Revue littéraire - Le Théâtre déliquescent

Revue littéraire - Le Théâtre déliquescent
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 912-922).
REVUE DRAMATIQUE

LE THÉÂTRE DÉLIQUESCENT

Le théâtre agit-il sur les mœurs ? Est-ce la société qui façonne la comédie à son image ? Ce qui est certain, c’est qu’à chaque époque, les façons de penser et de sentir qu’exprime le théâtre ne peuvent manquer d’être marquées à l’empreinte de l’heure présente. Or les plus optimistes accordent que la société où nous vivons aujourd’hui n’est pas parfaitement calme, ordonnée et bien portante. Beaucoup de consciences sont en désarroi. On cherche avec inquiétude où est le vrai, et on s’ingénie à le poursuivre hors des voies coutumières. On tient le bon sens pour suspect, et d’avance on est favorablement disposé pour toutes les bizarreries. On se précipite vers les nouveautés ; ou encore on tire des doctrines anciennes, par une fantaisie d’interprétation, des conséquences inattendues. On ne se soucie pas de savoir si la ruine de certaines notions, contre lesquelles on s’acharne, n’entraînerait pas celle même de l’édifice social. La sensibilité comme la raison s’égare. On s’apitoie sur ceux que naguère on eût condamnés ; on s’attendrit sur des cas auxquels on avait refusé jusqu’alors de s’intéresser ; on s’émeut à faux. Cette moderne déliquescence devait, de toute nécessité, se traduire, au théâtre. Elle apparaît avec éclat dans les dernières pièces qui viennent d’être représentées et elle atteste leur parenté. C’est d’elle que nous vient la plus récente « formule » dramatique. Nous avions eu, il y a une quinzaine d’années, la « comédie rosse » conçue dans un accès de misanthropie et destinée à nous montrer dans l’humanité un ramassis de coquins, dans la vie un perpétuel cauchemar. Puis, par besoin de réaction, nous avons passé à la « comédie rose » qui nous réconciliait avec nous-mêmes et faisait de nous les amis de tout le genre humain. Voici venir une ère nouvelle : celle du « théâtre déliquescent. »

Il n’est pas né d’hier, et nous avons eu occasion déjà d’en signaler plus d’un essai. Mais c’est maintenant que nous le voyons s’imposer aux plus distingués parmi les jeunes auteurs, déployer la variété de ses ressources et se montrer capable de toutes les tâches. Il prend, avec les Mouettes de M. Paul Adam, des allures philosophiques. Car on voit bien que, dans cette pièce, l’affabulation dramatique sert uniquement à illustrer une idée. C’est un cas de conscience qui est débattu devant nous, c’est un problème à la solution duquel on nous convie. Comme dans beaucoup d’autres pièces, la question en cause est celle du mariage, ou plutôt du divorce. Et jusqu’ici on avait indiqué bien des mobiles parmi ceux qui peuvent disloquer les ménages : l’intérêt, la passion, la jalousie, le caprice et toutes les sortes de colère, de rancune et de haine ; il restait à chercher s’il n’y a pas lieu, en certains cas, de divorcer par amour, par devoir et par piété chrétienne… C’est en quoi consiste le « problème » des Mouettes.

Dans un coin de Bretagne, le docteur Kervil, homme de petite santé et de ressources chétives, mène une existence médiocre. Il est instruit ; c’est un chercheur ; il se croit à la veille de trouver un sérum qui pourrait sauver des milliers et des milliers d’existences. Mais il faudrait, pour arriver au succès, procéder à des expériences coûteuses. C’est pourquoi la découverte manquera probablement d’aboutir. Kervil ne deviendra ni un bienfaiteur de l’humanité, ni même un homme célèbre. Il continuera de soigner, avec un zèle désintéressé, les gens du pays. Il a près de lui sa femme, Yvonne, qu’il aime d’une affection profonde et tranquille. Une cousine, Adrienne, jeune veuve, séduisante et riche, est venue passer quelque temps chez les Kervil, et demander au calme provincial et à l’air salin un remède contre les fatigues de l’hiver parisien. Elle éprouve, auprès de Kervil, si différent des hommes de son monde, un petit frisson de surprise qu’elle prend pour de l’enthousiasme ; et, de son côté, Kervil n’est pas insensible aux grâces de sa brillante cousine. Cela ne va pas plus loin, et, l’automne survenant, cette ébauche de roman s’évanouirait dans les premières brumes. Mais ce serait compter sans Chambalot. Et il est inévitable que Chambalot surgisse, puisqu’il est l’homme du destin, celui qui a été créé par un décret nominatif de la Providence pour jeter le trouble dans ces cœurs paisibles.

