Revue littéraire - Le Poète de la vie familière, François Coppée

Revue littéraire - Le Poète de la vie familière, François Coppée
Revue des Deux Mondes5e période, tome 45 (p. 921-930).
REVUE LITTÉRAIRE

LE POÈTE DE LA VIE FAMILIÈRE :
FRANÇOIS COPPÉE

On ne pouvait faire autrement que de l’aimer ; et la raison en est toute simple : c’est que nous le sentions si près de nous ! Les grands Inspirés, ceux que, d’un puissant coup d’aile, leur génie entraine vers les sommets, nous éprouvons pour eux une admiration où il entre de l’étonnement avec un peu de crainte. Ils habitent à des hauteurs pour lesquelles nous ne sommes pas faits, ils ont connu des tourmens où notre poitrine trop faible se fût brisée et contemplé des splendeurs où notre regard se fût troublé. Ils sont d’une autre race et nous les devinons très différens. Celui-ci fut l’un de nous. Sa vie s’est déroulée dans le même cadre que la nôtre, à travers des circonstances, heureuses ou tristes, mais dont pas une ne fut extraordinaire. Il a eu sous les yeux les spectacles qui nous sont familiers, il en a dégagé une poésie : cela nous touche infiniment. C’est la preuve d’abord que, pour pénétrer dans le monde des émotions poétiques, il n’est pas indispensable d’être placé dans des conditions exceptionnelles et d’être pétri d’un limon surhumain. Une poésie réside dans les choses coutumières et se découvre à ceux qui savent se pencher sur elles avec sympathie. De cette poésie-là, qui est à notre mesure, rien ne nous dépasse et rien ne nous échappe ; nous en comprenons toutes les nuancés, nous la goûtons jusque dans son essence, nous en jouissons entièrement. Ce fut le mérite de Coppée de ne pas se guinder à des attitudes de commande, de ne pas se hausser aux thèmes consacrés, de ne pas prétendre au-delà de l’horizon qui était le sien. Et ce fut son originalité.

La poésie lyrique du XIXe siècle, depuis cinquante ans qu’elle avait découvert la Nature, ne se lassait pas de s’enivrer d’elle : les campagnes et les montagnes, les fleuves et les océans étaient mis à contribution ; pas un poète qui ne dût puiser à ce répertoire d’images splendides. Coppée a passé dans notre ville toute son enfance, toute sa jeunesse, toutes les années où l’imagination prend son tour et ses teintes. La campagne pour lui, c’est la banlieue ; et s’il n’avait, écolier vagabond, flâné dans le Luxembourg, il ignorerait que l’oiseau chante et que la fleur embaume. C’est un parisien. J’ai bien peur que ce mot n’éveille plus, à l’heure qu’il est, aucune idée précise. Le parisien d’aujourd’hui, pareil à Mme Benoiton, est toujours sorti. On le rencontre qui file sur toutes les grandes routes du globe. Quand, d’aventure, ses affaires ou ses plaisirs le ramènent dans Paris, comment aurait-il la sensation du chez soi dans cette ville énorme et américaine ? Il nous faut un effort d’imagination pour nous représenter ce que pouvait être ce type suranné : un parisien du Paris d’avant M. Haussmann. La promenade lui tenait lieu de voyage, et son quartier lui était un univers. Il en savait par cœur toutes les rues ; mais, suivant la saison de l’année et l’heure du jour, grouillantes de monde ou désertes, affairées ou oisives, elles lui paraissaient toujours nouvelles. Même alors et bien qu’elles n’eussent perdu ni la parure de leurs ombrages, ni le charme de leur ancienneté, elles n’étaient pas toutes fort jolies, les rues des quartiers populeux. Qu’importe ? La beauté d’un paysage est faite des émotions que nous y projetons ou des souvenirs que nous lui redemandons. Le vallon de Milly est aride ; mais Lamartine, qui y a laissé son cœur, le préfère aux enchantemens de l’Italie. Le petit parisien n’ignore pas la laideur de nos faubourgs ;


Mais c’est là que jadis, quand j’étais tout petit.
Mon père me menait, enfant faible et malade.
Par les couchans d’été faire une promenade...


Telles sont les images qu’il emmagasine, si différentes de celles qui jusqu’alors étaient réputées poétiques : ce sont celles qu’il retrouvera par la suite en lui tout imprégnées des émotions de sa sensibilité et prêtes à devenir des matériaux d’art.

