Revue littéraire - Le Théâtre de M. Labiche

Revue littéraire - Le Théâtre de M. Labiche
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 35 (p. 433-444).
REVUE LITTÉRAIRE

Théâtre complet de M. Eugène Labiche, première série. 10 vol. in-18. Paris 1879, Calmann Lévy.

Voici un phénomène singulier : trente ou quarante années durant, sur des scènes réputées à bon droit secondaires, ou même inférieures, un auteur dramatique a produit des pièces applaudies; ses inventions ont fait fortune, ses mots ont fait proverbe, son genre a presque fait école, et son amusant répertoire a défrayé déjà la gaité de plusieurs générations ; en effet, il est passé maître dans l’art de provoquer le gros rire, le fou rire, ce rire qui se prend à tout dès qu’il est une fois lancé, qui n’instruit sans doute, ni n’amène la réflexion à sa suite, ni n’égaie peut-être, au vrai sens du mot, mais au moins qui dilate, et pour employer la seule langue ici qui convienne, ce rire qui « désopilerait la rate » même de Timon d’Athènes ou de l’homme aux rubans verts, grands misanthropes, comme on sait, et forcenés atrabilaires. Là-dessus, un beau jour, notre auteur, cédant aux sollicitations d’un confrère, publie son Théâtre complet, et la critique, dans cette ample collection de joyeusetés, tout à coup, découvrant ce que personne encore ne s’était avisé d’y voir, proclame à son de trompe qu’un héritier de Molière nous est né, que le Chapeau de paille d’Italie, la Cagnotte, la Sensitive, le Voyage de M. Perrichon, sont tout uniment chefs-d’œuvre trop longtemps méconnus d’observation comique, satirique, voire philosophique, et que décidément l’auteur de Si jamais je te pince!,. manque à la gloire de l’Académie française. Lui cependant, là-bas, au fond de sa Sologne, tranquille, et bien innocent du bruit que l’on mène autour de son nom, modère habilement l’enthousiasme de ses admirateurs. Il consent volontiers qu’on l’appelle « notre premier producteur de gaz exhilarant; » il ne souffre pas encore qu’on le compare à Molière. Et vraiment, que pourrait-il davantage? Voudriez-vous pas qu’il eût empêché l’Odéon d’ouvrir sa campagne d’automne par le Voyage de M. Perrichon ? Vous prétendriez peut-être qu’il eût interdit au Palais-Royal de reprendre la Cagnotte, aux Nouveautés de jouer les Trente millions de Gladiator? ou vous aimeriez encore qu’il eût signifié défense à son heureux éditeur de lui promettre par avance, dans les annonces de librairie, les suffrages académiques ? Eh donc ?

Des amis qu’il a faits le rendez-vous coupable,
Et quand pour le pousser ils font de doux efforts,
Prendra-t-il un bâton,..


pour les en remercier?

S’étonner de ce tapage, de cet excès d’admiration et de ce débordement de louanges, ce serait mal connaître notre temps. « Un auteur dramatique est sous la sauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle est un amusement ou une ressource. » Cet aphorisme de Voltaire, — à moins qu’il ne soit de Condorcet, — vous explique pourquoi le patriarche de Ferney termina par Irène la carrière que l’élève du P. Porée, soixante années devant, avait commencée par Œdipe. Il vous explique aussi pourquoi même les plus hostiles à la candidature académique de l’auteur d’Edgard et sa Bonne ou de Mon Isménie gardent et garderont sans doute jusqu’au bout un silence prudent. Tout ce qui touche au théâtre, de près ou de loin, est comme engagé dans les lois, comme lié par les us et coutumes d’une sorte de « maçonnerie. » Nous entendons bien parler quelquefois de rivalités de coulisses; il est même possible, tant est grande l’humaine faiblesse, qu’un auteur à succès ne voie pas toujours de bon œil le succès d’un confrère. N’importe, et contre l’ennemi commun, dès qu’on le signale à l’horizon, tous ensemble, — auteurs, directeurs, acteurs, décorateurs, machinistes, costumiers, figurans et buralistes, — ils se joignent, se serrent et font cause commune. Ne touchez pas à l’Association des artistes dramatiques : c’est la Société des auteurs qui crierait. Tel est le secret de leur force à tous, et de la véritable domination que dans une grande ville comme Paris ils exercent sur le public. Ajoutez la faveur des cercles et des clubs, ajoutez la complicité de cette bourgeoisie qui remplit chaque soir les petites places, passionnée pour le spectacle, curieuse de la pièce, mais surtout curieuse de l’auteur, curieuse de l’acteur, ce sera le secret de cette grande popularité que donnent les succès de théâtre, et si jamais M. Labiche doit s’asseoir dans un fauteuil académique, ce sera, croyez-le bien, le secret de son élection.

