Revue littéraire - Le tracas des Beaux-Arts pendant la Révolution

Revue littéraire - Le tracas des Beaux-Arts pendant la Révolution
Revue des Deux Mondes6e période, tome 52 (p. 681-692).
REVUE LITTÉRAIRE

LE TRACAS DES BEAUX-ARTS PENDANT LA RÉVOLUTION [1]

Des gens à qui l’on dit et l’on ressasse que leur activité commence les temps nouveaux, délicieux et admirables, il ne faut pas s’attendre qu’ils aient aucune patience à l’égard du passé. On leur dénigre le passé ; on leur raconte que les siècles précédents n’étaient que tyrannie et mômerie, que c’est fini de tout cela et qu’ils abolissent les ténèbres. Une œuvre pareille ne saurait s’accomplir avec douceur : on excite leur violence, on éveille leurs instincts énergiques ; et, parmi leurs instincts, il y a cette rage de détruire, qui est au fond de l’âme humaine comme un reste de barbarie ancienne ou comme un signe de barbarie perpétuelle. L’amour du passé, le goût des beaux-arts sont des sentiments délicats et fragiles, acquis tardivement, conservés à grand’peine, toujours menacés par les véhémences naturelles. Les amis de l’art et du passé, un lent travail, qui est celui de la civilisation, les a endoctrinés. Voici que l’on défait ce travail : à le défaire, il faut peu de temps ; et l’on supprime la doctrine, on la remplace par une autre, soudaine et, en quelque sorte, inaugurale. Bref, il n’est pas étonnant le moins du monde que nos révolutionnaires de 1793 et années environnantes aient démoli ce qu’ils voyaient de vieillerie, belle ou précieuse : ils s’en sont donné à cœur joie. L’étonnant, c’est qu’ils n’aient pas tout démoli.

Ils n’ont pas eu le temps. La Révolution, qui les avait lancés, redouta un beau jour leur entrain, qui devenait frénésie : elle tâcha de les contenir. Le 18 août 1793, la Convention, qui avait récemment supprimé les académies et chargé David, Haussmann, Romme et Dyzez d’inventorier ce qu’elles avaient possédé, ordonna que les mêmes commissaires s’occuperaient aussi de « toutes les machines, métiers, instruments et autres objets utiles à l’instruction publique, appartenant à la Nation. » Par un bonheur, ils voulurent bien considérer les objets d’art comme utiles à l’instruction publique. Ils montrèrent de la prudence et une vertu qui, rare à toutes les époques, est plus rare encore aux époques de révolution, la modestie. La besogne était immense et variée. Ils demandèrent qu’on leur adjoignît, en assez grand nombre, des citoyens « versés dans les différentes parties des arts, des sciences et des lettres. » On leur nomma trente-deux camarades et ils constituèrent la Commission des arts, qui tint sa première séance le 1er septembre 1793. M. Louis Tuetey vient de publier, en deux gros volumes in-quarto, les procès-verbaux de cette commission : les procès-verbaux et, en notes, les documents qui en sont le commentaire indispensable. Cette publication fait grand honneur à lui et à l’érudition française : on ne saurait mieux présenter les documents, avec la minutie la meilleure, une exactitude parfaite et le soin d’une clarté qui est une élégance.

La Commission des arts ou Commission temporaire des arts se divisa en sections : section d’histoire naturelle, section de physique, section de mécanique, section de peinture, — et sous cette rubrique on rangeait, avec la peinture, la sculpture et l’architecture, — section de bibliographie, et qui comprenait aussi la géographie, les antiquités et la musique. Les membres de la commission furent bien choisis, dans la troupe des républicains éclairés. Il y eut, dans la section d’histoire naturelle, Cuvier, Lamarck ; dans la section de physique, Vatiquelin, Berthollet ; dans la section de peinture, Fragonard, le paysagiste Le Sueur, Alexandre Lenoir, fondateur du Musée des monuments français ; dans la section de bibliographie, Monge, Barbier, l’auteur du Dictionnaire des anonymes. Voilà les noms les plus célèbres, auxquels il conviendrait d’ajouter les noms de citoyens qui, sans gloire, ont travaillé avec intelligence et courage, dans les circonstances les plus difficiles.