De même, on sait l’antinomie qui, depuis le romantisme, sépare poètes et artistes de ce philistin : le bourgeois. Notre parisien vit dans un intérieur de petite bourgeoisie. Le père est employé dans un ministère. Une mère et trois sœurs font à l’enfant choyé une atmosphère de tendresse. On vit tout près les uns des autres. Point d’ambitions pour l’avenir : c’est déjà une assez grave question que celle du présent. Chaque jour ramène les mêmes occupations, les mêmes distractions, les mêmes soucis. Et il y a dans cette monotonie beaucoup de douceur. — Telle avait été, à peu près, l’enfance d’un autre poète, lui aussi parisien et bourgeois. Mais autour de Musset, on était voltairien ; lui-même était dandy et regardait au-dessus de lui vers les élégances, au lieu de s’incliner vers les petits. Cela marque tout de suite la différence.

Coppée a répété maintes fois qu’il avait été un médiocre écolier. Et il s’en faisait gloire, le misérable ! notamment les jours où il présidait les distributions de prix. Il avait peu de goût pour ce qu’on enseignait alors au collège. Les Grecs et les Romains le laissaient froid : ce néo-hellénisme où la poésie venait de se retremper n’éveillait nul écho dans son âme. Il n’était pas attiré davantage par la philosophie, et pendant longtemps il ne montra aucune curiosité pour les « grands problèmes » : au reste, à aucune époque de sa vie, il ne devait être un écrivain penseur. Il laissait à d’autres les subtilités de la psychologie et les analyses délicates des états de conscience. Il n’avait pas promené son imagination à travers les lointains de l’histoire et ne se croyait pas capable d’en ressusciter les somptueux décors. Ainsi se trouvait limité son horizon.

Que pouvait-il donc mettre dans ses vers ? Il y mit d’abord ses rêveries d’adolescent. Il avait lu les poètes modernes, parmi lesquels il préférait Sainte-Beuve pour sa veine de poésie intime, Leconte de Lisle pour la perfection de son art, Baudelaire pour sa troublante bizarrerie. Ses premiers vers sont d’un enfant nerveux et débile, mélancolique et tendre. Il a lui-même caractérisé dans un délicieux symbole cette inspiration de ses recueils de début : le Reliquaire, les Poèmes divers, les Intimités.


Afin de louer mieux vos charmes endormeurs,
Souvenirs que j’adore, hélas ! et dont je meurs,
J’évoquerai dans une ineffable ballade,
Aux pieds du grand fauteuil d’une reine malade,
Un page de douze ans aux traits déjà pâlis
Qui dans les coussins bleus brodés de fleurs de lys
Soupirera des airs sur une mandoline,
Pour voir, pâle parmi la pâle mousseline,
La reine soulever son beau front douloureux
Et surtout pour sentir, trop précoce amoureux,
Dans ses lourds cheveux blonds où le hasard la laisse
Une fiévreuse main jouer avec mollesse.
Il se mourra du mal des enfans trop aimés...


C’est un enfant encore, trop aimé et surtout mal aimé, cet Angélus recueilli par un vieux prêtre et par son vieux bedeau, et qui meurt entre leurs mains malhabiles. C’est un enfant, ce Zanetto, le petit chanteur florentin, que la belle courtisane, Silvia, refuse de prendre pour victime. Et nous pouvons ranger encore dans cette galerie d’enfans malades le héros de ce poème incohérent, Olivier ; mais ce beau ténébreux, qu’on voit s’écarter avec horreur d’une jeune fille parce que telle phrase indifférente dite par elle le fait ressouvenir tantôt d’une comédienne et tantôt d’une duchesse qui eurent des bontés pour lui, m’a toujours fait l’effet d’être surtout un sot.

Coppée a été l’un des poètes les plus amoureux que nous ayons eus : c’est bien ce qui explique son succès auprès des femmes et des jeunes gens. Comme ceux qui aiment l’amour, il en a compris et exprimé des formes très différentes ; et je ne sais si on en a fait suffisamment la remarque. Les Intimités retracent les souvenirs d’une liaison où il semble bien que les amans n’aient mis que leur goût du plaisir. Le jeune homme attend sa maîtresse qui viendra ce soir, et, dans son attente frémissante, il savoure par avance les premiers baisers à travers la voilette. Une fois elle a manqué à sa promesse ; et quand il la revoit, son bonheur* de la retrouver est si grand qu’il oublie même de la gronder pour tant de chagrin qu’elle lui a fait. Elles sont si douces, après la possession, les minutes de fatigue délicieuse ! Et dans la rue, on marche encore enveloppé de l’atmosphère de la femme aimée... C’est l’aventure de garçonnière, médiocre et banale : le livre ne vaut que par cette odeur de baisers qui y traîne, par la langueur sensuelle qui s’en dégage.

