntaxe et déconcertante pour les infi-dèles.

Il y a aussi, dans la Revue des jeunes, un Jeune extrêmement prompt à frapper d’anathème les critiques « bien pensants » qui n’applaudissent point aux œuvres de sa chapelle ; il les accuse de ne pouvoir souffrir « la sainteté ; » il les envoie, de compagnie avec les « riches viveurs, » au théâtre où l’on joue Phi-Phi. Écoutez-le : « Il n’est pas difficile de constater que ces messieurs de la presse comme il faut voient avec dépit le surnaturel chrétien s’introduire au théâtre. C’est un dépit que nous ne partageons pas. » On l’entend, on le voit !

Ce qui m’ébaubit, je l’avoue, c’est l’assurance de ces docteurs : non pas du tout leur foi ; mais la confiance qu’ils ont de posséder la foi comme personne, au point de vous traiter de mécréants à tout hasard Ils seraient plus aimables, avec un peu d’humilité, avec un peu plus de simplicité, de bonhomie et de frivolité apparente. Jésus disait à ses disciples : « Quand vous jeûnez, ne soyez pas tristes comme des hypocrites ; ceux-ci montrent un visage exténué, afin que leurs jeûnes paraissent devant les hommes. En vérité, ils ont reçu leur récompense. Mais vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête et lavez votre visage, afin que les hommes ne voient pas que vous jeûnez ; et votre Père, qui voit ce qui est caché, vous le rendra. » L’Évangile n’a de rude sévérité que pour les Pharisiens, qui se croient les seuls justes et qui, présumant trop de leur dévotion, dédaignent la bonne intention du prochain. L’un de ces Pharisiens monte sur une borne et fait ainsi sa prière : « Mon Dieu, je vous rends grâces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes, qui sont voleurs, injustes, adultères, ni même comme ce publicain. Je jeûne deux fois par semaine ; je donne la dîme de tout ce que je possède... » Jésus se moque de ce Pharisien, dont l’orgueil est ridicule.

Mais que dire d’un pharisaïsme nouveau qui, à ses vantardises, ajouterait la fatuité de prendre M. Claudel pour un écrivain parfait, de prendre le langage de M. Claudel pour du français le meilleur du monde, enfin de n’être point pareil au « publicain » trop futile que le génie de M. Claudel n’a point enchanté ?

Le Jeune écrit : « L’anarchie soutient les productions les plus exécrables de ses auteurs ; soutenons les œuvres des nôtres, quand elles sont bonnes, ce qui est ici le cas. » Cette fois, il ne s’agit pas de M. Claudel, mais de M. Henri Ghéon. Or, si l’œuvre dont il s’agit est bonne, il faut le dire et la « soutenir » parce qu’elle est bonne. Il ne faut pas dire qu’elle est bonne pour la seule raison qu’elle est « nôtre, » ainsi qu’on a l’air de procéder si, aux objections des « publicains, » l’on ne répond que par une accusation de mécréance. Le « publicain » vous parlait grammaire et syntaxe : vous répliquez religion !

D’ailleurs, ces jeunes écrivains, éperdus de claudelisme, sont bien dignes de sympathie. Leur cause est excellente : ils souhaitent d’aider au triomphe d’une littérature chrétienne et catholique, tandis que nous assistons au grand succès d’un médiocre libertinage ou d’une ignominie condamnable. On voudrait seulement les avertir de n’avoir pas la ferveur imprudente. Qu’ils soient contents de voir grossir le nombre des écrivains catholiques, c’est à merveille : et l’on est bien de leur avis. Secondement, qu’ils désirent trouver, parmi les écrivains catholiques, un homme de génie, c’est tout naturel : et on le cherche avec eux. Mais ils auraient tort de négliger les questions de grammaire et de syntaxe, avant de proclamer qu’un des leurs est un écrivain ; tort aussi de distribuer les certificats de génie sans discernement. Et, s’il font dépendre de l’admiration que l’on n’a point ou que l’on a pour M. Claudel leurs brevets de paganisme ou de christianisme, c’est bien aventureux. N’ajoutez point M. Claudel aux Écritures : ou bien l’on vous reprochera de multiplier l’occasion de l’hérésie.

