Revue littéraire - Le Retour à la culture française
L’Université de France vient de donner un magnifique exemple de dignité professionnelle, de dévouement à sa tâche et de sérénité. Elle a tenu à honneur que les études reprissent à la date habituelle dans tous les ordres d’enseignement. Sans se laisser troubler par la crise terrible que traverse le pays, elle y a pris seulement une conscience plus nette que jamais de son devoir, et puisé une nouvelle ardeur pour l’accomplissement de sa mission éducatrice. Ainsi elle est restée fidèle à sa propre tradition. Celui qui écrit ces lignes se souvient d’avoir fait sa première année de collège dans Paris assiégé. En 1870, nos maîtres portaient le képi de la garde nationale ; entre deux factions, ils nous enseignaient le grec et le latin, et ils l’enseignaient comme ils le savaient : admirablement. En 1914, tous les professeurs en âge de porter les armes ont été mobilisés, beaucoup d’étudians sont au front ; il y a bien des vides et des deuils cruels ; mais jamais, à aucun moment, aux heures les plus troubles, l’Université n’a admis qu’aucun de ceux qui ont l’honneur de lui appartenir ne fût pas à son poste. Empressons-nous de dire qu’il en a été de même dans les maisons d’enseignement libre. Et c’est une preuve de plus de notre magnifique union française.
La première leçon a été tirée des événemens eux-mêmes : une décision ministérielle avait prescrit aux professeurs d’inaugurer leur enseignement par des paroles destinées à graver profondément dans l’esprit des enfans le souvenir de cette « première classe » ouverte au milieu de circonstances si tragiques. Ce fut très noble et très émouvant. Depuis lors, une circulaire du recteur de l’Académie de Paris, M. Liard, les a invités à lire devant leurs élèves cet article du Times où le grand journal anglais rend à la France un hommage si loyal. Il serait à souhaiter que par la suite les maîtres tinssent compte de cette indication une fois donnée. Ils feraient à leurs élèves, de temps en temps, avec toute la mesure et tout le tact qu’on peut attendre d’eux, une de ces lectures qui dégagent de l’enthousiasme : témoignage apporté à notre armée, récit d’une action d’éclat, protestation de la pensée française. Les enfans écouteraient avec recueillement, avec ferveur. Après cela, de quel cœur ils se remettraient au travail ! Comme ils comprendraient mieux le sens de ces travaux scolaires qui sont leur moyen à eux de faire leur devoir de bons Français, un devoir approprié à leur âge et à leur taille ! Je n’ai pas à parler ici de la réponse opposée par les Universités françaises au manifeste des Universités allemandes ; mais, il y a quelques jours, à la séance de rentrée de la Faculté des Lettres, l’éminent doyen, M. Alfred Croiset, a prononcé de belles paroles : « Notre devoir, a-t-il dit, est très clair : c’est celui de tous les Français ; nous sommes ici pour travailler à défendre la civilisation française… Les horreurs qui s’accomplissent au nom de la culture allemande, les scandaleux manifestes signés récemment par les représentans les plus authentiques de cette culture, tout nous avertit de l’abîme qui sépare notre pensée de celle de nos ennemis, et nous oblige à mesurer cet abîme pour mieux prendre conscience de l’incomparable patrimoine intellectuel que nous avons à préserver. » Déclarations précieuses, qui contiennent tout un programme. Je me bornerai à indiquer ici les espérances qu’elles font naître chez ceux qui souhaitent et croient nécessaire le retour à un enseignement ayant pour objet, suivant le mot de M. Croiset : la défense de la civilisation française.
