Revue littéraire - Le Romantisme de Tacite

Revue littéraire - Le Romantisme de Tacite
Revue des Deux Mondes5e période, tome 14 (p. 923-934).
REVUE LITTÉRAIRE

LE ROMANTISME DE TACITE

Est-il vrai que nous devions nous interdire de porter sur la littérature de notre temps aucun jugement et que, faute de recul, nous ne puissions ni en apprécier les tendances, ni en mettre les œuvres à leur plan ? Sommes-nous en progrès ? Sommes-nous en décadence ? Et les mérites que nous prisons le plus chez nos contemporains sont-ils des qualités ou des défauts ? Pour nous aider à sortir de cette incertitude, nous avons du moins un moyen, qui est de savoir auxquels parmi les écrivains du passé vont nos préférences. Les livres ont leur destin et ceux mêmes qui sont les mieux établis dans l’admiration des hommes sont sujets à des disgrâces ou à des retours de faveur. Ces oscillations du goût, dont triomphent les sceptiques, prouvent tout uniment que chaque époque a son idéal d’art et choisit parmi les œuvres des époques antérieures celles qui se rapprochent davantage de cet idéal. Nous préférons celles où nous retrouvons un peu de nous-mêmes. Nos admirations portent témoignage pour ou contre nous. ; cela surtout quand il s’agit des littératures grecque et latine. L’une et l’autre, elles ont terminé leur évolution ; chacun des écrivains y occupe dans l’ensemble une place qu’il n’appartient pas à la fantaisie individuelle de modifier. On peut trouver plus de plaisir dans Plutarque que dans Thucydide et on peut préférer Lucain à Virgile et Sénèque à Cicéron ; mais on ne peut pas faire que de ces écrivains les uns n’appartiennent à la bonne époque et les autres à un temps où le goût s’était altéré. Dis-moi qui tu admires, et je te dirai qui tu es. C’est une manière de nous renseigner sur nous-mêmes. L’épreuve peut être curieuse à faire, et l’occasion nous en est fournie par le livre que M. Gaston Boissier vient de consacrer à Tacite[1]. De tous les historiens de l’antiquité, il n’est pas douteux que Tacite ne soit aujourd’hui, en France, le plus goûté. « Il a ce privilège, dans le déclin des études classiques, d’avoir conservé toute sa popularité. Non seulement on le lit encore, quoiqu’on ne lise plus guère les auteurs anciens, mais parler de lui est presque une raison de se faire lire. » Le XVIIe siècle s’est complu dans Tite-Live, le XVIIIe dans Plutarque, le XIXe dans Tacite. D’où vient cette prédilection ? C’est une question qu’il peut être utile de résoudre et à laquelle l’étude de son nouveau biographe nous fournit aisément la réponse.

Il est sans doute superflu de faire ici ressortir les mérites d’un livre de M. Boissier ; mais nous pouvons bien louer l’auteur de la continuité et de l’allégresse de son labeur. Il y a tantôt quarante ans que paraissait le premier de ces livres où il fait revivre pour nous l’antiquité. Cicéron et ses amis fut publié en 1863, et c’est un livre qui fait date. L’auteur y montrait avec éclat que les choses d’autrefois peuvent nous paraître aussi nouvelles, aussi actuelles que celles d’aujourd’hui. Il nous faisait entrer dans l’intimité de ces grands personnages qu’on nous avait accoutumés à voir sans cesse en représentation ; et nous étions surpris de constater que, si les anciens sont les anciens, les gens d’aujourd’hui leur ressemblent furieusement. Cicéron, sa femme, aigre, dévote et qui le vole, son ivrogne de fils, et sa chère Tullia si aimée, si pleurée, ses amis, le grave Alticus, le frivole Cœlius, nous devenaient familiers. Depuis lors il n’est guère d’époque de l’histoire romaine ou de la littérature latine dont, M. Boissier n’ait pour nous renouvelé, rafraîchi, rajeuni la connaissance. Dans ses deux ouvrages essentiels : la Religion romaine et la Fin du paganisme, il a étudié le problème le plus grave qui puisse se poser à notre esprit : comment meurt une religion ? Dans ses Promenades archéologiques, il a su avec un art incomparable ranimer le décor de l’antiquité. A travers tous ces livres, son procédé est le même : expliquer l’une par l’autre la littérature et la sociale, mêler l’étude des hommes à l’étude des œuvres. Il apporte à ce travail une surprenante lucidité d’esprit, qui lui permet de débrouiller les questions les plus compliquées, de mettre tout de suite les choses au point, d’aller droit à ce qui est frappant, neuf, curieux. Il a le don de la vie. Il est de ceux qui, de n’importe quel sujet, savent faire jaillir l’intérêt. Il reste, la plume à la main, le causeur toujours en verve, conteur spirituel et narquois en même temps qu’homme averti et bon juge. On ne se lasse pas de l’écouter. Et le fait est qu’on retrouve dans son dernier livre et au même degré tous ces mérites, la variété et la solidité de l’information, la souplesse du style, et la jeunesse de l’esprit.