M. Claudel n’est pas incontestable, Dieu merci. M. Georges Le Cardonnel examinait l’autre jour, dans la Revue Universelle, les récentes publications d’un groupe de poètes « ineptes. » Il citait ce bout de phrase : « Dès la naissance, il prend fait et cause pour les trois vertus théologales et pour le principe d’Archimède qui dit : il faut mesurer le corps au corporel... » Et il avait le chagrin, là-dessus, de « penser à M. Paul Claudel, » quoiqu’il admire « la noblesse évidente de son inspiration, » quoiqu’il approuve son catholicisme : « Je me dis que lorsque, dans l’Échange, Laine s’écrie : Oh ! que je voudrais être un crapaud dans le cresson quand brille la lune sereine, voilà une impression de nature qui pourrait être, elle aussi, dada ; et cela m’ennuie. » M. Georges Le Cardonnel sait très bien que ces poètes « ineptes » sont, en somme, des anarchistes et par conséquent vont au rebours du chemin que leur indiquent les Claudeliens ; mais il est désolé de voir maintes extravagances de la littérature la pire autorisées, pour ainsi dire, par les extravagances de M. Claudel. Et M. Georges Le Cardonnel a raison : le Jeune dira qu’il sentie fagot.

Ce qui est charmant, c’est le soin de M. Pierre Lasserre à étudier l’œuvre qu’il n’aime pas, l’effort qu’il fait pour l’aimer, le regret qu’il a de n’y point réussir et le scrupule avec lequel il recueille tous les éléments d’un jugement le moins défavorable possible. Un passage de M. Claudel un peu clair, un peu analogue à du français ordinaire, il le cite bien volontiers. Il découvre par endroits des images, même bizarres, qui lui paraissent dignes de remarque ; il en signale, très complaisamment, la grandeur ou la beauté singulière. Il consulte les exégètes les plus distingués. L’un d’eux compare l’œuvre de M. Claudel « à une contrée où toutes choses, par leurs dimensions, leurs caractères, leurs raisons et leurs fins, apparaissent comme étrangères au système de mesures en usage dans la terre natale... Dans cette contrée vivent des gens qui n’ont ni notre taille, ni notre langue, et qui néanmoins sont des hommes... Leur nourriture n’est pas la nôtre, leur plaisir nous épouvante ou nous assombrit, leur douleur trouve ses raisons et son expression en dehors de notre pathétique... Nous revenons de chez eux bouleversés et méditants ; ils ont troublé avec efficacité et profondeur notre sens des dimensions... Ils nous donnent envie de briser le mètre inutile : ils ne sont pas à notre mesure. » M. Lasserre, devant cet éloge, reste coi. Il se demande si ce n’est pas là définir « une espèce de monstre littéraire, quelque difforme échantillon d’un art chao-tique et hors nature ; » il s’étonne qu’on veuille recommander ainsi « au goût d’un esprit normal » une œuvre littéraire. Un autre exégète note, avec enthousiasme, que chez M. Claudel « aucune continuité préconçue ne vient ordonner la naissance des propositions, ni agencer leur contact ; » les propositions « surgissent selon la force sensuelle des visions qu’elles traduisent ; » chacune « s’ajoute tout entière à la précédente et ne se déforme en aucun point pour préparer sa liaison, pour se joindre à celles entre lesquelles elle est comprise ; » enfin, « nous avançons dans le poème en passant d’un spectacle à l’autre sans fil logique. » M. Pierre Lasserre est « effrayé d’une littérature qui prête à des signalements de cette sorte. » Qu’en dites-vous ? L’un de ces dévoués commentateurs constate que la langue de M. Claudel n’est pas « notre langue » ou langue de la terre natale, n’est donc pas le français. L’autre commentateur, en définissant la syntaxe de M. Claudel, définit le galimatias. Seulement, le galimatias de M. Claudel est sacré.