Toutefois, ne prenez pas ce poète de vingt-cinq ans pour un grand libertin. Dans l’instant même où il revit par le souvenir les voluptés coupables, il déclare qu’au fond il est resté naïf ; et nous le croyons sans peine. A-t-il rencontré une jeune fille et croisé son regard d’innocence ? aussitôt il s’émeut, son imagination entre en campagne et lui présente un tableau familial. On ferait un joli ménage de jeunes époux. On écrirait un livre auprès du foyer paisible. On lèverait par instans les yeux pour la voir aller et venir, allumer la lampe et remplir la théière... Ce thème est un de ceux que Coppée à le plus souvent repris ; et ce n’est pas du tout un thème romantique. Il aspire à l’amour dans le mariage, au bonheur bourgeois, le seul qui mérite d’être appelé le bonheur.

Une fois il espéra le conquérir. Ce fut le roman ou le drame de sa vie sentimentale. Le voici tel que je l’ai entendu conter aux lieux mêmes où il s’est déroulé, et tel qu’on le devine à travers les demi-aveux de l’Exilée. Le poète, déjà célèbre, se trouvait à Genève où il donnait avec grand succès des « lectures » de ses œuvres. Au sortir d’une de ces séances, il revint, en proie à une étrange exaltation. Il avait remarqué au premier rang de son auditoire une jeune fille et tout de suite il l’avait reconnue. « C’est elle, disait-il. Je l’attends depuis si longtemps ! Je n’ai lu que pour elle. Ma vie lui appartient. » Il la dépeignit : on alla aux informations. C’était une étrangère, une Norvégienne ; elle voyageait avec sa mère ; elle était blonde, elle avait dix-sept ans ; elle s’appelait Ouldine.


Enfant blonde aux doux yeux, ô rose de Norvège
Qu’un jour j’ai rencontrée aux bords du bleu Léman,
Cygne pur émigré de ton climat de neige,
Je t’ai vue et je t’aime ainsi qu’en un roman.


Il se fit présenter, rendit quelques visites, repartit. Mais il emportait l’image de ce sourire et le son de cette voix. L’absence tue un caprice, augmente une passion. Et c’était bien la passion qui s’était emparée du poète. Il avait beau se dire que cette sœur d’Ophélie était presque une enfant pour lui qui n’était plus un jeune bomme, et qu’il la connaissait à peine, et qu’elle était sans doute fort différente de l’idéal qu’il s’en faisait. Mais c’était elle, ce n’était pas son propre rêve qu’il aimait en elle : il la voulait telle qu’elle était. Il la revit au printemps dans quelque station de la Côte d’Azur. Il s’énervait : des amis lui conseillèrent d’aller trouver la mère et de faire sa demande. Il y alla. Ce fut un désastre, un soudain et irrémédiable écroulement :


Rempli de joie et de courage,
A fonder mon nid je songeais.
Mais un furieux vent d’orage
Vient d’emporter tous mes projets.


Que s’était-il passé ? Une scène d’une horreur comique et qui noyait le roman dans le ridicule. Aux premiers mots s’était découvert un effroyable malentendu. La mère d’Ouldine, qui avait été belle en son temps et ne se résignait pas que ce temps fût passé, avait pris pour elle les assiduités du poète. En découvrant sa méprise, elle était entrée en fureur. Cris, injures : le pauvre amoureux fut ignominieusement chassé. Comme il passait le seuil pour la dernière fois, à ses pieds un bouquet de violettes tomba : c’était l’adieu d’Ouldine.


Je n’ai rien d’elle qu’une fleur.


Mais que signifiait-il, ce bouquet jeté ? Pitié indifférente ou regret d’un amour partagé ? Le poète n’en a jamais rien su :


Moi, j’ignore s’ils ont pleuré
Les charmans yeux de violette.


