Revue littéraire - Le Théâtre contre le divorce

Revue littéraire - Le Théâtre contre le divorce
Revue des Deux Mondes5e période, tome 38 (p. 447-458).
REVUE DRAMATIQUE

LE THÉÂTRE CONTRE LE DIVORCE

Les deux pièces qu’on vient de nous donner au Vaudeville et à la Comédie-Française, les Jacobines de M. Abel Hermant et la Maison d’argile de M. Emile Fabre, peuvent différer sous tous les autres rapports : elles se ressemblent par l’âpreté du réquisitoire qu’elles dressent contre le divorce. Le public n’en a éprouvé aucune surprise. Il s’est habitué à considérer la pièce contre le divorce comme un article courant du théâtre d’aujourd’hui. Il en escompte d’avance les situations, il en reconnaît les types, il salue au passage les aphorismes qui sont devenus les lieux communs du genre. C’est un « poncif » désormais adopté par la comédie de mœurs, et le moment est donc venu de le définir.

Un curieux des choses de la scène, — il n’en manque pas parmi nous, — écrira quelque jour un livre instructif et divertissant qui s’intitulera : Histoire des variations du théâtre dans la question du divorce. Dès maintenant, il est facile d’en indiquer les grandes lignes et le dessin. On se souvient en effet avec quelle ardeur les auteurs dramatiques étaient naguère partis en campagne pour réclamer une réforme, d’où ils n’attendaient rien de moins, pour la pauvre humanité, que l’avènement du Bonheur et de la Vertu. Alexandre Dumas fils, toujours en avant, sonnait la charge et prenait la tête ; Augier, docile, se précipitait à sa suite ; tous les autres marquèrent le pas. Pendant vingt ans, ils nous attendrirent sur le sort des malheureux époux rivés à leur triste chaîne, soupirant vainement vers la délivrance, éternels exilés de la terre promise. Quand tomba la barrière du mariage indissoluble, ils ne doutèrent pas qu’elle n’eût cédé sous leur poussée victorieuse. Et ils en conçurent beaucoup d’estime pour eux-mêmes, avec une haute idée de leur importance sociale.

Seulement ils ne laissèrent pas d’être embarrassés de leur victoire. Car c’est très joli, quand on est auteur dramatique, de faire des lois ; mais il faut aussi faire des pièces. On ne les fait pas comme on veut. On est obligé de tenir compte d’un tas de conditions, d’observer les usages, de respecter les habitudes du public. Les changemens au théâtre ne s’opèrent qu’avec une sage lenteur. C’est là qu’on ne touche pas aux « situations acquises. » Or une situation, depuis vingt ans, était réputée dramatique entre toutes : celle de la victime, — tantôt masculine et tantôt féminine, — que mettait à la torture l’étroitesse du bien conjugal : cette situation, d’une fécondité jamais épuisée, commandait l’intrigue, les développemens, le dialogue. Pouvait-on, de gaîté de cœur, en laisser perdre les ressources inestimables, le pathétique spécial et les effets sûrs ? On tenta de les conserver. La loi avait changé ; les pièces restèrent sensiblement pareilles. On protesta de plus belle contre la tyrannie législative : ce n’était pas assez d’avoir le divorce, on le voulait plus aisé, et ne dépendant que de la volonté d’un seul. Les premières pièces de M. Paul Hervieu, d’une facture d’ailleurs si originale et d’un dessin si net, les Tenailles et la Loi de l’Homme, portent témoignage pour cette période de transition, où le théâtre, ayant obtenu ce qu’il demandait, continuait, par habitude, à le réclamer.

Toutefois, devant l’empressement que mettaient tant de conjoints libérés à profiter de leur liberté reconquise, il devenait de plus en plus difficile de se plaindre du trop petit nombre des divorces. Les moralistes de la scène durent chercher un thème qui fût en moins flagrant désaccord avec la réalité. Peu à peu ils firent leur conversion. A mesure que le divorce entrait dans les mœurs, le théâtre se retournait contre lui. Il ne voulait plus en voir que les inconvéniens, les injustices, les cruautés. Bref il recommençait la campagne de jadis, mais en sens inverse.