J’oubliais ses collaborateurs, qui se nomment légion, qui fêteraient son triomphe comme ils feraient une centième et qui considéreraient son échec comme leur échec personnel. Les dix volumes jusqu’ici publiés du Théâtre de M. Labiche contiennent cinquante-sept pièces, soit en tout cent douze actes : il n’y en a que quatre, — je dis quatre actes, — qui soient signés de lui seul, et ce ne sont pas les meilleurs. C’est une question délicate que celle de la collaboration, et pour en parler doctement, je sens qu’il faudrait être vaudevilliste soi-même. Au moins peut-on se demander si c’est vraiment faire œuvre littéraire que de composer ainsi sous une raison sociale. Car tout n’est pas dit quand on a constaté que toute collaboration est un concubitus, qu’il y a «dans tout concubitus un mâle et une femelle » et que « Labiche est un mâle. » Si j’avais l’honneur d’être académicien, je crois d’abord que je n’écrirais pas cette phrase, et j’aimerais, — puisqu’enfin parmi les collaborateurs de M. Labiche il en est qui comptent, M. Gondinet par exemple, de nombreux et brillans succès, — j’aimerais à savoir pour qui je vote, je voudrais être assuré que personne, après M. Labiche, n’invoquera comme un titre le Plus heureux des trois, et qu’aucune candidature à venir ne me mettra dans le cas de répondre « que j’ai déjà nommé quelqu’un pour cela. » Humble spectateur ou simple lecteur, il me plairait encore assez, quand je goûte une bonne plaisanterie du Misanthrope et l’Auvergnat, de savoir si c’est à M. Labiche ou si c’est à M. Siraudin que je dois la reconnaissance du rire. Certes, si tous les collaborateurs de M. Labiche ressemblaient à M. Legouvé, si dans l’œuvre commune ils imprimaient tous fortement, comme l’inventeur de l’Art de la lecture, leur marque personnelle, il n’y aurait pas lieu seulement de poser la question. Je vais voir jouer la Cigale chez les fourmis: il s’agit d’une jeune fille à marier, d’une bonne petite fillette bourgeoise qu’il faut élever à la dignité d’une alliance aristocratique : sait-elle seulement se coiffer? ou sait-elle s’habiller? et vingt autres détails du même genre. Tout cela M. Labiche a pu le trouver, mais ici son collaborateur lui fait remarquer sagement « qu’il ne suffit pas qu’une femme soit bien coiffée... bien habillée pour plaire à un honnête homme, et le rendre heureux, » il faut encore qu’elle sache lire; voyons donc comme elle se tirera d’une lettre de Mme de Sévigné par exemple. « Oh! oh ! celui-là ne s’attend pas du tout ; » je reconnais ici le dada de l’oncle Tobie, je veux dire la manie de M. Legouvé. Lui seul, qui jadis avait trouvé le moyen d’introduire dans Adrienne Lecouvreur une fable de La Fontaine, était capable d’interpoler dans la prose de M. Labiche une lettre de Mme de Sévigné. Mais tous les collaborateurs de M. Labiche n’ont pas ainsi, comme M. Legouvé, un « faire » qu’on reconnaisse entre mille. C’est fâcheux, parce qu’il y a de petits esprits que cette confusion de paternité ne laisse pas d’embarrasser et de troubler dans leurs jugemens. Cela les gêne de songer que, s’ils relèvent quelque part une plaisanterie d’un goût douteux, un couplet d’une langue incertaine, M. Labiche en rira là-bas et dans son par-dedans répondra que justement le couplet est de M. Marc Michel, par exemple, ou la plaisanterie de M. Delacour. C’est fâcheux, parce que, si ces détails n’importent guère au public, une Académie française n’a pas le droit d’oublier « que l’on n’a guère vu de chefs-d’œuvre d’esprit qui fussent l’ouvrage de plusieurs. » La leçon est de La Bruyère. On ne fait pas asseoir une raison sociale dans un fauteuil académique.

