Revue littéraire - Le Testament d’une époque française

Revue littéraire - Le Testament d’une époque française
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 685-696).
REVUE LITTÉRAIRE


« La fin loue la vie, et le soir le jour… » M. Romain Rolland citait ce vieux proverbe en 1906, quand il publiait aux Cahiers de la Quinzaine le premier fascicule de La Révolte, qui achève la première partie de son Jean-Christophe, Maintenant, il vient de donner le dixième et dernier volume de son ouvrage : la fin loue la Aie ; l’ouvrage est beau.

Si l’on n’aime pas également ces dix volumes et si l’on n’en goûte pas tout le détail ; si Ion n’en voit pas très bien l’économie et si parfois, au cours de ces trois mille pages, on a cru sentir un peu de lassitude lorsque aussi peut-être, avant de se relever magnifiquement, la volonté de l’écrivain subissait une défaillance ; et même si l’on n’est pas certain que la pensée de Jean-Christophe ait exigé cette continuité d’une fiction qui dure si longtemps, il faut qu’on admire la dignité d’un si grand effort, sa lente réussite. Ne méconnaissons pas les grâces d’une certaine frivolité. Mais un écrivain qui s’enferme dans une méditation de dix années, qui obéit à son vœu claustral, qui résiste à l’inévitable doute, qui s’entête et lutte contre soi aux mauvais jours, un tel écrivain qui a fait durement son métier d’artiste mérite l’honneur après la peine. Il a bien servi son austère idéal.

Jean-Christophe est, dit l’auteur, « la tragédie d’une génération qui va disparaître. » Cette génération : celle qui, au moment de la guerre, était à l’âge puéril. Et elle n’eut point à se battre ; elle ne porte pas les responsabilités : mais elle a reçu le châtiment. Elle fut triste et orgueilleuse, éperdue au milieu des ruines, acharnée à rebâtir « une somme du monde, une morale, une esthétique, une foi, une humanité nouvelle ; » et elle manqua de méthode, non d’héroïsme. Génération malheureuse et pathétique.

Les velléités, les espérances, les déconvenues, les folios de ces jeunes hommes, leur rêve, leurs vertus et leurs vices, leur prodigieux émoi, tel est le tableau que M. Romain Rolland décida de peindre. Et il a dressé le bilan d’un quart de siècle.

L’idée de l’œuvre, la voilà.

Seulement, l’œuvre n’est pas claire ; et je signale ce défaut que je lui trouve. Entendons-nous ; et ne laissons [pas triompher les artisans d’une clarté facile. Tel qui raconte les petits incidens matériels d’une journée ne s’embrouille pas : il énumère ce qu’il a vu. Mais une âme est un lac où l’on se noie ; et l’âme d’une époque turbulente, un océan dont les tempêtes vous égarent.

Je ne crois pas que M. Romain Rolland ait souhaité beaucoup plus de clarté que celle qu’il a obtenue. Peintre fidèle et intelligent du désordre, il n’allait pas le ranger ; il n’allait pas lui donner les apparences d’un système, quand il tendait précisément à représenter une foule, presque une horde que ne gouvernait pas un maître ou une doctrine. Sans doute ! Cependant, une œuvre d’art n’est pas une copie de la réalité ; ce n’est pas une copie de la réalité que nous offre M. Romain Rolland : et l’impression du désordre devait, à mon avis, résulter, non du désordre de l’image, mais de l’image ordonnée du désordre.

Il y a des chapitres et il y a des volumes de Jean-Christophe qui interviennent sans qu’on sache (ou bien sans que je devine) leur opportunité. Il y a des chapitres qu’on ôterait sans que la valeur démonstrative de l’ouvrage en fût diminuée ; et l’on présume que l’auteur pouvait, à r. et ensemble énorme, ajouter des volumes. Cette « décalogie » n’est pas composée ; et, s’il faut l’avouer, j’en ai souffert.

Or, qu’on lise Antoinette : l’auteur d’Antoinette (roman délicieux et où frémit la sensibilité moderne dans le cadre de l’art classique) est fort habile à combiner la péripétie. Puis chaque page des dix volumes atteste une dialectique sûre. Si Jean-Christophe n’est pas composé, l’auteur n’a pas désiré qu’il le fût.