Quand nous lisons aujourd’hui Tacite, une question se pose à nous, qui est sans doute la principale, qui domine et qui contient toutes les autres. L’historien est-il digne de foi ? Est-ce une histoire qu’il a composée ou n’est-ce qu’un réquisitoire enflammé ? Il a promis d’être impartial, de se tenir aussi éloigné de la haine que de la faveur. Et nous ne doutons pas qu’il ne soit honnête homme. Pourtant ce à quoi il nous fait assister c’est à un long enchaînement d’horreurs, et d’atrocités de toute sorte. Il ne rappelle que les crimes, il ne peint que les hontes. Et il prolonge avec une sorte de furieuse insistance ces spectacles d’abjection. Trop est trop. Nous nous refusons à admettre que le gouvernement des Césars n’ait été fait que de cette série de turpitudes. Il faut que l’historien ait faussé le tableau, forcé la note, dépassé la mesure au-delà du vraisemblable. Apparemment il a été égaré par la haine. Ceux dont il s’est fait le biographe, il en est l’adversaire irréconciliable. Il est le représentant des vieilles mœurs qui se dresse contre la société nouvelle. Il est le porte-parole du Sénat dépouillé de son influence. Aristocrate, il exprime les rancunes de sa caste contre un pouvoir qui relègue l’aristocratie loin des affaires. Le livre de Tacite, c’est l’histoire de l’Empire écrite par un républicain…

Cette solution a été longtemps adoptée ; et on a expliqué par des raisons politiques la vivacité de couleur, l’âpreté de ton et la violence qui sont justement les caractères par lesquels son œuvre nous séduit. Tout le livre de M. Boissier ne tend qu’à montrer la fausseté de cette explication. D’abord les contemporains n’ont pas éprouvé les mêmes scrupules que nous ; les histoires et les Annales, lorsqu’elles parurent, ne tirent pas scandale ; au contraire, elles furent bien accueillies ; c’est donc que la société d’alors y retrouvait un écho assez fidèle de l’opinion généralement répandue : elle reconnaissait les Césars dans le portrait que Tacite en donnait : elle n’était point d’avis que le peintre eût trahi ses modèles. Ensuite les autres historiens qui nous ont parlé des Césars l’ont fait, sinon dans les mêmes termes, du moins dans le même sens, et sinon avec le même génie, du moins avec la même sévérité. Ils n’avaient pas pour médire des princes les raisons qu’on prête à Tacite ; et ils n’ont pas été plus indulgens. Suétone est un homme d’étude, un fureteur de bibliothèques, à la recherche des petits détails et des curiosités de tout genre ; il n’a pas les indignations vertueuses de Tacite. Or le Tibère de Suétone est aussi odieux que celui de Tacite, Claude n’est pas moins sot chez l’un que chez l’autre, et Néron moins scélérat. Dion Cassius était un Grec de naissance que les souvenirs de l’ancienne Rome devaient laisser parfaitement indifférent, et qui servait l’Empire : il n’a pas jugé les Césars autrement que Suétone et Tacite. Les témoignages concordent. Le fait est qu’on a essayé, dans ces derniers temps, de réhabiliter les empereurs, et qu’on y a perdu sa peine. Tout ce qu’on a pu trouver à leur décharge, c’est que, sous leur autorité, les provinces ont été bien administrées. Cela en effet permet de comprendre que le régime impérial ait pu durer. Mais cela ne suffit pas à justifier le régime, et surtout n’atténue ni n’excuse les scandales du Palatin-Force est bien de convenir que, du moins pour l’ensemble et la signification générale, Tacite a été un historien véridique.

