Revue littéraire - Le roman et la guerre

Revue littéraire - Le roman et la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 32 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE

LE ROMAN ET LA GUERRE [1]

Il n’a guère paru de romans depuis vingt mois. Les temps seraient plus favorables à l’épopée. Sortira-t-il une épopée de ces temps épiques ? Nous en avons le présage et les élémens peut-être, dans ces récits de combattans, déjà si nombreux, quelques-uns très beaux et qui tous contiennent plus que des parcelles de sublime. Nos romanciers ont redouté de n’imaginer rien qui valût cette réalité simple et prodigieuse. Puis il n’était pas facile, même pendant les longs répits de l’offensive, d’écarter l’unique souci et de se réfugier, de s’enfermer dans de plaisantes fictions. Enfin, je crois que beaucoup d’écrivains, et non les pires, ont éprouvé une sorte de scrupule à continuer, durant la tribulation de la France, le jeu des idées et des mots. Inutile abnégation, si l’on veut ; mais gracieuse : et puissent un jour les littérateurs ne pas oublier qu’au moment où l’on refusait tout plaisir, c’est pour ses délices qu’ils ont refusé la littérature ! Ces dernières années, avant la guerre et dans le grand désordre, n’allait-on point à fausser la notion même de la littérature ? On l’avait chargée d’un rôle qu’elle sait jouer, et pourtant qui n’est pas le sien : d’un rôle social, et philosophique, et politique. On l’en avait chargée, on l’en avait accablée. Si la littérature était un métier si grave et n’était pas, — au gré de Racine et de son époque, la plus belle entre toutes, — un divertissement, le scrupule que j’indiquais n’aurait pas eu sa raison d’être. Le roman, s’il avait le devoir, — il en a la possibilité certainement, — de traiter les plus hautes questions de la pensée et de l’activité humaine, florirait aujourd’hui mieux que jamais. Soudain, les littérateurs se sont rappelé que la littérature est un art et, autant dire, un amusement de l’esprit.

Ce vif sentiment qu’ils ont eu, s’il dure après la guerre, suffira probablement à corriger quelques erreurs, à éclairer diverses doctrines un peu confuses et à distinguer plusieurs choses qui s’embrouillaient. D’ailleurs, je ne prétends pas que la littérature soit condamnée à la frivolité ; mais une certaine frivolité lui convient, ne fût-ce qu’afin de rester un art et aussi pour ne perdre pas toute modestie. En ne cherchant pas trop à servir, elle risque moins d’être périlleuse. Anodine, elle a plus de liberté. Quant à deviner les destinées prochaines du roman, qui s’y hasarderait ? Parmi les genres littéraires, il n’en est pas de plus souple, variable et, pour ainsi parler, de plus sensible. Nul ne se modifie plus promptement, selon les modes quelquefois, le cours des événemens et les caprices de l’idéologie. Il n’obéit presque pas à des règles. Voici plus d’un siècle, qu’avec une docile exactitude il reflète les goûts furtifs, les passions, les velléités sages ou folles de ce pays. Quoi qu’il en soit des hypothèses qu’on a formulées sur les lendemains de la guerre, une nouvelle France va naître, dont il est malaisé de prévoir et le bonheur et les travaux : cette nouvelle France aura ses peintres attentifs. Les énergies que le premier Empire avait suscitées, et qu’il occupa et qu’il laissa ensuite sans besogne, multiplièrent leur fécondité, produisirent un monde nouveau et Balzac, le romancier de ce monde nouveau. La formidable commotion de la présente guerre se propagera ; tout aura subi le branle : ni l’équilibre ne s’établira vite, ni le calme ne se fera sans peine. Ensuite, le calme, s’il advient, — ou, sinon le calme, cette moindre fureur qui est l’aubaine de quelques années dans l’histoire, — révélera le changement des âmes et de tous leurs dehors. Cette aventure méritera son Balzac ; et l’aura-t-elle ?