Les yeux charmans avaient gardé leur secret : l’inconnue était restée la mystérieuse. Longtemps la blessure saigna : des vers écrits bien plus tard attestent que le souvenir ne s’effaça jamais. Toutefois ce souvenir, pour douloureux qu’il fût, ne se mêlait pas d’amertume. Ni faute, ni trahison, rien de matériel, rien qui accusât l’humaine faiblesse. Le poète emportait, intact, son grand amour et il en allait faire de petites chansons. Aucun recueil, en effet, plus que l’Exilée, ne fait songer à l’Intermezzo. Il met dans notre poésie une note presque unique. L’ardeur voluptueuse des Intimités ne pouvait avoir une plus exacte contre-partie que ces soupirs de pure tendresse. Ainsi Coppée a su dire avec une égale intensité les deux amours.

Nous avons voulu parcourir d’abord entièrement ce joli coin de l’œuvre de Coppée, non le plus fréquenté aujourd’hui : les vers d’amour. Il nous faut maintenant revenir en arrière. On voyait dès les premiers recueils du poète s’annoncer une autre veine et se dessiner un autre filon. Le Reliquaire à côté des élégies maniérées et des fantaisies baudelairiennes, contenait une pièce d’un genre tout différent : « Une sainte. « On y disait le dévouement de la grande sœur restée orpheline avec un petit frère, enfant débile, dont elle est la seule protection. Elle l’a soigné ; elle l’a disputé à la mort qui devait quand même être la plus forte ; et maintenant elle vieillit seule au monde. Dans les Poèmes divers, voici les aïeules, ces vieilles qu’on voit en juillet, dans les campagnes, le menton branlant, se chauffer au soleil, devenues indifférentes à toutes choses, car elles en ont tant vu de choses et de si tristes ! Dans les Intimités se détache un tableau de banlieue : une grande rue où des boutiquiers prennent le frais sur le trottoir, tandis que leur fille joue aux grâces avec son prétendu. C’est cette autre sorte d’inspiration qui, peu à peu, va se développer au point de se substituer presque entièrement à l’autre. Par elle, Coppée se montrera tout à fait lui-même et révélera son véritable fond. Car ce qu’il avait mis dans ses premiers vers, ce n’était certes pas une personnalité d’emprunt, mais c’était un moment de sa sensibilité, moment délicieux — à condition d’être bref.

Coppée a compris l’urgence d’échapper à ces langueurs morbides de la prime jeunesse. Donc il va sortir de lui, prendre les sujets de ses vers dans les épisodes de vie dont il a été le témoin, dans les tableaux qui ont frappé ses yeux. Mais il n’a rien vu ce petit bourgeois de Paris, que de médiocres existences bourgeoises, traversées de drames obscurs, et les seules images que sa mémoire lui suggère, ce sont des coins de Paris et de banlieue. Telle est donc l’étoffe dont il fera ses vers nouveaux. Et il se trouve que cette poésie à laquelle il est amené par une sorte de nécessité, est celle même qui depuis trente ans s’essayait à naître, et vers laquelle tendait le mouvement général de la littérature.

Le Sainte-Beuve des Pensées d’août avait conçu très nettement l’idée de cette poésie intime et familière. Il avait mis en scène son Mazère qui tenait « comme on dit, un cabinet d’affaires, » son Doudun qui soigne une vieille mère infirme, et son M. Jean, maître d’école, qui devait être tout uniment un Jocelyn, moins lyrique et moins romanesque que l’autre. Seulement, ce merveilleux prosateur était dépourvu, au degré que l’on sait, des ressources de l’expression poétique : en vers, il aboutissait immanquablement à la platitude et à l’ennui. Victor Hugo avait donné les Pauvres gens ; mais c’est à juste titre que cette pièce figure dans la Légende des Siècles : orchestrée par la grande voix de la mer et symbolisant l’immense bonté du Peuple, elle est un fragment d’épopée. Il restait à trouver, pour des épisodes de la vie des simples, une manière moins grandiloquente. La poésie s’y acheminait, de si loin que ce fût, depuis que, vers le milieu du siècle, elle avait renoncé aux effusions lyriques pour y préférer des genres moins personnels. On peut trouver que les Poèmes antiques et la Légende des Siècles sont à une énorme distance des Humbles ; mais la littérature commence toujours par aller chercher très loin ses modèles, avant de s’aviser qu’il y en a tout près de nous, et à portée de la main. C’est la nature des tropiques et ce sont les savanes américaines qu’on décrit avant de savoir peindre les campagnes de France. Le roman historique précède le roman d’observation et il le rend possible : Walter Scott est le maître de Balzac. Le drame historique cède peu à peu la place à la comédie de mœurs. De même ici la poésie impersonnelle et narrative avait débuté par évoquer les âges disparus : elle allait maintenant du récit à cadre antique passer au récit à sujet moderne. Enfin, pendant les dernières années du second Empire, le réalisme envahit tous les genres, et il est à la veille de devenir le naturalisme. On a cette superstition de la modernité dont les Goncourt avaient fait un dogme. On limite aux fortifications de Paris les frontières de la littérature. On donne au peuple droit de cité littéraire : Eugène Manuel fait représenter les Ouvriers, Zola rêve de Coupeau, et Daudet de ses Delobelle et de ses Joyeuse. C’est dans cette ambiance littéraire, dans cette période aux limites forcément un peu incertaines, que Coppée donne les Poèmes modernes, la Grève des Forgerons, les Humbles, les Contes en vers. D’autres avaient pu s’essayer à ce genre avant lui ; mais il est le premier à en avoir découvert toutes les ressources, et il se l’est approprié en le portant à sa perfection.