Surtout, il n’est pas un adversaire du régime ; ce n’est pas un ennemi politique. Et il n’est pas républicain. Que Tacite ne soit pas républicain, c’est ce que quelques-uns, encore aujourd’hui, auront beaucoup de peine à admettre, tant le préjugé s’est enraciné dans nos esprits. Il y a un peu plus de cent ans qu’il est tenu pour vérité acquise : on ne compte pas les discours, pamphlets, brochures, articles de journaux, poésies où le nom de Tacite et celui de la République sont unis indissolublement. L’historien des Césars passe pour avoir été, en face des tyrans, le farouche défenseur des vertus républicaines. Par malheur, ce rôle n’a pas été le sien. Il se peut qu’il ait célébré les vieux Romains et cité avec honneur les temps de la République, parce qu’à Rome, pays traditionnel, l’éloge du passé était une espèce de bleu commun à l’usage de tous les partis. Mais d’ailleurs il ne se faisait aucune espèce d’illusion ; il savait que la République était morte une fois pour toutes : il n’en espérait ni n’en souhaitait le retour. Il n’appartenait pas à l’aristocratie, étant, comme on disait, un « homme nouveau ; » il se rendait très bien compte de l’impuissance du parti des nobles, et il ne s’est pas fait faute de railler la stérilité de leur opposition. Il savait aussi le peu de fond qu’on pouvait faire sur la résistance du Sénat. Le temps était bien passé où la grande assemblée était maîtresse des affaires ; tout juste pouvait-elle réclamer qu’on eût pour elle des égards depuis que toute la réalité du pouvoir était passée à l’empereur. Qu’est-ce donc que Tacite ? Un protégé de l’Empire ! Vespasien l’a fait questeur, Titus édile, et Domitien préteur. C’est un fonctionnaire, et qui fait à sa situation les concessions nécessaires. Parce qu’il est honnête homme, il souhaite que le prince ne soit pas trop vicieux ; il se déclare satisfait quand un Nerva ou un Trajan concilie le principal avec la liberté. Ses ambitions n’allaient pas plus loin. C’était un modéré, ennemi de tous les excès, et qui savait s’épargner les protestations inutiles. Il n’y avait rien, ni dans sa naissance, ni dans ses opinions, qui en fit un ennemi nécessaire des princes dont il écrivait l’histoire.

Laissons donc de côté l’homme politique pour ne voir que l’artiste. Aussi bien pour expliquer ce qui fait l’originalité de l’œuvre de Tacite, il faut nous en tenir à des considérations d’ordre littéraire. Tout dépend de la conception qu’il se fait de l’histoire, et des dons qu’il y apporte, de sa sensibilité, de son imagination et de sa rhétorique. Or, quoiqu’il ne nous ait guère entretenus de sa personne, c’est lui-même que nous retrouvons sans cesse dans son œuvre, avec son tour d’esprit, son humeur, son tempérament. Personne plus que cet historien n’a fait œuvre personnelle et subjective.