Les quelques romans qui ont paru depuis le début de la guerre portent la marque de l’angoisse. L’un des plus beaux, — je n’ai point à le signaler aux lecteurs de la Revue, — Le Sens de la Mort, est une méditation poignante sur le thème que ces terribles jours imposent continuellement à notre pensée. Une méditation : mais aussi le héros de M. Paul Bourget ne sépare pas de la réalité sa doctrine ; il prétend la tirer de la réalité même et de l’expérience. Il est un homme de science, un médecin : mais (dit-il) en médecine, les théories les mieux déduites et combinées ont leur contrôle dans la clinique ; et elles tombent si la clinique les dément. De sorte que la science et les principes de la science nous engagent à ne point isoler de « l’action » la vérité. Les systèmes d’idées qui aident à la vie ont, de ce fait, leur vérité ; les systèmes d’idées qui détraquent en nous l’aptitude à vivre, ont là leur démenti. Ainsi l’épreuve, ou expérience, nous avertit opportunément ; et quelle épreuve, que cette guerre, la plus grande guerre et l’expérience la plus vaste qui ait placé l’humanité devant les doutes de la mort ! Il faut que la mort, pour n’être pas le scandale de la nature, ait « un sens » : ce mot veut dire « une signification, » et ce mot veut dire « une direction. » L’auteur de ce roman dirige la mort vers Dieu. Et le roman, dont les péripéties se développent avec une logique pressante, séduit l’intelligence et la touche, quand il est tout animé du charitable désir de lui donner à contempler un univers et de lui épargner l’offense d’un chaos.


Univers ou chaos, l’objet redoutable dépend des lois intimes et cachées qui le gouvernent, dépend aussi du regard qui l’examine et qui en tolère le spectacle. L’effroyable guerre ne serait que démence déchaînée, si les âmes ne l’eussent contrainte à se ranger dans les catégories du courage, de la résignation, de la sérénité volontaire. Comment la catastrophe est devenue patience, et la calamité vertu, c’est ce que montre La Veillée des armes, roman de la guerre en ses préludes. Mme Marcelle Tinayre y conte l’histoire de deux jours. Son récit commence le 31 juillet de l’avant-dernière année, au matin, « lourd matin, blanc de soleil et d’orage, » et finit le matin du 2 août, lors des premiers départs des jeunes hommes. Ce sont là presque les limites de durée dans lesquelles s’enferme une tragédie. Une crise mentale se noue et se dénoue en peu de temps ; et, comme une tragédie noue et dénoue une telle crise, c’est une crise également que présente La Veillée des armes : il s’agit d’une âme, — et de l’âme française, — que va troubler, bouleverser la subite explosion de la guerre et qui maîtrisera son émoi. Une occasion de folie et qui tourne en sagesse, par l’œuvre énergique de la raison : c’est une tragédie en effet. Le nom de Racine revient plusieurs fois dans les pages de ce roman ; il nous étonne et, bientôt, nous enchante. Mme Tinayre souhaite que son héroïne, toute moderne et d’aujourd’hui très exactement, soit en quelque façon racinienne : oui, et c’est ainsi que, sous la menace de la barbarie, l’âme française a eu recours à tout son passé pour être plus sûre de soi et sans doute a aimé avec une ferveur jalouse les momens de sa pureté parfaite. A Paris, dès la première alarme, — l’auteur de ce roman le note, — on se mit à prononcer ces mots « nous... chez nous... » comme jamais on ne les avait prononcés : et il est naturel qu’aussitôt les écrivains songent à Racine. Simone Davesnes, dans La Veillée des armes, est bien de chez nous, sensible, et avec tant de simplicité, aimante avec douceur, passionnée de tendresse et, même exaltée de passion, toujours lucide : elle a le cœur intelligent. Elle se résigne, et ce n’est pas la fatalité qui la dompte. La souffrance ne l’a point écrasée. Au paroxysme de la souffrance, elle a vu clair et elle a mis en ordre son malheur et son devoir. Elle a pris conscience de l’héroïsme qui lui est demandé. Le chagrin qui l’assaillait, elle a préféré l’accueillir ; et, son sacrifice, elle ne l’a point subi, mais consenti. Frêle contre l’énorme guerre, elle a soin de n’être pas éperdue ou timide ; elle résiste et est secondée par l’exemple des pauvres, par le souvenir des ancêtres, par le patriotisme et par l’amour. Elle sera plus forte que les hasards. Elle ressemble un peu à la France.