Y a-t-il une conclusion à tirer de cette volte-face ? Est-ce un succès à enregistrer pour la morale traditionnelle et la conception religieuse du mariage ? Peut-on prétendre que les écrivains de théâtre, instruits par la leçon de l’expérience, aient compris la supériorité du mariage à l’ancienne mode et que, bravement, ils répudient une attitude dont ils se repentent ? Va-t-on déclarer que la comédie reflète avec fidélité les mouvemens de l’opinion publique, et que l’opinion, après avoir été favorable au divorce, lui est devenue hostile ?

Nullement. Ce serait exagérer hors de toute mesure l’importance du théâtre dans les matières sociales. Ses manifestations n’ont pas sur la marche des idées l’influence qu’on leur prête parfois ; et l’on se tromperait en croyant y entendre, à chaque moment de notre histoire, un écho de la conscience publique. Les pièces d’il y a trente ans ne prouvaient pas plus un élan vers le divorce, que celles d’aujourd’hui n’indiquent un retour contre lui. L’explication est beaucoup plus simple et tient dans une constatation beaucoup moins ambitieuse. C’est que le théâtre, chaque fois qu’il touche aux institutions sociales, ne peut faire autrement que de les critiquer. Il est obligé d’en dénoncer les lacunes et les défauts, C’est sa raison d’être. Le théâtre, à portée ou à prétentions sociales, ne risque donc pas de manquer de sujets. Nos institutions, quelles qu’elles puissent être, lui en offriront plus qu’il n’en pourra traiter, — aussi longtemps du moins qu’elles n’auront pas cessé d’être imparfaites.

C’est d’abord par le ridicule que le théâtre s’était attaqué au divorce : la nouvelle situation faite aux époux par la loi était tout de suite apparue aux écrivains de théâtre par ses côtés funambulesques. Elle leur avait fourni une ample moisson de rencontres saugrenues et de quiproquos abracadabrans. Elle avait déchaîné l’éclat de rire de Divorçons et livré la scène à l’imbroglio des Surprises du divorce. Le vaudeville se trouva soudain tout rajeuni et ragaillardi. Succès dangereux ! Car peu à peu cette idée s’installait dans l’esprit du spectateur, que les situations créées par le divorce sont essentiellement comiques. Aujourd’hui encore, et quelque effort que les auteurs apportent à nous en faire apercevoir la gravité, il suffit d’une touche maladroitement appliquée ou d’une insistance fâcheuse pour tout compromettre : le vaudeville est toujours là, qui rôde et qui nous guette.

Peu à peu cependant, les autres genres durent s’adapter au nouvel état de choses : ils ne le firent qu’à regret, car rien ne vaut, au point de vue scénique, le spectacle de l’individu en lutte et faisant effort pour s’affranchir ; mais ils n’avaient plus le choix. La comédie parisienne, la comédie sentimentale, la pièce à thèse accueillirent le divorce : entendez par là qu’elles lui firent le plus mauvais accueil et le plus rude. M. Brieux écrivit contre lui le Berceau, M. Hervieu le Dédale. Dix autres, avec la même ferveur, prirent à tâche de signaler combien de ruines il accumule. MM. Hermant et Fabre continuent la série.

Qu’est-ce qu’un mariage contracté avec la pensée qu’on en pourra rejeter le lien, dès qu’il aura cessé de plaire ? Ne contient-il pas en lui-même le germe de sa destruction ? Résistera-t-il à la première épreuve ? Telle est la question que se pose M. Hermant dans les Jacobines. Il y répond avec une austérité qu’aucun écrivain de théâtre n’avait encore eue à ce degré. D’après lui, ces unions passagères diffèrent à peine des unions libres ; et la législation actuelle du mariage ressemble fort à une réglementation de l’adultère. Elle a créé chez nos contemporaines un état d’esprit qu’il appartient au moraliste d’analyser. Il y a, paraît-il, des femmes qui ont la manie du divorce. Elles collectionnent les maris. En prenant celui d’aujourd’hui, elles songent déjà à celui de demain. À peine mariées, elles se fiancent ; fiancées, elles se remarient ; remariées, elles divorcent à nouveau, pour recommencer de nouvelles épousailles… et ainsi de suite. Ce sont des personnes qui ont le goût du changement avec le respect de la légalité.

