Revue littéraire - Les Écrivains du vingtième siècle

Revue littéraire - Les Écrivains du vingtième siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 447-458).
REVUE LITTÉRAIRE

LES ÉCRIVAINS DU VINGTIÈME SIÈCLE[1]

On se demande souvent ce que sera la littérature dans le siècle qui va s’ouvrir. Même la littérature continuera-t-elle d’exister ? Ne sera-t-elle pas étouffée par le progrès des sciences ? ou ne va-t-elle pas succomber victime d’elle-même, fatiguée par son propre développement, épuisée par une production trop abondante ? Y aura-t-il encore des poètes pour bercer de leurs chants la vieille humanité ? Des penseurs et des artistes sauront-ils créer, pour des idées neuves, des symboles inédits ? Verra-t-on s’épanouir la flore d’esthétiques inconnues ? Tout a été dit, et, semble-t-il, sous toutes les formes. Y a-t-il espoir qu’on puisse trouver autre chose et trouver mieux ?… À toutes ces questions Il nous est enfin permis de répondre avec certitude. La littérature du vingtième siècle sera d’une richesse et d’un éclat extraordinaires. Ce n’est pas en vain qu’on parlait depuis quelque temps d’une « crise » ; et ceux-là avaient raison, qui s’obstinaient à voir dans la médiocrité même de la production actuelle le gage avant-coureur d’un renouveau prochain. Il en est des produits de l’intelligence comme de ceux de la terre : c’est après des périodes infertiles que les champs se couvrent des plus belles moissons. Nous nous attristions de voir la littérature languir et toutes les tentatives avorter. C’est un fait que les écrivons qui sont parvenus à la notoriété dans l’espace de ces derniers vingt ans sont notoires surtout par leur insuffisance. Cela nous désespérait. Et nous tous qui avons passé la trentaine, nous gémissions de constater notre néant. Il faut nous en réjouir au contraire. Nous avons été la génération sacrifiée. Qu’importe ? Et ne devons-nous pas plutôt nous applaudir d’avoir de cette façon servi aux fins de la nature ? Apparemment cette transition était nécessaire. Et plus difficile et plus lente aura été l’élaboration, plus les résultats en seront magnifiques. Il est des époques privilégiées où le génie souffle de toutes parts. L’esprit de la Renaissance faisait du dernier des artisans un artiste incomparable. L’histoire se souvient avec admiration des temps de Léon X et de Louis XIV, d’Auguste et de Périclès. Encore ces siècles ont-ils été relativement pauvres. Quand on a pour chacun d’eux cité une trentaine de noms, on a épuisé la liste des écrivains fameux. Ils n’étaient que sept dans toutes les Pléiades connues jusqu’à ce jour. Mais une réunion de cent quarante et un écrivains dont le moindre est un profond penseur et un écrivain parfait, voilà ce qui ne s’était jamais rencontré. Et tel est le prodige qui est dès aujourd’hui visible à l’œil nu.

Un petit livre vient de paraître — petit par les dimensions, considérable par son importance — un opuscule discret et qui aura bientôt fait de reléguer dans l’oubli les plus bruyans manifestes. Sous ce titre sans prétention : Portraits du prochain siècle, il contient, avec les noms des cent quarante et un, une courte biographie de chacun d’eux et un aperçu succinct de leurs mérites tant physiques qu’intellectuels. On ouvre ce livret avec un peu de surprise d’abord et quelque défiance ; bien vite on est gagné : la surprise fait place à l’émerveillement. On est vaincu, conquis, ébloui. On s’étonne qu’une seule génération puisse compter tant d’hommes admirables. On se demande, après chaque page tournée, comment il pourra en rester pour la page suivante. Il en reste toujours. On a fini le volume ; il en reste encore. Car ce n’est là qu’un premier tome, consacré aux purs littérateurs. Le second sera réservé aux artistes, le troisième aux philosophes et aux sociologues… Tout le monde comprendra l’émotion que laisse après soi une pareille révélation et de quel trouble elle emplit quiconque a le culte sincère et le patriotique souci de notre chère littérature française. Ce n’est plus ici le lieu de douter, et il serait tout à fait déplacé de chicaner et de contester. La critique se fait le plus grand tort par la mauvaise grâce avec laquelle elle a coutume d’accueillir tout ce qui est nouveau et tout ce qui brille. Nisard, pour n’avoir loué qu’avec des réserves les premières poésies de Victor Hugo, s’est justement acquis la réputation d’être un âne. Musset avait achevé toute son œuvre que les « bons esprits » ne voulaient encore voir en lui qu’un écolier espiègle. Sachons éviter ces méprises ; élevons-nous au-dessus de ces mesquineries. Ne soyons pas les éternels empêcheurs de danser en rond. Le scrupule est étrange de se plaindre que la mariée soit trop belle. À de certaines heures la critique perd ses droits ; ou plutôt elle a un devoir nettement tracé : c’est de s’incliner avec déférence devant les nouveaux venus, et c’est encore de mettre au service de chacun d’eux, comme d’eux tous, les quelques moyens de publicité dont elle dispose. C’est ce devoir que nous venons remplir.