M. René Benjamin, lui, nous jette en plein dans la guerre Son roman de Gaspard n’est pas du tout racinien, mais rudement réaliste ; et, comme il y a loin de la jolie chambre où Simone discipline sa tristesse aux tranchées d’Argonne, il y a loin de toute élégance au vif entrain de Gaspard et de ses amis. Peut-être le perpétuel argot de Gaspard et de ses amis nous lasse-t-il avant que nous n’ayons achevé la lecture de tout le roman. Patience ! et, puisque c’est un langage de héros, patience ! Un roman réaliste n’évite guère d’être un peu long : et il nous dure, dès que nous savons le principal, qui tient en quelques feuillets ; mais les heures sont plus longues dans les tranchées que les pages du livre et plus nombreuses, patience ! Un réaliste qui n’insisterait pas, ô merveille ! un tel réaliste serait Maupassant. M. Benjamin, je l’avoue, insiste. Mais la guerre, aussi ! Ce n’est point une guerre, celle-ci, qu’on puisse peindre à l’aquarelle et à petites touches délicates. M. Benjamin ne ménage ni la couleur ni les gros coups de pinceau. Il a, en outre, comme les réalistes les plus récens, une coquetterie verbale assez drôle, une espèce de virtuosité pittoresque et, parfois, un bagout d’artiste fameusement doué. Gaspard ? « Lèvres humides, œil fureteur, cheveux rebelles, un brin de moustache satisfaite, et surtout un nez comique, un long nez tordu mais honnête, ne reniflant que d’une narine mais de la bonne, si bien qu’il semblait que c’était le front, curieux et remuant, qui laissait pendre ce nez à gauche, pour pêcher dans le cœur des idées et des mots... » Il y a là de la recherche, et de la trouvaille. Il y a là, de la préciosité : M. Benjamin travaille le nez de Gaspard comme un poète du temps de Louis XIII les yeux de Chloris ; et un réaliste de prix Goncourt n’ose pas être simple autant que la réalité. Mais il y a encore de la simplicité dans ces colifichets de littérature abondamment truculente. Et Gaspard, avec toute la fanfaronnade gaie de son vocabulaire, avec ses manières délurées, a une bonhomie souvent délicieuse. Bonhomie et bonté, voilà le fond de sa nature, sous les ornemens de gloriole. Il fait le malin ; mais il est malin, débrouillard ; il s’adapte vite aux conditions héroïques de la vie, et de la mort. Il grogne ; mais il est un grognard. Fût-ce à la guerre, il reste gentiment ce qu’il était, « Parigot de Pantruche, » et marchand d’escargots rue de la Gaîté, mais soldat, et qui ne barguigne pas avec la besogne de sauver la France.