Le 27 vendémiaire an III ou bien, disons poliment, le 18 octobre 1794, Marie-Joseph Chénier, celui qu’on appela le frère d’Abel Chénier, ce Chénier-là prit à partie, en séance de la Convention, les membres de la commission des arts. « Il faudra bien, disait l’affreux gaillard, épurer la commission temporaire des arts et y porter comme en triomphe ces artistes célèbres et opprimés qui en avaient été écartés par un rival bassement jaloux. Il faudra écarter cette foule de petits intrigants sans moyens qui cultivent les arts pour les avilir, qui luttaient contre les talents, avec la calomnie, qui, sous le règne des triumvirs, obstruaient les avenues du comité de salut public, » etc. En d’autres termes on n’avait pas mis dans la Commission les amis de Marie-Joseph et il déguisait d’arguments présentables ses rancunes. La Commission ne dissimula point qu’il l’avait offensée. Aussitôt le fougueux Marie-Joseph s’amollit et prodigue des explications qui sont des excuses. En vérité, foi de pusillanime énergumène, vous l’avez mal compris : il n’a jamais eu le projet d’attaquer la commission temporaire des arts ; il rend hommage « à l’activité et au mérite de tous ses membres ; » c’est beaucoup dire, après ce qu’il a dit ? non, « de tous ses membres en général et en particulier. » Mais enfin ces « petits intrigants sans moyens » qu’il a flétris ? Il répond « qu’il n’y a que les malveillants qui puissent vouloir diriger contre la commission des arts les traits qu’il a lancés contre eux. » Pourtant ? « Cette phrase ne regarde point la commission temporaire des arts. » Qui regarde-t-elle ? Ce n’est pas votre affaire ! Et Marie-Joseph promet de monter à la tribune de la Convention pour s’expliquer et prouver la pureté de son cœur. Tout au plus avoue-t-il son regret de ne pas voir siéger à la commission des arts plusieurs artistes fameux et qui lui semblent dignes de cet honneur.

La commission s’était précédemment défendue contre le reproche qu’on lui pouvait adresser de ne pas choisir toujours les citoyens les plus illustres. Elle avait d’abord composé la « classe de chimie, » section de physique, de la façon la plus brillante : Pelletier, Vauquelin, Berthollet, Leblanc. « Mais les trois premiers sont tellement surchargés de travaux que, loin de partager ceux de la commission temporaire, ils n’ont pas même le temps d’assister à ses séances et Leblanc reste seul accablé du fardeau auquel son zèle ne peut pas toujours suffire. » En somme, ce ne sont pas les hommes de génie qui font les meilleurs commissaires : « Pour inventorier et soigner des tableaux, rassembler des instruments ou des morceaux de musique, il faut sans doute les connaissances qui y sont propres ; mais ces connaissances sont absolument indépendantes du génie qui a su les produire. On peut même assurer qu’il n’y a aucun rapport nécessaire entre le talent transcendant et les travaux très ordinaires d’un conservateur éclairé. » C’est le bon sens même. La Commission des arts eut très souvent des idées justes. Et, en définitive, c’était mieux qu’une idée juste, c’était une idée admirable, héroïque même, d’inscrire en son programme, à cette époque de fureur déchaînée, ce mot si bon, si utile et si démodé, malheureusement, de conservateur.

