Revue littéraire - Le grand chagrin de nos conteurs gais

André Beaunier
Revue littéraire - Le grand chagrin de nos conteurs gais
Revue des Deux Mondes7e période, tome 63 (p. 697-708).
REVUE LITTÉRAIRE

LE GRAND CHAGRIN DE NOS CONTEURS GAIS [1]


Nos conteurs gais sont, pour la plupart, des philosophes pessimistes.

On pourrait tirer de leurs ouvrages tous les arguments d’une doctrine la plus désespérante. Ils vous montrent sans pitié la médiocrité des gens, une médiocrité habituelle et qui, dans les occasions moins ordinaires, devient une espèce d’absurdité. Ils analysent l’âme humaine et n’y trouvent que des velléités courtes, généralement débiles et, en cas d’une activité plus importante, une maladresse à décourager votre sympathie. De gros vices, de criminelles intentions ? Ma foi, non : de petits défauts et des projets peu honorables. Nulle initiative ; et c’est la destinée qui mène tant bien que mal ces marionnettes. La destinée ? Un grand mot ! Disons, tout simplement, le hasard : mais un hasard qui semble très souvent malicieux ; il n’est pas jusqu’au hasard qui ne se moque de ses misérables victimes et ne s’amuse à les bafouer, de compte à demi avec les conteurs gais. Si le hasard tourmente l’humanité, il faut la plaindre ? Non : les malheurs des gens sont à leur taille, qui n’est pas haute. Si la malice du hasard se relâche, l’humanité est contente ? La joie des gens vaut leur tristesse et ne vaut pas qu’on s’attendrisse.

Nous avons eu, et nous avons encore, sous le nom de réalistes, qui est un nom qu’ils ont pris afin de nous imposer, des écrivains résolus à peindre en noir la vie humaine. Ceux-là vous présentent l’image d’une monstrueuse humanité, livrée aux instincts les plus abominables et conduite à sa perte par une fatalité atroce. Les hommes n’y sont que des bêtes sauvages et concupiscentes. Je ne dis pas que cette image soit jolie : voire, elle n’est pas toujours bien ragoûtante. Mais il y a, dans une telle façon de comparer l’homme et la bête, comparaison qui tourne au détriment de l’homme, une sorte d’insolence et de fureur où l’on découvre de la poésie. Jules Lemaitre a défini l’œuvre d’Emile Zola « l’épopée de l’animalité humaine. » Si l’abjection de l’humanité devient épique, c’est une consolation qui dépasse toute espérance. Nos conteurs gais n’accordent à l’humanité aucune consolation de ce genre.

II arrive aussi que les plus farouches réalistes, écrivains sans finesse, ne dissimulent pas habilement leur parti pris injurieux. Leur procédé se voit en plein. Leur truc est bientôt débiné. Vous sentez que de gros farceurs travaillent à vous faire de la peine, et l’illusion se détraque. Nos conteurs gais sont beaucoup plus malins. Ils ne vous avertissent pas de leur dessein, ne vous laissent pas le deviner et même vous donnent le change par cette gaieté de leur manière si joliment sournoise et décevante.

Fausse gaieté ? Si l’on veut ! Principalement, c’est la gaieté paradoxale, et naturelle cependant, mais oui, la franche gaieté des pessimistes.

On aurait vite compté, dans l’histoire de la littérature et de la philosophie, les pessimistes qui ont été vraiment tristes. Le vieil Héraclite paraît avoir été morose. Il disait que tout s’écoule et qu’on ne se baigne par deux fois dans le même fleuve : un autre philosophe eût aimé cette variété d’une vie perpétuellement nouvelle et qui a de telles ressources divertissantes qu’elle vous dispense de ressasser vos plaisirs ; avec un peu plus de frivolité sage, vous remercieriez le fleuve qui, à chacun de vos bains, fournit une eau fraîche et toute neuve. Giacomo Leopardi aussi était, semble-t-il, adonné à la mélancolie. Sa mauvaise santé ne le disposait point à une constante allégresse. D’ailleurs, il ne voulait pas qu’on dît que sa doctrine de l’infelicità vînt de ses souffrances : hélas ! qu’en savait-il, quand on ne sait jamais comment les opinions que l’on a dépendent des sentiments que l’on éprouve ? Puis, tout en dénigrant la vie humaine, du moins trouvait-il la nature attrayante. Quelques minutes avant de mourir, un beau soir d’été, il se flattait d’aller, à peine guéri, se promener au mont Vésuve ; il dit à sa sœur Paolina et à son fidèle ami Ranieri : « Ouvrez la fenêtre, afin que je voie encore la lumière ! » Ce philosophe, le plus sombre qu’il y eut, aimait la lumière du jour comme l’aimait Iphigénie, naïve jeune fille.