Comme il est naturel, les noms de ces hommes qui prochainement seront dans toutes les bouches ne sont pas encore tous également illustres. Quelques-uns sont parvenus jusqu’au public. M. Maurice Barrès, M. Laurent Tailhade sont connus ; M. Joséphin Péladan, grâce aux plaisanteries des journaux et aux lazzi des revues de fin d’année, a reçu la grande consécration du ridicule. Mais pour cinq ou six qui ont déjà forcé l’attention, combien en trouverait-on qui ne se sont pas encore tout à fait dégagés de l’obscurité, ou même qui y sont totalement plongés ? Je transcris quelques noms au hasard : Edmond Barthélémy, Pierre Quillard, Hugues Rebell, Louis Denise, Adolphe Retté, Paul Espéron, Paul Leclerq, Mathias Morhardt, Ivan Gilkin, P.-N. Roinard, Victor Remouchamps, Max Elskamp, Émile Michelet, Edmond Cousturier, André Fontainas, Joseph Declareuil, Ludovic Hamilo, Mario Varvara, Léon Bazalgette, Daniel Baud Bovy, Jean Manescau, Louis Pilate de Brinn’ Gaubast… Il en est parmi ces noms dont la physionomie, tranchant sur l’ordinaire, est très capable de faire impression. Citez-les devant des personnes lettrées, de celles qui achètent le livre du jour et dissertent dans les salons sur la plus récente façon de pratiquer l’amour que recommande le roman à la mode, elles ne sauront de qui vous voulez parler, et si ces messieurs, Belges ou Français, Wallons ou Provençaux, s’occupent d’industrie ou de commerce, d’agronomie ou de sériciculture.

Voyez pourtant qui sont ces hommes qu’on ignore. Edmond Barthélémy « est un styliste admirable, une des plus grandes personnalités de la future histoire des lettres ». Pierre Quillard, « en même temps qu’excellent poète, est un érudit sagace et un critique judicieux ». Hugues Rebell est, « dans un jardin de plantes étiolées, un bel arbre ; parmi une génération maladive ou affolée, un homme ; il tranche sur tout le milieu comme l’éclat d’un phare sur la nuit ». Louis Denise « est un érudit délicat et un parfait artiste ». Adolphe Retté « est une des personnalités les plus saillantes de ces cinq dernières années ». Paul Espéron « est un vrai poète, exquis de grâce simple, des meilleurs parmi les délicats ». « Esquisser la physionomie de Paul Leclerq exigerait une pénétration de sphinx. » Mathias Morhardt « est l’esprit le plus délié, le critique d’art le mieux informé ». Ivan Gilkin « est un Raphaël noir ». P. N. Roinard « est monté vers des sommets d’où l’on voit dans son harmonie totale l’humanité et ses microcosmes sociaux ». Victor Remouchamps « est l’auteur des Aspirations… et fait des calembours deux fois par an ». Les poésies d’Elskamp « seraient divines vraiment pour enluminer un peu les siècles ». Émile Michelet « est un écrivain de race et une lumineuse constellation », etc., etc. Je cite textuellement, comme bien on pense. Je serai obligé de beaucoup citer. Mes lecteurs ne s’en plaindront pas…. À chaque ligne reviennent des termes qui expriment un enthousiasme sans mélange. Le verbe admirer s’y conjugue avec tous ses dérivés. Admirable et merveilleux s’y complètent de « miraculeux ». Encore arrive-t-il que ces mots semblent par trop inégaux à la louange. Outre que la langue française est pauvre, les épithètes laudatives y ont perdu de leur valeur pour avoir trop servi et trop souvent hors de propos ; elles se sont usées pendant que les professeurs de belles-lettres les appliquaient à Homère, à Eschyle, à Dante, à Shakspeare, à Goethe. Il faudrait des vocables tout neufs. Nos portraitistes ne se font pas faute d’en inventer. D’autres fois, désespérant de tout dire, ils aiment mieux ne rien dire. Ils renoncent. C’est ainsi, d’un bout à l’autre, une admiration spasmodique et continue… Comment se fait-il que de si beaux génies en soient encore à attendre la renommée, alors que tant de commerçans vulgaires et de bas entrepreneurs de lettres ont surpris la faveur publique ? Hélas ! c’est qu’en notre époque de réclame à outrance ceux-là restent longtemps méconnus qui ne se résignent pas à employer des procédés dont la grossièreté répugne à la délicatesse de leur âme. Toutefois il était temps que ce malentendu prit fin. Et puisque les « organes officiels » leur sont fermés, puisque les critiques à brevets, distributeurs patentés de l’éloge et du blâme, refusaient de les apercevoir, ne trouvez-vous pas que les nouveaux écrivains ont bien fait de s’adresser à nous directement et de se présenter eux-mêmes ?