Ce Chambalot, autour de qui gravite toute la pièce, et sur le portrait duquel l’auteur a concentré tout son effort, est certainement le plus grossier personnage que, depuis longtemps, nous eussions vu à la scène. Il rendrait des points même au Jean Giraud de Dumas et même au Lechat de M. Mirbeau. C’est un butor ; c’est le butor. Il s’étale avec impudence dans son cynisme de malotru : il parle fort, fait taire les gens, fume devant les dames, se sert le premier à table et commet toutes les incongruités qui concernent son état. Nous connaissons beaucoup de gens mal élevés, et l’on ne peut dire que la peinture en puisse être une nouveauté. Ce qui fait pourtant l’originalité de Chambalot, c’est que chez lui le raisonnement s’ajoute à la nature et la pratique s’appuie sur une théorie. Sa goujaterie s’autorise des plus récentes hypothèses mises en circulation par la philosophie ou par la science. N’oppose-t-on pas, depuis quelque temps, au vieil idéal de charité qui divinisait la faiblesse, l’éloge de la force triomphante, et n’est-ce pas lui qui ressort de théories fameuses, d’ailleurs plus ou moins déformées ? L’histoire naturelle a sa loi de la concurrence vitale, mise en lumière par Darwin. La philosophie allemande a son type du surhomme dessiné par Nietzsche. Les sociologues ont lancé l’idée d’une supériorité des Anglo-Saxons due à leur individualisme. Chambalot est darwinien et nietzschéen ; c’est un homme fort d’après les recettes qui font les peuples forts. Sus aux timides et mort aux faibles ! Chambalot s’applique à lui-même le bénéfice de ses idées, écrasant les caniches sous les roues de son automobile et noyant ses concurrens dans l’océan de ses réclames pharmaceutiques. Mais il ne se contente pas d’opérer pour son compte : il fait de la propagande, et c’est précisément à cet apostolat d’un nouveau genre qu’il va procéder dans le ménage Kervil.

Il s’avise qu’avec un peu de fortune et de loisir, avec une situation sociale plus sortable, Kervil pourrait développer tout son être, donner à son énergie toute son expansion, et fabriquer enfin ce sérum que lui, Chambalot, se chargerait de signaler au monde par les mille voix de la publicité. Comment arriver à cet enviable résultat ? En amenant Kervil à divorcer d’avec Yvonne, pour épouser sa riche cousine Adrienne. C’est à quoi il s’agit de déterminer les intéressés, et c’est à ce beau travail que Chambalot va employer sa hâblerie brutale et ses sophismes impérieux. Il n’a pas beaucoup de peine à convaincre Adrienne, déjà attirée vers le séduisant docteur ; et il obtient même un demi-consentement de Kervil, qui est un esprit faible. Reste Yvonne. Celle-ci qui aime son mari, qui est jalouse d’Adrienne, est en outre et surtout chrétienne. Quels argumens faire valoir auprès d’elle, sinon des argumens tirés du christianisme même ? N’est-il pas vrai que le christianisme conseille le sacrifice ? Tout l’artifice consistera donc en ceci : suggérer à Yvonne qu’elle agit en mauvaise chrétienne, si elle refuse de se sacrifier au bonheur et à l’avenir de son mari.

Adrienne d’abord, Chambalot ensuite s’évertuent à endoctriner la pauvre femme. Ils réussissent avec une aisance qui ne laisse pas de nous surprendre. C’est Yvonne qui a maintenant hâte de s’immoler : « Jean va s’affaiblir et mourir, gémit-elle. Voilà le fait réel, positif. Rien de mon affection ne peut le sauver, ni lui, ni les milliers de victimes que protégera demain son génie. Je suis incapable de lui préparer ce repos nécessaire, de chasser d’ici les ennuis et les peines qui le détruisent. Telle est l’évidence… Et puis, de l’autre côté, voici celle qui tient dans ses mains la fortune et dans son cœur l’amour, et un amour capable, le sien, de reprendre à la mort l’homme que j’adore plus que tout. Elle peut, elle. Moi, je ne puis pas. Et vous me demandez si je dois sacrifier la vie de Jean… Et si je réponds : « Non, non, je ne le puis plus ; » si ma conscience crie : « La charité veut que tu t’immoles, pour celui qui ressuscitera, afin de racheter les hommes de la maladie et de la mort ; » si ma conscience crie cela par la voix de Dieu même, vous me dites, vous, que je suis dans l’erreur… dans l’erreur ! Non, non, ce n’est pas l’erreur. » Telle est l’exaltation de dévouement par laquelle cette nouvelle convertie étonne et déconcerte l’égoïsme même du satanique Chambalot.