M. Pierre Lasserre examine attentivement la philosophie de M. Claudel. Or, M. Claudel se réclame de quatre maîtres, qui sont le Pascal des Pensées, le Bossuet des Elévations, Arthur Rimbaud et Aristote. C’est la première fois, sans doute, que sont réunis Aristote et le poète du Bateau ivre. Qu’est-ce que ça donne, par l’intervention de M. Claudel ? Ceci : « Le mouvement est avant tout un échappement, un recul, une fuite, un éloignement imposé par une force extérieure plus grande. Il est l’effet d’une intolérance, l’impossibilité de rester à la même place, d’être là, de subsister. Et se dissout en mots insonores et sans issue de la bouche cette pensée, que, de même que cette perception consciente, en qui d’une âme avec un corps je suis moi, l’origine du mouvement est dans ce frémissement qui saisit la matière au contact d’une réalité différente : l’Esprit. Il est la dilatation d’une poignée d’astres dans l’espace ; et la source du temps, la peur de Dieu, la répulsion essentielle enregistrée par l’engin des mondes. » Cette métaphysique vous décourage ; elle vous impatiente. Vous devinez qu’on se moque de vous, d’une façon qui n’est pas drôle. Vous n’osez pas supposer qu’on écrit ce morne jargon sans le faire exprès. En tout cas, vous êtes de mauvaise humeur et vous fermez le livre.

Sans mauvaise humeur, avec une obligeance méritoire, M. Pierre Lasserre continue sa lecture et n’est jamais rebuté. Il lit les Grandes Odes. Il lit : « Je sens, je flaire, je débrouille, je dépiste, je respire avec un certain sens... » A la ligne !... « la chose comment elle est faite ! Et moi aussi je suis plein d’un dieu, je suis plein d’ignorance et de génie !... » A la ligne !... « O forces à l’œuvre autour de moi, — j’en sais faire autant que vous, je suis libre, je suis violent, je suis libre à votre manière que les professeurs n’entendent pas ! — Comme l’arbre au printemps nouveau chaque année — invente, travaillé par son âme, — le vent, le même qui est éternel, crée de rien sa feuille pointue, — moi, l’homme, je sais ce que je fais. — De la poussée et de ce pouvoir même de création, — j’use, je suis le maître... » Doux et bon, M. Pierre Lasserre demande, et c’est tout ce qui montre son déplaisir : « Vraiment, veut-on que je prenne cela pour de la poésie ? » On n’a pas plus d’aménité dans le déplaisir.

M. Claudel a beaucoup moins d’aménité. M. Claudel croit deviner que son lecteur sue sang et eau pour déchiffrer ses vains rébus, inutile sueur ! et, au bout du compte, est pantois. Qu’importe à ce prophète ? Il vous répond : « Je n’ai pas à faire de vous... » Cela veut probablement dire que M. Claudel n’a point affaire à vous... « A vous de trouver votre compte avec moi, — comme la meule fait de l’olive et comme de la plus revêche racine le chimiste sait retirer l’alcaloïde ! » M. Pierre Las-serre, tout simplement, trouve ici quelque « jactance » et, d’ailleurs, ne doute pas que M. Claudel ne soit un valant homme. Il ajoute : « Les grands maîtres antérieurs à lui faisaient la vendange eux-mêmes et ne nous donnaient pas une meule à tourner. Ils ne nourrissaient pas le public de racines. Ils attendaient la fleur et le fruit. » En vérité, l’on ne saurait accueillir plus gentiment les brutalités d’un mauvais écrivain.

L’on pourrait observer que c’est manquer de courtoisie, — propos mondains ! — et de charité, pour mieux dire, d’imposer au lecteur un dur travail et enfin de lui dérober sous un voile mystérieux les idées principales. Le Tout-Puissant n’a pas révélé au genre humain sans figures ni paraboles le dernier secret de l’Univers : M. Claudel manque de modestie en imitant cette manière, n’étant pas le Créateur, mais à côté de nous la créature. En outre, c’est facile de remplacer la discrétion souveraine par l’amphigouri.