Par amour de la simple vérité, M. René Bazin n’est pas un réaliste. Il emploie peu de mots ; il veille à ne pas dire plus qu’il n’a vu, à ne pas dire tout ce qu’il a vu. Après avoir regardé la nature et avant de la peindre, il a fermé les yeux et il a laissé l’image prendre ses lignes de repos : il copiera l’image reposée. Il n’est pas un impressionniste et il se méfie des hasards d’un premier aspect. Les impressionnistes guettent la bizarrerie ; et M. Bazin la redoute. Il aime la continuité, la durée. Les paysages ne lui masquent pas la nature. Et, de même, les anecdotes ne lui masquent pas l’humanité ; ni l’humanité ne lui masque l’éternité. Ses paysages, ses anecdotes, ses méditations, qu’il n’improvise pas, mais qu’il a, pour ainsi dire, accoutumés à vivre ensemble, forment une harmonie, et qui est l’harmonie de sa pensée. Il y a, dans ses Récits du temps de la guerre, beaucoup d’émoi, de la pitié, des larmes et une espérance frémissante ; il y a aussi, dans ces épisodes inopinés, quelque chose de difficile à définir et qui ressemble à l’habitude, la sérénité d’une âme que l’accident n’a point surprise et qui était préparée, je suppose. Et c’est le charme persuasif de ce volume ; c’en est peut-être l’enseignement... Pointeur de la première pièce à la première batterie, Archambaut ne parle guère. On ne le connaît pas ; on devine qu’il est campagnard et qu’il a du bien. Mais, à la guerre, il est pointeur et le reste n’importe pas. Un jour, lui qui a d’ordinaire le teint vif, ses joues sont pâles, blanches. La batterie s’apprête à bombarder un village. Archambaut, qui est de la région, sait évaluer la distance : — « A 2 500, mon capitaine ! » Et, dans ce village, n s’agit de démolir un état-major allemand... « Alors, mon capitaine... » Et Archambaut n’hésite pas ; c’est sa parole seulement qui hésite : « Mon capitaine, tapez à droite de l’église, sur la pente, une maison couverte en tuiles, avec des murs blancs autour du jardin ; la voyez-vous ?... » Et Archambaut désigne la maison : « C’est la plus grande du bourg ; il y a un étage, il y a quatre belles salles, il y a une cave et du vin dedans : sûr, ils sont là ! Tapez dessus. » Jamais Archambaut n’en avait tant dit... Et il la connaît bien, cette maison ? « C’est la mienne, » répond-il, tout bas. Puis il revint à sa pièce et il se pencha vers son niveau. Quand la bulle d’air fut en place, il annonça : « Prêt ! » L’obus partit... Dans un village de Vendée, il y a une métairie de la Renaudière. La métayère, l’homme à la guerre, se mit à la charrue ; et, au bout du champ, à l’ombre d’un pommier, dormait sa petite enfant. Le temps passe ; et elle n’a pas de nouvelles du métayer. Chaque jour, elle attend le facteur et ajourne au lendemain sa joie, chaque jour déçue. Enfin, les gens du village apprennent que le métayer est mort, près de Namur ; mais ils n’osent pas le dire à la veuve. Tout le village sait qu’elle est veuve, hormis elle. Le maître d’une ferme voisine offrit de herser les guérets ; son valet roulera les labours, « et moi, comme il convient, je ferai la sèmerie. » Ce fut l’automne, le soleil dans les arbres et aux vitres. Un jour, un garçon de quinze ans s’approcha de la métayère et, son chapeau à la main, lui proposa : « Si vous voulez, je gaulerai vos cormes de l’avenue ; et même, avec mes sœurs, je peux bien les mener chez vous... » Elle ne répondit pas ; elle sembla sortir d’un rêve, et tout à coup s’éveiller. Elle regarda la campagne et les gens. Elle dit enfin : « Ils sont tous à vouloir m’aider : c’est que mon mari est mort ! » Il n’y eut, auprès d’elle, que du silence et « l’unanime charité lui avait appris la douleur. » Ces deux épisodes tiennent, l’un et l’autre, en peu de pages. Cependant l’auteur ne s’est pas contenté d’en donner l’esquisse. Mais il n’a pas eu besoin d’un long commentaire, et minutieux, pour nous rendre intelligibles ses personnages, parce qu’il les a empruntés, comme je l’indiquais, à la durée authentique et à la continuité de la vie paysanne. Ils ne nous sont pas étrangers ni étranges. Même dans les circonstances anormales d’une guerre, ils agissent conformément à l’âme que leur a lentement élaborée l’usage de toute leur existence et un usage qui est plus ancien qu’eux. Ce qu’ils font de singulier provient de cette âme, que nous connaissons bien, qui est la nôtre, ancienne chez nous. Et, en toute occurrence, même terrible et imprévue, ils peuvent, comme Archambaut à la minute de bombarder sa maison, sans défaillance, annoncer : « Prêts ! » Les courts Récits du temps de la guerre ne sont pas des allégories, des symboles ou des contes démonstratifs ; mais ils prouvent, sans le dire et sans avoir à le dire, que les siècles avaient préparé la France pour le choc, les longs siècles laborieux, leur habitude et leur croyance ininterrompue.


Les romans très divers de Mme Tinayre et de M. Benjamin, les récits de M. Bazin, romans et récits du temps de la guerre, ont cette analogie, le souci du document vrai. « Aucun de mes livres, écrit Mme Tinayre, ne doit moins à l’imagination et ne comporte moins d’artifice littéraire. » M. Benjamin n’a point à nous avertir pour que nous sentions qu’il a copié d’après nature et en plein air son Gaspard et ses autres « poilus, « ses tableautins de la vie aux tranchées, puis, dans la chambre chaude, ses tableautins de la vie à l’ambulance après que Gaspard est blessé. M. Bazin présente ainsi l’anecdote de Celle qui ne savait pas : « Voici ce que j’ai vu dans la Vendée... » et ainsi l’anecdote du Pointeur : « Voici en quels termes, ou à peu près, un canonnier m’a raconté l’histoire de son camarade Archambaut... » Le littérateur se retire, s’efface et voudrait s’effacer davantage, laisser tout seuls les faits plus beaux, plus pathétiques et attrayans que nulle invention de l’art ; et c’est un hommage que rend la littérature à l’héroïsme, à la vertu, à la douleur : sa timidité est jolie.