Non, les pessimistes ne sont pas tristes. Parmi eux, et le plus acharné d’entre eux, Arthur Schopenhauer concluait que la vie est mauvaise et confondait la douleur avec la substance de toute la réalité. Mais, quant à lui, pourvu qu’il eût à boire des chopes de bière, il se régalait de saucisses fumées, se raillait de l’hégélianisme et jouait de la clarinette.

Restons chez nous. Voici Rousseau et Voltaire. Rousseau est le type d’un optimiste parfait, croyant l’homme naturellement bon, croyant même qu’il suffit de modifier la constitution des États pour installer le bonheur en ce monde. Et Voltaire, lui, est le type d’un pessimiste avéré, ne croyant ni à la bonté naturelle ou acquise de l’homme ni à la possibilité d’organiser le paradis et l’âge d’or en ce monde. Rousseau est triste et. Voltaire, non pas. Vous ne rirez pas, la semaine que vous aurez consacrée à lire la Nouvelle Héloïse. Mais vous rirez, le soir que vous relirez Candide : vous rirez, tout en voyant bien qu’il siérait de pleurer.

Ce qui fait que les optimistes ne sont pas égayants, c’est peut-être que leur doctrine concorde mal, ou difficilement, avec la réalité que nous avons sous les yeux. Il leur faut arranger les choses, d’une façon qui trahit le stratagème et ainsi nous met en méfiance : nous venons vite à soupçonner une supercherie obligeante, ingénieusement destinée à nous cacher la vérité la pire. Les pessimistes ont-ils raison ? Nous leur savons gré de ne nous pas traiter comme des enfants à qui l’on peint la vie en rose. Nous ne tardons guère à nous apercevoir de la malveillance avec laquelle ils refusent de voir la vie en rose : leur philosophie nous a l’air d’un badinage. Eux-mêmes ne sont qu’à moitié dupes de leur désenchantement, ainsi que le prouve leur gaieté. Ou bien leur gaieté n’est-elle qu’un signe de leur courage ? Nous rivalisons de courage avec eux ; et le courage est une vertu gaie.


Le nouveau roman de M. Tristan Bernard, L’Enfant prodigue du Vésinet, comment aurait-on l’esprit tourné pour n’en point aimer la drôlerie ? C’est l’histoire d’un jeune homme à qui ses parents voudraient faire épouser une jeune fille peu plaisante. Il s’en va. Il a compris que, s’il restait à la maison, rien ne lui épargnerait l’ennui de ce mariage : sa mère a beaucoup d’énergie, et lui n’en a guère ; une petite énergie est sous la domination d’une forte énergie, évidemment. Donc, il s’en va, et ses parents consentent qu’il s’en aille pour deux ou trois semaines, en Bretagne. Au casino de Dinard, il perd, le premier soir, tout l’argent de son voyage. Rentrera-t-il incontinent à la maison ? Pour qu’on le marie ? Ah ! mais, non. Seulement, le temps n’est plus « où les enfants prodigues n’avaient qu’un tour à faire dans la campagne pour trouver une place de gardeur de pourceaux. » Robert, l’enfant prodigue du Vésinet, trouve pourtant un emploi de précepteur dans une étonnante famille Orega, qui a probablement une sorte de nationalité originelle aux alentours de l’équateur et de l’autre côté de l’Océan. Le petit Orega se conduit mal, reçoit des cadeaux d’une petite fille délurée qui vole des bijoux et de l’argent pour conquérir ses bonnes grâces ; le petit Orega joue à la roulette, par l’intermédiaire de son précepteur : et Robert est cassé aux gages. Le voilà derechef bien dépourvu. Il se promène et, à l’auberge, rencontre un ivrogne tout plein de bonhomie, de gentillesse, qui était comptable chez un marchand de chevaux et entrepreneur de transports, à Caen ; mais on l’a congédié, parce qu’il profitait d’un certain coulage qu’il y avait dans la fourniture de l’avoine. Enfin, la place de l’ivrogne est à prendre. Et Robert la prend, tombe chez des gens fort aimables, les Gaudron : le mari cherche son plaisir aux environs ; la femme ne cherche pas, mais accueillera, le consolateur, notre futile Robert. Suit le temps des amours et d’un adultère à peu près ingénu. Après cela, Robert, qui avait oublié ses parents, son péril de mariage et la tranquille maison du Vésinet, se souvient du passé, le regrette, se sauve et retrouve ce qu’il croyait ne plus aimer, ce qu’il aime, son père et sa mère : non la jeune fille menaçante, par bonheur ! elle est mariée. Mais il retournera bientôt à Caen et, chez les Gaudron, fera sans doute une carrière d’ami, d’amant, d’associé.