Plus exactement, ce défaut est la conséquence d’une autre intention qu’il eut et qu’il préféra, en dépit des inconvéniens, pour divers avantages. Les dix volumes de Jean-Christophe, je les compare, — et la différence est assez visible, — aux Essais de Montaigne, qui sont l’essai de Montaigne fait par lui-même au contact des événemens et des idées. Cherchant sa vérité, Montaigne lisait et, autour de lui, regardait ; puis il notait son déplaisir ou son assentiment, et il notait son incertitude. Il intitulait bien ses chapitres « les armes des Parthes, » « la tactique de Jules César, » « une coutume de l’île de Céa, » « la bataille de Dreux. » Mais il ne traitait que de lui ; et les sujets qu’il avait choisis n’étaient que les occasions de se révéler à lui-même. Ainsi procède l’auteur de Jean-Christophe ; ainsi procède-t-il, du moins, en la personne de son héros. Il l’a placé au centre des réalités de l’époque ; toutes ces réalités, il les fait affluer vers lui, — comme elles ont afflué vers nous, — au hasard des mois et des années, en masse quelquefois compacte et quelquefois relâchée, comme heurtent le rocher ou le caressent les eaux de la mer violente ou apaisée. Tantôt une émeute le harcèle, tantôt une philosophie le séduit, tantôt un amour le câline. Que devient-il ? Ce qu’il devient montre ce qu’il est : et il est l’homme d’une époque, en butte à son époque ; il témoigne pour elle.

Un historien de la France contemporaine distribuerait en plusieurs chapitres l’étude de notre littérature, de notre musique, de notre politique, de notre science, de notre force combative, de notre activité industrielle, de notre métaphysique, l’étude enfin de nos diverses besognes. Mais l’analyse, qui a pour elle sa netteté parfaite, omet le principal : la simultanéité de tout cela. Tout cela surgissait à la fois, les livres, les symphonies, les aventures de nos politiciens, les découvertes des savans, les malheurs de l’armée et ses ardeurs, les trouvailles des inventeurs, les imaginations des idéologues ; tout cela, plus hardiment que jamais, formait des synthèses calamiteuses ; et tout cela se ruait à l’assaut des cervelles démoralisées, qu’en même temps échauffait leur concupiscence juvénile.

Qui est Christophe ? Au premier volume, un petit enfant. Sa mère, une excellente femme ; cuisinière, en outre. Son père, un musicien, mais ivrogne. Il n’est pas né loin de chez nous : sur les bords du Rhin, mais de l’autre côté du Rhin. Il est Allemand. Puis il aura du génie. À ces deux titres, est-il bien le personnage qu’il fallait ? Pour évoquer le martyre intellectuel et moral d’une génération française, un jeune Français moins extraordinaire ne valait-il pas mieux ?

À vrai dire, il ne semble pas que, dès le premier volume, l’Aube, M. Romain Rolland fût en possession de tout son projet. Il venait d’écrire sa poignante Vie de Beethoven, soumise aux documens. Or, au-delà des documens que le biographe n’ose guère dépasser, il apercevait tout un monde. Il reprit le Beethoven ; mais il se dégagea de toutes servitudes : au petit Ludwïi van Beethoven, il substitua un Jean-Christophe Krafft, pour le conduire à sa guise. Il écrivit le roman de cet enfant-là. le même et qui seulement lui appartenait. Après l’Aube : le Matin, et ensuite l’Adolescent, et ensuite la vie, toute la vie de Christophe installé à Paris.

C’est en chemin que Christophe s’est vu charger de son rôle emblématique, de son rôle qui ne consiste pas tout à fait à représenter une génération française, non, mais à recevoir le contre-coup d’une époque française, à en pâtir, à l’exalter en lui et ainsi, pourtant, à en être le symbole, comme un Christ épuisant en soi la misère des hommes.