Néanmoins, M. Pierre Lasserre voulut bien lire et tâcher de comprendre Tête d’or. Il en garde un fâcheux souvenir, le souvenir d’un cauchemar. Il lisait et ne comprenait pas. Les mots étaient, pour la plupart, des mots français : leur combinaison ne donnait rien de français. M. Lasserre croyait cheminer dans une nuit très étrange où les objets n’avaient pas l’air de ce qu’ils étaient et, en définitive, n’étaient que des fantômes de néant. S’il attrapait une bribe de réalité, il s’apercevait de son erreur précédente ; un peu de clarté par endroits n’illuminait que des ténèbres. « Jamais, dit-il, chez les plus abstrus penseurs ou demi-penseurs germaniques (car ces gens-là ne pensent qu’à demi, tout en pensant à demi avec je ne sais quelle force de poussée mentale et c’est ce qui les rend si difficiles), jamais, chez Fichte, Schelling ou Hegel, je n’avais rencontré une façon d’enchaîner les idées si étrangère aux façons dont je suis capable de les lier moi-même. J’y perdais mon allemand ! » M. Lasserre conjecture que M. Claudel a subi l’influence des Romantiques allemands, école qui professait « l’incompatibilité essentielle de l’intelligence et de la poésie, de la pensée et de l’art, » école qui se fiait à une sorte de chance intuitive, école dont l’esthétique est assez bien résumée « dans ces paroles qu’un poète allemand de cette observance adressait à lui-même « et que M. Lasserre se flatte de traduire exactement : « Le sot à tes paroles ne trouve point de joie, et le sage n’y trouve point d’instruction, — car à l’un leur sens échappe et à l’autre — leur lien dans les profondes ténèbres comme une tige... — Quand tu parles, comme un arbre qui de toute sa feuille — s’émeut dans le silence de midi, la paix en nous succède à la pensée. — Par le moyen de ce chant sans musique et de cette parole sans voix nous sommes accordés à la mélancolie de ce monde. » Eh ! M. Lasserre badine : ce poème n’est pas traduit de l’allemand : c’est du Claudel !

Aussitôt, les Claudeliens sont en fureur. Un Claudelien, comique entre les Claudeliens, accuse M. Pierre Lasserre d’avoir « livré un écrivain français à l’Allemagne ! » Ce même Claudelien considère d’ailleurs, qu’avant M. Claudel la littérature française était bien « étriquée : » M. Claudel l’a « élargie. » C’est pour rire ? Pas du tout ! ce Claudelien, parmi les Claudeliens, est le plus dénué d’ironie analogue à du bon sens.

Les Claudeliens, et celui-là, auront beau dire : le génie de leur grand homme ne semble pas un génie français. Vous lisez l’un de ses poèmes ; vous n’y comprenez pas grand’chose : et vous avez le sentiment de lire une tra-duction d’un poème étranger.

Comment se fait-il que ce fameux poète paraisse tout dépaysé dans la littérature de chez nous ? Il y a, pour élucider ce problème, une théorie d’un Claudelien très distingué, M. Robert Vallery-Radot, théorie qu’a résumée M. Lasserre dans sa préface. Depuis la Renaissance, dit à peu près M. Robert Vallery-Radot, notre littérature est infectée de paganisme ; les poètes qui, depuis lors, ont prétendu consacrer leur génie à célébrer la religion chrétienne sont malheureusement contaminés d’art antique ou d’un art nouveau que l’antiquité païenne a produit. Leurs ouvrages, malgré leur projet religieux, sont imparfaitement chrétiens. Leurs âmes chrétiennes re-vêtent le costume païen. Leur christianisme admet un mélange de naturalisme grec ou romain. Voici M. Claudel, qui franchit des siècles et qui d’un bond retourne au moyen âge : il a sauté par-dessus le romantisme, le philosophisme, le classicisme et la renaissance. Il a sauté à reculons ? Ce n’est pas un reproche à lui faire, si l’on n’est pas entiché d’une idée de progrès qui, dans la littérature et dans les arts, ne vaut rien. Quoi qu’il en soit, M. Claudel nous apparaît « comme un poète médiéval : et, s’il vous semble que son œuvre se lie mal à notre littérature, c’est que vous entendez, par notre littérature, celle qui florit en France depuis la fin du moyen âge. Considérez M. Claudel comme un poète du moyen âge : vos critiques tombent, vos critiques d’humanistes fieffés. M. Claudel a retrouvé l’esprit véritablement chrétien d’une époque où le sentiment religieux était dans sa pureté absolue. La littérature de cette époque, sans être « inspirée, » au sens rigoureux d’un tel mot, contient et laisse fermenter les germes de la Révélation. « Voilà, dit M. Lasserre, interprétant la pensée de M. Vallery-Radot, le carac-tère par où la poésie claudelienne dépasse notre critique, par où elle dépasse les questions de beauté, de talent et d’art, que notre critique a l’habitude de poser d’après des modèles païens ou demi-païens. La commune mesurera commune intelligence, le commun sentiment des choses littéraires, prises dans l’enceinte de l’humanisme, ne valent pas pour la poésie claudelienne, qui pour ainsi dire, les transcende... » Et voilà pourquoi M. Pierre Lasserre, « enfant de Minerve, » ne comprend ni Tête d’or ni le Partage de midi.