On devine que néanmoins ces conservateurs ont commis plus d’une faute et quelquefois agi tout de même que des vandales. Leurs intentions excellentes ne les dispensaient pas d’être de leur temps et de participer à la toquade universelle. Leur beau rêve serait de « concilier l’intérêt de la République avec la conservation des objets d’art. » Et l’on dirait que c’est facile : ce ne l’est pas. Un jour, l’un des commissaires demande ce qu’on fera de « quelques portraits de personnages proscrits ; » on a trouvé ces portraits dans la maison de l’émigré Juigné : ces portraits seront livrés aux flammes et le comité révolutionnaire de la section dite de l’Unité est chargé du brûlement. Un autre jour, les administrateurs de Port-Brieuc, ci-devant Saint-Brieuc, déclarent qu’ils ont inventorié des tableaux, des croix, des saints, la décoration des ci-devant églises : le tout va servir à la cuite du salpêtre, la République ayant besoin de salpêtre, et non pas d’églises. Un autre jour encore, le secrétaire greffier de la commune adresse à la commission deux médaillons de bronze, l’un qui représente le traître La Fayette et, le second, le traître Bailly : les deux médaillons tout aussitôt sont mutilés, brisés, et les fragments envoyés à la fonte. Le 13 juin 1794, la Commission décide que tous les tableaux et portraits « représentant des individus de la race Capet » seront prochainement réunis dans un même dépôt : alors, on fera leur destruction totale et complète, « afin que la superstition royaliste ne puisse en recueillir un seul. » Un membre, et c’est dommage qu’on ne sache pas le nom de ce garçon, fait observer que ces tableaux ou portraits pourraient, en y regardant bien, « contenir des traits de génie et d’originalité qu’il serait utile de conserver pour l’instruction et les arts : » qu’en dites-vous ? La commission, « ferme dans ses principes patriotiques, maintient son arrêté. » La commission, ce 13 juin 1794, avait oublié ses principes conservateurs.

Elle les oubliait de temps en temps. Mais d’habitude elle les appliquait aussi bien que possible et voire avec un louable entêtement. Elle avait à lutter contre les furieux, contre les imbéciles, contre les ignorants : et elle ne se décourageait pas. Elle présidait à un formidable déménagement : car c’était l’ordre que, de tous les points du royaume, les œuvres d’art fussent amenées à Paris et rassemblées en quelques dépôts. Ce déménagement ne se faisait pas sans anicroches. On enlève, à Saint-Denis, le sarcophage de Dagobert, afin de le mener au dépôt des Petits-Augustins : et, dans le transport, le sarcophage se brise. On trimbale un groupe de Castor et Pollux : « le choc d’une voiture a occasionné une fraction dans ce monument. » La Commission commande que le déménagement des statues soit fait maintenant « sur un traîneau ou sur un binar à châssis de charpente dont les roues ne sont que des moyeux de deux pieds de diamètre, lesquels ayant moins de tirage donnent moins de secousses. » Elle invente un système de tenons et tasseaux, courroies et cordages, doux et bouchonnés de forts tampons de paille. Elle est désolée, quand un accident se produit et elle avise aux meilleurs moyens d’empêcher le vandalisme par imprudence.