Pour nous présenter ces « divorceuses, » M. Abel Hermant devait faire choix d’un milieu où il fût naturel de les rencontrer. Ce ne pouvait être ni l’aristocratie de vieille roche, ni la bourgeoisie traditionaliste, ni aucune partie du monde catholique où le divorce n’est pas admis. Mais il y a une nouvelle couche sociale, que les jeux de la politique ont fait affleurer et dont l’accès à la vie brillante coïncide avec l’avènement de la démocratie. C’est ce monde officiel que nous peint M. Hermant et le tableau qu’il en trace n’est guère séduisant. On y a, nous raconte-t-il, des places, des titres, des honneurs, des faveurs et tout ce qu’on peut attendre de l’amitié des ministres. On a de la hauteur et de la morgue, comme en avaient les privilégiés d’autrefois. On a cette arrogance commune à tous ceux qui savent qu’ils tiennent le haut du pavé, qu’ils peuvent se permettre n’importe quoi et qu’ils sont assurés de l’impunité. On a de l’argent, des sinécures ou des bénéfices ; mais quelles mœurs, quels sentimens, quel langage ! On a le désir des jouissances, sans en connaître l’art. On étale sa grossièreté dans des cadres façonnés par les élégances de jadis. Dans des décors de châteaux historiques et dans des robes faites par le grand couturier, on s’injurie comme des crocheteurs et comme des filles… En est-il réellement ainsi ? Est-ce un portrait qu’a dessiné M. Hermant ? Est-ce une caricature ? Je l’ignore, et n’ayant aucun moyen de contrôle, je m’abstiens d’en juger. Mais, si M. Hermant dit vrai, quel monde !

Nous sommes au premier acte chez une Mme Le Mesnil, qui est une grande dame de la troisième République et ne saurait manquer de s’occuper de philanthropie. Car il sied à une femme de faire le bien, mais on sait que le seul mot de charité évêque les plus mauvais jours de l’ancien régime. Elle est présidente de je ne sais quelle Œuvre de bienfaisance ; et la toile se lève sûr une séance de son comité. — Ce n’est là, sans doute, qu’une curiosité de mise en scène et qu’un détail accessoire ; mais dans cette pièce, ce sont les détails et les accessoires qui sont le plus amusans et ce sont les personnages épisodiques qui sont le mieux dessinés. Ainsi le couple Loupiau : Nini, l’orpheline que l’Œuvre s’est occupée d’établir, et Loupiau, le louche individu dont on a fait un mari complaisant. Devant ces deux types, indiqués d’un trait rapide, on n’hésite pas : ils sont pris sur le vif. — Cette Mme Le Mesnil a une fille, Germaine, à qui sa chance a fait rencontrer un mari excellent, exemplaire, et comme on n’en voit plus guère aujourd’hui : Lucien Drouart. Celui-ci adore sa femme et son enfant, ne vit que pour eux, travaille sans relâche et leur amasse une fortune déjà rondelette. Un mari tel que celui-là, il faudrait le faire encadrer : Germaine rêve de le quitter. Pourquoi ? Parce qu’il laisse inquiètes et inassouvies certaines de ses aspirations, et que ces aspirations seront, lui semble-t-il, mieux satisfaites par le séduisant Bernier, un médecin très apprécié des dames, sorte de don Juan carabin.