Car tel est le procédé employé pour les Portraits du prochain siècle. Ce sont portraits d’écrivains peints par eux-mêmes. C’est M. Bernard Lazare qui nous apprend que M. Paul Adam, « parmi les écrivains nouveaux, est certes au premier rang ». Mais c’est M. Paul Adam qui, par un juste retour, qualifie M. Bernard Lazare de « parfait entre les écrivains ». M. A. -Ferdinand Hérold se porte garant du talent de M. Pierre Quillard ; parallèlement M. Pierre Quillard témoigne en faveur de M. A.-Ferdinand Hérold. M. Henri Degron nous fait les honneurs de l’œuvre de M. Achille Delaroche : aussi reçoit-il à l’instant de M. Delaroche un même service. M. Hugues Rebell a signé le portrait de M. René Boylesve ; et donc au bas du portrait de M. Rebell se lit la signature de M. Boylesve. M. Hirsch (Charles-Henry) fait le portrait de M. Hirsch (Paul-Armand). C’est ainsi que tous les représentans de la jeune littérature défilent devant nous dans une double posture, tour à tour peintres et modèles, portraitistes et portraiturés.

Je prévois l’objection. On ne manquera pas de crier à la camaraderie. On rappellera le mot de Molière sur la casse et le séné. Pour le dire en passant, à combien d’exécutions sommaires ont servi les mots trop vantés de cet homme de théâtre ! Il est aisé de se moquer de tout, sans être pour cela fort plaisant. La raillerie, qui sert si bien la cause de l’injustice, n’est le plus souvent qu’une forme de l’inintelligence. Ne convient-il pas plutôt de reconnaître ce qu’il y a de généreux, — et surtout de désintéressé, — dans l’attitude de ces écrivains ? Notez en effet que toutes ces « jeunes individualités de l’heure présente » sont, par la force même des choses, des individualités rivales. Se fût-il glissé entre elles quelque jalousie, cela ne devrait pas nous surprendre, et nous n’aurions pas même le droit de le leur reprocher. Ces rivaux se souviennent uniquement qu’ils sont compagnons d’âge et compagnons d’œuvre. Ils s’unissent en vue de l’effort commun. Ils vont la main dans la main. Ce sont véritablement frères d’armes, dénombrant leurs forces avant la bataille et sonnant la charge dans leurs clairons réciproques.

Du coup se trouve dissipé un préjugé trop répandu, et ruiné, l’un des reproches dont on avait coutume de faire peser l’injustice sur notre jeunesse littéraire. Cela est capital. Et quand la publication des Portraits du prochain siècle n’aurait pas eu d’autre résultat, elle aurait encore été suffisamment utile. C’est dans les « petites revues » que se manifeste chez nous la jeune littérature. Cette institution des petites revues restera comme le fait le plus intéressant de l’histoire des lettres contemporaines. Elle remonte à une dizaine d’années. Sans doute de tout temps on avait vu des écoliers crayonner des vers sur leur pupitre de collégiens et de tout petits enfans tenir la plume du même pouce qu’ils venaient de téter. Mais ils ne trouvaient pas le placement de ces productions naïves. Les jeunes revues leur ont offert un débouché. Un abonnement donne droit à l’insertion d’un sonnet. Moyennant quelques centaines de francs, on peut voir sa prose imprimée bimensuellement. Les petites revues ont donné satisfaction au plus légitime des désirs ; elles ont répondu à ce besoin qui s’impose impérieusement à l’homme civilisé, le besoin d’être directeur, rédacteur en chef, ou tout au moins secrétaire de quelque rédaction. Et qui niera que dans le siècle des microbes et des infiniment petits, il dût y avoir une place pour la littérature embryonnaire ?… Or on nous représentait ces revues comme des antres de la discorde. À en croire des personnes mal informées — ou malintentionnées, — la guerre sévissait du Mercure de France aux Entretiens politiques et littéraires, de l’Ermitage à la Plume, de l’Art social à la Revue Blanche, à l’Idée libre, aux Ecrits pour l’art, à la Jeune Belgique, au Réveil, aux Etrangers, aux Mystiques, aux Isolés, aux Néo-Naturalistes, aux Essais d’Art-libre. Ce n’était entre ces maisons d’à côté qu’âpre concurrence et querelles aussi personnelles que déloyales. La division n’expirait pas au seuil de chacune d’elles. Tous ces frères ennemis, disait-on, ne passaient le temps qu’à s’entredévorer. Et on allait déclamant contre la férocité des jeunes. C’est justement le personnel de ces jeunes revues qui, dans les Portraits du prochain siècle, défile en si bel ordre. Où ne règne que la plus cordiale entente, il devient désormais impossible de parler sans mauvaise foi de dissensions intestines. Le moyen de reprocher aux mêmes hommes de s’entre-dévorer à la fois et de s’entre-flagorner ?