Comment Tacite est-il devenu historien ? Quel attrait l’a poussé vers l’histoire, et quelle satisfaction en attendait-il ? Nous le savons très exactement. La contrainte des dernières années de Domitien a déterminé sa vocation. Ce fut une période de terreur, pendant laquelle les honnêtes gens se cachaient et se taisaient. Tacite, qui sait l’inutilité et le danger de l’opposition, courbe la tête. Obligé de venir aux séances du Sénat, il a sa part et son rôle dans les scènes honteuses qui s’y jouent chaque jour. Il s’associe aux flatteries dont ses collègues accablent le prince. Il vote les mesures odieuses que le maître exige de l’universelle servilité. Il condamne sans protester les innocens qu’il est prudent de sacrifier. Rôle atroce dont il sent profondément l’humiliation ! Cauchemar dont, pour toujours, son esprit devait rester hanté ! Désormais une seule question le préoccupe : comment a-t-on pu en venir là ? Quel a été l’acheminement ? Comment les règnes de Tibère, de Claude, de Néron et de Caligula ont-ils préparé celui de Domitien ? Quelles séries d’épreuves ont rendu possibles celles dont lui-même devait avoir à souffrir ? Tacite demande au passé de lui expliquer le présent ; c’est le bon moyen pour transporter le présent dans le passé, pour s’y retrouver soi-même avec ses colères et ses indignations, pour s’en faire le témoin passionné, ému, vibrant.

Tacite ne peut se détacher ni de lui-même, ni de son milieu habituel. C’est à Rome qu’il a vécu, dans le monde officiel, au Sénat, en contact avec la Cour. C’est aussi bien à Rome et au monde spécial de la politique que se limite son horizon. Il nous dit qu’il est révolté de ce qui s’y passe, il se plaint « qu’on n’y voie que des scènes de deuil, des délations, des supplices, des amis qui trahissent leurs amis, des procès qui ont tous le même motif et la même issue. » Toutefois il ne peut s’en arracher. Il ne peut écarter sa vue de ces spectacles qui le font souffrir. Il prend à s’en repaître une sorte de plaisir douloureux. Il se home à suivre d’un regard effrayé et fasciné les tragédies du Palatin.

Il y trouve une satisfaction à la tendance dominante de son esprit qui est foncièrement pessimiste. Car il pense beaucoup de mal de la nature humaine. L’optimisme de Fénelon ne s’y était pas trompé, et son jugement reste à ce point de vue l’un des plus clairvoyans : « Tacite montre beaucoup de génie avec une profonde connaissance des cœurs les plus corrompus, mais… il a trop d’esprit, il raffine trop, il attribue aux plus subtils ressorts de la politique ce qui ne vient souvent que d’un mécompte, que d’une humeur bizarre, que d’un caprice. Les plus grands événemens sont souvent causés par les causes les plus méprisables. C’est la faiblesse, c’est l’habitude, c’est la mauvaise honte, c’est le dépit, c’est le conseil d’un affranchi qui décide pendant que Tacite creuse pour découvrir les plus grands raffinemens dans les conseils de l’empereur. Presque tous les hommes sont médiocres et superficiels pour le mal comme pour le bien. » Tacite, s’il eût pensé ainsi, n’aurait pas été le grand psychologue qu’il avait conscience d’être. Mais il excellait à pénétrer jusqu’aux mobiles les plus secrets et les moins avouables ; et parce qu’il y excellait il y prenait du plaisir. Il se réjouissait de chaque découverte nouvelle. Et comment imaginer un plus beau champ d’investigations que cette société en déliquescence ? Pour un moraliste en quête de monstruosités, quels merveilleux spécimens offrait ce palais des Césars ! Chez les maîtres, quels exemples de cruauté, de folie, de détraquement cérébral ! Chez les sujets, quels traits de bassesse et de lâcheté ! On devine la joie du collectionneur. On se figure son contentement à chaque tare nouvelle que lui a révélée son analyse impitoyable. Il creuse dans le noir. Sa misanthropie satisfaite lui procure d’acres jouissances.