« Dans les romans, il y a quelquefois de belles inventions. Mais, dans la vie, il arrive des choses encore plus surprenantes. Si je vous racontais... » M. Marcel Prévost se souvient d’avoir entendu ces phrases-là plus d’une fois : les romanciers reçoivent plus de confidences qu’il ne leur en faut. Mais, dans un hôpital de Versailles, un blessé, taciturne et triste, qui l’invite à sa confession, l’émeut : les mêmes phrases, naguère insignifiantes, prennent un autre accent. Et le plus habile de nos conteurs, le plus adroit à combiner les élémens d’une intrigue et à mener ses personnages au gré de sa fantaisie ingénieuse, humilie volontiers son art ; il renonce à mieux faire que de noter la confession de l’adjudant Benoit. Seulement, ce garçon qui souffrait de corps et d’âme ne fut pas sans retard éloquent, ni même expansif : « Ce fut long, lent, laborieux. Le commencement du récit sortit par bribes, avec des hésitations, des suspens... » La confiance lui vint ; et il s’anima : son visage se détendit et sa parole se dérouilla, comme il en était à la péripétie de son histoire. Enfin, quand le drame allait se dénouer, il manqua d’énergie : « Je n’ai plus de force pour continuer, » dit-il. Et, le dénouement, lui-même l’écrivit avec autant de bonne foi que de chagrin. L’auteur de l’Adjudant Benoit dut arranger et ordonner les préliminaires du roman, les débrouiller de la confusion où les avait laissés l’adjudant ; puis, c’est l’adjudant qui parle et, finalement, tient la plume. Or, « de cette diversité dans le rendu, il résultera, dit le romancier, quelque chose de moins harmonieux que si j’avais remanié l’ensemble, équilibrant les diverses parties, comblant les vides, égalisant l’expression : tâche facile... » Tâche facile à qui a merveilleusement cet art du récit le mieux fait, le plus aguichant pour la curiosité, le plus ménager de l’attention du lecteur et le plus attentif à son plaisir. « Tout ce travail d’ajustage et de polissage, j’aurais pu l’accomplir au cours des soirées que laisse libres et vides, de temps à autre, même en temps de guerre, le devoir militaire et que j’ai consacrées à mettre simplement ces notes en ordre. Par les inégalités du ton, par les heurts et les sautes du récit, le lecteur ressentira mieux, il me semble, ce que j’ai ressenti moi-même en le recueillant. Réalité, vie, le moins d’artifice possible : n’est-ce pas, dans les heures où nous sommes, ce que la plume du conteur doit laisser passer ?... » Le moins d’artifice possible : et ce sont à peu près les mots que Mme Tinayre employait pour indiquer son projet. Il y a là, je ne dis pas, toute une esthétique, du moins l’une des règles que s’imposent la littérature et le roman de la guerre ; et c’est une règle de renoncement, le sacrifice de plusieurs coquetteries, lesquelles avaient leur prix et, à présent, ne seraient pas opportunes. La littérature, elle aussi, accepte et réclame quelque privation, se mortifie et, peut-être, se repent.