En vérité ils n’ont pas de haine au cœur. Ou plutôt ils n’en ont qu’une : c’est contre les écrivains qui les ont précédés. Mais faut-il parler de haine quand il s’agit de légitime défense et de la loi elle-même de la concurrence vitale ? Bossuet, dans une page éloquente, nous montre les générations nouvelles poussant du coude celles dont elles vont prendre la place. Les choses n’ont pas changé depuis le temps de l’orateur chrétien. Je n’en veux pour preuve que le jeu auquel se livre chaque semaine M. Bernard Lazare dans le supplément du Figaro. Il publie une série de médaillons destinés à mettre en présence et en opposition Ceux d’aujourd’hui et Ceux de demain. À chacun des écrivains qui sont aujourd’hui en réputation cet homme ingénieux en oppose un autre qui est tout prêt pour le supplanter. On ne saurait, d’une façon plus claire, signifier leur congé à ceux qui sont coupables d’avoir fait leur temps. C’est faire comprendre aux plus récalcitrans qu’on les a assez vus, que l’heure est venue pour eux de disparaître et de désencombrer. Aussi bien ceux qui s’offenseraient d’un tel procédé ne doivent-ils s’en prendre qu’à eux-mêmes. C’est leur faute s’ils ont assez peu le sentiment des convenances pour qu’il faille les rappeler à la discrétion. Tant pis pour ceux qui se cramponnent, — et pour les morts qu’il faut qu’on tue.

Peut-être le moment est-il venu de lier plus intime connaissance avec ceux dont jusqu’ici nous n’avons cité que les noms pareils à des ombres vaines. Ce ne sont pas les renseignemens qui nous manquent. D’abord les littérateurs du prochain siècle ont tenu à nous donner sur leur personne physique les détails les plus circonstanciés et parfois les plus intimes. J’avouerai, s’il le faut, qu’il y a là quelque snobisme, analogue à celui des (célébrités » qui prennent plaisir à contempler leur photographie dans les vitrines, ou des mondaines qui stationnent devant leur portrait dans les expositions. C’est une faiblesse, mais combien excusable chez des jeunes gens ! Car ils sont à l’âge où l’on ne se résigne pas aisément à être tout à fait dépourvu de charmes extérieurs. Il est si naturel d’aimer à plaire ! Au surplus ils savent bien qu’il n’est pas de grande destinée où la femme n’ait sa place et que le génie n’a pas toute sa récompense, s’il n’est couronné par l’amour. Aussi constatons-nous avec plaisir que pour la plupart les avantages du corps leur ont été amplement départis. Hélas ! ce n’est pas du tout indifférent. Que d’hommes éminens, grands esprits et grands cœurs, ont envié le charme conquérant des bellâtres ! Ceux-ci n’auront pas à souffrir de ces fâcheuses disgrâces. À les voir, l’imagination évoque les exemplaires choisis de l’humanité et les plus nobles spécimens de la beauté masculine : seigneurs vénitiens ; tercieros de fer que le grand duc d’Albe menait tambour battant des Alpujarras aux polders de Frise ; barons qui partirent jadis avec le Conquérant et dont les descendans trônent encore sur les sièges armoriés de la Chambre haute ; gentilshommes de la cour des Valois à la barbiche en pointe, aux moustaches en croc, aux cheveux en brosse ; pâles visages de Van Dyck ; figures gracieuses de Miéris ; faces mélancoliques de rois dépossédés promenant leur noblesse d’âme parmi les palais déserts et les boulingrins de Versailles. Celui-ci est un Christ brun. Cet autre a une tête de dieu germain, un front porteur de foudre. En l’apercevant on se demande : « Ne serait-ce point Charlemagne ? » Surtout leur regard, où se mire leur âme, est très significatif et l’explorateur qui entreprendrait, comme dit le poète, un voyage dans leurs yeux, y ferait un curieux voyage de découvertes : yeux où l’on découvrirait « d’antiques vagues apaisées et le déchaînement des houles futures » ; yeux qui déjà « contemplent l’aurore des jours qui ouvriront le prochain siècle ». Stefan George a le « regard lunaire]].Un autre a « une tête triangulaire binoculée d’ailleurs » ; ce qui signifie, je pense, qu’il n’est point borgne. Il y en a un qui louche. Cela même donne à l’expression de son visage un je ne sais quoi d’énigmatique et qui attire. On note aussi leur sourire qui tantôt fait songer à celui qui erre aux lèvres des statues de Jean de Bologne et tantôt semble le sourire des anges d’Angelico. Les dames du monde des lettres ne s’ennuieront pas dans le prochain siècle !