Ce Bernier est marié de son côté. Bien entendu ! Qu’à cela ne tienne, et le divorce n’a-t-il pas été inventé justement pour démarier les gens qui souhaitent de se remarier suivant leurs goûts ? Germaine attend son bonheur d’un double divorce ; elle fait part à son mari de cette combinaison si simple, tranquillement, sans colère, sans émotion, sans rancune, comme elle lui annoncerait qu’elle a changé la femme de chambre ou le tapissier. La scène où Lucien Drouart riposte à cette étonnante déclaration, par un plaidoyer qui est celui de la droiture et du bon sens, est de beaucoup la meilleure de tout l’ouvrage. Il n’admet pas, ce brave garçon, que, pour une fantaisie, on ait le droit de bouleverser plusieurs existences. Il est sans reproche ; pourquoi accepterait-il que sa vie fût brisée et sa tendresse anéantie ? Dans un contrat où l’une des deux parties a tenu ses engagemens, l’autre n’est pas libre. D’ailleurs, parmi les devoirs d’un mari, il y a celui de protection : Lucien défendra sa femme contre elle-même ; il la tiendra en garde contre un entraînement dont elle deviendrait la victime ; il l’empochera de mettre entre eux l’irréparable. Bref, il dit tout ce que comporte la situation : il le dit très bien, avec noblesse, avec chaleur, avec simplicité. La salle le soutient de ses applaudissemens. Et ces applaudissemens veulent dire : « Nous avons du divorce tant et plus ; un mari qui refuse de divorcer a les plus grandes chances d’agir en honnête homme ; le divorce par la volonté d’un seul serait une monstruosité. » Telle est aujourd’hui, en la matière, l’opinion du théâtre.

Par malheur, les plus beaux discours n’ont jamais ramené personne « Ils ont parfois changé mon opinion, disait un fameux parlementaire ils n’ont jamais changé mon vote. » Germaine est si peu convertie, qu’elle a comploté son évasion. Elle doit, cette nuit même, à l’issue d’un bal, se sauver et rejoindre Bernier qui l’attend. Mais le mari a été averti. Il attrape Germaine au passage, et, cette fois, use du dernier argument qu’il tenait en réserve. C’est, à ne vous le point celer, le moyen du muletier. Il se trouve que c’est le bon. Germaine n’est pas de ces femmes qu’on prend par le raisonnement : ç’avait été l’erreur de son mari de ne s’en être pas encore aperçu. Elle connaît enfin le bonheur : à quoi bon risquer de perdre au change ?

Il faut maintenant que Bernier reparaisse, tout au moins pour recevoir signification de son congé. Il faut que les deux hommes se rencontrent. Toute pièce sur le divorce doit mettre en présence le premier mari et l’autre. C’est la scène à faire. Et elle est difficile à faire ; la situation étant de celles qu’on a toutes les peines du monde à tenir dans la note grave. Souvenez-vous du dernier acte du Dédale ! M. Hervieu, dont l’art n’esquive jamais une difficulté, avait mis aux prises les deux maris ; et leur femme se trouvait extraordinairement gênée entre ces deux hommes, dont elle avait remplacé le premier par le second et trompé le second avec le premier. Finalement l’auteur, ne sachant que faire de ces mâles devenus des fauves, s’en débarrassait comme il pouvait, en les jetant tous deux dans un torrent. M. Hermant a usé d’un procédé plus radical encore. C’est l’acte lui-même qu’il a supprimé. Nous avons appris en effet, après les premières représentations des Jacobines, que le quatrième acte avait disparu, et que la pièce y avait plutôt gagné. Voilà qui est pour le mieux. Beaumarchais ne se fût pas scandalisé pour si peu, lui qui, devant l’accueil un peu froid fait aux cinq actes du Barbier, s’était aussitôt « mis en quatre » et avait supprimé « la cinquième roue de son carrosse. » Mais qu’en eût dit Dumas fils ? Il aimait à répéter qu’un dénouement est un total mathématique, et qu’on ne doit pas commencer une pièce avant d’avoir trouvé le mouvement et le mot de la fin. De toute évidence, M. Hermant ne partage pas l’avis de Dumas fils sur les dénouemens.