Le vandalisme doctrinal est, pour elle, une autre occasion de chagrins et de soucis. La République veut qu’on abolisse les « signes de féodalité, » où qu’on les trouve. Mais on n’y va pas de main morte et ce qu’on abolit, dans un tableau, dans un monument, ce n’est pas les signes de féodalité seulement : c’est le monument et le tableau. Par exemple, au château d’Écouen, devenu hôpital militaire, il y a des vitraux intéressants, mais qui « offrent quelques restes de féodalité et de fanatisme ; » ils sont perdus, ces vitraux, s’ils « blessent l’œil clairvoyant du républicain : » la Commission les fait enlever, pour les sauver. Non loin de Coutances, au château de Thorigny, une galerie contenait plus de trois cents tableaux de toutes grandeurs. L’œil clairvoyant du républicain fut blessé d’y remarquer des fleurs de lys, des couronnes et autres attributs que la main vaillante du républicain se dépêcha de barbouiller. Un habitant de Coutances l’écrit à un peintre parisien : « Crois-tu que l’agent national de la commune m’a soutenu que la loi l’ordonnait, comme signe de féodalité ? Je ne te dirai rien de plus : je craindrais de trop affliger un ami des arts ! » Le peintre parisien communiqua cette lettre à la Commission des arts, qui invita le Comité d’instruction publique à prendre une mesure générale et urgente. Elle-même rédigeait et distribuait les plus honnêtes conseils, à Paris et dans la province : « Pendant que des personnes recommandables par leur civisme et leur instruction, disait-elle, sont occupées à recenser et conserver des objets qui doivent servir à l’enseignement, il ne faut pas que des citoyens tout à fait étrangers à l’étude des arts se permettent de renverser des monuments dont ils ne connaissent ni la valeur ni les motifs, sous le prétexte qu’ils croient y voir des emblèmes de superstition, de despotisme ou de féodalité. » Sous prétexte d’abolir des emblèmes de féodalité, les citoyens les plus jaloux d’organiser la défense républicaine détruisent des feuilles d’acanthe ou de lierre, des masques, des chimères ornementales, des lions égyptiens. La Commission rend hommage à leur zèle patriotique ; mais elle les supplie de vouloir bien regarder à deux fois : « Tu crois rencontrer l’effigie d’un roi : ici, c’est la statue de Linné, de cet immortel ami de la nature ; là, c’est le dieu des bergers ; plus loin, c’est une tête de Minerve que tu mutiles. Le trident de Neptune, le caducée de Mercure, le thyrse de Bacchus te semblent être autant de sceptres : et tu les brises ! » On dirait d’une plaisanterie ; mais ce n’en est pas une : 1a malheureuse commission des arts, si bien diligente, avait affaire à des idiots en délire. Elle devait aussi ménager la susceptibilité révolutionnaire. Les forcenés abolissaient, avec les signes de féodalité, le reste : si l’on avait pu la soupçonner de conserver, avec les œuvres d’art, les « idées qui doivent être effacées du souvenir de tout Français, m tant pis pour elle et pour la tâche qu’elle avait assumée ! Il lui fallut, on aurait tort de ne pas s’en apercevoir, beaucoup de dévouement qui n’allait pas sans risques.

D’abord, elle s’occupa de Paris et des environs. Mais bientôt, par des gens d’ailleurs et par quelques-uns de ses membres qui voyageaient d’aventure, elle apprit ce qui se passait en province : la province était saccagée par le vandalisme. Beaucoup de prétendus « conservateurs » qui avaient été nommés, en divers lieux, pour réunir et inventorier les objets de sciences et arts, les dégradaient et les mutilaient « afin de n’avoir pas à rougir de la nullité ou de l’infériorité de leurs talents. » La Commission résolut d’agir. Elle envoya des commissaires ; elle entretint une correspondance très exacte avec les villes et les bourgs. Ce que révèle simplement cette correspondance est effroyable.

La Commission s’était adressée au district de Nogent-sur-Seine, au sujet d’un monument représentant la Trinité, qui provenait de la maison du Paraclet. Et les administrateurs de ce district répondent que le monument n’existe plus. Il est mort ! Les citoyens l’ont détruit, comme tous les objets consacrés au culte catholique. Ils l’ont détruit « par haine pour le fanatisme : » et c’est charmant de voir le sentiment que la haine du fanatisme développe !… À Fréjus, il y avait, paraît-il, « un Cupidon qui a servi pendant longtemps d’Enfant-Jésus : » bel ouvrage, et qui excite l’admiration des voyageurs. Mais, d’avoir été Enfant-Jésus, ce Cupidon garde une renommée inquiétante. L’agent national craint, pour ce bibelot qui a si mal tourné, l’œil clairvoyant des républicains. Il invite la Commission, si Cupidon lui agrée, à « le rappeler à sa première destination » d’Amour ; et, pour plus de sûreté, il offre de l’envoyer à Paris. La Commission le remercie et le complimente « du zèle qu’il témoigne à conserver les objets qui peuvent servir à l’instruction : » voilà Cupidon pédagogue ; il enseignera ce qu’il sait !...