Est-il besoin d’insister sur les qualités de leur cœur et sur la trempe particulière de leur âme ? Rien de plus mâle, rien de plus loyal, rien de plus fier ; mais rien aussi de plus tendre et de plus délicat. Une vue droite, une volonté tenace, une conscience scrupuleuse, un caractère franc comme une épée, tous ces mérites leur sont ordinaires, et il leur semble si simple de les avoir, que de les en féliciter serait presque leur faire injure. Notons plutôt un trait qui leur est commun et caractérise en quelque façon leur manière d’être : ils sont tous un peu hautains. Ils ont une tendance naturelle à mépriser et à dédaigner. Cela chez eux ne vient pas de sécheresse ni de méchanceté. Ils tendent volontiers la main à qui les approche. Ils sont d’un abord affable et qui condescend. Mais ils se sentent un peu en dehors des autres hommes, étant fort au-dessus. Cette impression d’isolement ne va pas sans tristesse. L’élu du Seigneur se plaint d’un privilège qui est aussi un gage de souffrance. On ne connaît pas de solitaires gais… Avoir un esprit hautain avec de la douceur dans les mœurs et un penchant à la mélancolie, cela mène tout droit à se réfugier dans l’ironie. On est très intelligent ; on a compris beaucoup de choses et que toutes sont également vaines. À quoi bon s’irriter d’ailleurs et que servent contre l’inévitable les éclats d’une colère impuissante ? On est résigné. On accepte le monde comme il va et les hommes tels qu’ils sont, en se réservant seulement d’indiquer qu’on n’est point dupe. On s’abrite derrière un sourire qui ne semble imbécile qu’aux profanes eux seuls. On tisse autour de son âme comme un voile subtil. Alors, de la tristesse elle-même naît une sorte de volupté très particulière. À s’apercevoir qu’on est incompris et seul, on goûte une jouissance amère et un plaisir distingué. L’ironie est un genre difficile. Ce n’est pas un mince mérite pour les jeunes écrivains que d’y exceller. Quelques-uns s’en sont fait une spécialité. Ils sont proprement des « ironistes », c’est-à-dire qu’ils appliquent à tout sujet, indistinctement, une gouaillerie continue et sans nuances. Mais ceux qui ne sont pas des professionnels de l’ironie ont encore en ce genre des trouvailles délicieuses. Écoutez plutôt comme M. Louis Lormel parle de ceux qu’il nomme, avec un sourire d’affabilité, ses aimables contemporains. « C’est charmant, assure son biographe, d’entendre ce doux nihiliste énoncer : « S’il n’était des lois prohibitives, sanctionnées de sûrs châtimens, je lancerais du haut d’un cinquième des « pavés sur la tête des passans. » Cela sans nul coup de gueule, mais d’une voix timide plutôt ; sans, non plus, nulle loquacité de gestes dont il répudie le mauvais goût. » Ne trouvez-vous pas en effet que cela est d’un goût excellent et d’une gentillesse tout à fait charmante ?