Prenons pourtant ce théâtre et tâchons de démêler ce qu’il peut bien avoir de mérite littéraire. On loue beaucoup dans les pièces de M. Labiche ce qu’on appelle aujourd’hui « le métier ». C’est un de ces mots à la mode, comme la critique en invente parfois pour sa plus grande commodité : ils signifient probablement quelque chose, mais on s’accorde pour n’en pas trop approfondir le sens, de sorte qu’ils répondent péremptoirement à tout. Celui-ci, qu’on salue poète, n’aura de sa vie fait entrer dans ses alexandrins ni sentiment ni pensée : mais il fait si bien les vers, il sait si bien son métier! Celui-là, qui travaille dans le roman, s’il existe un art de composer ne s’en soucie, un art d’écrire l’ignore, un art d’émouvoir ne s’en doute seulement pas; et c’est pourtant le même refrain banal : si vous saviez comme il sait son métier! Je crains fort qu’il n’en soit du théâtre comme du roman et de la poésie. Du moins suis-je un peu surpris, quand je regarde aux vaudevilles de M. Labiche, de voir combien d’actes joyeux mêmes procédés, mêmes formules, mêmes plaisanteries ont pu défrayer, soutenir et faire applaudir. Ainsi, c’est une vieille observation qu’il n’y a rien au théâtre qui provoque plus sûrement le rire que la méprise et le quiproquo, M. Labiche en a fait son profit jusqu’à l’abus : voyez-en quelques exemples. Deux camarades de pension, Mistingue et Lenglumé, se croient complices, au lendemain d’un souper trop gai, de je ne sais quel crime imaginaire, l’assassinat d’un charbonnier, si vous voulez, ou d’une charbonnière : simple méprise, un acte, c’est l’Affaire de la rue de Lourcine. Le docteur Malingear, qui songe à marier sa fille, prend le confiseur Ratinois pour un prince de la raffinerie, le confiseur Ratinois, qui songe à marier son fils, prend de son côté Malingear, médecin sans clientèle, pour un millionnaire de la chirurgie : double méprise, deux actes, c’est la Poudre aux yeux. La veuve Champbaudet croit être aimée de M. Paul Tacarel, architecte; M Garambois s’imagine que Mme Champbaudet n’a pas tort de le croire, et M. Letrinquier s’imagine à son tour que M. Garambois a raison de se l’imaginer : triple méprise, trois actes, c’est la Station Champbaudet. Qui nombrera les quiproquo du Chapeau de paille d’Italie? Mais ici, quand M. Labiche étend son sujet jusqu’aux dimensions de quatre actes ou de cinq, il faut un fil au moins qui tant bien que mal rattache toutes ces méprises ensemble. Rien de plus difficile peut-être à trouver : je le crois, je veux le croire, ce n’est pas mon métier que de le savoir, mais assurément rien de plus uniforme. Vous posez une demi-douzaine de personnages que vous mettez d’abord en contact par des moyens plus ou moins ingénieux; puis, tous ensemble, d’un seul coup, comme une caravane, vous les déplacez, et les voilà partis à la recherche d’un chapeau, comme dans le Chapeau de paille d’Italie ; pour un voyage de plaisir à Paris, comme dans la Cagnotte ; pour la mer de glace, comme dans le Voyage de M. Perrichon ; pour Chamounix et les chutes de l’Aar, comme dans le Prix Martin. Il est presque impossible qu’un certain comique de situation ne sorte pas de là. Vous avez eu soin d’ailleurs, dès le premier acte, de mettre sur la figure de vos bonshommes un masque grimaçant dont l’expression ne variera plus de toute la pièce et qui soulèvera nécessairement le rire du parterre parce qu’il gardera, jusque dans les situations les plus diverses, sa même expression stéréotypée. La mobilité de l’expression nuirait à l’effet comique. C’est pourquoi, dans tant de pièces de M. Labiche, on notera quelque jeu de scène ou quelque phrase qui revient uniformément : c’est le Vancouver de Mon Isménie répétant : « Pincé ! je suis pincé, Pinçatus sum ; » c’est le Krampach du Plus heureux des Trois fermant la bouche à sa femme Lisbeth : « Tais-toi ! t’as commis une faute ; » c’est le Clampinais de la Sensitive recommençant l’histoire qu’il n’achève jamais : « Je suis à la disposition de la société. Pour lors que nous arrivons à Milan.. ; » c’est le Champbourcy de la Cagnotte ; c’est le Nonancourt du Chapeau de paille d’Italie promenant son myrte sous son bras et soulignant chaque incident de l’intrigue par la phrase devenue quasi proverbiale : « Mon gendre, tout est rompu. »