La théorie de M. Robert Vallery-Radot n’est pas maladroite ; et, comme on y aperçoit des bribes de vérité, l’on serait tenté de l’agréer pour vraie. Ce qu’il dit au sujet du paganisme de la Renaissance, on l’avait déjà entendu dire : c’est une de ces opinions ou « idées générales » qu’il ne convient de refuser ni d’accepter tout de go. Le paganisme d’un siècle où catho-liques et huguenots se chamaillaient si bien, s’entretuaient : l’étrange paganisme ! Passons. Mais un poète, — en l’espèce, M. Claudel, — à la consécration de qui l’on doit, sans barguigner, sacrifier toute la littérature des quatre siècles derniers, quel poète et qui va nous coûter cher ! S’il faut, pour admirer M. Claudel, pour com-prendre Tête d’or et le Partage de midi, renoncer à ces quatre siècles de littérature, de bonnes gens vont plus volontiers renoncer à M. Claudel. Et je suis, de ces bonnes gens, l’humble camarade.

En outre, on nous raconte des histoires, quand, faute de trouver nulle analogie rassurante et flatteuse entre la poésie de M. Claudel et notre idée de la littérature française, on nous renvoie au moyen âge pour y chercher une littérature le moins du monde claudelienne. La connaît-on, cette littérature médiévale ? Je crois que non. Pour peu qu’on la connût, on avouerait qu’il n’y a point un poète du moyen âge qui soit le précurseur de M. Claudel et à qui M. Claudel ressemble aucunement. Ou bien, les ressemblances que l’on découvrirait ne seraient point à l’honneur de M. Claudel ; et je devine que les Claudeliens rougiraient de les constater. Les poètes du moyen âge n’ont à leur disposition qu’une langue très imparfaite, rude et qui n’a point encore acquis une exacte justesse, une fine souplesse, une excellente clarté. Or, la langue de M. Claudel manque de justesse, de souplesse et de clarté : est-ce la constatation que les Claudeliens nous engagent à faire ? Oh ! que non !... La langue française a pris plus de rigueur dialectique avec Descartes, plus de preste gaieté avec Voltaire ? La langue de M. Claudel manque de rigueur dialectique et manque de preste gaieté : il ne doit rien à Descartes (c’est dommage !) et ne doit rien à Voltaire (grâces à Dieu ! diront les Claudeliens) ; ce n’est pas une raison pour qu’on le croie contemporain de Philippe-Auguste ou de saint Louis. Les phrases de M. Claudel sont lourdes, longues, mal bâties, encombrées de mots im-propres ; et la plupart des poètes du moyen âge écrivent ainsi. Seulement, les poètes du moyen âge écrivent ainsi par mégarde et, quelquefois, par négligence ; principalement, ils utilisent l’instrument qu’ils ont et qui n’est pas le meilleur. M. Claudel, lui, c’est exprès qu’il écrit mal ; ou, du moins, il n’a point d’excuse : pourquoi refuse-t-il le bon instrument que lui ont préparé, depuis le moyen âge, quatre siècles de littérature suivie et la plus belle qui soit au monde ? Les poètes du moyen âge sont, en général, obscurs et difficiles à lire : involontaire obscurité ! mais, lui, M. Claudel, cherche l’obscurité.