Eh bien ! le génie et la nationalité de Christophe me gêneront. L’auteur n’en fut-il pas gêné ? Beaucoup moins, ayant conçu (mais alors je ne peux le suivre) que le génie de Christophe passait toutes frontières de nationalité. En second lieu, il estime que l’art est un stratagème par lequel « on s’évade de soi : on se sauve dans l’œuvre qu’on crée. » Il faut donc créer un héros qui certes vous ressemble, mais qui soit différent assez pour donner le change au moi sempiternel. Enfin, M. Romain Rolland n’eut pas tort s’il accepta volontiers que son héros ne parût pas trop évidemment fabriqué pour sa mission, destiné à son allégorie, combiné comme pour un savant rébus.

De cette manière, l’œuvre sera d’une interprétation moins commode ; on n’en tirera pas si aisément les formules qui en traduiraient le sens profond. Mais, ce qu’elle aura perdu en limpidité, elle le gagnera en vérité. L’auteur n’eût pas refusé de lui donner les deux mérites ; ayant un sacrifice à consentir, il n’hésitera guère : son œuvre est à la fois trouble et vivante.

Elle admet le hasard ; ainsi fait la vie : et ni les intentions de la vie, ni celles de Jean-Christophe ne sont toujours manifestes. Les épisodes s’accumulent, sans qu’on sache très bien ce que l’auteur a en vue : et savons-nous ce que nous veut la vie ?…

Je ne vois pas, dans les dix volumes de Jean-Christophe, un autre principe de composition philosophique ou narrative. Mais, quant à la distribution des parties, elle est (si je ne me trompe) de qualité musicale. Nous sommes perdus si nous cherchons à tirer de là, comme d’une œuvre discursive, une conclusion. C’est plutôt une symphonie, avec les théines qui reviennent, délicatement modifiés, sur des mouvemens qui s’alentissent ou qui s’accélèrent, jusqu’à l’apothéose de la péroraison. Les romans, les épisodes sentimentaux de Jean-Christophe sont, en quelque sorte, les thèmes ; et les grands morceaux idéologiques qui les accompagnent correspondent aux développemens symphoniques de l’idée. Celle-ci, après les péripéties nombreuses où l’a menée la libre et vigilante fantaisie de son musicien, soit d’un immense tumulte, le dompte et règne avec lui triomphalement.

Littérature et musique : ces mélanges d’arts sont bien attrayans ; ils ne sont pas sans périls. Si adroit que soit l’écrivain, comment fera-t-il pour que les simples mots remplacent un orchestre ? et comment fera-t-il pour que son lecteur n’attende pas, des simples mots, ce qu’ils donnent habituellement, non ce que donne l’orchestre ?

A l’heure de ses plus terribles angoisses, Christophe se met à son piano ; il « laisse ses doigts parler » et il improvise. Ainsi, au dixième volume, après la mort de Grazia son amie : autour de lui, les gens sont accablés de sa douleur ; lui, qui ne pleure pas, sa douleur trouve, dans la musique, toute son expression, partant sa délivrance. Et ainsi, au deuxième volume déjà, quand l’a déçu l’amour de Minna, il écrit un quintette pour clarinette et instrumens à cordes. Le larghetto « peint une petite âme ardente et ingénue, » le portrait de Minna : « nul ne l’y eût reconnue, et elle moins que personne ; mais l’important était qu’il l’y reconnût parfaitement et il éprouvait un frémissement de plaisir à l’illusion de sentir qu’il s’était emparé de l’être de la bien-aimée. » Christophe est un musicien de génie ; il use de son art, comme du poème un poète, pour réaliser hors de lui sa pensée : et c’est fort bien. L’auteur de Jean-Christophe, littérateur, procède un peu comme fait son héros ; et, faute de piano, de clarinette, d’instrumens à cordes, il organise avec les mots et les phrases la symphonie : je crois qu’il y reconnaît parfaitement sa pensée, ainsi que, dans la sienne, Christophe la bien-aimée. Mais il arrive que. souvent, nous soyons auprès de lui comme l’auditoire de ce quintette, l’auditoire qui ne reconnaît pas, dans le larghetto, Minna.