Il nous reste à recueillir les renseignemens qu’on nous donne sur l’œuvre de ces messieurs, sur leurs idées, leurs projets, leur méthode de travail. Voici un premier fait dont la constatation ne va pas sans causer d’abord quelque surprise ; mais il faut y insister, car il semble bien que nous touchions ici à quelque chose d’essentiel et de caractéristique. Ces écrivains impeccables, ces purs artistes, ces poètes prodigieux, ces stylistes prestigieux, — pour la plupart ils n’ont jamais rien écrit. Cela est digne de remarque. Sans doute Il faut faire des exceptions. On sait, par exemple, que M. Paul Adam est d’une extrême fécondité. Quelques-uns aussi ont fait imprimer des plaquettes, de format généralement excentrique, avec de grandes marges et beaucoup de blancs. Mais le format ne fait rien à l’affaire. Tirées à petit nombre, ces plaquettes sont le plus souvent introuvables, ce qui en augmente le prix. Ils sont encore les auteurs d’un poème annoncé, d’un roman en préparation, ou d’un volume impatiemment attendu. Ils ont composé une nouvelle, à moins qu’ils n’en aient seulement esquissé le plan. Ils ont rédigé une note, ou ils y songent. Ils ont promis une page. Tels ont pour titres littéraires d’avoir collectionné des estampes japonaises. Plusieurs n’écriront jamais rien. Ce sont, paraît-il, les mieux doués ; ce sont, en tout cas, les plus consciencieux et les plus fiers. Car on abaisse son rêve en le réalisant. Et parce que la langue reste forcément insuffisante, malgré toutes les tortures qu’on peut lui faire subir, en traduisant sa pensée on la trahit. Tous les poètes ont dit que leurs meilleurs vers étaient ceux qu’ils n’avaient pas écrits. Les poètes nouveaux ont fait beaucoup de ces meilleurs vers-là. C’est déjà La Bruyère qui parlait avec tristesse de telles gloires hautaines qui s’évanouissent dès qu’elles se laissent approcher. « L’impression, disait-il, est l’écueil. » Jules Laforgue et Arthur Rimbaud le savaient bien qui n’eurent garde de rien publier de leur vivant. Ils méritèrent par là de devenir des maîtres. On ne discute Mallarmé que depuis que chacun peut se procurer son Florilège pour trois francs cinquante. L’inédit est une grande force.

Point d’œuvres ; mais de programme pas davantage. Je ne prétends pas dire qu’ils n’aient pas de théories ; ils en ont au contraire, et chacun la sienne. Ils les exposent avec une complaisance qui chez d’autres ressemblerait à du pédantisme ; et leurs idées, grâce aux brouillards dont ils les protègent, conservent de mystérieux lointains. Pas un poète ici qui ne soit doublé d’un « esthète » ; pas un créateur qui ne soit étayé d’un « dikaste ». Entendez seulement qu’il n’y a pas parmi eux de courant général, ni, comme disent les politiciens, d’orientation commune. On s’en rend compte rien qu’à consulter la liste des précurseurs de qui ils se recommandent. Les écrivains qui s’y rencontrent, doivent, à ce qu’il semble, s’y rencontrer pour la première fois. Taine aurait éprouvé quelque étonnement si on l’eût averti qu’il dût un jour être rapproché de Tristan Corbière et d’Ernest Hello. Renan s’y trouve réconcilié avec Veuillot. M. Becque fraternise avec Edgard Poë, Balzac avec le comte de Lautréamont, auteur des Chants de Maldoror. Flaubert est magnifié pour avoir « exhalé supérieurement son intime souffrance en ces mots : « L’époque est farce décidément. » Les frères de Goncourt reçoivent un juste hommage, ayant définitivement fait prendre au public l’habitude d’entendre les littérateurs parler de leurs affaires déménage. Stendhal et Ibsen, Baudelaire et Tolstoï, Alfred de Vigny et Jules Vallès, quelques autres encore complètent cette liste éminemment panachée. Au temps de Victor Cousin, cet art d’apparier les contraires s’appelait l’éclectisme. Le mot a vieilli : il a dû céder la place à un autre qui est d’allures plus moderne et comporte en outre un sens un peu différent : c’est l’anarchisme. Les jeunes littérateurs sont anarchistes de lettres.