Cet objet, à quoi bon nier que notre enseignement l’eût, en ces derniers temps, un peu perdu de vue ? Il s’était écarté de la grande voie nationale. Il s’était égaré, de la meilleure foi du monde. Il avait mieux qu’une excuse, une raison : c’est que nul ne croyait notre civilisation menacée. Du moins, ne redoutait-on pas pour elle une menace du dehors. Naturellement confians, nous n’imaginions pas que personne pût nous vouloir mal de mort. Le réveil a été terrible. La tempête qui vient de se déchaîner, avec une violence et une soudaineté si imprévues, a déchiré tous les voiles. Elle a mis à découvert le danger de beaucoup de chimères. Rendons cette justice à ceux qui s’en étaient le plus imprudemment engoués, qu’ils n’ont pas hésité à les répudier. C’est pourquoi nous ne doutons pas que l’Université, elle aussi, ne soit prête à faire sur elle-même, avec une parfaite bonne volonté et complète absence de parti pris, l’examen de conscience que réclament d’elle les circonstances présentes.
La civilisation ou la « culture » française, nous en avions toujours été enveloppés comme de notre atmosphère naturelle : nous ne nous demandions même pas en quoi elle consistait. Nous la respirions dans l’air : nous ne songions pas à l’analyser. Il nous suffisait d’en jouir, d’en goûter la noblesse et d’en savourer la douceur. Mais du jour où nous avons pu craindre de la perdre, nous avons porté sur elle des regards de clairvoyance et d’amour. Ce qui la caractérise, c’est son idéalisme. Elle résume le long travail et l’effort continu que l’homme a fait à travers les siècles pour s’élever au-dessus de lui-même. Aux civilisations antiques elle a emprunté ce qu’elles avaient de plus pur ; à leur héritage pieusement recueilli elle a joint le trésor de la pensée et de la sensibilité chrétiennes, et elle les a conciliés. Elle n’a rien ignoré, rien négligé, rien laissé perdre de tout ce qui, ; dans le monde moderne, a été pour l’homme un accroissement de dignité. Elle est très française, parce qu’elle sait le prix de ces vertus que rien ne remplace : l’amour de la patrie, l’attachement au sol natal, la tendresse familiale, la gratitude pour le passé, le respect de la tradition. Mais elle n’est si française que pour mieux mériter le droit d’être largement humaine.
Cette culture a trouvé son expression dans un enseignement : celui, qui porte le nom de classique. Est-il besoin de définir cet enseignement, plusieurs fois séculaire, et qui est le type même de l’enseignement français ? Avant tout, il est un enseignement de culture générale. Et ce mot doit s’entendre en un double sens. cette culture est générale parce qu’elle donne à l’esprit des clartés de tout ; elle est générale parce que les connaissances qu’elle embrasse sont celles qui doivent être communes à tous. Cet enseignement met à sa base l’étude des langues et des littératures anciennes. Car il est impossible de bien écrire et même de bien parler le français si. on ignore le latin, et de l’écrire ou de le parler avec un certain degré de délicatesse et de pureté si on ignore le grec. Les langues anciennes ont cet avantage, entre plusieurs, qu’elles sont une barrière contre l’invasion des langues étrangères modernes, au contact desquelles un esprit encore. tondre risquerait de se déformer. Elles mettent à notre disposition le patrimoine de littératures qui ont réalisé la perfection. Elles nous introduisent ainsi naturellement dans notre propre littérature, qui, sans elles, serait inintelligible et nous deviendrait à nous-mêmes une littérature étrangère.