Aussi ne saurais-je exactement résumer Jean-Christophe (ne me faudrait-il pas, à mon tour et à cette fin, déchaîner une symphonie ? j’en frissonne ! ) Du moins, indiquerai-je plusieurs des épisodes que j’ai le plus aimés.

La prime enfance de Christophe est une merveille accomplie ; la justesse en est délicieuse : une telle justesse qu’on dirait que l’auteur, par un prestige, a supprimé entre nous et le petit être qui s’éveille toute distance et même l’intermédiaire de l’image. C’est lui, c’est le petit gamin, que nous voyons ; c’est en lui que nous ressentons ce qu’il éprouve et rien ne sépare sa tremblante impression de la nôtre. Nous sommes enfermés dans le paysage qui est le sien et qu’il ne prolonge pas au-delà de lui, au-delà de sa chambre, puis au-delà de sa ville : nous ne retendons pas davantage et nous retendons à mesure que lui-même, grandissant, marchant, comprenant, le développe. Le bruit du fleuve et la sonnerie des cloches, avant d’être dehors, sont dans la chambre et d’abord dans nos oreilles. Les philosophes épiloguent sur la formation de la conscience ; M. Romain Rolland nous montre une conscience qui se forme : plutôt encore, cette conscience qui naît se montre à nous. Son devenir n’est pas théorique et analogue à celui de la statue qu’avait imaginée Condillac ; son devenir est capricieux, poussé par les instincts de la race, marqué par l’individualité de l’enfant, compliqué par la rencontre accidentelle des autres devenirs. Et de cette façon florit une plante. Mais il y a ici une âme qui se dégage de ses limbes : une âme, et il est rare que nous ayons si bien à deviner la présence d’une âme.

Autour d’elle, le coloris de l’existence est triste ; il n’est pas terne, il a de belles teintes qui le font luire : la lueur même ressemble à celle du soleil crépusculaire qui pénètre dans un lieu de retraite mélancolique. Il y a de ces tableaux d’intérieur où la lumière pose sur les objets des reflets plus tristes que l’ombre.

La charmante peinture, si attentive, intime et qui fait songer à un concert de violons, dans une chambre, le soir tombant !

Puis les violons s’exaltent. La vie, autour de l’âme naissante de Christophe, s’exalte et bientôt s’affole, dès que sévissent les rages de Melchior, le père ivrogne. Un frêle arbuste persiste dans l’orage. Et voici la douceur clémente de l’accalmie : Gottfried l’amène ; Gottfried, une espèce de vagabond, un pauvre diable de colporteur qui porte son ballot de village en village. On se moque de lui ; mais la moquerie est, pour lui, comme le malheur ou la pluie dont il a l’égale habitude. Et il passe. Il chante ; mais il ne chante que s’il a le désir passionné de le faire, sous l’empire de son cœur, et dit qu’il ne faut pas chanter pour s’amuser. Il n’invente pas les chansons ; car on ne les invente pas. Et personne ne les a inventées : il y a les chansons ; il y en a pour toutes les circonstances de la vie, pour quand on est malheureux ou gai, pour quand on est las et loin de sa maison, pour quand on se méprise ayant péché, pour quand on vous méprise injustement et vous honnit, pour quand il fait beau et qu’on voit le ciel de Dieu qui a l’air de vous rire… « Il y en a pour tout, pour tout. Pourquoi est-ce que j’en ferais ? » — « Pour être un grand homme, » hasarde Christophe ; mais Gottfried, à propos de l’ambition, ne sait que rire. Et il dit à l’enfant : « Quand tu serais grand comme d’ici à Coblentz, jamais tu ne feras une seule chanson ! » Et si Christophe veut en faire ? — « Plus tu veux, moins tu peux !… » Après un long silence, Gottfried, parlant à Christophe ou à lui-même, demande quel besoin l’on a de chanter.

S’il chante, lui, ce sont des chansons presque aussi vieilles que la terre et qui semblent aussi éternelles et naturelles que les montagnes, la lune et les bois, que le chagrin, l’allégresse et l’amour.