L’absence de travail est encore un des traits où se reconnaîtront les écrivains du prochain siècle. C’est un des privilèges qu’on leur enviera le plus justement. Ils laissent à d’autres l’effort minutieux et patient : ils n’en ont pas besoin. Ils savent tout sans avoir jamais été obligés de rien apprendre. Le chemin où nous nous traînons lentement et par étapes, ils l’ont accompli d’un bond. Ils sont intuitifs : c’est leur idiosyncrasie. Ils entrent dans la vie ; ils ont déjà « cérébralement vécu une vie d’homme, et touché littérairement à tous les genres ». Ils ne font que de naître, et ils sont déjà « revenus désabusés du périple des vanités terrestres ». Ils ont « pénétré les arcanes de l’ésotérisme, scruté les traditions orientales, interrogé les modernes métaphysiques ». Le docteur Faust n’en avait pas tant fait dans ses veilles légendaires ; et Pic de la Mirandole s’était acquis de la réputation à meilleur compte. M. André Gide « a touché en quelques brefs écrits à plusieurs des points les plus secrets de l’entendement humain et au sens de Dieu… Ce créateur de vingt-deux ans est allé d’un mouvement simple plus loin et plus directement vers la vérité que les méditatifs mûris par une étude analytique aussi prolongée que sa propre existence. » Des érudits connus pour avoir pâli sur de vieux textes et déchiffré les inscriptions des pierres d’autrefois hésitent dans leurs conclusions et se bornent à des hypothèses. L’érudition de M. Edmond Barthélémy ne connaît pas ces timidités. « Rome, Byzance, Thèbes, lui sont familières, et ne disait-il pas un jour que, s’il était tout à coup transporté à Constantinople, il s’y promènerait sans s’égarer, rien qu’en se souvenant des plans de Byzance qu’il sait par cœur ? » M. Pierre Louys a traduit Méléagre ; M. Rémy de Gourmont sait du latin. Philosophes par instinct et savans par divination, ils ont surtout, cela va sans dire, reçu par droit de naissance et complexion naturelle tous les dons proprement littéraires. Du premier coup et sans y tâcher, ils égalent les meilleurs écrivains ; ou plutôt, n’ayant voulu que les égaler, ils les dépassent. Les amis de M. Albert Samain « savent de lui des poèmes qui ont la rigide perfection de ceux de M. Leconte de Lisle, et ils en savent qui ont la beauté plastique de ceux de M. J.-M. de Heredia. » Jeux d’enfant que cela, simples essais et qu’on ne daigne pas tirer du cahier de brouillons ! M. Paul Espéron « rappelle le Coppée des Intimités et le Sully-Prudhomme des Vaines tendresses, mais avec, dans l’inspiration, plus de spontanéité et de fraîcheur ingénue. » Ronsard aurait signé les vers de M. Raymond de la Tailhède. M. Jean Moréas a retrouvé le chant pur des ancêtres. M. Maurice du Plessys a reconquis le style plein et vigoureux de Malherbe. M. Louis Le Cardonnel a la période de Bossuet. M. Charles Maurras « a la façon d’écrire — encore que rajeunie avec un sens exquis du moderne — du La Fontaine des Amours de Psyché, du Fontenelle des Dialogues des morts. » Le plus étonnant, incontestablement, est M. Marc Legrand. Ce poète est en même temps et comme tout le monde chroniqueur dans un journal. Mais il dispose, pour écrire ses chroniques, d’un moyen qui n’appartient qu’à lui. « Courant à son journal dire son opinion des menus faits de son temps, il y est poursuivi, clopin-clopant, par ce vieux charmant crampon de La Fontaine, à qui, ma foi, à bout de patience, il se résout à passer la plume dans la salle de rédaction : « Eh ! allez « donc, bonhomme ! oyez ce qu’on crie dans la rue et tirez-vous de ceci. » Allez donc parler des difficultés du métier à des gens qui peuvent, aux heures de lassitude et les jours où ils se négligent, écrire comme ce vieux crampon de La Fontaine !

Cependant ils font de beaux rêves et nourrissent de vastes projets. M. Adrien Remacle dans sa tête porte un monde. Ce n’est rien de moins qu’un monde ce que porte dans sa tête M. Adrien Remacle. M. Gabriel Randon à ses « madrigaux torrentiels » en voudra sans doute ajouter d’autres qui ne seront pas moins impétueux. M. François Coulon a trouvé la formule du théâtre de demain qui est, pour l’appeler par son nom : l’idéo-réalisme. Ils préparent qui une idéologie, qui « un drame à valeur d’éthopée « .Quelques-uns sont, dès maintenant, absorbés par des occupations dont nous ne pouvons même nous faire une idée, faute d’avoir jamais rencontré rien d’analogue. Pour un qui « très en puissance de s’abnégatiser et capable de sortir victorieux de l’ascèse magique, a préféré œuvrer d’art », nous en citerions dix autres qui tout au rebours s’abstraient en des travaux mystérieux. C’est, par exemple, l’Allemand Hauptmann. « Il pioche et déterre le vrai, par delà l’écorce de fer des contraires, au centre de Zola et d’Ibsen, l’amande joyau de l’idéalisme et de l’Anarchie. » Je vous laisse à penser si une telle opération peut être simple. Pour ce qui est de M. Edmond Coutances, son œuvre personnelle est « la mise en action d’un levier qui a mission de fournir sa part de force à l’éternel monument humain. Une des pierres les plus difficiles à soulever pour lui, soit par la place qu’elle occupe, soit par sa structure propre, semble être la Femme. » Il est exact que de tout temps la structure propre de la femme a influé sur la destinée de celle-ci. Mais on ne s’était pas encore avisé de soulever la femme avec un levier. Il faudra voir ce que produira ce système nouveau.