Voilà ce petit roman ; le voilà, du moins, en résumé. Ce qui est charmant, ce qui est d’une gaieté exquise et que le résumé ne montre pas, c’est le tour aisé, à la fois moqueur et indulgent, d’un récit dont la nonchalance même a de la grâce et dont les aventures ont la vivacité la plus amusante. Les divers milieux où Robert nous présente sont très comiques : ses parents, commerçants de Paris, cossus et honnêtes ; les Orega, merveilleux rastaquouères ; et les Gaudron, de Caen, qui font la fête provinciale. Comment Robert évolue parmi ces étranges bonshommes et affriolantes dames, sans timidité, sans impertinence, voyageur à qui réussissent les navigateurs et les naufrages, c’est le plaisir d’une lecture que l’on a toute préparée, avec un art plein de rouerie, pour votre divertissement.

Le pessimisme de M. Tristan Bernard ? Si vous ne le voyez pas, tant mieux : c’est encore un tour de sa façon, qui est discrète, cachottière et pateline. Le pessimisme de M. Tristan Bernard est dans l’opinion qu’il a de l’âme humaine, des sentiments qui la révèlent, des émois qui la soulèvent, de l’activité qui l’occupe.

L’enfant prodigue du Vésinet, Robert, appartient à la même famille spirituelle, pour ainsi dire, que le Jeune homme rangé, que le Mari pacifique, admirables caricatures, et ressemblantes, d’une veulerie native et cultivée. M. Tristan Bernard choisit le plus volontiers pour ses héros des garçons qui ne rudoient pas leur nature et qui sont doucement abandonnés à leur génie.

Cependant, il a écrit Amants et voleurs, qui est un recueil d’anecdotes où les apaches vont à leur besogne ? Eh ! le volume devait d’abord s’appeler « Héros misérables et bandits à la manque. » Ces bandits sont d’une « faible trempe ; » ces voleurs ont de la rêverie ; l’auteur demande que l’on ait une sympathie un peu molle pour ses timides canailles et ses héros sans vaillance. Comme Arthur Schopenhauer voulait que « la volonté » fût l’essence de l’univers, je crois que, si M. Tristan Bernard rédigeait sa philosophie en système, il remplacerait la volonté par la veulerie : et, sinon sa philosophie, en tout cas sa psychologie et, j’allais dire, sa morale, serait l’étude des manigances folâtres, mornes et, le plus souvent, insignifiantes que font, involontairement, nos âmes.

S’il examine de préférence les êtres les plus doucement paresseux, c’est que leur paresse, en ralentissant leur activité, permet qu’il les regarde mieux et à loisir. Un cheval au galop passe et vous n’avez rien vu. Pour étudier le galop du cheval, prenez une série d’ « instantanés, » comme on dit, ou recourez au moyen nouveau du cinématographe qu’il est possible de tourner sans hâte : ainsi, vous décomposerez le mouvement. Les paresseux ou les nonchalants que M. Tristan Bernard observe lui donnent cette lenteur si favorable à une étude bien attentive et minutieuse. Alors, il n’est pas ébloui, déconcerté par de brillantes apparences. Il a le temps d’écarter les apparences et d’aller voir au fond des âmes. Qu’y voit-il donc ?