Le vagabond Gottfried, qui soudain s’en va comme il était venu, reparaîtra dans la vie de Christophe ; il y fera l’effet d’un souffle de fraîcheur qui passe sur une fièvre. Et, quand il sera mort, sa mémoire continuera de hanter l’âme de Christophe, pour lui être bienfaisante. Il est, ce Gottfried, la nature ; il est la spontanéité que l’art ne doit pas accabler ; il est toute la divine liberté de la vie, sa vérité. Sans lui, la vie serait un jeu maniaque de virtuoses.

Or, l’œuvre tout entière, — et c’est, à mon gré, l’une de ses plus nettes et importantes significations, — proteste vivement contre la virtuosité, celle de l’art, celle aussi de l’esprit et du cœur. La virtuosité a des succès dérisoires, tels que nous nous y laissons prendre ; et nous sommes les dupes de cette duperie que nous avons peut-être innocemment instituée. C’est une hypocrisie ingénieuse et naïve. Elle nous cache toute vérité, même la nôtre ; il y a, de son fait, un voile entre nous et nous, un voile pareil à celui qu’étend sur nos volontés cette endormeuse, l’habitude. Et nous ne savons plus ce que nous pensons, ce que nous sentons : nous mourons à nos yeux.

L’auteur de Jean-Christophe nous incite à éviter cette mort, cet ensevelissement sous l’involontaire mensonge, à vivre selon nos spontanéités. C’est la persuasive leçon de Gottfried ; et ainsi le bel épisode de Gottfried appartient à la philosophie même de l’œuvre.

Les autres épisodes n’en dépendent pas si étroitement. L’auteur les a traités avec cette liberté que j’indiquais et qu’au surplus l’enseignement de Gottfried lui recommandait.

Les amours de Christophe sont assez nombreux : ne le sont-ils pas un peu trop ? L’élève de Gottfried cède à son entrain ; la vergogne ne lui semble-t-elle pas un travail de virtuosité ?

N’importe. Et Sabine, dans la troupe de ses bien-aimées, est adorablement douce et touchante ; Sabine, petite veuve en noir, et dont nous aurons vu seulement les bras nus, un peu maigres, levés vers les cheveux défaits ; Sabine souriante et paresseuse, qui n’attend rien et vit nonchalamment ; Sabine qui est abandonnée au cours des heures indifférentes. Par les chaudes soirées, elle sort et s’assied au pas de sa porte, afin de respirer l’air nocturne. Pareillement, Christophe et sa mère, Louisa. Mais bientôt Louisa remonte chez elle et se couche. Sabine et Christophe, demeurés seuls, rêvent côte à côte. Des enfans jouent : des groupes vont et viennent, bavardant à demi-voix. On entend un piano ; un peu plus loin, une clarinette. Puis les boutiques de la rue, l’une après l’autre, se ferment ; les fenêtres s’éteignent ; et le silence gagne de proche en proche, apportant l’odeur des prairies et des giroflées. Christophe et Sabine s’aiment dans le silence odorant du soir.

Ils se le dirent l’un à l’autre, quand ils l’eurent deviné mutuellement. Ils s’aimèrent durant l’automne et tirent une escapade. Mais ils furent des amoureux émus d’un grand désir, non des amans. Le sort ne le voulut pas. Et ils revinrent.

Christophe dut s’en aller, pour un temps, pour l’une de ces corvées qui ont l’air d’interrompre par mégarde le destin et qui, — mais on le voit plus tard seulement, — sont le destin.

Ils se séparèrent un dimanche, vers la fin de la journée. C’élait dans le petit jardin de la maison pauvre. Il n’y avait qu’une barrière entre eux. Par-dessus la barrière, Christophe tenait dans sa main la main de Sabine. Ils causèrent. Sabine, ayant dégagé sa main, resserra son châle sur ses épaules. Elle était frileuse. Il lui demanda : « Comment allez-vous ? » A peine répondit-elle. Et ils se regardaient, sans beaucoup parler. Entre eux, il y avait la barrière, et aussi le prochain départ de Christophe, et aussi tous les pressentimens qui environnent l’idée de l’absence. Elle dit, en frissonnant : « Christophe !… » Et tous ses pressentimens, avec tout son amour, étaient dans ce seul mot. Une porte s’ouvrit ; des voisins arrivaient. Sabine et Christophe n’eurent pas le temps de se dire : « Au revoir… » Le destin ne le voulut pas, le destin qui ne mentait pas, car ils ne devaient pas se revoir. Quand fut Christophe de retour, Sabine était morte, ayant pris froid le jour de l’escapade ; — Sabine entrevue dans la pénombre ; Sabine du soir doux et silencieux.