Dans cet enseignement, le principe actif appartient aux lettres, parce que l’objet de toute éducation est de préparer le jeune homme à la vie ; et les lettres sont le miroir de la vie. C’est à elles qu’est confié le soin de façonner l’esprit, parce que seules elles peuvent lui donner la souplesse et la variété des ressources, la finesse et la pénétration ; seules elles peuvent développer, dans un ensemble complet et dans un juste équilibre, toutes ses facultés, l’intelligence et la volonté, comme l’imagination et la sensibilité. Donc elles sont au centre de l’édifice. L’histoire et les sciences ne leur ont été ni sacrifiées, ni même subordonnées, mais elles sont groupées et ordonnées autour d’elles. Un tel enseignement, bien loin d’être artificiel et arbitraire, est calqué sur la réalité et tient compte de toutes ses exigences. Car avant d’être un savant, un ingénieur, un médecin, un architecte, il faut être un homme. Et beaucoup mourront sans avoir jamais eu à utiliser les notions qu’enseignent la géométrie, l’algèbre ou la chimie : mais tout au long de leur vie ils ont eu à dépenser ce trésor d’observation, de sagesse, de rêve, de poésie qui est enclos dans la littérature. C’est pourquoi l’enseignement classique a reçu des hommes reconnaissans ce beau nom d’Humanités. Il a traversé toute notre histoire, survécu à toutes ses tourmentes, et, l’une après l’autre, toutes les générations se le sont transmis. Il s’est accommodé de tous les régimes, et France de Louis XIV ou France de la Révolution, il suffisait que ce fût la France pour qu’il s’accordât avec elle. Il n’a rien de contraire aux conditions d’existence des démocraties modernes, puisqu’il est accessible à tous ; . il n’est pas le privilège d’une élite : il est vrai seulement qu’il sert à former l’élite. Répandu dans cette élite tout entière, il se communique par elle à la masse et entretient ainsi dans toute la nation un même esprit. Quant aux services qu’il nous a rendus, est-il besoin de les énumérer ? Il n’est que de voir le prestige dont jusque aujourd’hui l’esprit français n’a pas cessé de jouir à travers le monde.
Or, tandis que l’enseignement classique semblait en dehors et au-dessus de toutes les attaques, l’histoire de l’enseignement en France depuis quinze ans tient dans la lutte engagée contre lui et qui vise, de façon plus ou moins directe, à sa destruction. Ce qui est digne de remarque, c’est que l’exemple de l’hostilité la plus âpre et la plus agissante est venu de la Sorbonne. Elle compte parmi ses maîtres quelques-uns des plus fins lettrés de ce temps ; et ils se retournent contre la culture qui les a faits ce qu’ils sont, pareils à ces enfans qui battent leur nourrice, drus et forts de son lait. Elle qui, de par tout son passé, devrait être la maison par excellence de la haute culture et de la culture à la française, elle affecte de ne voir dans l’enseignement des humanités qu’un enseignement superficiel et verbal, tout juste propre à former d’aimables causeurs, de spirituels dilettantes, des oisifs et des inutiles, parasites de la Cité moderne. L’important dans une discussion est de trouver un mot sous lequel on accable l’adversaire, qui répond à toutes les objections et tient lieu de tous les argumens. Le mot de « rhétorique » a été la « tarte à la crème » des ennemis de la culture classique. Il a été convenu que toute cette culture est pure rhétorique et que la rhétorique est pur verbiage, parure désuète, ornement superflu et démodé, luxe vieillot, jeu puéril de frivoles élégances. S’appliquant à elle-même le bienfait de cette découverte, la Sorbonne s’est réformée avec austérité. Elle a banni de ses travaux tout ce qui pouvait offrir une apparence de littérature et s’est condamnée aux seuls labeurs de l’érudition. Elle a proscrit de ses cours les idées générales, pour se limiter à d’étroites et sèches besognes. Aussi, tandis que les cours d’autrefois, — et je ne parle pas seulement des « grands cours » à fracas politique du temps de la Restauration, mais des cours que j’ai pu entendre, professés par un Boissier ou un Lavisse, — étaient un des plus importans facteurs du mouvement intellectuel dans le pays et continuaient à y répandre le goût des idées, les cours d’aujourd’hui groupent beaucoup d’étudians étrangers, mais rebutent les auditeurs français. Quant aux thèses de doctorat qui nous arrivent de la Sorbonne, jadis c’étaient des livres, maintenant ce sont des monstres. Les notes y sont bourrées de références et la bibliographie en est sans lacunes ; mais le texte en est sans valeur. Le La Fontaine et ses Fables de Taine, la Némésis de Tournier, la Contingence des Lois de la nature de Boutroux furent des thèses de doctorat. Aujourd’hui elles seraient impitoyablement retournées à leurs auteurs, coupables d’y avoir mis des idées et de les avoir exprimées en français. Ainsi l’enseignement supérieur a été livré en proie aux spécialistes.