On avait de mauvaises nouvelles du château d’Écouen. Dufourny, l’un des commissaires, fut envoyé pour procéder à une enquête. Et voici ce qu’il apprit. Au mois de septembre 1792, une « bande de dévastateurs, » commandée par l’ignoble Massé, mit le siège devant le château, une merveille de l’architecture « la plus exquise. » Il n’y avait ni portes, ni obstacles ; et les dévastateurs n’avaient qu’à entrer. « Cependant, ces sauvages ont tiré, par désœuvrement et surtout par instinct, plusieurs boulets sur le château. » Après cela, ils entrèrent dans les appartements : tous les personnages dont ils virent les portraits, ils les « supputèrent souverains, princes, princesses ou nobles ; » toutes les toiles, ils les taillèrent en lambeaux. La chapelle du château est transformée en salle d’hôpital : cette chapelle a de beaux vitraux : les vitraux ne sont pas inutiles, car « ils servent de but aux forces renaissantes des convalescents, qui y jettent des pierres. » Il y avait dans la cour une Vénus antique : les convalescents l’ont brisée ; les convalescents vont bien.

La ville d’Amiens était orgueilleuse autrefois de sa cathédrale, « un des plus vastes et des plus magnifiques temples de l’Europe : » elle n’est plus fière d’une ci-devant cathédrale. « Cet édifice est menacé d’une ruine prochaine, faute d’entretien : » voilà ce que des gens dignes de foi écrivent à la commission des arts. La Commission fait savoir aux administrateurs du district qu’un monument gothique ne se traite pas comme un tas de décombres ; et veuillent-ils se méfier : on ne peut rien ôter d’un monument gothique parfait sans le renverser. Ainsi, les « pyramides et obélisques » du dehors, ne les détruisez pas : « leur poids est absolument nécessaire pour augmenter la résistance des contreforts à la poussée des grandes voûtes. » C’est très bien dit ; et cette petite phrase montre une juste connaissance de l’architecture gothique. Ce fut dit en pure perte : le district d’Amiens était incorrigible. En 1795, pour la manière qu’il avait de « vandaliser » les tableaux, il mérita de recevoir, du comité d’instruction publique, cette réprimande : « Le Comité ne peut que fortement improuver la conduite que vous avez tenue. Vous vous êtes entièrement écartés des devoirs que les décrets vous imposent, des avis salutaires et conservatoires que la commission temporaire des arts vous a fait parvenir... » Les administrateurs vendaient à bas prix les tableaux : c’est qu’ils les avaient abandonnés à l’intempérie des saisons ; les uns étaient effacés, les autres lacérés en outre ! Un peu plus tard, ce ne fut pas contre ces bonshommes falots que la commission défendit l’art amiénois, mais plus dangereusement contre la commission des revenus nationaux, laquelle demandait les grilles en fer, les cuivres et tous les plombs servant de couverture à la ci-devant cathédrale. On avait besoin de métaux, pour la défense de la République : à tel argument, que répondre ? La Commission des arts ne se laissa pas intimider. Elle observa que les ateliers d’Amiens ne manquaient pas de métaux : ils en étaient encombrés, au point de ne savoir qu’en faire et de les exposer à la rouille. Elle ajoutait, avec un digne accent de colère : « Le besoin de métaux fût-il aussi réel qu’il est imaginaire, ne pensez-vous pas comme nous, citoyens, que ceux de la cathédrale devraient être au moins les derniers dont il faudrait faire le sacrifice ?... On ne peut en vérité se défendre de mettre un peu de chaleur dans ses réponses, quand on a sous les yeux des propositions aussi absurdes que celles qu’on fait tous les jours. Mais ces Vandales oublient donc que les métaux qu’ils demandent décorent la plus belle basilique gothique de l’Europe ; que prétendre enlever les grilles et les cuivres de ce magnifique édifice, c’est déshonorer et briser l’accord de sa décoration intérieure ; que vouloir arracher les plombs de ses couvertures, c’est faire périr au bout de six mois une des plus riches propriétés de la République ; qu’enfin cette entreprise effrontée imprimerait au nom français une blessure dont la Nation resterait éternellement couverte ! » Bonne diatribe, et adroite : on ne s’adresse pas seulement à cet amour des arts qui est un sentiment si faible dans les foules et dans l’âme de leurs députés, mais bien au sentiment de vanité patriotique, alors en éveil. C’était embarrasser les patriotes et les engager à la méditation.