Après cela, les époux vont-ils divorcer, et Kervil acceptera-t-il le sacrifice de sa femme ? Peu importe. Si l’auteur a reculé devant un dénouement qui eût été la conclusion logique du drame, la signification de son œuvre n’en est pas changée. Ce qui est ici caractéristique, c’est qu’une fois posé ce bizarre « problème » des Mouettes, on ait présenté comme défendable une solution qui est proprement une monstruosité, et qu’on l’ait supposée conforme à l’esprit du christianisme. Cela même est ici la marque de la déliquescence.

Car toutes les raisons invoquées pour amener Kervil au divorce sont puériles. Supposez que le fameux sérum ne soit qu’une drogue et le savant docteur qu’un raté, toute la thèse s’écroule. Depuis quand voit-on qu’épouser une brillante mondaine soit l’infaillible moyen de servir la science ? Emile Augier, dans Un beau Mariage, avait, avec assez de force, soutenu le contraire. Pasteur était-il riche, lui qui a, réellement, sauvé tant de vies humaines ? Mais quand il serait cent fois établi que Kervil eût intérêt à épouser sa cousine, où est donc la morale qui de l’intérêt fait le devoir ? Et cette confusion n’est-elle pas justement la ruine de toute morale ?

De bonne foi l’auteur a cru qu’il dessinait, dans le personnage d’Yvonne, une figure d’héroïne chrétienne. En effet, plusieurs de nos contemporains ont si bien perdu jusqu’à l’intelligence de l’idée chrétienne, qu’ils confondent l’esprit de sacrifice avec l’abandon de soi, la résignation avec l’oubli de la dignité, la bonté avec la lâcheté et la pitié avec la sottise. Parce que vous êtes chrétienne, si votre mari suit son instinct qui le pousse aux amours vagabondes, vous devrez souffrir en silence et éviter de contrarier ce mâle en qui la nature a mis le goût du plaisir. Parce que vous êtes chrétienne, si votre mari vous exploite et vous vole, vous devrez subir avec résignation cette épreuve. Et si la fantaisie lui vient de vous planter là, parce qu’il a trouvé ailleurs une opération plus avantageuse, vous devrez l’y aider, à moins de cesser d’être chrétienne. Car il a été dit : « Vous tendrez l’autre joue… » À ce compte, le rôle d’épouse chrétienne serait la plus épouvantable duperie ! On oublie que la piété n’exclut pas nécessairement le bon sens, et que si le christianisme nous ordonne de sacrifier tout ce qui est chez nous vanité, orgueil et sentimens égoïstes, il nous commande non moins expressément de lutter pour le bien. L’épouse n’a pas seulement le droit, elle a le devoir, en se défendant elle-même, de défendre son mari contre tous les pièges et contre toutes les tentations auxquelles la faiblesse masculine n’a que trop de penchant à céder : c’est à elle surtout qu’il appartient de maintenir l’intégrité d’un foyer et la perpétuité d’une union contractée en vue de tous les hasards de la vie et pour la souffrance comme pour le bonheur. Yvonne devait dire à son mari : « Votre Chambalot est un misérable. Votre Adrienne est une intrigante. Vous êtes un faible : je ne faillirai pas à mon devoir qui est de vous protéger. Je n’ai pas manqué à la foi que je vous ai jurée devant Dieu : je ne vous rendrai pas votre parole. Vous m’avez prise : je vous garde ! » Ce langage eût été celui d’une piété saine et vigoureuse. Mais la piété d’Yvonne est alanguie, faussée, pervertie par l’atmosphère d’une époque où il semble que toutes les énergies s’énervent et toutes les forces se dissolvent…

La pièce de M. Paul Adam est surtout faite de conversations et de raisonnemens ; et le dialogue n’y est pas toujours assez clair, ni assez nerveux. On ne démêle pas nettement les mobiles auxquels obéissent les personnages, et par exemple on n’arrive pas à discerner quel intérêt précis pousse Chambalot à s’occuper d’affaires qui sont si lieu les siennes. Ce Chambalot est une caricature au milieu de personnages falots. Il y a de la confusion, des maladresses, de la gaucherie. Les Mouettes sont une pièce où l’exécution est inégale aux intentions de l’écrivain.