Auprès d’elle, Rosa, laide et qui dépense, à n’être pas aimée, plus d’amour encore que de jalousie. Hélas ! auprès d’elle aussi, Ada, belle fille pour les parties de campagnes et les folies au bord de l’eau.

A quelque distance, Antoinette, qui est de chez nous, une petite provinciale de France, raisonnable et sensible, raisonnable sans se guinder, sensible jusqu’à en mourir. Son histoire : celle d’une adolescente, hier gaie et que surprend, comme un coup de tonnerre une enfant qui joue, la ruine. Le père se tue ; la mère, à la tâche trop lourde, succombe. Antoinette est la sœur aînée : elle se dévouera, — telle Henriette, sœur de Renan, — pour Olivier, son frère. La gaieté d’hier tourne en sagesse trop vite. L’histoire d’Antoinette : l’héroïsme de tous les instans, l’héroïsme qu’on ne voit pas, car il n’a ni orgueil ni éclat. Il n’a pas non plus de repos : et il se prodigue dans le secret delà pauvreté. Il n’a que lui et sa ferveur, la passion du devoir quotidien. Olivier aime Antoinette et l’aide comme il peut ; mais il la fait souffrir, avec ses bêtises de jeune homme. Et Christophe, plus tard, aimera le fantôme qu’il gardera d’elle ; mais, avec ses maladresses, il aura été l’une des causes de l’un des malheurs qui tombent dru sur elle, comme au vent de l’automne les feuilles sur l’eau d’une fontaine. Antoinette pâtira même de ceux qui l’aiment. Elle pâtira dans sa fierté, dans sa jeunesse, dans sa tendresse. Elle aura la petite mine désolante des jeunes filles qui ne sourient plus, à force de voir que rien ne leur sourit : un sourire a besoin de réponse. Dans les derniers temps, son effort réussira, pour Olivier, trop tard pour elle. Et, à l’heure dernière, presque au moment de mourir, elle ressentira la suprême velléité d’être heureuse. Comme si la mort, à côté d’elle, lui en donnait l’audace et le courage, elle écrira, — très vite, car elle va mourir, — une lettre pour Christophe, une lettre d’aveu, une lettre d’amour. Et elle rougira. Puis elle mourra ; et, sa lettre d’amour, on la trouvera, dans sa chambre. Comme si ce n’était point assez que le malheur l’eût suivie jusqu’à la mort, il accompagnera même son souvenir. Olivier, l’objet de tout son zèle et de son abnégation, se gaspillera, se perdra, sera tué dans une bagarre ; de sorte que l’héroïsme d’Antoinette n’aura servi de rien, ni son sacrifice, ni sa vertu, pas plus que sa beauté, que son jeune entrain.

Tout autre, Anna, dont le cœur est sournois, dont le cœur est un feu qui couve, puis s’élève et flambe ; Anna, exacte aux heures des offices dans le temple, et qui n’est que volupté chaude ; Anna aux pieds nus qui, de nuit, longe les corridors, pour aller à Christophe, dans le danger. Le mari n’est pas loin ; et la servante épie. Anna déjoue, astucieuse, la jalousie de l’homme et la curiosité de la fille. La cendre que la fille a répandue dans les corridors, afin qu’y fussent marqués les pas de l’adultère, elle en égalise la surface. Elle est hardie ; elle est maligne. Il y aura des drames ; elle voudra mourir, et par le gaz et par le revolver : sous le sein gauche, sur son cœur délirant, elle appuiera le fer de l’arme. Ensuite, mon Dieu, elle sera une bonne dame replète qui, au sortir du temple, a les mains posées sur son ventre, l’Écriture aux mains, ses mains naguère énamourées.