Les ouvrages de M. Hermant en rappellent souvent d’autres, et on lui reproche volontiers que son talent soit surtout un talent d’assimilation. Cette fois, le reproche ne serait pas fondé. Car en écoutant les Jacobines, il nous revenait à l’esprit le souvenir d’une autre pièce et qui n’est pas le Dédale ; mais il est bien certain que M. Hermant n’y a pas songé, et le rapprochement n’en est que plus instructif. Il y a dans le répertoire du XIXe siècle une comédie surannée et fameuse, où une femme, mariée elle aussi à un très brave homme de mari, médite, non pas de le quitter, n’ayant pas encore la ressource du divorce, mais de le tromper. Elle aussi, elle a des aspirations, et qu’elle croit idéales. Le mari, qui prévoit le danger, prend à tâche de défendre sa femme, et de la maintenir dans le devoir. Et, comme dans les Jacobines, c’est lui finalement qui triomphe, tandis que le séducteur s’esquive confus et ridicule. Cette pièce n’est autre que la Gabrielle d’Emile Augier. Julien, ce modèle des maris bourgeois, reconquiert sa femme, et la pièce se termine par sa victoire amoureuse. Seulement jadis cette victoire nous était indiquée par le vers falot :

O père de famille, ô poète, je t’aime !


Aujourd’hui elle nous est montrée, mise sous les yeux, avec une précision qui ne laisse aucune place à l’incertitude. C’est la même scène, transposée suivant les exigences d’un art qui brave l’honnêteté. Nous avons fait des progrès en cinquante ans de réalisme. Mais n’est-il pas curieux de retrouvera la scène, dans nos modernes pièces contre le divorce, ce trio d’il y a cinquante ans, la femme incomprise, l’amant éconduit le mari vainqueur, et de voir le théâtre d’aujourd’hui prendre contre les divorceuses la même attitude que la comédie bourgeoise avait adoptée naguère contre les amoureux romantiques ?

La pièce de M. Hermant est d’ailleurs plus intéressante par les intentions qu’on y devine, que par la façon dont l’auteur les a réalisées. La marche en est lente, hésitante, confuse ; le dialogue en est terne ; avec un tel sujet et de tels élémens, c’est presque une gageure d’être arrivé à faire une pièce ennuyeuse.

L’interprétation est médiocre. Il faut tirer hors de pair M. Gauthier qui a su donner une excellente tenue au personnage de Lucien Drouart, M. Lérand qui a dessiné avec pittoresque une silhouette de gentilhomme tombé au reportage photographique, et Mlle Jeanne Heller amusante sous les traits de Nini Loupiau. Mais Mlle Dorziat n’a pas su souffler un peu de vie au personnage d’ailleurs si inconsistant de Germaine. Tous les autres rôles s’estompent et se confondent dans une sorte de brouillard.

Si les Jacobines sont une comédie de mœurs, à la manière de Sardou plutôt encore qu’à celle de Dumas ou d’Augier, voici maintenant, dans la Maison d’argile, un aspect de la question du divorce traité en tragédie bourgeoise. Ce genre de la « tragédie bourgeoise » nous est d’autant mieux connu, que nous en avons pour spécimens deux pièces qui sont des œuvres achevées : les Corbeaux d’Henry Becque, et la Course du flambeau de M. Paul Hervieu. Il n’en est guère qui fasse plus d’honneur au répertoire contemporain et dont on puisse plus justement dire qu’il est dans l’histoire du théâtre une nouveauté et une acquisition. Il est tout particulièrement destiné à faire passer en nous les affres de l’embarras d’argent. C’est le « frisson » qui lui est spécial. Il a pour sujet préféré : « la Famille et l’Argent. » Quand la ruine est aux portes, que se passe-t-il dans l’intérieur de la maison ? Comment agonise une famille acculée à la misère, ainsi que la famille Vigneron dans les Corbeaux ? Quand elles sont hantées par le spectre de la faillite, que se passe-t-il dans les âmes ? Nous assistons, dans la Course du flambeau à la déroute de tous les sentimens qu’on croyait naturels, comme la charité d’une grand’mère pour ses petits-enfans, l’amour d’une fille pour sa mère, et l’honnêteté même, la vulgaire honnêteté, qui nous défend de voler dans un secrétaire et de falsifier une signature. Le genre est, nécessairement, âpre et dur : une éclaircie de gaieté y causerait une surprise, une détente, une poussée de sensibilité étonnerait. Ni grands gestes, ni grands cris. Le drame est ici celui d’une progression impitoyable, d’une descente lente et sûre dans l’horrible… Avec des pièces conçues dans ce système, on est bien sûr de ne pas attirer la foule. N’oublions jamais que la foule vient au théâtre pour s’amuser ! Elle aime à être divertie, arrachée à elle-même, secouée par le souffle des grandes douleurs romanesques ; elle supporte mal le spectacle des misères qui assombrissent la vie quotidienne. Aussi, d’ordinaire, ces pièces sont-elles limitées à un petit nombre de représentations ; mais ce sont les pièces des connaisseurs.