Des trois ordres d’enseignement, le plus éprouvé, ç’a été l’enseignement secondaire. C’est lui qui, pendant longtemps, avait été le mieux organisé, présentant une harmonie et une unité qui faisaient sa force. Qu’elles étaient charmantes, ces classes de ma jeunesse, et comme le temps y était utilement employé ! Nous passions chaque année sous la direction d’un maître nouveau qui, pour toute l’année, devenait noire maître. Il nous connaissait, nous retrouvant tous les jours : il savait le fort et le faible de chacun de nous et nous corrigeait d’une férule indulgente. Nous le connaissions ; peu à peu, son tour d’esprit nous devenait familier ; à la fin, nous avions tiré de lui tout ce qu’une intelligence désireuse de savoir peut tirer d’un esprit mûri par l’étude et l’expérience. Un bien s’établissait, lien d’habitude qui tournait vite à l’affection. Par cette intimité quotidienne, par cette familiarité confiante, le professeur de classe, sans effort, sans pédantisme, devenait un éducateur. Je ne me souviens jamais sans émotion et sans gratitude des Maxime Gaucher, des Cucheval, des Courbaud, des Collet, modestes professeurs de lycée auxquels je dois tant, alors que plus tard des spécialistes aux noms illustres n’ont réussi qu’à m’inspirer l’horreur des matières qu’ils enseignaient. Pendant les deux heures que durait la classe, l’élève avait le temps de fixer son attention et la variété des travaux le préservait de la fatigue. On lisait les plus beaux textes de trois littératures, on les expliquait pour en méditer le contenu moral et en goûter la beauté artistique, on les apprenait par cœur, on se les assimilait, on les convertissait en substance et en sang.
Mais on ne se contentait pas d’emmagasiner toutes ces richesses, et ceci est essentiel. Les éducateurs de jadis n’admettaient pas que l’intelligence de l’enfant fût condamnée à un rôle uniquement réceptif. Ils combattaient de toutes les manières la passivité de l’esprit. Ils le voulaient, cet esprit, actif, toujours plus actif. Ils l’invitaient et l’excitaient à cette activité qui consiste à travailler sur les matériaux reçus du dehors, y ajouter de son fonds et en faire quelque chose de différent. Ils observaient pieusement la méthode recommandée par le vieux Montaigne : « On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n’est que redire ce qu’on nous a dit. Je voudrais que [le maître] corrigeât un peu cette partie et que de belle arrivée, selon la portée de l’âme qu’il a en main, il commençât à la mettre sur le trottoer, lui faisant gouster les choses, les choisir et discerner d’elle-même… Je veux qu’il escoute son disciple parler à son tour ; qu’il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu’il juge du profit qu’il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire mais de son jugement. Que ce qu’il viendra d’apprendre il le luy face mettre en cent visages et accommoder à autant de divers subjects, pour voir s’il l’a encore bien pris et bien faict sien. » C’est à quoi servaient les compositions latines et françaises, vers et prose, narrations, discours, dissertations. L’ancienne Université multipliait les travaux écrits, parce que, bons ou mauvais, ils forcent l’enfant à mettre en œuvre le savoir acquis, à dominer sa matière et manifester quelque mérite personnel. C’est cette ébauche de la personnalité qu’elle avait sans cesse en vue. C’est à cet éveil de la personnalité qu’elle tendait sans cesse. Le jeune homme dont elle avait guidé l’enfance et l’adolescence, elle voulait qu’il eût appris non tant les lettres, l’histoire ou les sciences, qu’à être quelqu’un et à être lui-même… On m’objecte que si elle y réussissait avec quelques-uns, il y avait les autres, les médiocres et les mauvais, les indifférens et les réfractaires, l’armée des paresseux et des cancres. Mais ces autres-là, on les retrouvera toujours et toujours pareils à eux-mêmes : le mode d’enseignement n’y fait rien. Et ce n’est pas leur niveau qu’il faut prendre pour y abaisser la mentalité du pays. Je dirai plus : sur ceux-là même qui semblaient s’en désintéresser, un enseignement facile, accessible à tous, souriant et humain, mettait quelque empreinte ; collégiens ignorans, ils étaient de ces ignorans qui, plus tard, quand ils ne seront plus au collège, pourront devenir des lettrés.