On comprend maintenant pourquoi tout à l’heure nous nous refusions à discuter même le mérite et les idées des écrivains du prochain siècle. Les intérêts engagés sont trop considérables. On nous apprend que dans l’Art littéraire « depuis un an déjà M. Lormel préside à l’éclosion des probables aèdes ». Ne dérangeons pas cette éclosion !

Le prochain siècle s’annonce comme devant être particulièrement riche en grands esprits. Il nous a été doux d’en saluer l’aurore. Nous permettra-t-on, en terminant, d’exprimer une inquiétude ? Sans doute tous ces jeunes gens ont cette foi en eux-mêmes qui est la condition nécessaire à l’accomplissement des belles choses. Néanmoins on constate chez plusieurs une tendance qui, s’ils n’y prennent garde, pourrait devenir fâcheuse. À la veille de remporter de glorieux succès, à peine est-ce s’ils semblent y tenir. Ils témoignent d’une sorte d’indifférence à leurs propres intérêts, d’une nonchalance transcendante, d’une négligence déjà comme lassée. « Edmond Cousturier ne consent à écrire que dans de rares occasions. » « Raymond de la Tailhède s’est retiré dans son château de Marmande, écrivant pour lui seul, plus heureux de vivre avec les poètes de la Pléiade et son cher Cervantès qu’avec ses grossiers contemporains. » D’autres, qui ne possèdent pas de château dans Marmande, ont du moins leur tour d’ivoire ; ils s’y enferment. C’est ce mouvement de désertion anticipée qu’il nous semble urgent d’enrayer. Certes, nous ne prétendons nier ni la grossièreté de nos contemporains, ni la nôtre. Nous ne méritons pas les fêtes qu’on nous prépare. Mais s’ils ne nous doivent rien, les futurs écrivains ont des devoirs envers eux-mêmes. Ils ne peuvent laisser sans emploi les facultés que la nature leur a départies. Il faut qu’ils remplissent toute la mesure de leur génie. Même il faut qu’ils se hâtent. L’un d’eux a trouvé le mot de la situation quand il a dit : « L’heure est passée des temporisations et des indolences, des petites pages en attendant. Nous n’avons plus le temps d’attendre… »

On ne saurait plus justement traduire notre impatience. Voilà des années qu’on nous annonce des renaissances toujours à naître. On s’attaque à tous ceux qui font leur tâche, vaille que vaille, et qui paient de leur personne. On rabaisse des œuvres qui, à défaut d’autres mérites, ont du moins celui d’exister, au nom d’œuvres géniales mais problématiques. C’est toujours l’heure de faire des promesses et jamais celle de les tenir. Cependant quelques-uns parmi les jeunes, à force d’avoir été jeunes, commencent à ne plus l’être ; ils ne se sont pas encore décidés à faire leurs débuts qu’ils sont déjà passés au rang d’ancêtres ; Éliacin grisonne aux tempes. D’autre part les malveillans et les envieux profitent de ces lenteurs et se répandent en insinuations perfides. Ils se plaignent que rien ne soit sorti de ce mouvement ou de ce piétinement sur place. Pour nous, nous n’avons garde de désespérer, mais faudra-t-il espérer toujours ? Non, en vérité, nous ne pouvons plus attendre… C’est pourquoi nous adjurons M. Cousturier et ses amis qu’ils consentent à écrire, et nous supplions M. de la Tailhède de quitter son château de Marmande. Si la Garonne avait voulu elle aurait inondé le monde. Ces messieurs n’ont qu’à vouloir. Pourvu qu’ils veuillent !… Il dépend d’eux de choisir la place qu’ils tiendront dans l’histoire des lettres. Car ils y auront leur place en tout cas, soit pour l’avoir enrichie de leurs œuvres, — soit pour avoir donné un exemple encore inouï, et le plus complet qui se puisse imaginer de la fatuité dans l’impuissance.


RENE DOUMIC.

  1. Portraits du prochain siècle, 1 vol. ; Edmond Girard.