Que servirait-il d’insister ? Quand le procédé serait moins visible et le métier moins apparent, quand M. Labiche disposerait enfin de cette inépuisable fécondité, de cette infinie variété de moyens qu’on a tant et trop vantée dans le vaudeville et dans la comédie de Scribe, qu’est-ce que cela prouverait et qu’en voudrait-on conclure ? Sans doute, puisqu’on y tient, « c’est un métier de faire un livre comme de faire une pendule, » à plus forte raison de faire un vaudeville. Vous saurez donc ou vous ne saurez pas votre métier : je dis seulement que c’est affaire à vous, nullement au public, ni même à la critique. À coup sûr, si vous ne le savez pas, j’en pourrai, j’en devrai tirer argument contre vous, parce que, si je trouve que l’on a tort de vous applaudir, je suis loyalement tenu de donner mes raisons, toutes mes raisons, et puisque je prends le public à témoin, de motiver mon avis ; mais si vous le savez, je n’ai pas à vous en louer, non plus que je ne louerai l’écrivain de savoir écrire, le peintre de savoir peindre, le forgeron de savoir forger. L’éloge ne commence et ne doit commencer qu’au point où précisément l’art commence, et ce sera le point où vous commencerez vous-même à vous élever au-dessus du métier. L’art seul relève de la critique : le métier ne relève que de la statistique. Le propre du métier, c’est ici, dans le vaudeville comme dans le roman-feuilleton, de pourvoir à la consommation quotidienne. Allons plus loin : le fort du métier, c’est de spéculer sur l’usure prochaine du produit qu’il a livré. Quand M. Labiche donne au théâtre les Vivacités du capitaine Tic, il compte bien que le public aura perdu la mémoire de Un monsieur qui prend la mouche. Ce serait la mort des métiers que de croire un instant à la durée de leurs œuvres. Et c’est justement pourquoi les œuvres dites « de métier » ne comptent pas en littérature. Je rappelais le nom de Scribe: qui, mieux que lui, connut et sut à fond le métier? Que sont devenues tant de comédies, j’entends les meilleures, Bertrand et Raton, par exemple, ou la Camaraderie? Que sont devenus tant de vaudevilles, l’Amour platonique l’Hôtel des Bains, les Adieux au comptoir, la Maîtresse au logis, etc., dont je copie les titres au hasard, qu’on ne joue plus sur nos théâtres, qu’on ne lit plus qu’en Allemagne, je pense; et que resterait-il de Scribe, à vingt ans de distance seulement, si, com.me on le disait tout récemment ici même, les grands noms de la Muette et des Huguenots ne préservaient auprès de nous sa mémoire?

Scribe avait une excuse : un don lui manquait, il ne savait pas voir ; M. Labiche savait voir, il est de ceux dont on peut dire vraiment : « s’il eût voulu ! » Mais il n’a pas voulu. Que faudrait-il pour que le premier acte de la Cagnotte fût presque un chef-d’œuvre d’observation dans la caricature? Peut-être seulement qu’il ne fût pas suivi des quatre autres. Il est vrai qu’alors il n’aurait plus de raison d’être, et ce serait dommage. Que faudrait-il pour que le Voyage de M. Perrichon fût une comédie dans le vrai sens du mot? L’idée en est heureuse et quelques caractères n’en sont pas mal posés. Peut-être suffirait-il qu’elle fût exécutée dans un ton différent, que les moyens y fussent moins invraisemblables, et surtout que l’intention de faire rire ne s’y montrât pas à chaque instant, l’intention de faire rire sans s’inquiéter ni des caractères, cela va sans dire, ni même de la pièces ni de la qualité du rire. Vous souvenez-vous de l’invective de Rousseau, dans sa Lettre sur les spectacles, contre la comédie de Molière, et l’entendez-vous encore qui termine chacune de ses apostrophes par la phrase célèbre : « Mais il fallait faire rire le parterre! » Il a tort contre le Misanthrope, mais comme il a raison contre le vaudeville de tous les temps! Il faut faire rire le parterre, et il faut le faire rire à tout prix.