Est-ce qu’il ne la cherche pas ? Il écrit : « lecteur patient, dépisteur d’un vertige élusif, l’auteur qui t’a conduit jusqu’ici, en menant ses arguments comme Cacus faisait des bêtes volées, qu’il entraînait vers sa caverne, l’invite à te bien porter. Glissante est la queue de la vache bi-cornue. Ramène vers la crèche légitime cet animal maltraité et que te rémunère l’ample don du laitage et de la bouse ! Pour moi, les mains libres, je regagne la pipe et le tambour, je referme derrière moi la porte de la Loge de la Médecine. » Ce galimatias n’est point naïf.

La langue du moyen âge est pauvre. La langue de M. Claudel, non pas ! Elle emprunte des mots de toutes les époques ; elle forge des mots à l’aventure. Elle embrouille les mots et les met dans un opulent désordre.

Il n’est point, en littérature, un écrivain du moyen âge. Il est l’héritier prodigue et terriblement gaspilleur de toutes les écoles diverses qui se sont chez nous succédé, surtout durant le dix-neuvième siècle ; héritier du romantisme, et du naturalisme, et du symbolisme : ne se réclame-t-il pas d’Arthur Rimbaud ? S’il ne témoigne pas tant de gratitude au romantisme, c’est qu’à présent le romantisme a cessé de plaire ; au naturalisme, c’est que le naturalisme a encouru le blâme des raffinés.

La gloire de M. Claudel apparaît comme le chef-d’œuvre d’une chapelle extrêmement habile et qui a su se fabriquer son héros. Qu’importe ? dira-t-on. Cette gloire n’est pas du tout insignifiante ; elle a des inconvénients redoutables. Si l’on recommande à l’admiration de la foule un écrivain qui méprise le bon vocabulaire et la vraie syntaxe de France, on met en plus grand péril notre langue, déjà si éprouvée, si menacée par l’incessante barbarie des ignorants et des sots. Les Claudeliens qui, par ailleurs, sont des hommes de tradition, se plaignent de l’anarchie envahissante : est-ce qu’ils ne voient pas que leur claudelisme fourre de l’anarchie dans la littérature ?

Un écrivain qui bouscule le vocabulaire et la syntaxe, qui invente des mots à tire-larigot, qui prend les vieux mots sans choix et qui les détourne de leur signification reconnue, qui fausse la logique de la phrase et bouleverse l’arrangement d’idées appelé syntaxe ; un écrivain français qui méprise ou qui feint de mépriser et qui a peut-être l’infirmité de ne point goûter les plus exquises qualités du génie français, clarté, simplicité, jolie élégance et, le cas échéant, une gravité naturelle : un tel écrivain, je veux bien qu’il soit un catholique sans reproche, mais il est, en littérature, étourdiment ou non, l’anarchiste le plus fâ-cheux.

Pour qu’un tel écrivain soit proposé, soit imposé, — avec quelle violence et quel injurieux fanatisme ! — comme le grand poète de nos jours et devant qui la critique doit s’incliner, silencieuse et déférente, et pour que les prôneurs de cet écrivain se trouvent parmi les défenseurs de la meilleure tradition française, il faut que l’esprit de chapelle sévisse d’une ridicule manière.

Les Claudeliens répondent qu’en ce temps-ci les intérêts de la pensée religieuse doivent être placés avant la frivolité littéraire et que, s’ils ont découvert un écrivain catholique, on a tort de le chicaner au nom de la grammaire, au nom de la prosodie. Quant à eux, ils ne l’abandonneront pas : et tant pis, au bout du compte, si les joueurs de flûte ne sont pas contents !

C’est mal répondre.