Une autre municipalité qui fut sévèrement chapitrée est celle de Strasbourg. Elle avait logé ses cochons à côté de la bibliothèque : il en résultait une odeur si horrible que les livres en étaient infectés. A Verdun, les administrateurs se virent contraints à un pénible aveu : tout ce que possédaient jadis de beaux monuments la cathédrale, les Bénédictins de Saint-Vanne et les Capucins, avait été mutilé, brisé, détruit ou vendu à vil prix par un serrurier, d’ailleurs officier municipal de Verdun. La commission s’informa. Le serrurier, nommé Carrache, n’était pas le seul criminel : la municipalité, en corps, avec les citoyens sous les armes, avait brûlé « en grande pompe » les tapisseries, les livres et tons les objets provenant de la cathédrale ; elle avait forcé l’évêque constitutionnel Jean-Baptiste Aubry à danser autour du bûcher ; « après quoi, l’on s’est livré à une orgie de vandales. » La commission fera poursuivre les auteurs de ces délits. Elle ne peut les poursuivre elle-même ; elle n’a pas qualité judiciaire. Mais elle continue son enquête, afin de fournir aux autorités les preuves incontestables. Elle apprend que le bibliothécaire avait livré au commandant de l’artillerie sept voitures de vieux livres et comptes d’église. La municipalité, la société populaire et la force armée chantaient à qui mieux mieux des hymnes et l’on jouait une musique de guerre. Pendant que les flammes dévoraient livres et ornements religieux, on jetait dans ce foyer des statues et des œuvres d’art. Ce qui s’est passé là n’est pas une rareté. Dans le district d’Altkirch, on a brûlé toutes les bibliothèques. A Bressuire, « la guerre civile a tout et absolument tout détruit : les livres, les tableaux, les sculptures sont devenus la proie des flammes ; il ne reste, dans le district de Bressuire, que des cendres et des décombres. » A Clermont-Ferrand, ce fut Couthon qui présida aux dévastations : les énergumènes brisaient tout et « jetaient en triomphe » les débris autour de ce misérable.

La commission pria les administrateurs de Nîmes de rédiger leur inventaire. Ils répondirent que « le vandalisme de l’infâme Robespierre avait détruit pas mal de choses ; le reste, la cruauté de l’infâme Robespierre avait su le faire détruire : les particuliers qui possédaient une collection de gravures ou de tableaux, craignant « que l’ignorance ou la barbarie n’en prissent prétexte pour les conduire à l’échafaud, » s’étaient avisés d’incendier leurs trésors. Il y a encore des livres, à Nîmes : ce n’est, disent les administrateurs, qu’un « ramas de livres ascétiques, de jurisprudence ou polémique et controverse : » enfin, cela ne leur paraît bon « qu’à s’unir sous le pilon du cartonnier ; » ce n’était pas la peine de flétrir « le vandalisme de l’infâme Robes- pierre ! » Les Marseillais n’ont pas été nonchalants. A la porte de la ci-devant abbaye Saint-Victor, il y avait un tombeau païen, de marbre blanc, conservé à merveille. Un « vandale se disant bourreau des Grands-Carmes » y remarqua une figure de femme et soupçonna que c’était l’image d’une sainte : « il porta sur cette tête le marteau destructeur et, sans les représentations des garde-magasins des fourrages, sa rage n’aurait épargné aucun des restes de l’antiquité qui ornent encore cet édifice ancien. » Les partisans de ce bourreau des Grands-Carmes, ayant trouvé, dans la maison d’un condamné, une momie d’Egypte, la brisèrent en mille pièces. Pourquoi ? Ils avaient pris cette momie égyptienne, hélas ! pour de saintes reliques !