Et Grazia, qui n’est plus toute jeune, Christophe lui demande l’un de ses cheveux blancs, Grâce tranquille. Grâce d’Italie, a la douceur de qui va cet homme du Nord, ainsi que vont à la tiédeur romaine, à la beauté sereine, durant les siècles de l’histoire, les garçons d’Allemagne, de Flandre et de Scandinavie, Grazia aimante n’a pas l’air d’aimer, tant elle est calme. La paix de Grazia s’étend sur Christophe. Il accepte la paix : « O vie, pourquoi te reprocher ce que tu ne peux donner ? N’es-tu pas belle et sainte comme tu es ? Il faut aimer ton sourire, Joconde… »

Voilà, dans cette symphonie de Jean-Christophe, les thèmes de l’amour : jeunes filles et femmes, cœurs émus, corps jolis, et le mystère aguichant de leurs âmes, enfin leur mort ou la mort de leur amour, qui est un néant pareil. Autant d’amours, autant de morts. Il y aies thèmes de l’amitié : autant d’amitiés, autant de morts. Il y a les thèmes de la violence. Une émeute, le 1er mai ; Christophe s’y mêle, ou ne sait pas pourquoi (on ne le sait pas du tout). Pris d’une sorte de démence, il grimpe sur une barricade ; il tue un agent. Et ainsi les thèmes de la violence aboutissent, comme les thèmes de l’amour et de l’amitié, à la mort. Dans une telle diversité, c’est l’unité abondante ; et, cette unité funèbre, la mort du héros la consacre.

Au bout de ses épreuves, Christophe nous apparaît immobile ; et illuminé de soleil. Il ne souffre pas : il ne médite pas ; il écoute une grande musique indistincte et ne cherche pas à la comprendre. Et puis, dans l’égarement final de sa pensée, il soulève le cauchemar d’un orchestre fantastique, il l’anime, il le gouverne ; bientôt, il le suit ; à peine peut-il le suivre et, de ses bras de moribond, battre la mesure d’une musique où la frénésie et l’enchantement de sa vie ont leur magnificence.

Après tant de splendeurs, comparables aux fantasmagories du couchant (il y a des couleurs fastueuses, des incendies. la mort d’un astre, le bûcher qui le brûle, la cendre qu’il laisse ; et il y a des pans de ciel qui sont comme des plaines de rêverie et des prairies vertes), ou ferme le livre ; et qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ?

Un des volumes, La foire sur la place, contient des opinions, des jugemens, touchant la politique, les concerts du dimanche, la question juive, le socialisme et la Schola cantorum. Tout cela, pêle-mêle. Ce volume, entre la merveille de Sabine et la merveille d’Antoinette, je ne l’aime presque pas. La signification de l’œuvre n’est pas là ; et elle n’est, explicitement, nulle part. Il faut l’induire (et difficilement) de l’ensemble du poème ; un poème de solitude, de méditation secrète et qui ne trahit que les dehors, de son exubérance. Les idées que je distingue, les voici.

Christophe est l’art et est le peuple. Et il ne s’agit pas seulement d’offrir au peuple l’art comme un cadeau, comme une récompense de son labeur, mais d’affirmer que l’art vient du peuple. Christophe est l’art et est l’amour (on l’a bien vu) : l’art vient de l’immense amour populaire, de la grande âme féconde en qui germe toute l’ardeur humaine.

L’œuvre tout entière est destinée à réunir l’intellectualisme le plus fougueux et l’action la plus véhémente, ces deux fermens qui l’un l’autre s’annihilent si une volonté plus forte qu’eux ne. les combine, ne les oblige à travailler ensemble.

Et ils travaillent donc. Tel est le principe de la lutte. essentielle. Lutte et souffrance. Mais il ne faut pas « se lasser de vouloir et de vivre ; le reste ne dépend pas de nous. » Quel combat, où alternent la victoire des doctrines et la victoire du mâle instinct ! « Laisse les théories, » ordonne Gottfried ; et les théories prennent le dessus : mais elles se confondent avec la volonté.