Non pas, à la vérité, que la plaisanterie de M. Labiche, en général, soit cette plaisanterie lourde et grossière de l’ancien vaudeville ou cette plaisanterie licencieuse du vaudeville et de l’opérette tout contemporains. Le plus souvent elle est gaie, spirituelle et, ce qui ne laisse pas d’avoir son prix, au fond, toujours honnête. C’est qu’elle n’est pas superposée pour ainsi dire au dialogue, comme après coup, c’est qu’elle sort assez fréquemment de la force de la situation, c’est qu’enfin elle repose quelquefois sur l’observation vraie. Il y a notamment d’heureuses paysanneries dans quelques pièces de M. Labiche et des originaux de province assez plaisamment croqués. C’est l’exception, et d’ordinaire l’observation de M. Labiche est toute parisienne ou, si je puis risquer le mot, car il faut bien un peu parler la langue du sujet que l’on traite. toute boulevardière. Elle est vraie de la Bastille à la Madeleine, dans les limites de l’octroi de Paris, si l’on veut; jusqu’à Versailles ou jusqu’à Fontainebleau, quand elle va le plus loin. « Je retiens votre salon de cent couverts, dit au traiteur le héros de la noce. — Combien êtes-vous? — Dix-neuf. — Diable! vous allez être bien gênés. » Il n’y a pas de raison pour que cette plaisanterie des Noces de Bouchencœur ne meure pas comme elle est née, dans la zone des forts détachés. Dans Un mari qui lance sa femme, le baron de Grandgicourt donne dans ses salons une fête « champêtre; » on a mis partout de la verdure, et le maître de la maison, recevant ses invités : « Entrez donc! vous voyez! de la verdure, du gazon, du feuillage partout... comme s’il en poussait. » Le mot est joli, mais au-delà de l’enceinte fortifiée « porterait-il » seulement? Or voici le danger, c’est qu’on verse de là bientôt dans la farce et dans la bouffonnerie. Le même vaudeville peut nous servir d’exemple. Au milieu de cette fête champêtre apparaît M. Lépinois, suivi de sa femme et de sa fille : « Par ici, mes enfans... Regardez donc... de vraies feuilles,... de vrais arbre?,., des pommes,... on se croirait à Ménilmontant.» Vous voyez ici le moment précis où l’observation

Sort du bon caractère et de la vérité.


Les chocolatiers retirés du commerce avec trente ou quarante mille francs de rente, ce qui est le cas de M. Lépinois, ne prennent plus, — voilà longues années, — Ménilmontant pour la campagne ni les Buttes-Chaumont pour la Suisse. Nous retournons à l’ancien vaudeville, le vaudeville pesant de Duvert, nous descendons du bon comique à la caricature pure; encore un pas, nous allons tomber dans le bouffon. Ce dernier pas, c’est le style ou plutôt la négation du style, érigée pour ainsi en principe, qui va nous le faire faire.

Il faut s’entendre. Encore aujourd’hui, quand on parle de style, nombre de gens veulent bien s’imaginer qu’il n’y va que d’une question de forme ou même de correction grammaticale: une étroite et pédantesque observation des règles, un respect superstitieux de la syntaxe, avec cela quelques ornemens, quelques oripeaux de circonstance, du paillon et du clinquant dont on habillerait la simplicité de la pensée toute nue, d’ailleurs une phrase harmonieuse, qui sonne agréablement à l’oreille, voilà pour eux le style et voilà tout l’art d’écrire. Mais le style est autre chose, dont il vaut mieux au surplus se taire que de parler sérieusement en semblable sujet. Toujours est-il que je ne m’offenserai guère des libertés que M. Labiche a prises quelquefois avec la syntaxe et que, s’il a quelquefois « chiffonné la grammaire, » je n’affecterai pas la pruderie de le lui reprocher. Ce n’est pas qu’on ne pût noter, deçà, delà, des couplets d’une langue singulière, ceux-ci par exemple :

Je ne consens, trop abrupt hérisson,
A proclamer cet ange-là ta fille
Qu’en me disant., triste réflexion!
L’état civil du brillant papillon
Remonte bien à la chenille.


Ou ceux-là :

Ils vont de la feuille odorante
Savourer l’arôme si doux ;
Pour moi, la saveur qui me tente
C’est de deviser avec vous[1].


Ce n’est pas qu’on ne pût signaler des locutions étranges : « Voyons ! voyons! dit un personnage de la Sensitive, ne l’agace pas. » Un autre dira, dans un goût différent : « Cette perspective est acerbe. » Qu’importe? passons aux auteurs dramatiques les licences que M. Dumas, naguère, dans l’une de ses préfaces, réclamait et réclamait à bon droit au nom des exigences de la scène. On peut admettre, sans nulle difficulté, que les lois du style ne soient pas les mêmes au théâtre que dans le discours, ou que dans la familiarité de la conversation quotidienne. On a dit ingénieusement « que les spectacles forment le lien entre les classes de la société qui pensent et celles qui ne pensent pas. » Ou il faut renoncer à provoquer la pensée chez ceux qui n’en ont pas l’habitude, ou il faut leur parler un langage qu’ils puissent comprendre. Le purisme ici serait déplacé. On ne brosse pas, sans doute, un décor de théâtre comme on ferait un tableau de chevalet. L’optique du théâtre a ses nécessités, la langue du théâtre a les siennes. Un certain grossissement du trait, une certaine exagération dans les termes, quelque emphase dans le drame, quelque liberté dans le comique, ne seront pas moins nécessaires que le masque tragique aux acteurs d’autrefois ou que le fard aux comédiens d’aujourd’hui. Il y aura pourtant une limite, et c’est par malheur cette limite que ni le vaudeville, ni M. Labiche ne se sont jamais piqués d’observer.