L’interprétation est assez terne. M. Duflos manque de toutes les qualités de relief qui seraient nécessaires pour pousser au type la figure de Chambalot. M. Mayer se tire comme il peut du rôle neutre et effacé de Kervil. Mme Lara exagère encore le côté pleurard du rôle d’Yvonne. Mais Mme Berthe Cerny qui s’était déjà montrée à son avantage dans le rôle principal de La Courtisane, — de fâcheuse mémoire, — a été vraiment élégante et gracieuse sous les traits de la cousine Adrienne.


Avec la nouvelle pièce de M. Bataille, Poliche, nous ne quittons ni la Comédie-Française, ni le genre sentimental, ni la discussion des problèmes moraux. Car il y a ici un -problème : « Les joyeux fêtards ont-ils l’âme triste ? » Si vous ne vous êtes jamais posé cette question, ou si elle vous semble de peu d’intérêt, il vous sera impossible de comprendre ni pourquoi M. Bataille a écrit sa pièce, ni pourquoi elle a été accueillie sur la première scène française.

Le début nous avait lancés en pleine folie-vaudeville. Nous sommes dans quelque Saint-Cloud, après la saison finie : une bande joyeuse, arrivée en automobile, envahit le hall d’un restaurant démeublé et désemparé, attendu qu’il vient d’être fermé la veille. Il y a là une jeune veuve, Rosine de Rinck, une femme mariée, Pauline Laub, et une femme entretenue, Thérésette : cela fait trois gourgandines. Il y a un jeune officier, Saint-Vast, venu à cheval et qu’on appelle pour cette raison le Centaure : il s’est joint, depuis deux jours, à la troupe en goguette, et il a, tout de suite, fait la conquête de ces dames, obtenu un rendez-vous de Rosine pour le soir, et un autre de Pauline pour le lendemain. Mais il y a surtout Poliche, un drôle de corps, l’amusant, le désopilant Poliche, le boute-en-train de toutes les parties, toujours en travail de quelque invention impayable et de quelque énorme bouffonnerie. Poliche est l’amant de Rosine. Sanglé d’un tablier, il revient de la cuisine où il est allé confectionner une omelette, quand il surprend Saint-Vast en train d’embrasser Rosine. Un autre prendrait la chose au tragique, Poliche la prend à la blague. On est farceur ou on ne l’est pas. — À cette esthétique et aussi à cette moralité nous nous empressons de reconnaître le répertoire du Palais-Royal et des Variétés. On va rire…

Erreur ! La comédie gaie n’était que la préface d’un drame larmoyant. Celui-ci commence au second acte, où Poliche s’épanchant dans le cœur d’un ami, nous révèle sa psychologie. Car sa vie a son secret, et son âme a son mystère. Venu de Lyon tout exprès pour être parisien, il a rencontré Rosine, en est tombé éperdument amoureux, a cherché avec anxiété les moyens de lui plaire. Une plaisanterie un peu grosse, qu’il a hasardée certain soir, ayant déridé la jeune femme, il en a conclu qu’il aurait chance de réussir auprès d’elle à titre de bon garçon sans importance : il sera celui dont on s’amuse et qui ne compte pas. Son sort était fixé. Il s’est installé dans ce rôle du « type rigolo. » Mais ce rôle lui pèse. Il souffre mille morts sous cette tunique de Nessus de la bouffonnerie, ayant, par nature, un cœur tendre avec un esprit distingué. Percevez-vous l’atrocité de cette situation et le dramatique de ce double jeu ? Mais les circonstances vont permettre à Poliche de dépouiller ce costume d’emprunt, d’enlever son faux nez et de montrer son véritable visage. Rosine traverse une crise. Elle vient d’être cruellement lâchée par le beau Saint-Vast, qui est allé rejoindre Pauline Laub. Nous avons même assisté à une scène entre les deux rivales, dans laquelle l’auteur s’est efforcé de faire tenir un monde de perversité féminine. Rosine a besoin d’être consolée ; il lui faut sentir auprès d’elle de la tendresse, une mélancolie qui s’harmonise à la teinte de son âme en deuil. C’est le moment que le confident de Poliche choisit pour démasquer son ami. Poliche et Rosine pleurent ensemble. Et, fuyant le monde où l’on s’amuse, ils seront, dans la retraite, le plus délicieux ménage de tourtereaux.