Le roman de M. Marcel Prévost, tel qu’il le donne, est l’un de ses meilleurs ouvrages. Quoi qu’il en soit, de la collaboration de l’adjudant ou, en d’autres termes, quelle que soit, dans ce livre, la part tragique de la réalité, l’on y retrouve la manière et la maîtrise du conteur ; et jamais il n’a été si rapide sans brusquerie, clair si aisément : jamais surtout on ne l’avait senti à ce point ému lui-même, pris par son œuvre, et non la dupe, mais l’ami de son héros. La simplification littéraire qu’il a voulue coïncide avec une très heureuse et belle simplification morale. Il s’est épris de cette austérité, qui n’est d’ailleurs ni revêche, ni entachée de pharisaïsme, et qui ne prêche ni ne vilipende, mais qui, franche et nette, pose en principe la rudesse du devoir. Nous sommes loin des vices compliqués et des perversités subtiles que le moraliste de Chonchette et des Demi-Vierges analysait avec complaisance. La faute ici a, pour ainsi parler, de la santé : le crime, le double crime de l’adjudant Benoît, s’il mérite l’indulgence ou la pitié, nulle excuse ne le cache. Les psychologues, il n’y a pas longtemps, étaient un peu les complices des âmes et, s’ils ne favorisaient pas leur péché, pourtant ils l’examinaient à loisir, avec plus d’intérêt que de sévérité. Au bout de leur analyse, on ne distinguait plus très exactement le bien et le mal. Mais voici qu’une vive lumière se jette sur ces demi-teintes, éclaire la pénombre dangereuse et dissipe les nuées troubles ; il fait jour.

Ce Benoît, c’est le fils d’un agriculteur du Gers, homme assez riche et qui n’a pas lésiné pour que son fils eût de l’instruction. A dix- huit ans, pourvu de ses diplômes, Benoît put aller en Saxe étudier les procédés nouveaux de l’agriculture. Ensuite, artilleur dans l’Est, brigadier ses deux ans finis, il a rengagé. Bref, à la guerre, il est maréchal des logis dans une batterie cantonnée au fort de Cissey. Avec un brigadier, trois canonniers et un cycliste, on le charge d’installer et de mettre en service, à quelque distance de là, au château d’Uffigny, un poste de radiotélégraphie. Le château d’Uffigny, bâtisse Empire, et le domaine assez vaste, appartient à un baron Somski, banquier de Lodz, un personnage de qui l’on ne sait rien, sinon qu’il arrive à l’automne, amène tout un équipage de chasse, donne des fêtes magnifiques, traite généreusement le pays et part avant les froids. Au début de la guerre, il n’est pas là ; et le domaine d’Uffigny n’est habité que par le garde, Joseph Archer, dit Joze, sa fille Gertrude et un petit domestique alsacien, Rimsbach, un infirme, dit le Manchot. Le vieux Joze va et vient, parcourt les bois et les prés : on ne le voit guère qu’à l’heure des repas, et il raconte alors ses souvenirs de l’autre guerre. Le dimanche 2 août, réquisition des chevaux, à Uffigny ; et les bêtes sont amenées sur la place, chevaux de labour et de roulage, bidets de ferme, haridelles de marchands ambulans, quelques bêtes de luxe. On attend la commission militaire : et ce sont douze cavaliers gris pâle qui débouchent, la lance à la botte, le revolver au poing. Cette patrouille de uhlans réclame les chevaux. Mêlée : un lad et un cocher roulent dans l’herbe, un uhlan choit de sa monture. Le petit poste que Benoît commande accourt ; et les uhlans sont, les uns tués, les autres mis en fuite. Mais Benoît ne s’en tire qu’avec une blessure à la jambe. On le porte au plus près, dans le pavillon de Joze, où Gertrude le soignera... Si vous vous étonnez qu’un sous-officier de l’active, blessé, demeure chez des civils et ne soit pas transféré dans un hôpital militaire, M. Marcel Prévost vous invite à ne pas oublier que nous sommes au 2 août, que la guerre n’est pas officiellement déclarée, qu’on mobilise les combaltans et que la régularité des services n’est pas tout organisée. Cette parenthèse, afin que l’exactitude soit parfaite et la vérité conforme à la vraisemblance.

Gertrude, une fille fraîche, douce et bonne. Et au surplus, nous ne connaîtrons pas Gertrude en menu détail : Benoit, quand il parle d’elle, va vite et, par une sorte de pudeur effarouchée, n’ose pas dire et ne dit peut-être pas à lui-même pourquoi il aima Gertrude. Mais il l’aima. Ils passèrent des heures à rêver ensemble, à regarder le soleil et l’ombre par la fenêtre, et puis dehors, quand Benoît put se lever et, devant le pavillon de Joze, goûter la joie quiète d’aller mieux, de revivre, de se guérir et de se sentir jeune. Comment Benoît fut amoureux de Gertrude et, sans le lui déclarer, la contraignit à le savoir, comment Gertrude l’aima de pur amour, ce n’est pas Benoît qui l’eût raconté ; M. Marcel Prévost nous engage à n’éprouver aucune surprise, à ne pas méjuger l’efficace de la jeunesse et de la convalescence. Mais ils n’étaient pas des amans.