Que dis-je? cette limite, le propre du vaudeville est de la franchir, et plus il s’en éloigne, plus il est le vaudeville. « Il y a, dit M. Augier dans la préface qu’il a mise aux œuvres de M. Labiche, autant de degrés de maîtrise qu’il y a de régions dans l’art. La hiérarchie des écoles n’importe guère, l’important est de ne pas être un écolier. » Rien de plus vrai, voilà parler et parler d’or : il ne s’agit que de savoir si le domaine du vaudeville est une région de l’art, et c’est tout le procès.

Il est facile à terminer : écoutez parler les personnages de M. La biche : « Charmant ! charmant! dit un père en vantant le gendre de son choix; il est bien mieux que ce Dardenbœuf, qui a l’air d’un charcutier appauvri par les veilles. » Qu’est-ce que cela veut dire et dans quelle langue cela signifie-t-il quelque chose? Un autre, mécontent de la façon dont on l’accueille, s’exprimera de la sorte: « Dites donc... domestique... il me semble que vous pourriez m’annoncer d’une façon... moins carnasière. » Un troisième donnera ses ordres en ces termes : « Apporte-moi une chope de bière, dans laquelle tu émietteras gracieusement un verre de cognac. » Je m’arrête : aussi bien que vous et que moi, M. Labiche sait et sent ce qu’il y a d’insolite, pour ne rien dire de plus, dans de telles façons de parler, dont un volume ne suffirait pas à rassembler les exemples, mais, faites-y bien attention, c’est là qu’il attend son public, et c’est sur ces alliances de mots qu’il compte pour soulever le rire. Il est dans la tradition du genre. Quelques délicats détourneront peut être l’oreille, il n’écrit pas pour eux, mais le parterre rira, et le parterre aura le dernier mot. Et plus un dialogue sera semé de ces sortes de plaisanteries, plus elles éclateront en phrases hétéroclites, en coq-à-l’âne, en calembredaines, plus elles se multiplieront de réplique en réplique, plus elles détonneront avec le caractère ou la condition du personnage et la nature de la situation, plus elles exciteront de grosse gaîté dans la salle, et M. Labiche le sait, et M. Labiche y compte. Que si, par hasard, tirée de trop loin, la plaisanterie ne portait pas coup d’abord, il sait de plus que les interprètes ne se feront faute, et de la souligner, et de la prolonger, et de l’exagérer; car il n’y a rien de moins sacré pour eux que le texte de M. Labiche, il est pour ainsi dire convenu qu’ils y collaboreront, qu’ils retrancheront et qu’ils ajouteront, et leurs plaisanteries renouvelées des tréteaux de la foire ne seront pas toujours celles qui feront le moins rire. C’est encore et toujours la tradition du genre. Essayez maintenant de ramener au naturel tout ce monde du vaudeville et de la force, les Potfleury, les Boisrosé, les Grandcassis, les Beauperthuis, les Chauvinancourt, les Veauvardin, les Bidonneau, tout ce monde caricatural et grotesque déjà sur l’affiche, avant même que d’avoir ouvert, la bouche, émondez, taillez, coupez ces métaphores extravagantes, tempérez l’excès de ces plaisanteries qui frappent d’autant plus sûrement et plus fort qu’elles enferment en réalité moins de sens et que, sortant moins naturellement de la situation, elles sont plus inattendues, c’est tout simplement le genre lui-même que vous aurez détruit. Ce sera comme si vous prétendiez astreindre aux lois de la logique la marche de l’action, comme si vous demandiez que la pièce eût son commencement, son milieu, sa fin? Pourquoi la Cagnotte a-t-elle cinq actes et non pas six? pourquoi le Voyage de M. Perrichon en a-t-il quatre plutôt que trois? Qui le dira? qui pourrait le dire? Personne, assurément, pas même M. Labiche, car s’il le sait et qu’il prétende le dire, et qu’il accepte d’être jugé selon les règles, c’est la liberté du vaudeville qu’il abdique, le droit d’interrompre à son gré la suite naturelle de l’intrigue, le droit de s’échapper à tout coup vers la fantaisie, le droit de s’amuser lui-même à ses propres inventions, le droit enfin de faire dans les chemins de traverse et ses plus heureuses rencontres et ses plus joyeuses trouvailles. Il faut de l’esprit à ce jeu? qui en doute? et de la verve? qui le nie? mais vous voyez bien que c’est un jeu, et qu’il faut le prendre comme tel, c’est-à-dire comme la négation même de toutes les qualités qui font l’œuvre littéraire, depuis qu’il y a des hommes et qu’ils écrivent.