Ils ont choisi Fontainebleau pour y faire leur nid. C’est un nid où on s’ennuie ferme. On fait la partie de dominos avec des voisins campagnards ; on tire à l’arbalète pour tuer les mouches et les heures ; on élève des poissons rouges, on fait tourner des tables. Ce n’est pas très passionnant. Tout à coup, dans ce morne tête-à-tête, une amie de Rosine, Thérésette, vient jeter le nom du beau Saint-Vast. Il paraît qu’il s’est repris de goût pour Rosine, qu’il voudrait la ravoir. C’en est fait : toutes les ardeurs mal éteintes se rallument, dans le cœur d’Ariane. Elle brûle pour l’infidèle. Et Poliche ne s’y trompe pas. Que va-t-il faire ? Il est bon. Il est intelligent. Il sait comprendre les choses. Il conduit Rosine à la gare. C’est le dernier acte, ou plutôt le dernier tableau, représentant un buffet de gare, dans la nuit. Rosine attendrie, reconnaissante, et qui a offert, — sans conviction, — de rester, part vers l’amour. Poliche retournera à Lyon ; il rentrera dans la vie bourgeoise ; il se rangera. Triste ! triste !

On me dit que ce personnage de Poliche a été pris sur le vif, calqué sur un original que tout Paris a connu ; on ajoute que ce monde de la fête est une partie de la « comédie parisienne, » et que le théâtre a bien le droit d’en peindre les mœurs ; je n’en disconviens pas, quoique d’ailleurs je n’en voie guère la nécessité. La vérité de la peinture eût donc consisté à nous présenter ce monde tel qu’il est et à faire ressortir la hideuse vilenie des types qui le composent. Ce Poliche, pitre par amour et qui fait les intérims auprès d’une drôlesse, est parfaitement écœurant. Nous le donne-t-on donc pour un triste sire ? Lui fait-on tenir un rôle de pleutre et de grotesque ? Nullement. On lui fait verser de vraies larmes, pousser de vrais sanglots, afin qu’ils provoquent en nous cette émotion et cette sympathie que nous accordons à toute douleur sincère. On nous invite à apprécier pour ce qu’elle vaut la délicatesse de son âme. Dès qu’il se rend compte que Rosine est, pour son rival, en proie au grand amour, il dompte sa colère, étouffe sa propre souffrance et ne songe plus qu’à plaindre celle sur qui s’est abattue la fatalité de la passion. Alors, il devient doublement sublime, car il l’est avec simplicité. Il renonce, il se résigne, il renvoie sa maîtresse à cet amour qu’elle ne peut oublier et qu’elle a dans le sang. Quand, au dernier acte, la toile s’est levée sur une voie de chemin de fer, nous n’avons pas redouté, un seul instant, que Poliche s’allât jeter sous les roues du train qui emporte l’infidèle. Cela était bon pour les mélodrames d’autrefois, et, d’ailleurs, pensent les écrivains d’aujourd’hui, beaucoup moins triste que le spectacle de la banalité quotidienne et de l’incomplet de la destinée. Il s’en ira, sans se plaindre, ce Poliche : il se consolera peut-être. N’y a-t-il pas, dans ce drame des séparations, bien de la mélancolie ?… Nous pensons qu’il y a surtout, dans cet étalage de fausse sensibilité, bien de la niaiserie.

Il s’en faut que Poliche marque un progrès dans le talent de M. Bataille. L’auteur de Maman Colibri nous avait donné des pièces singulièrement désobligeantes où il affectait de traiter les sujets les plus pénibles ; mais il y apportait une dextérité et une sorte de vigueur nerveuse qui font ici constamment défaut. La pièce est incohérente, gâtée par des maladresses qui sautent aux yeux, — par exemple, Saint Vast qui, au premier acte, semble devoir être un personnage important, ne reparaît plus. Le troisième acte a paru furieusement long, et le quatrième étonnamment court, ce qui ne fait pas compensation.