A Salins, les officiers municipaux avaient décroché tous les tableaux d’églises et ils les faisaient laver, lessiver jusqu’à ce que disparût la couleur, toute la couleur. Que voulaient-ils ? De la toile !... Le district de Rouen ne rédigea pas son inventaire et, tout simplement, fit savoir qu’el ne possédait rien. La Commission des arts, un peu surprise, envoya le citoyen Beljambe chercher là-bas la vérité. Il écrivit bientôt à ses collègues : « J’ai presque ri de la naïveté avec laquelle l’agent du district déclare qu’il n’y a dans cette commune aucuns objets d’arts ni de sciences ; je ne soupçonne pas sa mauvaise foi : je le crois ignorant. » Et Beljambe énumère ce qu’il a vu à la cathédrale, à Saint-Ouen, aux Capucins, à l’Oratoire, aux Augustins, ailleurs encore. Ce qui l’a le plus séduit, c’est, au Palais de justice, un « vigoureux » plafond de Jouvenet. « Ce morceau, dit-il, est très recommandable, non seulement par la fierté de son exécution, mais par l’anecdote dont il est l’objet. » L’anecdote, la voici. A la moitié de son ouvrage, le peintre eut la main droite paralysée : de la main gauche, il continua de peindre. Conclusion de Beljambe : « La ci-devant province de Normandie contient un très grand nombre d’abbayes, de couvents, châteaux, où il y aurait une immense récolte à faire. » Tout ignorant qu’il fût ou qu’il pût être, l’agent du district ne devait pas ignorer cela, que Beljambe a si promptement aperçu. Peut-être ce matin Normand s’est-il moqué de la Commission des arts, s’est-il méfié de la « récolte » qu’on ferait dans son pays ; peut-être ce bonhomme, dont la naïveté, sincère ou non, réveille la gaieté de Beljambe, a-t-il été, en cette affaire, le seul « conservateur » authentique : on n’en sait rien.

La Commission des arts, telle que nous la voyons travailler, fit constamment de grands efforts pour sauver l’art de la France et pour supprimer la fureur du vandalisme révolutionnaire. Elle n’épargnait point sa peine ; en somme, elle a obtenu quelques résultats et elle a répandu de bonnes idées. Elle disait : « Il est digne d’une nation libre et triomphante de joindre à cette intrépidité qui renverse et détruit, la bienveillance active qui encourage et conserve, et de jeter au milieu du tumulte de la guerre un regard consolateur sur les arts dont le génie doit éterniser le souvenir de nos victoires. « Seulement, l’amour des arts et le goût de conserver le passé ne sont pas des sentiments que l’on enseigne aux foules agitées. Puis les foules étaient menées, le plus souvent, par des furieux. Enfin, les âmes étaient dans le pire désordre, où elles ne retrouvaient plus leurs habitudes, leur meilleur usage et leur ancienne éducation.