Ajoutez que Tacite est l’élève des rhéteurs. Comme Juvénal, il a été élevé dans les cris de l’école. Et l’on sait l’influence qu’ont eue les écoles de déclamation sur toute la littérature de l’époque impériale. La société pour laquelle il écrit est celle qui fréquente les salles de lectures publiques ; et il est probable que Tacite a suivi la mode régnante. « Avant de livrer un ouvrage au libraire pour qu’il le fil copier et le répandît, on le lisait à ses amis, à ses connaissances, devant un cercle de lettrés convoqués pour l’entendre. C’était une façon de tâter l’opinion et, en l’absence de toute autre publicité, d’attirer l’attention sur lui. Beaucoup n’y cherchaient qu’une satisfaction de vanité, mais les auteurs sérieux y trouvaient un moyen de consulter des gens éclairés sur les défauts qu’ils y avaient laissés, ce qui leur permettait de les corriger avant l’édition définitive. Il est naturel de croire que Tacite en avait usé comme beaucoup d’autres. » Les lectures publiques entre autres défauts avaient celui-ci, que l’auteur pour se faire écouter d’un auditoire de gens du monde, souvent ennuyés et distraits, était obligé de songer sans cesse à réveiller leur attention. Une règle ici prime toutes les autres, et elle est l’essence même du genre : c’est celle qui veut qu’on sacrifie sans cesse à l’effet. Il faut des morceaux de bravoure, des portraits, des scènes et des traits brillans qui enlèvent l’applaudissement. Ce souci de l’effet se devine à chaque page dans l’œuvre de l’historien des Histoires et des Annales et ne peut manquer d’y déranger l’harmonie et la tranquillité des lignes.

Tacite est peintre. Suivant le mot de Racine, c’est le plus grand peintre de l’antiquité. Il ne se contente pas de raconter, comme faisaient ses prédécesseurs, et de donner à la narration un tour oratoire Il veut que la scène devienne sensible à l’imagination, visible aux yeux. Il se met en quête de détails pittoresques et les arrange en tableaux. Son art est ici admirable. On n’oublie plus pour les avoir lus une fois les plus frappans de ces tableaux. On revoit l’attitude et les gestes des personnages, l’expression de leur visage, et aussi le décor où ils se meuvent, le détail de mobilier, l’aspect de nature qui complète la scène. C’est, au retour des cendres de Germanicus, la veuve du mort portant dans ses bras et présentant à la foule respectueuse l’urne funéraire. C’est, lors de l’empoisonnement de Britannicus, cette joie du festin qui reprend aussitôt parce que les convives ont lu sur le visage impassible de Néron la volonté du maître. Ce sont, la nuit de l’assassinat d’Agrippine, ces étoiles qui brillèrent au ciel, comme si les dieux avaient voulu éclairer la scène du crime et convaincre le coupable !

Tacite est poète. Il l’est d’abord par ce don d’évocation pittoresque du passé, et par ce talent qu’il a de ressusciter les individus et de les dresser vivans devant nous. Il l’est ensuite jusque dans son style tout chargé de mots poétiques. Cette particularité n’est pas pour nous autres modernes très apparente et nous ne voyons pas nettement en quoi elle constitue un défaut ; car nous n’avons pas en français à proprement parler deux langues, une pour les vers, une pour la prose ; nous n’avons pas pour désigner les mêmes choses deux séries de mots dont l’une serait à l’usage du poète et l’autre à l’usage du prosateur. Chez nous, les beaux vers sont beaux comme de la belle prose. Il n’en est pas de même chez les anciens, où la différence entre les deux vocabulaires était très fortement accusée. Tacite détourne vers l’histoire beaucoup des termes réservés jusqu’alors à la poésie épique ou lyrique. Aussi bien ce n’est là qu’une des singularités de ce style si personnel et qu’on devine modelé sur la sensibilité d’un homme. La phrase y est concise jusqu’à l’obscurité ; des mots y sont supprimés, qui en auraient fait mieux saisir le sens, mais qui l’auraient rendue trop lente au gré de la fièvre de l’écrivain. Rien de plus contraire à la période cicéronienne qui se déroule dans son ampleur majestueuse et s’enchante de sa sonorité, ou à celle de Tite-Live qui charme par son abondance et coule comme un fleuve de lait. Ici le style est haché, la phrase, ramassée sur elle-même, procède par soubresauts et détentes brusques. Le mot a pris une importance exagérée ; au lieu que jadis il n’avait de valeur que par rapport à l’ensemble, et de pouvoir que d’après la place qu’il y occupait, maintenant il s’isole, il vit de sa vie propre, il attire et concentre sur lui l’attention. Les mots s’opposent au lieu de s’unir, les couleurs se heurtent au lieu de se fondre, les figures s’accumulent. Et ce sont autant de signes de l’inquiétude de l’esprit, de la violence du tempérament et de la prédominance des nerfs.