Il y voit une naïveté à laquelle on fait trop d’honneur en la croyant sublime ou criminelle. En vérité, ce n’est rien. Ce n’est qu’une indécision que déterminent les motifs les moins surprenants. Ce n’est que sottise ? N’employez donc pas de gros mots inutiles. Robert, l’enfant prodigue, M. Tristan Bernard vous engage à le considérer comme un « bon, brave et faible » garçon. Tous les héros de M. Tristan Bernard sont, à peine mauvais, lâches à peine, de faibles garçons. Il ne les méprise pas. Il vous les offre, à ne point mépriser, mais à ne point glorifier, comme des échantillons de l’humanité moyenne. Les moralistes qui invectivent le plus éloquemment contre les vices de l’âme humaine et la dépravation de l’humanité sont moins pessimistes.

Pour embellir son pessimisme et le rendre plus délicieusement persuasif, M. Tristan Bernard a plus d’esprit que personne, l’esprit le plus souriant, doux, aimable, et le style d’un écrivain qui sait marier les mots à la pensée.

Les héros de M. Tristan Bernard sont de simples gens que n’embarrasse point l’idéologie. M. Maurice Beaubourg dénigre plus hardiment l’âme humaine en lui donnant pour miroir M. Gretzili, professeur de philosophie.

Philosophe, et qui a lu les philosophes, M. Gretzili a fait le tour des systèmes qui sont l’honneur de l’humanité. Depuis les Éléates jusqu’à nos jours, les métaphysiques se multiplient, foisonnent, témoignent d’une inquiétude pathétique. M. Gretzili a essayé toutes les sortes de sagesse ; il les a trouvées nulles, en définitive, et les a remplacées par une autre sagesse et que voici, en peu de mots : « Il n’y a rien ! » Mais ce rien, c’est énorme : c’est le total d’une méditation qui a duré de longs siècles et dure encore. Le nihilisme d’un philosophe ne ressemble pas au néant des imbéciles : c’est du néant très opulent.

Un jour, le premier jour de l’an, M. Gretzili sort de chez lui dès l’aube, afin d’aller porter des fleurs, des roses de Noël, sur la tombe de sa défunte épouse. Il rencontre une petite jeune fille très délurée, qui s’est levée dès l’aube, afin d’aller porter des roses de Noël sur la tombe de sa mère. Et M. Gretzili a bientôt cette fillette à son bras. Surviennent des militaires ; et il faut, en si joyeuse compagnie, trinquer un peu chez le marchand de vins. L’on boit beaucoup. M. Gretzili prononce un discours. Et pourquoi ne pas garder le silence, du moment qu’il a renoncé à toute croyance et doute même de croire que rien n’existe ? Mais avez-vous entendu dire que le néant de la pensée invite un orateur à se taire ?... M. Gretzili parle, tout de même que s’il avait quoi que ce fût à préconiser. Son discours est une extraordinaire faribole de mots qui ne signifient nulles choses et qui ne manquent pas d’émouvoir l’assistance. Il donne cent francs pour payer le plaisir des autres et le sien. Mille cérémonies ; et il répond : « Vous savez bien que l’argent n’existe pas pour moi. Non, pas plus que le reste !... » Il joue avec le néant, comme il peut.

Le charivari de ses camarades imprévus ne l’empêche pas de méditer à part lui sur les simulacres et apparences de la vie au milieu desquels il badine : « Je me promène au milieu des ombres, a dit Platon. Aucune d’elles, ni moi-même, n’offrons plus de substance que celles qui se refléteraient au fond d’une caverne vers laquelle je serais tourné et qui constituerait pour moi le monde. Les réalités sont bien au delà, bien au-dessus, là-haut, dans le domaine des Idées. Et, comme je suis au-dessous, je n’ai qu’à regarder mon ombre se refléter au fond de la caverne, ainsi qu’un spectateur, assistant à la représentation ! » Seulement, pour assister à la vie, à l’illusion de la vie, comme un spectateur, il faut s’être détaché de la vie, par une abnégation totale : et voici que M. Gretzili est amoureux fou de la petite jeune fille. De sorte qu’il a certainement l’abnégation de l’esprit que sa philosophie réclame : non pas du tout l’abnégation du cœur. Il va se mêler à la vie, tout de même que s’il croyait à la vie. La logique du cœur et celle de l’esprit se contrarient.