Cet enseignement avait-il besoin d’être modifié, adapté aux conditions de l’époque moderne ? Sans aucun doute et cela va sans dire. C’est la loi de nature que tout ce qui vit ne vive qu’en se transformant. Mais, en le remaniant de fond en comble, on l’a désorganisé et provoqué en lui ce malaise qui s’appelle l’impossibilité de vivre. Tout ce qui le constituait essentiellement a été supprimé. Plus de professeur principal et surtout plus d’importance principale accordée au professeur de lettres. Plus de classes de deux heures, permettant au maître de développer sa pensée, à l’élève de passer d’un exercice à l’autre : les classes de maintenant durent une heure et l’heure dure cinquante-cinq minutes. On venait de se mettre en train ; l’intérêt commençait à naître : il faut s’interrompre. C’est un perpétuel va-et-vient, une confusion, un tohu-bohu : les maîtres se repassent l’un à l’autre des élèves qu’ils ne connaissent pas et dont ils ne sont pas connus : on songe aux brèves et déconcertantes visions du cinématographe, à la courbature et à l’ahurissement qui en résultent. Ajoutez qu’une même classe comporte quatre variétés de classes désignées par quatre lettres de l’alphabet ; et, par exemple, la « première A » n’a guère plus de rapports avec la « première D » que le Chien constellation n’en peut avoir avec le chien animal aboyant. Il y a quatre cycles qui sont : latin-grec, latin-langues vivantes, latin-sciences, sciences-langues. Quelle complication, et pour des esprits français amoureux de simplicité ! Si encore cette chimie enseignante n’était que compliquée ! Mais elle décèle le plus dangereux des systèmes. L’Université du Second Empire avait subi la bifurcation, que l’Université, expérience faite, s’est empressée de rejeter. Le progrès a imposé à l’Université de la troisième république la quadrifurcation. Hercule n’avait eu à choisir qu’entre deux routes : chez nous le collégien est obligé de se décider entre quatre routes dont il ne sait où elles mènent ni comment elles y mènent. Au lieu de lui laisser un peu de temps pour s’éprouver lui-même, il est tenu d’engager l’avenir et peut-être de manquer son avenir. Douze ans et déjà spécialiste !