Il y a les intérêts de la pensée religieuse, bien dignes du souci des honnêtes gens ; et il y aies intérêts de la littérature. Ne confondez pas toutes choses et ne croyez pas servir la pensée religieuse au détriment de la littérature : vain sacrifice ! Défendez la pensée religieuse, mais n’exigez pas que la littérature soit toute consacrée à la défense de la religion. Ni au XVIIe siècle, qui n’était pas impie cependant, ni même du-rant le moyen âge, on n’a voulu réduire la littérature au service de la religion. Bourda-loue est un prédicateur, Molière un auteur comique : et Veuillot n’a point raison, quand il reproche à Molière de n’avoir pas été un moraliste et un censeur de la même sévérité que Bourdaloue ; c’est tout embrouiller, comme le XVIIe siècle ne l’a pas fait.

Ne donnez pas non plus à imaginer que vous soyez tant dépourvus de vrais poètes, quand vous choisissez, — n’en avez-vous point d’autres ? — un faiseur de galimatias ! Et tâchez de voir clair : vous enseignez la clarté.

La littérature française dure depuis longtemps. Elle a contribué, pour sa part, et qui est grande, à élaborer l’esprit français. Vous vous adressez, vous, à l’esprit français et prétendez lui montrer l’accord de la raison limpide et de la croyance catholique. A la bonne heure ! Mais ne présentez pas à la raison limpide cette croyance catholique rendue extravagante par un écrivain qui joue à n’être pas du tout raisonnable. Et ne gâtez pas la littérature française en la détournant de son vrai génie : ce ne serait pas sans dommage pour l’esprit français, à qui vous avez affaire.

Il paraît, — M. Lasserre le dit, — que le R. P. de Tonquédec, de la Compagnie de Jésus et l’auteur d’un essai relatif à M. Claudel, « remplit deux grandes pages avec le catalogue des fautes de français que l’emportement d’une inspiration sublime arrache au poète. Encore (ajoute M. Lasserre) le P. de Tonquédec ne dit-il rien de ce qui est plus grave peut-être que ces fautes formelles et consenties : les innombrables phrases dont la construction est douteuse et que l’on est obligé de relire plusieurs fois, pour s’assurer de ce qui est sujet, de ce qui est complément ou attribut. » M. Lasserre note que M. Claudel, si le cœur lui en dit, ne balance pas d’appeler un cheval un « chevau ; » et, s’il a dessein de peindre la couleur « vitreuse » ou « vitrifiée » de la mer sous le soleil, il appelle la mer « le profond vitre. » Ça vous est bien égal ?

Et, de ne pas comprendre ?... Ça vous est bien égal aussi ?... Mais vous comprenez ? Je le nie.

Je ne dis pourtant pas que toute l’œuvre de M. Claudel soit tout à fait inintelligible. On a ses moments de relâche, si assidu que l’on veuille être à obscurcir les moindres choses. Il arrive à M. Claudel, par lassitude ou nonchalance probablement, d’écrire comme un bon garçon dépourvu de malice. Alors, ses révélations ne sont pas importantes. Il écrit, — c’est l’une de ses héroïnes qui parle : — « Je vivais à la maison et je ne songeais point à me marier... » Quelquefois, il faut se donner un peu de peine ; et l’on se donne un peu de peine et l’on est déçu : en somme, ce n’était qu’une idée menue et que M. Claudel a richement habillée de calembredaines imposantes, ce n’était pas grand’chose. Puis, M. Claudel s’applique tout de bon ; et il écrit : « L’angle d’un triangle connaît les deux autres au même sens qu’Isaac a connu Rébecca. » Cette fois, l’on n’y comprend absolument rien, n’est-ce pas ? Absolument rien ! Mais l’on se console à se dire, avec beaucoup d’apparence, que, si l’on avait compris, l’on n’aurait pas compris grand’chose.

Je ne sais si M. Claudel se rit de son lecteur. S’il ne s’en rit pas, quel dommage ! Et qui donc s’amuse ?

En tout cas, il est comique et pourtant lamentable de voir une poignée de Conservateurs résolus, sages d’autre part, monter une garde farouche autour d’un écrivain que récla-meraient plus opportunément les Cubistes.


ANDRE BEAUNIER.

  1. Pierre Lasserre, Les chapelles littéraires (librairie Garnier).