La petite jeune fille est fort demandée par les jeunes hommes qui l’entourent, notamment par l’un des militaires, joli garçon, l’un des héros de la guerre, et très gaillard. Quel rival, pour M. Gretzili ! Vieux bonhomme très décati, peu solide sur ses jambes, il n’a de supériorité que mentale et saurait, mieux qu’un autre, combiner les paroles gentilles. Hélas ! la petite jeune fille le regarde et n’est point touchée. Il la supplie de ne le point regarder, mais de regarder une photographie de lui qu’on a faite quand il avait dix-huit ans : « Il ne faut pas rire. C’est le moment d’être sérieuse. Il faut prendre ce portrait, le tenir en main pendant que je te parlerai ; et, à force de le regarder, croire que ce n’est plus moi, que c’est lui qui te parlera... » On étonnerait M. Gretzili en lui disant qu’on ne s’accoutume pas à l’illusion tout de go. Eh ! la vie, à quoi vous êtes si bien accoutumés, n’est qu’illusion ! répondrait-il. Mais la petite jeune fille, sans répliquer, sans discuter les opinions philosophiques de Berkeley, de Hume et de M. Gretzili, préfère au fantôme idéologique d’un philosophe rajeuni la réalité d’un jeune soldat.

Les aventures de M. Gretzili tournent à une bouffonnerie que M. Maurice Beaubourg a menée à merveille. Son livre est bizarre, est charmant, drôle, absurde, pathétique, l’une des œuvres de notre temps les plus originales et riches de méditation, de sensibilité, de fantaisie intelligente.

Après que M. Gretzili a subi de fâcheuses tribulations, il vient à connaître son tort. Il a philosophé : il n’a point vécu ; il a oublié de vivre. Il a combiné des idées, organisé des doctrines. Et lui-même ne croyait point à ses doctrines : comment aurait-il cru à ses doctrines, quand ses doctrines supprimaient la croyance ? il est extrêmement malheureux. Il regarde le ciel d’hiver, où brillent le baudrier d’Orion, les trois Rois d’or, et Bételgeuse cramoisie, et Sirius bleu, palpitant comme « un berger fou qui appellerait éperdument de sa clarine de cristal toutes les brebis de son troupeau de lumière. » Il souffre, M. Gretzili, et s’en aperçoit d’une manière à n’en plus douter. Alors, il corrige Descartes et nie que la pensée atteste l’existence : car la pensée est une illusion plus périlleuse que les autres. Mais la souffrance est réelle : « Je souffre, donc je suis ! » s’écrie enfin M. Gretzili, sauvé du néant, sauvé trop tard pour profiter du sauvetage.


Philosophe pessimiste, M. Beaubourg exhorte son lecteur à décrier les métaphysiques, autant dire le plus grand effort de la pensée humaine.

Voici d’autres conteurs gais : ils ne s’attaquent point aux métaphysiques, jeu sublime de l’humanité, mais jeu assez rare et si rare qu’en somme l’effondrement des métaphysiques ne modifierait pas beaucoup les journées de nos camarades ni les nôtres. Ils épiloguent sur le train le plus ordinaire de la vie contemporaine, où le souci d’amour et d’argent tient plus de place qu’une rêverie relative aux idées pures.

Il y a, dans l’Amant de la petite Dubois, de MM. Max et Alex Fischer, une excellente comédie, dont les personnages sont des fantoches. Et ce n’est point par mégarde que les auteurs de ce roman, très habile et joli, ont laissé leurs personnages à l’état de fantoches : ils l’ont voulu, afin que l’on vît comme la plupart de gens que l’on connaît, que l’on a vus se trémousser autour de maintes ambitions et convoitises, et qui ressemblent aux personnages du roman, sont eux-mêmes de tels fantoches. Et quelle gaieté, dans cette machination démonstrative !