On voit assez bien ce que de tels procédés font de l’histoire qui devrait être par définition le genre impersonnel entre tous. L’historien devrait s’effacer, étudier en elles-mêmes les époques disparues, replacer les personnages dans le milieu de circonstances et d’idées où ils ont vécu, laisser à leurs actes le soin de les blâmer ou de les louer. Au contraire, il intervient sans cesse ; il n’aperçoit le passé qu’à travers ses préoccupations du moment : il en éclaire certaines parties et en laisse d’autres dans l’ombre, suivant sa fantaisie et de dessein prémédité : il accentue les traits des figures afin qu’elles apparaissent nettement telles qu’il les voit ; il force les couleurs des tableaux afin de contenter les exigences de son imagination. Le lyrisme est si bien le caractère même et le principe de l’œuvre qu’il éclate et se révèle par le style. Histoire toute lyrique en effet, où l’auteur s’abandonne à son impression, et se soucie moins de nous instruire des faits eux-mêmes que de nous faire confidence des émotions qu’il éprouve en les revivant pour son compte.

Mais qui ne voit que cette façon de traiter l’histoire est en effet celle qui a prévalu pendant le siècle dernier ? C’est de l’époque de la Révolution que date chez nous la popularité de Tacite. Mme Roland oublie pour lui Plutarque même. C’est sans doute qu’elle trouve une frappante analogie entre les scènes que décrit l’historien et celles que la réalité contemporaine lui met sous les yeux. De Sainte-Pélagie où elle est enfermée, un mois juste avant de monter à l’échafaud, elle écrit : « J’ai pris pour Tacite une sorte de passion ; je le relis pour la quatrième fois de ma vie avec un goût tout nouveau. Je le saurai par cœur ; je ne puis me coucher sans en avoir savouré quelques pages. » Il est clair que la Terreur donnait de certaines pages de Tacite le commentaire le plus élégant. Mais d’ailleurs Mme Roland a déjà l’âme toute romantique : elle devine et elle annonce le lyrisme de demain. Chateaubriand décide de la faveur nouvelle qui va s’attacher au nom de l’historien en lançant le fameux article : « C’est en vain que Néron prospère, Tacite est déjà né dans l’Empire. » Chateaubriand se représentait l’ennemi des Césars comme un républicain, et ce n’est donc pas une communauté d’idéal politique qui l’a mené à Tacite ; mais ce sont des affinités littéraires. Lui aussi il est toute imagination et sensibilité. Il est peintre. Il introduit dans notre littérature l’usage de la prose poétique. Or l’école qui est sortie de son œuvre allait déterminer tout à la fois le renouvellement da lyrisme et celui de l’histoire.

Ce sont les romantiques en effet qui nous ont rendu le goût de l’histoire ; et jamais écrivains n’ont été plus incapables de sortir d’eux-mêmes ; dans leurs romans et dans leurs drames, ils ont bien pu évoquer le décor d’époques disparues ; mais ce sont leurs passions, leurs façons de sentir et de penser qu’ils ont prêtées aux personnages dont ils n’ont su faire que leurs porte-parole. Ce qui est vrai des romanciers, des dramatistes et des poètes, l’est encore des historiens proprement dits. L’histoire chez Augustin Thierry a ce double caractère, que d’abord l’historien y cherche un moyen d’expliquer le présent par le passé, et qu’ensuite, il lui demande la matière de tableaux pittoresques. Michelet est tout lyrique. Ce qui rend son œuvre si dramatique et si émouvante, c’est qu’en effet il y assiste comme à un drame, et qu’on y trouve à chaque page l’écho d’une sensibilité souffrante. Le siècle s’avance, les méthodes se modifient, la science fait de plus en plus valoir ses droits sur l’histoire. Et toutefois chez les maîtres qui s’y sont le plus récemment illustrés, il n’est pas difficile de retrouver les mêmes procédés, hérités des romantiques. Non seulement Renan dans son portrait de Néron emprunte les touches du pinceau de Tacite ; mais il y ajoute encore des détails plus vulgaires qu’il a puisés dans Suétone. Taine, à son tour, lorsqu’il veut retracer les scènes de la Terreur et peindre les monstres du gouvernement jacobin, a recours à cet art violent, à ces effets de style tendu, chargé, outrancier, qui met les choses en un jour aveuglant et fait saillir les figures en plein relief. Le romantisme de nos historiens rejoint le romantisme de Tacite. C’est la réponse à la question que nous posions au début de cet article. C’est la véritable explication de la modernité que nous trouvons à l’historien latin, et du plaisir que nous cause la lecture de son œuvre. Son idéal littéraire est aussi bien celui dont se sont inspirés les modernes. Et Tacite est sans doute un écrivain de génie, mais c’est l’écrivain de génie d’une époque de décadence ; aussi la faveur dont il jouit parmi nous apporte-t-elle peut-être quelque indication sur la nature du goût moderne et peut-elle nous servir pour classer les historiens qui ont pris modèle sur lui.