Tout réunir, assembler même les contraires, pousser le paradoxe jusqu’à prétendre accorder les contradictoires, enfin totaliser les diverses puissances de la pensée et de la vie, les grouper sans les appauvrir et, pour les prendre toutes, renoncer à les coordonner, mais tenir en haleine leur foule confuse, voilà (autant que je la saisis) la philosophie de Jean-Christophe. Et, puisque Jean-Christophe nous est présenté comme le testament d’une génération (celle que j’ai dite), d’une, génération « qui va disparaître » ou qui, du moins, a passé l’âge de sa plus vive expansion, voilà le caractère des jeunes hommes qu’hier (ou avant-hier) nous étions.

Le diagnostic est bon. D’autres moralistes et psychologues nous ont représentés comme de fins sceptiques désœuvrés : — sceptiques, je ne dis pas non ; mais si ardens et, capables d’agir, nous ne l’avons que trop étourdiment prouvé, dès l’occasion, fût-elle médiocre, ou détestable. Le diagnostic est, ajoutons-le, flatteur. M. Romain Rolland, suivant un ancien précepte de Maurice Barrès, a mis à notre vieille jeunesse un dieu dans les bras.

Mais ne va-t-il pas nous admirer outre mesure et, signalant notre grandeur assez tragique, approuver notre folie ?…

À la fin du dernier volume, Christophe est, par un sincère artifice, devenu saint Christophe, celui de l’Écriture, celui qui traverse le fleuve, portant sur les épaules l’enfant frôle et pesant. Il a énergiquement lutté contre l’eau adverse ; son échine ployait et le tronçon de pin sur lequel il s’appuyait se courbait. Les gens disaient qu’il n’atteindrait pas l’autre rive. Mais l’enfant lui commandait : — Marche !… et il atteint au second bord. Qui était l’enfant qui chargeait ses épaules ?…

Saint Christophe dépose son fardeau, comme dépose le sien l’auteur de Jean-Christophe. Celui-ci, aux enfans du jour qui va naître, donne l’enfant d’hier, l’enfant qui n’est plus jeune, le vieil enfant de la tribulation.

Mais il est bien dédaigneux à l’égard de la pénitence que fait pour nous une jeunesse nouvelle, battant sa coulpe, notre coulpe, celle-ci. Elle demande au Cosmos pardon de nos familiarités envahissantes. Elle renonce à nos vastes conquêtes et fortifie la clôture du coin plus sage où elle s’établit.

Christophe, parmi les idées, refusait de choisir, les voulant toutes. Il a été un grand coureur d’idées, le Don Juan des idées. (Tels fûmes-nous, jusqu’à l’instant de nous apercevoir que l’amoureux d’une femme connaît mieux les femmes et mieux l’amour que Don Juan.) Or, ce n’est point assez de dire que nul esprit ne résiste à pareille débauche : disons que toutes les idées ne coexistent pas sans former une tourbe d’émeute où il y a des tueries.

Notre idéologie énorme différait de la vie comme diffère d’un organisme un tas de décombres. Et les hommes de la « nouvelle journée, » s’ils accomplissent leur besogne, auront à ordonner les matériaux que nous avons charriés pour eux avec une superbe et absurde vaillance. Ils n’emploieront pas tout ; mais ils ne manqueront de rien. Ce qu’ils n’emploieront pas, ils le jetteront, avec mépris : et, parmi ces restes, peut-être y aura-t-il plusieurs des billevesées qui nous étaient le plus délicatement précieuses.


André Beaunier.
  1. Romain Rolland, la Nouvelle journée, dernier volume de Jean-Christophe. Et Jean-Christophe se compose de dix volumes, répartis en trois séries : 1. « Jean-Christophe : » l’Aube (1904), le Malin (1904), l’Adolescent (1905), la Révolte (1906-1907) ; II. « Jean-Christophe à Paris : » La foire sur la place (1900), Antoinette (1908), Dans la maison (1909) : III. « La fin du voyage : » Les Amies (1910), le Buisson ardent (1911), et la Nouvelle journée (1912).