Il y a, dans la Dame très blonde, une histoire de jalousie, extrêmement plaisante. Et l’on dit que la jalousie est une passion terrible, qui fait endurer à un pauvre homme le pire supplice : on dit bien des choses ! Le héros de MM. Max et Alex Fischer ne souffre pas : il est curieux de savoir si la dame très blonde n’a point éparpillé sa prédilection, sa complaisance. Il est content de savoir que non. S’il apprenait que oui, sans doute n’aurait-il pas l’un de ces chagrins à propos desquels les moralistes et les romanciers manquent volontiers de mesure. Peut-être, au surplus, la jalousie n’est-elle qu’un phénomène de curiosité imprudente.

Il y a, dans le même recueil, une histoire d’amour, et que voici. Un gentil garçon de Paris, — Gaston, par exemple, — a une bien-aimée qui, un beau jour, le quitte, ne l’aimant plus. Elle prie MM. Max et Alex Fischer d’annoncer à ce Gaston qu’elle est partie. Ces connaisseurs malins du cœur des hommes et des femmes craignent de froisser le subtil amour-propre de l’amant délaissé : ils lui disent que la pauvrette, l’aimant trop, l’a soupçonné de lui être infidèle et enfin s’en est allée pour se tuer. Gaston n’en doute pas et : « Parfaitement ! répond-il. Jalouse ! Elle était jalouse de la petite dame brune qui demeure au quatrième... » Après cela, Gaston se lie avec la petite dame brune. Celle-ci l’aime et, provisoirement, ne se tue pas. Quand une femme s’est tuée pour vous, comment apprécieriez-vous la tendresse d’une autre femme qui ne songe point à se tuer pour vous ? Gaston n’est point heureux. Il interroge sa deuxième bien-aimée : « Adrienne, m’aimes-tu ? — Mais oui, je t’aime. Et, si je ne t’aimais pas, serais-je ici ?... » Gaston ne croit pas de tout son cœur à un si placide amour. Adrienne s’en va, comme l’autre s’en est allée, parce qu’en vérité Gaston l’ennuie. Elle laisse à l’ennuyeux un mot, sur un bout de papier, la simple vérité. Gaston sanglote et, parmi ses larmes, dit à M. Max ou à M. Alex Fischer : « Ah ! c’est atroce ! Tu comprends bien que je n’accorde aucun crédit à cette histoire. Mon Dieu, que je suis donc à plaindre ! Tant qu’Adrienne ne s’était pas suicidée elle aussi, je ne pouvais savoir si la pauvre chérie m’aimait... Il est trop tard, il est hélas ! trop tard, à présent, pour que je puisse profiter de son amour !... » Peut-être, au bout du compte, l’amour n’est-il qu’un phénomène de fatuité parfois bien exigeante.

Les romans et les contes de MM. Max et Alex Fischer sont un précieux trésor de telles anecdotes, où l’on voit la plupart des idées et des sentiments qui se prêtent le mieux à l’emphase réduits à la petitesse la plus comique. Et la p us vraie ? Si vous l’admettez, vous adhérez à la philosophie pessimiste de MM. Max et Alex Fischer.

Ils ont un art très ingénieux et persuasif. Ils ont un air de plaisanter d’abord ; et l’on n’est pas sûr qu’ils cessent de plaisanter au moment où l’on s’aperçoit que leurs conclusions risquent de vous attrister. Vous attrister ? Ils ne le veulent pas et continuent de sourire. Allons, souriez comme eux ! Ils ont une manière de conter si preste et si rapide que vous n’avez pas le temps de chicaner votre plaisir ; et ils ont une manière d’inventer à leur guise des incidents si plausibles que vous ne distinguez pas, dans leur récit, la fantaisie et la vérité. Ils mettent beaucoup de vérité, dans leur récit ; et c’est pour gagner votre confiance. Ils l’ont gagnée depuis longtemps, lorsqu’ils vous mènent si gaiement à ces conclusions qui ne sont pas gaies. Or, les conclusions dérivent ou semblent dériver très logiquement de ce que vous avez pris pour la vérité. Ces conclusions, ils ne les formulent pas eux-mêmes : c’est vous qui les formulez ; à leur instigation, mais sans que leur instigation se manifeste. Et le talent de la caricature, le voilà !