Benoît déteste le Manchot, qui lui fait des mines railleuses, et qui a des allures inquiétantes : à la nuit tombante, le Manchot grimpe l’escalier du château, parcourt les salons, les chambres, allume de place en place l’électricité, l’éteint, s’esquive, passe le plus souvent la nuit dehors. Où va-t-il ? Et, s’il avoue ses bonnes fortunes de polisson par la campagne, qui sait ? Benoît soupçonne le gaillard d’être un espion : n’est-ce pas lui qui, ce dimanche de la réquisition des chevaux, avait appelé les uhlans ? ses manigances d’électricité, dans le château, ne sont-elles pas des signaux ? ses courses nocturnes, des trahisons ?... Un jour, un lieutenant vient, à Uffigny, du fort ; et le vieux Joze le prie à déjeuner, sans façon. Le vieux Joze, entre la daube et le fromage, déroule ses souvenirs de soldat ; le jeune lieutenant, ses espérances. Le jeune lieutenant décrit fort bien les travaux qu’on achève à Cissey, la mise en état du camp retranché, la solide qualité de la défense. Il ne se méfie de personne. Benoît se méfie du Manchot ; Gertrude a beau lui dire : « Il est trop bête ! » A la nuit, quand le Manchot disparaît, Benoît résout d’en avoir le cœur net. Par les chemins de la forêt, par les taillis, il se faufile et bientôt se croit sur la piste du sacripant. Il se cache dans les fourrés ; il aperçoit deux hommes, les entend, deux Allemands, et qui attendent l’espion. L’espion, ce n’est pas le Manchot, mais Joze. Joze, vieux combattant de l’autre guerre ? Parbleu ! 3e lanciers du grand-duché de Bade : et il est Badois et le traître faisait, en Lorraine française et naïve, son métier de Boche. Les deux partis, et munis déjà de quelques renseignemens que leur apportait Joze, — mais Joze leur en a promis bien d’autres, — Benoît s’empare du vieux traître. Et son devoir n’est pas douteux ; il tient un espion : qu’il le mène à Cissey, on le fusillera. Seulement, l’espion, c’est le bonhomme qui la reçu chez lui : qu’importe ? et c’est... le père de Chimène ! Gertrude qu’il aime sera orphehne et, par lui qui l’aime, sera plus misérable et bafouée que la plus vile créature. Gertrude innocente... A moins que Gertrude, elle aussi... Non ! Il sait que non. Comment le sait-il ? Joze lui dit que non. Mais va-t-il se fier aux dires de ce répugnant personnage ? Il a regardé Joze dans les yeux : et Joze, qui parlait de sa fille, ne mentait pas. Benoît compose avec son indiscutable devoir ; et les scrupules qui vont l’empêcher de livrer Joze, tous ses scrupules ne sont, en somme, que son amour. Joze filera, Benoît surveillant sa fuite : il passera la frontière, il retournera chez lui, chez les Boches qu’il ne servira plus, on ne le verra plus. Mais Joze, à qui Benoît avait lié les mains, puis avait eu la faiblesse de délier les mains, Joze s’échappe. Il a son revolver et fait feu sur Benoît, le manque. Alors Benoît le tue.

Et Benoît retourne à Uffigny. Gertrude est là, Gertrude que n’alarme pas l’absence de son père : le vieux Joze, on est souvent des jours sans le voir. Les nouvelles de la guerre sont mauvaises, pour nous, et pour Gertrude qui ne doute pas d’avoir chez nous sa patrie. « La menace de l’envahisseur se précisait ; on le devinait proche sans savoir où il était ; la vie, les biens de tous, en cette région d’extrême frontière, devenaient subitement quelque chose d’incertain et dont la valeur, tout d’un coup, s’amoindrissait jusqu’à sembler infime... Les règles ordinaires, les convenances imposées par l’opinion semblaient suspendues ; on ne songeait plus au qu’en-dira-t-on, mais seulement à l’essentiel des choses. La veille, Gertrude et moi, nous rougissions encore rien qu’à sentir nos mains s’effleurer : ce soir, nous nous serrions l’un contre l’autre comme des fiancés. La conscience d’être tout l’un pour l’autre dans un moment où nul ne comptait pour personne, sinon les êtres vraiment chers et indispensables, nous affranchissait de notre timidité... » C’était un soir d’août, dans la détresse de la patrie et dans le désarroi des âmes. Gertrude et Benoît furent amans : Gertrude et le meurtrier de son père.