On voit assez par l’exemple que nous venons d’en donner quel lien intime rattache l’étude des littératures antiques à celle de notre littérature. Elles s’éclairent l’une l’autre, et leurs résultats se servent réciproquement de contre-épreuve. Ce lien, la critique littéraire s’efforçait jadis de le maintenir, et les meilleurs des historiens de notre littérature ont tenu à faire place dans leur œuvre à l’antiquité. Le tableau de l’Éloquence chrétienne au IVe siècle fait dans l’œuvre de Villemain pendant au tableau de la Littérature au XVIIIe siècle. Nisard a consacré aux Poètes latins de la décadence un livre paradoxal et de parti pris, qui est un pamphlet littéraire beaucoup plus qu’un travail d’histoire et où l’allusion contemporaine fausse sans cesse la couleur, mais qui toutefois ne laisse pas d’être ingénieux, amusant et, par endroits, instructif. Sainte-Beuve a écrit sur Virgile une étude d’ailleurs énigmatique. Taine a fait sur Tite-Live aussi bien que sur La Fontaine l’essai de sa méthode critique. Si quelques-uns de ces livres nous paraissent bien vieillis et démodés, c’est que les procédés de critique ont changé et qu’une étude même purement littéraire sur un sujet antique suppose aujourd’hui des préparations et un appareil dont on ne s’était pas encore avisé. Mais nous aurions tort de dédaigner des livres suffisamment informés pour leur temps et qui aujourd’hui encore se font lire.

Aussi bien, quand les travaux consacrés à l’histoire des littératures anciennes n’apporteraient pas ce précieux concours à l’histoire de notre littérature, ils ont par eux-mêmes assez d’intérêt et mériteraient de tenter nos écrivains. Mais le fait est que les écrivains s’en détournent de plus en plus ; et c’est pourquoi, en fermant le livre de M. Boissier, il nous est bien impossible de nous garder d’une réflexion attristée. C’est le brillant spécimen d’un genre qui s’en va.