J’aime aussi que la philosophie pessimiste de MM. Max et Alex Fischer n’aille jamais à peindre l’ignominie. Nous avons beaucoup de moralistes qui, ayant reconnu que l’homme ne vaut rien, profitent de cette information pour exhiber les pires laideurs de l’âme humaine, avec une effronterie scandaleuse. Les amoureux, les jaloux, les toqués de MM. Max et Alex Fischer ne sont ni infâmes, ni répugnants, ni morbides. Et la satire est ainsi plus significative : elle ne s’adresse pas à des monstres, à des scélérats dignes des galères ni à des malades qu’il faudra enfermer, mais à l’humanité moyenne, à vos amis et à vous-mêmes. Tant pis pour vous !

Un autre conteur très gai, M. Miguel Zamacoïs, donne, sous le titre de la Dame au rendez-vous, une série de croquis attrayants et de caricatures, lui aussi, analogues à la réalité. Un de ses personnages les meilleurs est un gros bonhomme qu’il a rencontré en voyage et qui endure un tourment très pénible : c’est la peur des responsabilités. L’on n’a point oublié que Faguet, jadis, indiquait la peur des responsabilités comme l’un des caractères de notre temps. Le bonhomme qu’a rencontré Zamacoïs était pharmacien : mais, à la lecture de l’ordonnance, il commençait de trembler, craignant de confondre les chiffres ; et les médicaments à peine livrés, il était sûr d’avoir empoisonné son client. Bref, il dut quitter la pharmacie et trouva une place de caissier dans une banque : « J’étais hanté, la nuit, par la terreur des pièces fausses, des liasses incomplètes, des coffres-forts mal fermés et des combinaisons oubliables. Je dus lâcher encore ce métier-là... » Chez un fabricant d’appareils de chauffage, et puis chef de gare, il souffrit de scrupules atroces... « Cela dura jusqu’au jour où, menacé d’une maladie des nerfs, de complications cardiaques, et en proie à des hallucinations qui semaient sur toute la nature des disques rouges ou verts, carrés ou ronds, j’embrassai enfin une profession de tout repos, sans responsabilités. — Bravo ! Qu’est-ce que vous faites ? — Je suis ministre ! » Faguet, d’ailleurs, avait bien démêlé que le gouvernement sert de refuge, quelquefois, à des volontés alarmées.

Encore, si les gouvernés étaient sages ! Mais voici Mézuche, de son métier canneur de chaises. Il est six heures : Mézuche a travaillé ses huit heures ; et bonsoir ! « Sais-tu, Mézuche, ce que tu ferais, si tu étais chic ? Tu finirais ta chaise. J’ai promis de livrer demain matin. En vingt minutes, ce serait fait ! » Non : Mézuche est un citoyen libre et, libre, ne considère pas qu’il ait le droit de travailler vingt minutes, ses huit heures passées. Donc Mézuche rentre chez lui et, pour le plaisir, se livre à une besogne qui le contraint à suer sang et eau. « Tu n’es donc pas un homme libre ? — Oh ! pardon, ça, ce n’est pas mon travail ! » L’illusion de la liberté est la pire des servitudes, comme l’illusion du gouvernement le triomphe de l’incurie.

Laissons la politique et ses vains tracas. M. Ponceau, qui est veuf et ne s’en console pas, a commandé au peintre Franqueau un portrait de la défunte. Le seul témoignage est une photographie : M. Ponceau la commente. « C’est ça, dit-il, c’est tout à fait ça ! » tandis que travaille le peintre. Et les yeux, de quelle couleur ? « Bruns ; c’est ça : un ton de chêne encaustiqué... » Les cheveux ? « Acajou foncé, comme les montants de votre Psyché... » Vous serez touchés du soin que met M. Ponceau à retrouver autour de lui les nuances qu’il a chéries. Le peintre sort, le temps d’aller chercher des tubes d’outremer. Cependant vient une petite, et qui prend M. Ponceau pour le peintre. Elle est modèle. Et, si l’on ne veut pas d’elle, ce n’est pas de chance : elle pleure. « Vous me chavirez le cœur ! » s’écrie M. Ponceau. La petite s’en va. Et, quand revient le peintre, M. Ponceau n’a qu’une idée, qui est d’aller consoler la pauvre petite. « Mais les yeux, les cheveux ?... — Chêne encaustiqué, acajou foncé !... » M. Ponceau est parti.