Les acteurs de la Comédie ont été excellens, toutes les fois, du moins, qu’on a pu les entendre. M. de Féraudy a été tout bonnement admirable dans le rôle de Poliche. Il l’a fait accepter, et c’est tout dire. Il y fait preuve tour à tour, et parfois tout ensemble, de verve et d’émotion ; il y met toujours une mesure qui est d’un artiste de premier ordre. M. Grand est la fatuité même. Mlle Sorel a joué le rôle de Rosine en excellente comédienne. Mlle Cerny n’a guère qu’une scène : la scène des deux femmes : elle y est très suffisante. Mlle Lecomte n’a qu’un bout de rôle : elle y est charmante.


Si la pièce de M. Bataille est trop souvent languissante, celle de M. Henry Bernstein, Le Voleur, est, au contraire, toute en mouvement ; elle vous empoigne dès les premières scènes et ne vous laisse plus respirer. Aimez-vous les romans policiers ? En voici un qui, pour l’invention ingénieuse, la combinaison savante et la logique dans l’agencement des faits, atteint à la perfection. M. et Mme Lagarde ont, comme hôtes, dans leur château de campagne, leurs amis Richard et Marie-Louise Voysin, un gentil ménage d’amoureux. Marie-Louise adore son mari ; et nous en avons eu la preuve sous les yeux. Le fils de la maison, le jeune Lagarde, un gamin de dix-neuf ans, ne s’avise-t-il pas de faire la cour à Marie-Louise ? Celle-ci, qui a pu être coquette, car elle est jeune et gaie, signifie, aussi catégoriquement qu’il est possible, à Chérubin qu’il n’y a rien à faire. Le drame ne va pas tarder à apparaître. Depuis quelque temps, des sommes importantes disparaissent du tiroir de Mme Lagarde : vingt mille francs, environ. Il faut que le voleur soit dans le château même. Pour le découvrir, on a fait venir un ancien magistrat, policier amateur. Celui-ci vient de déclarer, ce soir même, que son enquête était terminée. Et devant les Lagarde et les Voysin réunis, il affirme que le voleur est le jeune Fernand, le fils de M. Lagarde ! Invité à comparaître, Fernand avoue. Le Rideau baisse, et nous restons terrifiés par l’horreur de ce drame de famille.

La toile se relève. Richard Voysin et Marie-Louise sont remontés dans leur chambre. On cause. Très vite le mari découvre que la personne qui a volé les vingt mille francs, c’est sa femme. Marie-Louise s’humilie et s’excuse dans une confession éplorée. Oui, elle a volé. Mais c’est parce que, lancée dans un monde riche, avec de médiocres ressources, elle a voulu, pour être aimée de son mari, arborer des toilettes aussi élégantes que celles des autres femmes. Elle a volé pour payer ce luxe, et c’est une preuve d’amour. Tel est le second coup de théâtre. Voici le troisième. Car je vous ai dit qu’on ne nous laisse pas languir. Au moment où il se sent près de s’attendrir et de pardonner, Richard est soudain touché par un soupçon. Pourquoi le jeune Fernand, tout à l’heure, a-t-il assumé l’horrible accusation de vol ? Et pourquoi serait-ce, sinon parce qu’il est l’amant de Marie-Louise ? Sur ce soupçon du mari, le drame repart, et se lance à fond de train dans une grande scène de jalousie avec larmes, prières, tentative de suicide et menaces.

Après ce grand débordement de pathétique, la source semble un peu tarie. Le troisième acte est moins plein, moins vigoureux, moins intense. Il fallait conclure, et c’est ici que l’auteur a témoigné de quelque embarras. Notez que, le lendemain matin, les infortunés parens ne sont pas encore détrompés et croient toujours leur fils coupable. M. Lagarde a résolu d’envoyer le jeune Fernand se faire oublier et se régénérer au Brésil, lorsque Marie-Louise crie qu’elle est la coupable. Fernand ne partira pas, puisqu’il est innocent. Ce sont les Voysin qui partiront à sa place. Là-bas, dans la retraite, Richard Voysin aura le loisir de refaire l’éducation de Marie-Louise et de la convaincre qu’une femme de la société, quand elle est en villégiature chez des amis, doit s’abstenir de forcer les tiroirs… Et voilà, s’il en fut, du théâtre d’action. Ce qu’on appelle de ce nom, c’est le théâtre où sentimens, caractères, mœurs, milieu, sont sans importance. Rien n’y signifie que les faits et leur agencement. Cela pourrait se passer chez les sauvages ; il suffirait qu’on eût volé le grand fétiche, qu’un innocent fût accusé, qu’on découvrit enfin le vrai coupable. Et la pièce pourrait se jouer en pantomime, ce qui est le signe lui-même auquel on reconnaît un chef-d’œuvre dans ce genre de théâtre.