La foule y court cependant, elle y rit, elle y applaudit : je ne m’en étonnerai pas plus que de la voir courir à l’opérette, au mélodrame, à la féerie. Mais si la foule est juge de son plaisir, elle n’est pas ni ne peut être juge de la qualité de son plaisir. Voilà le point. Il y a de sots plaisirs, et la morale est d’accord avec l’hygiène pour nous enseigner qu’il y en a de dangereux. Le rire du moins est bon, dit-on, sain et fortifiant : c’est à savoir s’il l’est toujours, et quand il n’a rien de desséchant, ni de cruel, il reste encore à se demander s’il n’a pas souvent quelque chose de niais. Or est-il vrai que le vaudeville fonde son succès précisément sur la niaiserie publique, je veux dire sur cet étrange besoin que nous éprouvons parfois de nous délasser du travail de la pensée dans les ébattemens et les ébrouemens du gros rire? Est-il vrai qu’il spécule systématiquement sur la vulgarité des moyens et sur le mauvais goût de la salle? qu’il n’hésite jamais, par exemple, entre un trait de satire qui se: ait unirait de caractère ou une plaisanterie qui fera trépigner le parterre d’aise et de contentement? qu’il se fasse une loi de corrompre lui-même ses meilleures imaginations et de les gâter, de les défigurer à plaisir, poussant à la caricature, détournant les personnages de leur caractère, l’intrigue de sa marche, les mots de leur usage, heurtant et choquant, à chaque repartie, de propos délibéré, le bon sens, le bon goût, voire quelquefois les plus simples convenances? Il n’en faut pas davantage, et la cause est entendue. Je n’ignore pas que l’on invoque ici le nom de Molière, et le Bourgeois gentilhomme, et le Malade imaginaire, et Monsieur de Pourceaugnac. C’est encore un de nos argumens en vogue, et l’on entend répéter que, si Molière vivait de notre temps, il porterait le Misanthrope à la Comédie-Française, et Monsieur de Pourceaugnac au théâtre du Palais-Royal. Et quand il serait vrai? pourquoi donc ici la superstition nous fermerait-elle la bouche, à nous, qui jusque dans les livres élémentaires osons bien reprocher à Corneille ses déclamations rimées ou sa prétendue fadeur à l’auteur de Bérénice? et par quelle fausse honte balancerions-nous à reconnaître enfin qu’il n’y a rien de si gai dans la cérémonie du Malade imaginaire, ou que la cérémonie du Bourgeois gentilhomme est médiocrement divertissante? Eh oui, Molière, « trop ami du peuple, » a flatté quelquefois, aussi lui, la sottise publique, et, directeur d’une troupe qu’il fallait faire vivre, en même temps qu’auteur, il a spéculé, lui aussi, sur le mauvais goût du parterre de son temps. Est-ce un exemple que nous devions suivre? ou proposer à l’imitation? ou seulement avancer comme une Justification? Le bon Homère, au dire d’Horace, ne laissait pas de sommeiller quelquefois : notre Molière quelquefois est tombé bien bas dans la farce. Et quand on prétend s’autoriser de son exemple, c’est alors le cas de dire que « la chasteté d’Alexandre a fait moins de continens que l’exemple de son ivrognerie n’a fait d’intempérans. »

Il existe en France une compagnie dont le rôle, ou même la mission sociale est de résister contre les entraînemens comme celui dont M. Labiche est en te moment, je ne sais s’il faut dire le héros, ou la victime : j’ai nommé l’Académie française. C’est à elle qu’il appartient de maintenir, — autant qu’elle le peut encore, — cette hiérarchie des genres, de protéger, avec l’intégrité de la langue, le peu de traditions qui nous restent, et, le cas échéant, de déjuger la foule. Dans une société comme la nôtre, elle ne saurait avoir la prétention d’imposer à personne une direction : elle peut au moins se défendre contre l’invasion des genres inférieurs. C’est en somme, jusqu’ici, bien qu’entre plusieurs candidats qui briguaient son suffrage elle n’eût pas toujours choisi le plus digue, ce qu’elle avait su continuer de faire. Va-t-elle maintenant ouvrir sa porte à ces genres qui jadis n’osaient pas seulement y frapper? C’est ce que l’on commence à craindre. Combien déjà compte-t-elle d’auteurs dramatiques? et veut-elle s’en adjoindre un de plus? « Il y a fagots et fagots, » dit le bon sens de Sganarelle. Loin de nous la pensée de disputer son rang en littérature à l’œuvre dramatique, et ce rang est peut-être le premier. Il n’y a qu’un Shakespeare, et nous n’avons connu qu’un Molière. Dans le domaine de la poésie, peut-être ne saurait-on rien nommer qui balance Othello, si ce n’est l’Ecole des femmes. Si le mot de création a quelque sens dans la langue de l’homme, c’est de Desdémone et d’Agnès qu’il est vrai, c’est de la création dramatique, c’est du poète qui fait respirer, marcher, parler, vivre enfin sur la scène ces immortelles figures, plus vraies, plus vivantes que la réalité même. Mais il y a des degrés, plusieurs degrés, beaucoup de degrés.