M. Emile Fabre était très digne de s’y essayer. C’est un des nouveaux écrivains les mieux doués pour le théâtre. Il aime à démonter le mécanisme, à mettre à nu l’armature de notre société. Après la Vie publique et les Ventres dorés, qui étaient surtout intéressantes comme des tours de force et où l’écrivain faisait un appel parfois indiscret à la mise en scène, il devait être désireux d’aborder une forme d’art qui exige plus de pénétration morale et plus de véritable fermeté dans l’exécution. Si même il n’y a pas complètement réussi, sa tentative reste honorable. En l’analysant, nous aurons soin de ne pas reprocher à M. Fabre comme autant de maladresses et de défauts les conditions mêmes du genre qu’il a choisi. De toutes parts et en chœur, on l’a accusé d’avoir écrit une pièce pénible ; mais voulait-on qu’ayant résolu de nous montrer une famille divisée par les conséquences du divorce, il composât avec ce sujet un ouvrage agréable ? On a déclaré qu’il n’y a dans sa pièce aucun personnage sympathique, et qu’on ne sait à qui s’intéresser ; mais la présence d’un personnage sympathique est-elle une loi ou une convention du théâtre ? La plupart des comédies de Molière sont parfaitement dénuées de personnages sympathiques. On chercherait en vain dans la Parisienne vers qui peut se porter notre sympathie. Qu’entend-on d’ailleurs par cette vague appellation de « personnage sympathique ? » Et ne peut-on prétendre que, dans une pièce de ce genre, la sympathie pour un individu est remplacée par une sorte de sympathie collective disséminée sur tous ces êtres, dont aucun n’est méchant, mais qui tous sont victimes d’une erreur encouragée par la loi ? Il y a dans la pièce de M. Fabre de graves défaillances et des insuffisances fâcheuses, mais ce ne sont pas celles qu’on s’est accordé à lui reprocher, et dont la critique était trop aisée pour avoir quelque portée.

La « maison d’argile » est la famille moderne, telle que l’a faite le divorce, éphémère et friable, par opposition à la famille d’autrefois, solidement établie sur la base du mariage, comme une maison de pierre. Mme Armières a divorcé d’un premier mari dont elle avait deux enfans, un fils et une fille. Le fils, Jean, est parti avec son père : depuis vingt ans, on n’a plus de leurs nouvelles. La fille, Valentine, a continué de vivre au foyer de sa mère remariée, mais comme une sacrifiée en qui couvent de secrets désirs de révolte ; car Mme Armières, qui a une autre fille de son second mari, a concentré sur celle-ci toutes ses préférences. Or voici que les affaires de M. Armières sont gravement compromises. Comment lui épargner la faillite, et comment assurer à sa fille, Marguerite, les trois cent mille francs de dot qui lui permettront de faire un beau mariage ? Mme Armières ne trouve qu’un moyen : elle consenti vendre une usine qui est sa propriété et se prête ainsi à dépouiller ses deux enfans du premier lit : Jean et Valentine.

Au second acte, le fils, Jean, surgit ; et c’est lui qui mènera désormais toute l’action. Élevé par son père, que le divorce a laissé quasiment sans ressources, il est devenu une espèce de contremaître, et ses façons rudes contractent avec l’élégance du milieu où il se trouve, comme un intrus, chez sa mère. L’occasion s’offre pour lui de se tirer d’affaire. Des commanditaires lui fournissent les fonds pour racheter l’usine maternelle, dont il deviendrait ainsi le directeur. Il voudrait seulement qu’on la lui laissât à six cent mille francs, au lieu de huit cent mille qu’offre une autre société ; les deux cent mille francs de différence représentant une espèce d’avance d’hoirie. La mère voudrait de tout son cœur lui donner satisfaction ; mais cela lui est impossible, puisqu’on a dans le ménage Armières besoin des huit cent mille francs et jusqu’au dernier sou. De là violente explication entre le fils et la mère, suivie d’une scène plus orageuse encore entre Jean et le second mari de sa mère. Cet acte est le meilleur et nous a laissés assez fortement remués.