Si même il choisit le cycle latin-grec, qui ressemble le plus à l’enseignement classique d’autrefois, il s’en faut qu’il en reçoive le même bénéfice. Les méthodes par lesquelles on enseigne les langues anciennes ne sont plus les mêmes ; d’attrayantes qu’elles étaient, elles sont devenues rebutantes et rébarbatives ; il semble qu’on prenne à tâche d’en dégoûter les jeunes gens. Les plus beaux textes français sont abandonnés : on n’explique plus Pascal, Bossuet, Fénelon qu’à regret et à la dérobée ; pour les poètes, les auteurs de lettres ou de mémoires, et même pour les auteurs dramatiques, — c’est incroyable et c’est ainsi, — la mode est aux extraits et aux morceaux choisis. Les exercices écrits sont tenus en suspicion et réduits à de tristes gloses et de mornes commentaires. Au lieu de ces récits et de ces discours, qui donnaient un aliment à l’imagination d’un jeune homme et à son éloquence naturelle, des tâches de pédans ! Enseignement découronné, mutilé, dont il est visible qu’on ne le laisse subsister que par tolérance, et que son maintien précaire n’est qu’un répit. Déjà se dresse devant lui l’image de sa mort et de son remplacement ; sa succession est ouverte : elle est dévolue. L’enseignement qui doit le supplanter est déjà installé à ses côtés, et pour ce nouveau venu sont toutes les faveurs et tous les sourires. Notons-le en effet, le cycle D, sans latin ni grec, est pourvu des mêmes sanctions, donne aux jeunes gens les mêmes droits, leur ouvre les mêmes carrières que les autres. On peut être aujourd’hui avocat, médecin, magistrat et professeur de lettres, sans savoir un mot de grec ni de latin. Or l’enseignement sans grec ni latin recevra de la bienveillance administrative telle dénomination qu’on voudra : c’est en réalité un enseignement primaire. Tel est le paradoxe, ou, pour mieux dire, telle est la conclusion logique à laquelle devait aboutir une réforme qui enlevait à l’enseignement secondaire tous ses principes vitaux ; l’enseignement primaire est entré dans la maison et y est entré en conquérant : la maison est à moi, c’est à vous d’en sortir.
Sur le résultat, tout le monde s’accorde. Les jeunes gens savent-ils davantage et surtout savent-ils mieux les sciences ? Ce n’est l’avis ni des professeurs de sciences chargés de compléter leur éducation scientifique, ni des industriels consternés qu’au lieu d’ingénieurs il leur arrive aujourd’hui des contremaîtres. Ils ne savent plus le grec et le latin, et peut-être en prenez-vous aisément votre parti ; mais ils ne savent plus le français. D’un bout à l’autre de la hiérarchie universitaire, et qu’il s’agisse des devoirs de classe, des copies de baccalauréat ou des épreuves d’agrégation, tous les examinateurs, tous les jurys s’accordent à reconnaître que les compositions prétendues françaises sont lamentables : on ne sait plus composer, ordonner un sujet, subordonner des idées ; nul souci de la forme, une rédaction quelconque, ni précision dans les termes, ni goût, ni mesure, ni style. C’est ce qu’on a appelé la « crise du français. » La formule ayant défrayé beaucoup d’enquêtes et d’articles de journaux, les représentans de l’enseignement officiel ont affecté de n’en pas tenir compte. Mais l’heure n’est plus à ces dédains transcendans. Trêve de sourires et d’ironies ! Tout se tient, les idées et les mots. La langue d’un peuple reflète son âme. Quand le langage s’altère, il y a lieu de s’inquiéter, de remonter aux causes du mal et de chercher si le cerveau lui-même ne serait pas atteint. Quand on écrit moins bien le français, c’est qu’on pense moins français.
Tel est justement le cas : ce qui a faussé, altéré, vicié, notre enseignement à tous ses degrés, c’est une infiltration d’esprit étranger. Un mot a servi de paravent : la science. A la conception artistique et littéraire des anciens âges il s’agissait, disait-on, de substituer la conception scientifique qui est celle des temps modernes. Rien de plus vague et de plus décevant. Qu’on eût supprimé le grec, le latin, les lettres françaises, et qu’à leur place on eût inscrit partout l’arithmétique, la géométrie, la physique et la chimie, la mesure pouvait être absurde, mais elle était nette : elle avait un objet précis ; on savait à quoi s’en tenir. Au lieu de cela, et par un singulier compromis, on a prétendu conserver l’enseignement littéraire, à la condition de lui appliquer des méthodes scientifiques. Enseigner scientifiquement la littérature, tel a été le mot d’ordre. Exemples. La grammaire est la science du langage : le brillant rhétoricien a vécu, fabriquons de bons grammairiens. L’histoire des batailles n’est pas scientifique : remplaçons-la par l’histoire des institutions. Je n’insiste pas : nous voyons trop que les |batailles sont quelque chose et que sans elles les institutions seraient peu de chose. Faire.passer dans un jeune auditoire le frisson qui vient de l’angoisse d’un Pascal ou de l’éloquence d’un Bossuet, cela n’est pas scientifique ; mais faire l’histoire du texte de ces auteurs, c’est œuvre de science. Comme si ce mot de science avait ici rien à faire ! Et comme si ce n’était pas une pitié d’appliquer le même mot à un stérile labeur de compilation et aux travaux d’où sont sorties les découvertes d’un Claude Bernard, d’un Pasteur ou d’un Berthelot !