Ce genre, M. Boissier en a été en grande partie le créateur. Il s’est le premier avisé de faire entrer dans le domaine de la littérature la matière préparée par les travaux des modernes érudits et surtout des Allemands. L’étude de l’antiquité a été renouvelée vers le milieu du siècle dernier par des sciences de création nouvelle : c’est la philologie, qui a permis d’établir l’authenticité des textes et l’âge des manuscrits ; c’est l’archéologie, qui a fait parler les monumens et fait intervenir dans les discussions leur témoignage souvent décisif. Désormais, on n’a plus le droit de traiter des lettres anciennes sans s’être d’abord amplement pourvu de toutes ces ressources de l’érudition. Mais l’érudition est affaire de spécialistes. Il s’agit de la faire sortir de l’école. « Quand nous demandons qu’on nous enseigne le passé, écrit avec raison M. Boissier, nous désirons apparemment qu’on nous le montre comme il était, c’est-à-dire vivant. Le souci même de la vérité, qu’on met au-dessus de tout, l’exige. Nous voulons qu’on nous donne le spectacle des faits, nous voulons les voir ; et c’est véritablement un art, le plus rare, le plus précieux peut-être de tous les arts que de savoir leur rendre la vie ; d’où il suit qu’un historien, en même temps qu’un savant a besoin d’être un artiste… Jamais il n’a été plus nécessaire de dire que l’étude des documens dans laquelle on prétend nous enfermer est une préparation à l’histoire, mais qu’elle n’est pas l’histoire même, qu’il faut les interpréter, les mettre en œuvre et ne pas se contenter de les juxtaposer ; et que, pour employer une comparaison de Taine, ils ressemblent à ces échafaudages qui servent à bâtir une maison, et qu’on fait disparaître quand elle est construite. » C’est à quoi M. Boissier a réussi mieux que personne. Il a su mettre à la portée du public lettré les résultats de l’érudition contemporaine. Il nous a tenus à mesure au courant des découvertes des spécialistes. Unir à la sûreté de l’information l’agrément de la forme, rendre toutes les questions accessibles à ceux dont la curiosité est en éveil, en dégager la somme d’intérêt général qu’elles contiennent, ç’a été le secret de son art. Il a été le représentant le plus éminent d’un genre ; notre regret est que les nouveaux venus se soucient trop peu de l’imiter et qu’ayant eu de si brillans élèves, il ait formé trop peu de disciples.

Les causes de cet abandon d’un genre littéraire sont assez faciles à déterminer. D’une part, les érudits s’enferment d’une façon sans cesse plus jalouse dans leurs études spéciales ; et ils ne se contentent pas de se tenir eux-mêmes à l’écart de la littérature, mais ils l’envisagent avec méfiance et voient en elle une infatigable ouvrière d’erreur. D’autre part, le déclin des études fait que les lettrés eux-mêmes ne sont plus guère soucieux qu’on les renseigne sur les choses antiques. Un genre vit de la collaboration du public ; et, pour que nous nous intéressions à une façon nouvelle d’interpréter l’œuvre de Virgile ou de Tacite, encore faut-il que cette œuvre nous soit familière. M. Boissier fait quelque part l’éloge des tableaux de Tacite, et il ajoute : « Quelques-uns de ces tableaux sont parmi les plus beaux qui nous restent des écrivains anciens. Il est inutile de les rappeler : tous les lettrés les connaissent. » Le nombre diminue chaque jour de ces lettrés auxquels il est inutile de rappeler ces tableaux parce qu’ils les connaissent trop bien. Peut-être le jour est-il proche où on cessera de faire lire à nos jeunes gens ces récits des historiens anciens qui ont encore enchanté notre imagination d’écoliers. Quel dommage ce sera au point de vue même de l’éducation, M. Boissier l’a dit avec une incomparable autorité : « Avec ses défauts et ses qualités, grâce à la saisissante beauté des scènes qu’elle décrit, à la part qu’elle fait à la morale, l’histoire ancienne s’est trouvée être un admirable instrument d’éducation. Depuis la Renaissance, elle a élevé toute la jeunesse du monde civilisé. On nous dit qu’en ce moment le charme est rompu, et qu’on s’éloigne d’elle. Je ne suis pas sûr qu’on ait raison de le dire, et je doute que nos jeunes gens soient devenus aussi insensibles qu’on le prétend aux beaux récits de Plutarque et de Tite-Live qui ont ému leurs pères. Ce que je sais, ce que je puis affirmer, c’est que le jour où l’histoire ancienne aura disparu de nos écoles, il y manquera quelque chose. » Si fâcheuse à cet égard et à tant d’autres, la diminution de la culture classique ne peut en outre manquer d’avoir son contre-coup sur le développement même de notre littérature. Nous en avons sous nos yeux la preuve par la disparition d’un genre auquel nous devons des livres du plus vif et durable intérêt. Aujourd’hui la matière de l’antiquité fait retour à l’érudition. C’est un appauvrissement sans compensation et une perte sèche pour la littérature française.


RENE DOUMIC.

  1. Tacite, par M. Gaston Boissier, 1 vol. in-16. Hachette.