Mais l’acte suivant en a détruit l’effet. Il est incertain et décevant. Non que l’auteur n’ait procédé avec méthode. Après la scène entre Jean et M. Armières, il nous devait la scène entre les deux demi-sœurs : elle est venue à point, et ces demoiselles se sont injuriées consciencieusement. Au milieu de tout ce vacarme, Mme Armières trouve une solution : et j’avoue, pour ma part, l’avoir mal comprise. Cette mère Goriot se dépouille de tout ce qu’elle possède ; mais il me semble que, depuis le début de la pièce, elle n’a pas fait autre chose. Qu’a-t-elle trouvé de nouveau ? Marguerite renonce à sa dot et à son beau mariage. En sorte qu’elle va être lésée à son tour et sacrifiée. Et les deux enfans du premier mari s’en vont ensemble ; et le second mari s’en va emmenant sa fille ; et Mme Armières reste seule… Ce n’est guère vraisemblable. C’est un effet de théâtre ; et dans la tragédie bourgeoise, rien n’est plus déplacé et plus déconcertant, que ces effets d’un théâtre dont le vrai nom est le mélodrame.

Que le divorce divise ceux qui étaient unis par le sang et que ce soit une grande misère, cela ne fait pas de doute. Que les questions d’argent, dès qu’elles surgissent entre les membres d’une famille même unie, les changent en ennemis, cela encore n’est que trop ordinaire. Pourquoi donc ne nous intéressons-nous pas un instant aux acteurs d’un drame si poignant ? C’est, je le crains, que pas un instant nous n’arrivons à nous persuader de leur réalité. Nous leur passerions bien volontiers d’être tous si antipathiques ; nous leur en voulons d’être si inexistans. Qui est M. Armières ? un imbécile ou un malhonnête homme ? Qui Mme Armières ? une faible, une inconsciente, une amoureuse ? Et Jean ? Est-ce un réfractaire en révolte contre ceux par qui il a souffert ? Est-ce un bourgeois qui veut s’établir avantageusement ? Que se passe-t-il dans ces cœurs ? A quels traits reconnaît-on leur caractère, et en ont-ils un ? Par où Jean diffère-t-il de Jacques ou de Paul, et quels sont en lui les mobiles qui le font agir autrement que n’eussent fait Pierre ou Simon ? Nous n’en savons rien. Et c’est pour cela que les intérêts dont s’entretiennent devant nous ces inconnus n’arrivent pas à nous toucher.

On dit souvent, en effet, que les affaires d’argent n’intéressent pas au théâtre. Cela est vrai en un certain sens. Les questions d’affaires ne portent pas en elles leur intérêt, et elles ont tôt fait de nous ennuyer quand l’auteur ne nous fait apercevoir dans ces affaires qu’elles-mêmes. Elles cessent d’être ennuyeuses, quand elles sont la pierre de touche qui nous fait apprécier les âmes. Il n’est question que d’argent dans les Corbeaux, mais ces discussions, outre qu’elles découvrent la coquinerie de l’associé, du notaire, de l’architecte, dessinent l’image incertaine de la larmoyante Mme Vigneron, et le profil arrêté, net, de la pratique et courageuse Marie. Il n’est question que d’argent dans la Course du flambeau ; mais ces difficultés où l’on se débat mettent dans un relief accusé le caractère de l’intraitable grand’mère, en même temps qu’elles font jaillir du cœur de Sabine les puissances d’un amour maternel, dévoué jusqu’à la folie et dévoyé jusqu’au crime.