L’idée première de cette sorte de poésie est parfaitement juste. Il est vrai que notre littérature a été longtemps trop aristocratique : trop de grands seigneurs, trop de gens riches, trop d’écrivains et d’artistes. Pourquoi la souffrance des petites gens n’aurait-elle pas elle aussi le droit de s’exprimer ? Mais on voit aussi bien quel est recueil. Ce n’est pas sans motif que la poésie, le théâtre, le roman nous ont de préférence entretenus des misères auxquelles sont en proie les privilégiés de ce monde. De grandes catastrophes, un décor somptueux nous garantissent contre la banalité, le terre à terre et la niaiserie. Mais allez donc prendre pour héroïne la nourrice dont l’enfant meurt au pays, pendant qu’elle allaite le nourrisson d’une parisienne, ou encore le petit épicier qui, tandis qu’il casse son sucre méthodiquement, songe aux ennuis de son triste ménage ! Aussi est-il intéressant de voir par quelle réunion de mérites Coppée a su triompher des difficultés inhérentes au genre.

D’abord, ses modestes héros, il les aime. Il a ce don de sympathie qui a fait si cruellement défaut à nos romanciers naturalistes. Ceux-ci, — le seul Daudet excepté, — ne nous présentaient leurs personnages que pour nous en exhiber la laideur et nous en inspirer l’horreur. Lui au contraire il a vu de tout près ces petites gens ; il a côtoyé leur existence, il l’a presque partagée ; et tant d’épreuves que chaque jour ramène pour les déshérités ont éveillé la pitié dans son âme douce et bonne. Coppée a compris que le réalisme doit être à base de tendresse, — grande nouveauté en son temps ! — ou plutôt il n’a pas eu besoin de le comprendre, et ç’a été moins une idée de son esprit qu’un instinct de son cœur. Ensuite, et par une conséquence naturelle, il a su donner à ses personnages une sorte de grandeur qui n’est ni factice, ni déclamatoire. Notez que ces humbles sont tous des résignés. Ils ne maudissent pas la destinée. Ils acceptent ce qui est. Ce fils, qui, pour rester auprès de sa mère, s’est confiné dans un petit emploi et qui, maintenant solitaire, achève de végéter comme un vieil enfant, ne songe même pas qu’il eût pu choisir un autre sort. Cette fiancée d’un marin disparu depuis des années et qui ne reviendra plus, n’imagine pas que la mort même de l’absent ait pu la libérer et qu’elle ait à refaire sa vie. Cette femme, séparée d’un mari brutal, subit son étrange veuvage sans arrière-pensée. Ah ! ceux-là ignorent le droit au bonheur. S’ils souffrent, leurs douleurs sont muettes. Par là ils nous font honte à nous autres que révolte un caprice non satisfait. Et ils nous suggèrent la vision de cette implacable destinée qui, depuis le temps des anciens, a bien pu changer de nom, mais qui n’a pas cessé de peser sur les pauvres hommes.