Cette espèce d’absurdité qui tourmentait à peu près tout le monde se voit dans un épisode auquel la Commission des arts fut mêlée. Le 22 septembre 1793, « on parle, dit le procès-verbal, du corps de Turenne et on arrête qu’il sera conservé. » Le corps de Turenne était à Saint-Denis : on détruisait la plupart des monuments de la basilique ; mais on avait, pour Turenne, un peu d’aménité. Bref, le corps de Turenne sera conservé : où et comment ? Voilà ce qu’on eut décidé le 25 novembre : « Le citoyen Thillaye est chargé de recueillir la momie de Turenne qui est encore dans la ci-devant église de Saint-Denis. Il la fera transporter au Muséum avec les autres morceaux qui méritent d’être conservés. » C’est joliment dit, n’est-ce pas ? Et le corps de Turenne sera traité comme un objet d’art ? Mais non : comme un objet d’enseignement ! Il s’agissait de savoir, au Muséum, par quels procédés ingénieux et dignes de curiosité scientifique ce cadavre du maréchal avait été momifié. Le projet semble avoir étonné diverses personnes, si bien que l’on s’adressa au ministre de l’intérieur, qui répondit : « Je ne crois pas que je puisse, quoique sous le nippon de l’instruction, autoriser le dépôt au Muséum d’un corps ainsi exhumé. » Il a raison ; mais son argument prête à rire, ou à pleurer : « L’art des embaumements, qui pouvait intéresser l’orgueil des rois, n’occupera point des républicains, qui ne sont jaloux de transmettre à la postérité que leurs vertus. » Cependant Thillaye n’avait pas attendu la réponse du ministre et, fier de son activité, il avait exhumé Turenne, il l’avait porté au Muséum : il dut le rapporter à Saint-Denis, les premiers jours de décembre 1793. La Commission fut assez mortifiée ; elle garda son intention, secrètement. L’année suivante, au mois, de novembre, « . Jolain, expert, fut par elle autorisé à transporter au Muséum d’histoire naturelle la momie de Turenne. » Don Quichotte, quand il s’est fait un beau sabre de bois, l’essaye contre un rocher : le sabre se casse. Don Quichotte s’en fait un autre et, cette fois, néglige avec soin de l’essayer. Semblablement, la Commission négligea, cette fois, de consulter le ministre. Le 20 novembre, Thillaye fut « invité à surveiller le transport de la momie de Turenne à Paris » c’est la troisième fois que Turenne voyage avec ce Thillaye imprévu. Le 30 novembre, Thillaye « dépose le récépissé de Lucas, concierge des galeries du Muséum d’histoire naturelle, à qui a été remis le corps embaumé de Turenne, retiré de l’église de Franciade ». Car Franciade est le nom récemment républicain de Saint-Denis. La « momie » de Turenne demeura hors de sa tombe, dans l’amphithéâtre du Jardin des Plantes jusqu’à l’an VII. Elle n’avait pas fini d’être ainsi trimballée : le 16 avril 1799,1e directoire exécutif ordonna de la placer au Musée des Monuments français. Là, elle eut pour gardien cet Alexandre Lenoir, un assez brave homme et l’un des véritables sauveteurs de l’art pendant les années de folie. D’ailleurs, Lenoir n’admirait pas extrêmement ce cadavre célèbre ; il a écrit : « Turenne, dont on a tant vanté la momie, était moins conservé que Henri IV ; les formes étaient plus aplaties, la peau plus sèche et plus ridée ; cependant, à travers cette masse informe, en ma qualité d’artiste... » Eh ! Lenoir, on ne dit pas ça !.. « j’ai reconnu les formes de sa figure. » Son pensionnaire, au bout du compte, lui parait un peu surfait.

Or, on n’avait pas l’horreur de Turenne ; on voulait bien ne pas le considérer comme un séide des tyrans : et même on lui eût volontiers attribué quelques vertus républicaines.

Cette désinvolture à l’égard de la mort est un indice et marque l’esprit d’une époque. Ces gens qui n’avaient pas le respect de la mort et de l’histoire, comment donc auraient-ils épargné, dans leur terrible remuement, les œuvres d’art ? Les œuvres d’art sont du passé ; toutes sont du passé : les vieilles et les plus jeunes qui dernièrement ont résumé une méditation séculaire. Les anciennes œuvres d’art méritent l’amitié pour leur beauté sans doute, et pour le témoignage qu’elles donnent de temps lointains et abolis. Les nouvelles œuvres d’art ne sont pas toute nouveauté : elles continuent le rêve ancien ; les plus belles sont du passé qui renaît sous des apparences variées. Les unes et les autres, on ne les comprend et on ne les aime pas, si l’on n’a pas le goût de chercher en elles ce qui est mort et ce qui dure dans l’âme humaine. Le vandalisme est une maladie de l’intelligence, un défaut de mémoire, un état de singulière étourderie. Il y a des moments où l’humanité perd la conscience de soi, oublie ce qu’elle était, ce qu’elle est aussi. Elle ressemble alors à ces nigauds de singes qui, par distraction, laissent tomber ce qu’ils tenaient dans leurs mains précieusement.


ANDRÉ BEAUNIER.

  1. Procès-verbaux de La commission temporaire des arts, publiés et annotés par M. Louis Tuetey, deux volumes de la Collection de documents inédits sur l’histoire de France publiés par les soins du ministre de l’Instruction publique ‘imprimerie nationale et librairie Ernest Leroux).