En second lieu, c’est une loi de la tragédie bourgeoise que la série des faits doit s’y dérouler avec le caractère de la nécessité. Elle nous met sous les yeux les effets de cette moderne fatalité, qui, dans une société fondée sur l’argent, s’appelle la ruine. Du jour où le chef de famille est mort, chez les Vigneron, du jour où le jeune nigaud de la Course du flambeau s’est engagé dans de mauvaises spéculations, tout le reste suit nécessairement ; c’est l’engrenage : il n’y a pas moyen d’échapper. Au contraire, dans la Maison d’argile, nous sentons que l’hypothèse est par trop arbitraire et que les données du problème laissent place à de tout autres combinaisons de faits. L’auteur, dans son argumentation contre le divorce, nous montre la ruine s’introduisant à sa suite dans une famille. Mais si par hasard, et comme il arrive, Mlle Armières, mieux inspirée dans son choix, avait pris un second mari plus riche que le premier et qui fût un galant homme ? Et nous savons que le cas n’est pas rare ; le divorce se prête aux calculs d’intérêt comme aux fantaisies sentimentales ; il peut être une excellente spéculation. — M. Fabre a fait de Mme Armières une divorcée. Mais il suffisait qu’elle fût remariée, et la pièce eût été sensiblement pareille. — L’auteur semble se ranger du parti des enfans qui reprochent à leur mère de les voler au profit de son second mari. Mais, d’autre part, ces enfans doivent-ils supporter l’idée que le nom porté maintenant par leur mère soit déshonoré ?… Tout cela est vague, inconsistant ; or, quand une pièce est brutale, elle devrait être vigoureuse.

Enfin, plus que partout ailleurs, dans un drame triste et dur, on doit nous épargner les violences inutiles. L’horreur y doit être en partie silencieuse, et ce qu’on nous dit moins terrible que ce qu’on nous laisse à deviner. On se lamente ici, on se querelle, on « s’attrape » trop bruyamment. Comment des murs « d’argile » résistent-ils à ce tapage ? L’un des plus graves défauts de la pièce de M. Emile Fabre, et celui que nous sommes le moins disposas à lui pardonner, c’est ce manque de mesure, de réserve et de sobriété.

Mais on voit comment une telle pièce complète le cycle du divorce. Du vaudeville à la tragédie bourgeoise, tout l’espace se trouve rempli. L’idée est d’ailleurs la même qui inspire tout le théâtre d’aujourd’hui, dès que le divorce est en question. Ici encore la femme, le premier et le second mari, les enfans, nous sont présentés dans le rôle qui leur est définitivement attribué. Il y a en littérature des cadres qui s’imposent à tous ceux qui, dans un même temps, traitent un sujet ou développent une question. Quiconque, au début du XXe siècle, porte au théâtre la question du divorce est amené, de force ou de gré, à prendre parti contre lui. Il faut qu’il l’attaque à la fois dans ses causes et dans ses conséquences, qu’il en démontre l’immoralité et dénonce en lui un péril social. Il faut qu’il appelle des fantaisies de l’individu à l’intérêt de la collectivité ; il faut qu’il oppose aux droits les devoirs, qu’il fasse de la femme une égoïste, de l’enfant une victime, du premier mari un excellent homme infiniment intéressant, et du second mari un coquin… C’est le parti pris exactement contraire à celui qui avait cours au théâtre, alors que la loi n’admettait pas le divorce ; c’est celui où se rangent maintenant auteurs et public. Et c’est ainsi qu’un « poncif » chasse l’autre.

L’interprétation de la Maison d’argile ne sauve pas la pièce. Mme Segond Weber, chargée du rôle de Mme Armières, y fait des efforts aussi louables que malheureux. Il lui faut la draperie antique ou le trémolo du mélodrame. Elle est dépaysée dans le répertoire moderne et bourgeois. M. Grand a fait du fils, Jean, une sorte de taureau qui voit rouge et qui fonce. Rien à dire de M. Leitner et de M. Fenoux qui ont des rôles si ingrats ! Seule Mme Lara s’est montrée tout à fait à son-avantage dans le rôle de Valentine, la déshéritée.


RENE DOUMIC.