Ajoutez maintenant les mérites de l’exécution. L’habileté technique, grâce à laquelle le poète peut hasarder ce vers qui côtoie la prose sans y tomber sinon lorsque son ironie veut s’y amuser. — L’art du récit. Coppée possède essentiellement le tour d’esprit du conteur. Il a écrit des récits épiques qui ne valent ni par le souffle, ni par l’originalité de la pensée ou la puissance de l’évocation, mais qui se font lire parce qu’ils portent en eux la vertu propre à une narration bien conduite. Il a donné d’innombrables contes en prose parmi lesquels il en est d’émouvans, d’attendrissans et de gracieux. Chacune des pièces de Coppée est un raccourci de drame, où tous les traits essentiels sont réunis, où l’émotion va sans cesse en grandissant. Faut-il rappeler tant de morceaux populaires, depuis la Grève des Forgerons et la Lettre d’un mobile breton jusqu’à la Marchande de journaux et à l’Enfant de la balle ? — Le pittoresque du décor. C’est le wagon puant qui emmène la nourrice, la boutique du petit épicier, le café-concert où le « fils » a trouvé une place de musicien, la maison du faubourg, près des champs, où se sont retirés les petits bourgeois. Pauvres décors ! direz-vous. Mais il est une sorte de pittoresque qui vaut par la précision et la minutie du détail. Coppée y excelle.

Il en arrivera à poursuivre uniquement ces effets de pittoresque. Il composera de menus chefs-d’œuvre avec de simples croquis, des « études » de peintre. Plus de récit, plus de drame, mais une simple notation. Ici encore, on peut dire que Coppée reste fidèle à la poésie des humbles. Car les aspects qu’il choisit semblent les moins propres à tenter la verve du coloriste. On dirait qu’il a fait dessein de rechercher les spectacles réputés pour leur laideur. Ce sont, dans Promenades et Intérieurs, les cabarets de banlieue avec leurs buveurs attablés sous la treille, les couples de pioupious qui se promènent par les champs, la foule qui s’en retourne dans le noir après les dernières fusées du feu d’artifice, le bal en plein vent des quartiers lointains, les noces du samedi, ou encore le pêcheur à la ligne sur les bords de la Seine, le printemps au Jardin des Plantes, la tristesse du champ de foire désert. Mêmes esquisses dans le Cahier rouge, une rue de village en juillet, un bourgeois en manches de chemise poussant la petite voiture où dorment deux bébés, le cheval de renfort dans un faubourg attendant qu’on l’attelle en flèche, les régates à Joinville, une gaieté de cimetière, le bateau-mouche, neuf heures dans la rue le soir, la noce montée sur les chevaux de bois, etc. Chacun de ces tableautins est achevé et vaut un tableau, comme un sonnet vaut un poème. La raison de cette réussite n’est pas mystérieuse : la même sympathie a permis au peintre de voir les choses, comme elle a conduit le poète à comprendre les gens.


C’est vrai, j’aime Paris d’une amitié malsaine.
J’ai partout le regret des vieux bords de la Seine ;
Devant la vaste mer, devant les pics neigeux
Je rêve d’un faubourg plein d’enfance et de jeux,
D’un coteau tout pelé d’où ma Muse s’applique
A noter les tons fins d’un ciel mélancolique...


Car il a d’intimes souvenirs dans ce Paris des petits : il n’en a pas dans le Paris de luxe à l’usage des étrangers. Cette tendresse pour les coins familiers, ce soin amoureux à en reproduire l’exacte ressemblance, c’est aussi bien ce qui explique l’art des petits maîtres hollandais. Coppée est de la famille, et il mérite une estime de la même qualité.

Telle est sa place dans l’histoire de la poésie contemporaine. Si nous avons, dans ces quelques pages, passé sous silence une partie considérable de ses écrits : romans et nouvelles en prose, grands drames dans la manière romantique, pièces de circonstance, ce n’est pas que nous eussions été embarrassé d’y signaler de réelles beautés. A tout le moins, cette variété de production atteste chez l’auteur une rare souplesse de talent. Mais pour l’histoire littéraire un écrivain n’existe qu’autant qu’il a apporté une note nouvelle et qui, sans lui, aurait manqué. En même temps que Sully Prudhomme explorait la vie intérieure, François Coppée promenait sur les spectacles du Paris populaire et bourgeois son regard de badaud tour à tour amusé et ému. L’un et l’autre, ils ont ainsi réalisé une œuvre qui, après eux, ne sera plus à refaire : ils se sont conquis un domaine qui est bien à eux et ils en ont fait don à notre poésie.


RENE DOUMIC.