Sous le couvert de cette étiquette fallacieuse, ce qui s’introduisait chez nous c’étaient des procédés de travail qui ne sont pas de chez nous. Patience, méthode, application, lourdeur, nous les voyons aujourd’hui à l’œuvre, et nous savons de quel esprit elles sont les caractéristiques : ce n’est pas l’esprit français. Ingéniosité, initiative, création personnelle, voilà nos qualités distinctives. Nous les avons humiliées devant la manière allemande et nous étions en train de les sacrifier. L’erreur remonte loin, puisque déjà, dans l’Avenir de la Science, Renan, à vingt-cinq ans, faisait cette confusion entre le germanisme et la science. Renan est tout plein de la pensée allemande. Le mouvement s’accentua et se précipita au lendemain de nos désastres de 1870. Un mot circula : c’est l’instituteur allemand qui nous a vaincus. La Realschule fut à la mode. On exalta l’Université allemande et ses séminaires aux dépens de nos classes et de nos cours. Nous fûmes envahis par l’érudition allemande, conquis par la philologie allemande, soumis par le gymnase allemand. Ce fut une pédagogie de défaite. Nul espoir d’en secouer le joug, tant que nous resterions courbés sous les souvenirs de l’année terrible. Aujourd’hui dans une atmosphère devenue meilleure, l’antagonisme des deux cultures nous apparaît. Dans un livre d’avant-garde, l’Esprit de la Nouvelle Sorbonne, deux étudians de la veille, réunis sous le pseudonyme d’Agathon, écrivaient, il y a quatre ans, ces lignes qu’il est bon de relire à la lumière des événemens actuels : « S’il est une culture opposée à la nôtre et que nous ne puissions imiter sans forcer et fausser nos qualités naturelles, c’est sans doute la culture germanique. Il faut relire Nietzsche pour se rendre compte de leur antagonisme ; il l’a exprimé avec tant de pénétration et de violence, qu’on peut y entendre comme l’écho d’un douloureux combat intérieur. C’est avec une sorte de rage qu’il a exaltera culture française, « la plus noblement humaine, » contre la discipline intellectuelle des Universités allemandes. Le signe de la culture allemande, en effet, c’est que l’histoire y envahit et absorbe tout. Notre culture française, au contraire, est, avant tout, philosophique et littéraire : elle ne se satisfait pas d’une accumulation, d’un entassement de connaissances, elle veut un ordre, des idées maîtresses, clairement et sobrement énoncées. En outre, là où l’esprit allemand ne vise qu’à une description des faits, l’esprit français réclame un aliment pour la sensibilité, pour le goût. » Il y a là plus qu’une différence : une hostilité irréductible. Ce sont deux ennemies : l’avance de l’une est faite du recul de l’autre. Pendant trop longtemps, la culture française a reculé devant la culture allemande. Nous demandons aux chefs de notre enseignement qu’ils fassent reculer la culture allemande, comme les chefs de notre armée font reculer l’armée allemande.