Tout de même, et si peu d’intérêt que cela puisse avoir, il est impossible que nous ne réfléchissions pas au genre « d’action » qu’on vient d’étaler sous nos yeux. L’an dernier, dans La Rafale, M. Bernstein avait choisi comme héroïne une femme qui suppliait son père de lui donner de l’argent pour payer les dettes de son amant, aigrefin qui jouait au jeu des sommes qui ne lui appartenaient pas. Et il nous invitait à plaindre la grande amoureuse, en même temps qu’à admirer la fierté d’âme de l’aigrefin. Cette fois, il a pris pour personnage principal une voleuse. Cette voleuse, la rend-il méprisable, haïssable ? Nullement. Elle est si jolie, si gracieuse, si câline, d’un charme si enveloppant ! Nous ne sommes pas de marbre. Elle s’habille si bien ! Devant ces toilettes qui sont des œuvres d’art, aurons-nous l’indiscrétion de rechercher avec beaucoup de sévérité d’où vient l’argent ? Elle souffre si véritablement ! Surtout elle est si amoureuse ! Et n’est-ce pas la première qualité que nous apprécions chez une femme ? Vraiment, nous n’arrivons pas à maudire Marie-Louise. Nous envierions plutôt ce mari aimé jusqu’au crime. Hélas ! jamais une femme ne s’est faite voleuse pour nous plaire….

Le drame vigoureux de M. Bernstein est la forme brutale du théâtre déliquescent, comme la comédie de M. Bataille en est la forme sentimentale et mièvre.

Autant qu’à la sûreté du métier et à l’habileté consommée de l’auteur, la nouvelle pièce de la Renaissance doit son grand succès à une remarquable interprétation. Mme Simone Le Bargy a mis dans le rôle de Marie-Louise toute la nervosité, tout le trépidant de son jeu : elle nous, a présenté un personnage vivant, vibrant, ensorcelant. Qu’elle fasse attention toutefois ! Elle a des affectations, des tics, des chantonnemens de voix qui, pour peu qu’elle s’y obstine ou les exagère, deviendraient bientôt fatigans. M. Guitry, un peu marqué pour le rôle d’un mari si aimé, a eu beaucoup de puissance dans les momens d’émotion. M. Huguenet a été parfait de simplicité et de dignité dans le rôle du père ; et M. Arquillière a été épique d’assurance dans le personnage du policier qui se trompe avec autorité.


Il n’y a presque rien à dire de La Vierge d’Avila que représente en ce moment le théâtre Sarah-Bernhardt.

Qu’il s’agisse d’un sujet ancien ou moderne, comique ou grave, profane ou religieux, de Scarron, de Glatigny, ou de sainte Thérèse, M. Catulle Mendès le traite d’après les mêmes procédés, avec les mêmes défauts, au milieu desquels on s’efforce vainement de découvrir une ombre de mérite ; c’est la même incontinence de lyrisme. Des tableaux se suivent que rien n’appelle et rien ne relie. Des vers se succèdent, des tirades se déroulent. On a toutes les peines du monde à suivre l’auteur à travers ses complications romantiques, dans un dédale d’inventions romanesques, de subtilités mystiques, physiologiques et surtout saugrenues. La langue, à force de contournemens, de recherches précieuses et d’impropriétés, est obscure au point de devenir totalement incompréhensible. La nouvelle œuvre de M. Mendès est moins fâcheuse encore qu’elle n’est inexistante. Des confrères complaisans ont organisé autour d’elle un tapage, retentissant et dénué de conviction. C’est beaucoup de bruit pour rien.

Mme Sarah Bernhardt en sainte Thérèse a parfois de belles altitudes et des intonations touchantes. Souvent aussi elle ne se conforme qu’avec trop de docilité aux indications du texte de M. Mendès qui lui conseille d’être « puérile divinement. »


RENE DOUMIC.