Ce n’est pas le lieu de discuter ici ceux de nos auteurs dramatiques qui siègent à l’Académie française. Ils y sont : ce qui est fait est fait. Oublions ce qu’on pourrait en dire, puisqu’aussi bien à peine en est-il deux ou trois dont on pourrait gloser. Mais au moins que l’on s’arrête

Après Agésilas,
Hélas !
Mais après Attila,
Holà!


Quand on voit la façon dont l’Académie française, depuis quelques années déjà, distribue les prix et répartit les distinctions dont elle dispose, on peut juger que les auteurs dramatiques y possèdent assez d’influence et qu’il n’est pas besoin de renforcer leur bataillon. Le prix Jean Reynaud à M. de Bornier ! c’est-à-dire la Fille de Roland, en séance solennelle, proclamée l’œuvre la plus remarquable que la littérature française ait enfantée depuis cinq ans! Mais cela ne serait rien. L’Académie française est maîtresse de son budget, et maîtresse souveraine. Ce qui est plus grave, c’est que la popularité des auteurs dramatiques, — popularité qui n’a jamais été, je crois, plus grande que de nos jours, — tient justement à ce qu’ils s’éloignent de plus en plus de la littérature et de l’art pour verser dans le métier. Grâce à la confusion des genres, et grâce aussi, dans une large mesure, à la liberté des théâtres, ils vont, de plus en plus, où le public les pousse. Préoccupés uniquement de flatter ce maître ignorant et capricieux qu’ils maudissent, dans leur for intérieur, mais dont ils ne sont pas moins les humbles serviteurs, ils lii donnent de plus en plus ce qu’il demande, et non pas ce qu’ils avaient rêvé. Or ce maître ne leur demande pas de l’instruire, ou seulement de l’aider à penser, de le provoquer à réfléchir. A peine leur demande-t-il seulement de l’émouvoir, il leur demande de l’amuser. L’entreprise est difficile, nous le savons : c’est beaucoup d’y réussir; à quel prix y réussit-on? Je crois qu’aujourd’hui nos auteurs y réussi-sent à trop bon marché, semblables en cela d’ailleurs à nos romanciers, j’entends ceux qui sur le marché du feuilleton subissent la loi de l’offre et de la demande. Il y a donc et peut-être y a-t-il bien eu de tout temps deux formes de l’œuvre dramatique, deux sortes de théâtre, le théâtre littéraire et le théâtre industriel, le théâtre, comme on disait autrefois, qui résiste à l’épreuve de la lecture, et le théâtre qui rend tout son effet à la représentation, là, sur les planches, au feu de la rampe, aussi parfaitement insoucieux de la forme et du fond, du style et de la pensée, que préoccupé, selon le vilain mot en vogue, d’empoigner le spectateur. De sorte que, si l’on continue de remplir aussi l’Académie française de nos auteurs dramatiques à succès, un beau matin il se trouvera tout simplement que, de toutes les formes de l’art, la moins littéraire aujourd’hui !a plus voisine d’une industrie patentée, aura véritablement annihilé toutes les autres dans l’Académie française. Ce sera un beau résultat.

Il y a quelques mois de cela, quand disparut M. de Sacy, le dernier des classiques, un écrivain qui ne partageait guère ni les idées, ni les goûts de M. de Sacy, mais qui voulait et qui sut lui rendre justice, W. Scherer, a pu dire tristement qu’avec M. de Sacy « quelque chose finissait. » Quelque chose aussi finira, si l’on met M. Labiche à la place de M. de Sacy, — mais non pas M. Labiche.


F. BRUNETIERE.

  1. Je crois que ces quatre vers veulent dire : « Causons, tandis qu’ils vont prendre le thé. »