Nous le demandons parce que l’avenir de l’esprit français en dépend. Cet esprit, dont nous sommes fiers et auquel, en tout état de cause, nous devons tenir, puisqu’il est nôtre et qu’il est nous-mêmes, ce serait une grave erreur de le considérer uniquement comme un don de la race, sans y voir aussi un produit de l’éducation. Il ne s’est pas fait en un jour et nous pouvons perdre un peu de lui tous les jours. Il n’est pas plus une création spontanée qu’il n’est un trésor intangible. Les qualités dont il est la réunion sont en partie le résultat d’une lente élaboration à travers les siècles, d’une discipline attentive et continûment observée. Il convient donc que l’enseignement aille dans leur sens, les favorise, les maintienne en nous et les y fortifie. Les contrarier et les combattre, ce serait une sorte d’impiété. Les défenseurs les plus acharnés des récentes méthodes universitaires ne contestaient pas qu’elles ne fussent au rebours de nos tendances naturelles. Et ils s’en applaudissaient, car, disaient-ils, elles font contrepoids : l’esprit français est brillant et léger, — c’était déjà l’opinion de Mme de Staël ; — un peu de lourdeur, d’où qu’elle vienne, ne lui fera pas de mal… C’est un argument qu’on ne verra plus reparaître dans les discussions.
Nous le demandons, parce que l’avenir du caractère français en dépend. Entre les qualités intellectuelles et les qualités morales d’un individu ou d’un peuple, il n’y a pas de cloisons étanches. Le cerveau influe sur le cœur, si certaines pensées viennent du cœur. Nous sommes une nation chevaleresque ; c’est notre humeur, mais c’est aussi l’effet de cette culture désintéressée qui poursuit le beau et le bien plutôt que l’utile. Nous avons la bravoure en partage : vienne l’occasion, ceux même en qui on avait le moins soupçonné la flamme cachée se révéleront des héros : n’est-ce pas que Plutarque et Corneille nous ont été dès l’enfance des professeurs d’héroïsme ? Nous avons du bon sens et parfois nous l’aiguisons d’esprit : n’est-ce pas que de Montaigne à La Fontaine et de Boileau à Voltaire, nous avons eu des ancêtres qui mêlaient à beaucoup d’esprit beaucoup de bon sens ? Nous détestons l’exagération, l’emphase et ce qu’on désigne aujourd’hui du nom de bluff : c’est que le premier trait de notre littérature est la simplicité. Nous sommes inaptes au mensonge : c’est que notre langue, la plus claire qui ait résonné aux oreilles des hommes, ne se prête pas à l’obscurité et aux détours de la traîtrise. Nous sommes humains : c’est que de Platon et de Cicéron aux maîtres de la pensée chrétienne, les maximes qu’on a toujours offertes à notre méditation sont des maximes de haute sagesse et de honte. Ainsi la France a inventé la culture française ; et, en retour, elle est devenue, grâce à cette culture, la plus belle et la plus douce France.
Donc, rendez-nous un enseignement de culture française, vous tous de qui dépendent les destinées de notre enseignement ! C’est ici une requête et, si l’on veut, une supplique. Je l’adresse à M. le ministre de l’Instruction publique, à MM. les directeurs de l’enseignement, à MM. les membres du Conseil supérieur, à MM. les professeurs de la Sorbonne et à quelques autres. Si vous vous êtes trompés, comme je le crois, je vous sais l’âme assez haut placée pour reconnaître votre erreur. Se tromper est humain, persévérer dans son erreur est la seule faute impardonnable. Rendez-nous notre enseignement traditionnel ! Remettez les jeunes Français en communion avec les plus beaux esprits de tous les temps ! Rapprenez-leur les vers sublimes, et les fameux morceaux d’éloquence, et les brillans récits d’histoire ! Rouvrez pour eux les sources de l’imagination et de l’enthousiasme ! Délivrez-nous de l’enseignement pédantesque, médiocre et amorphe à l’allemande ! Rendez-nous l’enseignement de clarté, de noblesse et de beauté, à la française ! Rendez-nous tout ce qui a fait de nous un peuple éveillé et vif, ingénieux et gai, inventif et généreux ! L’opinion française vous en saura gré. Elle n’attend pas moins de votre patriotisme, qu’elle connaît, et sur lequel elle compte plus que jamais.
RENE DOUMIC.