L’envahisseur gagnait du terrain, depuis l’échec de nos avant-gardes à Morhange. Les habitans d’Uffigny commencèrent à évacuer leur village. Le petit poste que Benoît commande, au château, n’a plus rien à faire : toutes les lignes du télégraphe et du téléphone sont coupées. Benoît et ses hommes tâcheront de rejoindre au fort de Cissey leur régiment. Et Gertrude ? Benoît la supplie d’accompagner les bonnes gens qui partent pour Verdun ; mais elle refuse de quitter Benoît. Sublime et lamentable tendresse, elle suivra, dans une fourragère, avec sa servante, l’escouade à une cinquantaine de mètres. Benoît, tout le long du chemin, s’occupe de son escouade et la dirige prudemment. Désormais, dans le danger, il se juge et n’est plus affolé. Il sait qu’il n’a point agi en honnête garçon, ni en soldat. Mais la honte, qui lui occupe une portion de l’âme, ne l’empêche pas d’être circonspect et adroit : il organise bien le difficile cheminement de sa petite troupe. Le fort de Cissey tombé aux mains de l’ennemi, Benoît se retire. Des patrouilles allemandes, qu’il faut guetter, rendent les routes périlleuses. Uffigny est en flammes, quand la fourragère qui emporte Gertrude en approche. L’escouade se défile de son mieux, dans les bois, se blottit dans une carrière. Le cheval de la fourragère, abattu, crève. Et Gertrude, lasse, revient. La petite troupe, et Gertrude, et la servante, et Benoit leur chef sont perdus... Ces pages du roman, M. Prévost les a écrites prestement et avec un art parfait. Les incidens ont une admirable justesse, une pittoresque vérité ; il y a du hasard dans leur survenue et de l’ordre dans leur dessin ; puis les sentimens dominent sur les faits, comme il convient ; les détails ne gênent pas l’émotion ; mais ils lui donnent son caractère ; et la bataille achève le drame d’amour. La mort de Gertrude, que la déflagration d’un obus a paralysée, est si belle qu’il ne faut plus parler de l’habileté de l’auteur : il a dépassé son talent.

Benoît, dans l’espace d’un jour, a commis deux crimes : « J’ai, par égard pour une femme, transigé avec mon strict devoir militaire, qui était de livrer à mes chefs un espion, père de cette femme. Puis j’ai demandé le suprême bonheur de la vie à un être dont j’avais détruit le père, l’unique appui. J’ai fait cela !... » Plus il voit nettement ses deux crimes, plus il se hait de les avoir commis. Il les voit nettement ; et il n’a, dans la vie, qu’un vœu après cela : se racheter. La guerre lui en fournit l’abondante occasion : la monstrueuse guerre, un crime elle-même et qui se rachète par le sacrifice dont elle est la cause et le triomphe ; la guerre criminelle et, partant, démoralisante : — c’est elle d’abord qui a mis Benoît dans le désordre et l’absurdité ; — c’est elle aussi, avec l’évidence de sa brutalité, qui impose et inflige à toute pensée le devoir comme une nécessité que notre consentement rehausse en obligation ; faiseuse de certitude, la guerre qui aura sauvé, parmi l’abomination, le devoir !


ANDRE BEAUNIER.

  1. Le Sens de la Mort, par M. Paul Bourget (Plon). — La Veillée des armes, par Mme Marcelle Tinayre (Calmann-Lévy). — Gaspard, par M. René Benjamin (Fayard). — Récits du temps de la guerre, par M. René Bazin (Calmann-Lévy), — L’Adjudant Benoît, par M. Marcel Prévost (Lemerre).