Nos conteurs gais sont enchantés de souffler sur nos sentiments, nos mélancolies et nos allégresses, comme sur la poussière la plus légère et qui s’envole au moindre souffle. C’est leur jeu, où ils s’amusent. Les contes de M. Miguel Zamacoïs sont très bien faits, et joliment écrits, avec un sérieux qui rend le badinage très agréable et qui vous intrigue avant d’avouer qu’il s’agissait de vous divertir.


Faut-il compter Mme Gyp au nombre de nos conteurs gais ? Il y a une gaieté, une verve, un entrain merveilleux, dans la centaine de volumes qu’elle a publiés et qui laissent le plus aimable souvenir. Elle a vu, noté, croqué tous les travers de notre époque. Elle a traité ses victimes d’une façon qui n’est pas indulgente. La galerie de tableautins qu’elle a signés, tâchez de ne pas vous y reconnaître. Hélas ! vous ne manquerez pas de vous y reconnaître un peu, à moins que vous ne soyez avec soin très mal informé de vous-mêmes. Et vous rirez cependant : l’image est drôle.

Parmi les travers de notre époque, celui que Mme Gyp a le plus vertement raillé, c’est le snobisme, qui nous dispense d’avoir une opinion, qui nous impose une opinion toute faite. Jules Lemaitre, un jour, a vanté le snobisme comme une vertu sociale : sans le snobisme, nos contemporains seraient plus dispersés qu’ils ne le sont ; quelle anarchie ! Et le snobisme est un signe de docilité, d’humilité... Mais le snobisme, tel que Mme Gyp l’a remarqué parmi ses contemporains divers, ne leur ôte pas la vanité, la présomption, ni l’égoïsme.

Les personnages de Mme Gyp ont le plus fol orgueil de leurs opinions empruntées : ils croient les avoir prises chez le bon faiseur. Ce sont des opinions de riches, ou qui « font riche, » comme on dit. Nulle sincérité ! Sans la sincérité, nos sentiments et nos idées ne valent rien, ne sont que des tics. Le cœur humain ? C’est un endroit où la mode fait passer des frissons rapides et analogues à l’agitation d’une poupée qu’on électrise.

Mais, voici que Mme Gyp nous donne un « conte bleu, » Mon ami Pierrot, l’histoire d’un petit garçon qu’un bonhomme de prêtre a généreusement recueilli, élevé, mis au lycée jusqu’à ce qu’il devînt un bel officier sorti de Saint-Cyr. Une petite fille, de très bonne famille et dont la grand’mère est duchesse, est la compagne de jeux du petit garçon, s’éprend de lui, l’adore et veut l’épouser. Idylle ravissante, puérile et qui dure au delà de l’âge anodin ! La jeune fille et le bel officier s’aiment d’amour ; elle est exubérante : il est timide. Comment voulez-vous qu’une si noble héritière épouse un enfant trouvé ? Après maintes péripéties, vous saurez que l’enfant trouvé n’est pas indigne de la noble héritière. Il est comte, il a de la fortune ; on l’aimait, et on l’aime encore. Il a fallu, pour en arriver à de telles certitudes, déjouer un vilain homme. Les méchants sont punis, la vertu est récompensée. Or, ce récit de bonheur et tel qu’on voudrait que fût la vie. Mme Gyp l’appelle « un conte bleu : » elle ne parait pas y croire ou corrige de quelque ironie son essai de crédulité.


ANDRE BEAUNIER.

  1. L’Enfant prodigue du Vésinet, par Tristan Bernard (Flammarion) ; du même auteur : Mémoires d’un jeune homme rangé, Un mari pacifique, Amants et voleurs, etc. (Fasquelle). — M. Gretzili, professeur de philosophie, par Maurice Beaubourg (Ollendorff). — La Dame très blonde, L’Amant de la petite Dubois, Camembert-sur-Ourcq, etc., par Max et Alex Fischer (Flammarion). — La Dame au rendez-vous, par Miguel Zamacoïs (Flammarion). — Mon ami Pierrot, conte bleu, par Gyp (Calmann-Lévy).