Revue littéraire - Le Centenaire de George Sand

Revue littéraire - Le Centenaire de George Sand
Revue des Deux Mondes5e période, tome 21 (p. 924-935).
REVUE LITTÉRAIRE

LE CENTENAIRE DE GEORGE SAND

On s’apprête à fêter le centenaire de George Sand. Ce sera un hommage, et quelque chose de plus encore : une réparation. Car il faut avouer que nous avons, à l’égard de la bonne fée du roman contemporain, une singulière façon d’acquitter la dette de reconnaissance contractée vis-à-vis de tout grand écrivain. Je ne sache pas que, dans ces dix dernières années, on ait consacré à George Sand un travail de quelque importance, destiné à remettre son œuvre dans son jour, et à en raviver pour nous les couleurs. En revanche, on en est à ne plus compter les publications relatives aux aventures de la baronne Dudevant et surtout au plus célèbre épisode de son odyssée sentimentale. Il est curieux, quand on y songe, qu’il y ait une « question George Sand » et que cette question, qui passionne les badauds et les sépare en deux camps ennemis et irréconciliables, consiste à savoir lequel des « amans de Venise » a eu les premiers torts. Était-ce la peine d’avoir, aussi soigneusement que l’a fait George Sand, établi la démarcation entre la part de sa vie qu’elle abandonnait aux orages du cœur ou aux entraînemens des sens, et celle qu’elle réservait à son travail paisible, patient et régulier de bon ouvrier appliqué à sa tâche ? Et était-ce la peine d’avoir donné au public une centaine de volumes, parmi lesquels il n’en est presque pas un d’indifférent, si l’on y signalerait aisément dix chefs-d’œuvre ? Laissons donc aux amateurs de scandale le soin d’épiloguer sur les nouvelles « révélations » qui nous arrivent de Bruxelles, et, pour notre part, ne nous adressons qu’aux amateurs de littérature. Tenons-nous en garde contre ces indiscrètes curiosités, qui ne changent pas de caractère, soit qu’elles portent sur la vie intime d’un écrivain célèbre, ou sur celle d’un des obscurs figurans de la comédie humaine. Et puisque apparemment les honneurs qu’on prépare s’adressent au génie du conteur qui, avec Balzac, a creusé le plus large sillon dans le champ du roman contemporain, ignorons tout ce qui n’est pas son rêve d’artiste. Depuis qu’elle a cessé de tirer de son intarissable imagination des récits tantôt passionnés et déclamatoires, tantôt apaisés et rêveurs, il n’est que juste de le remarquer, George Sand nous est devenue un peu lointaine. Heureux les écrivains qui ont condensé leur effort dans une œuvre maîtresse à laquelle il faut sans cesse revenir ! Nous sommes obligés d’aller chercher George Sand à travers des séries de volumes où s’est étalée et parfois diluée sa grâce nonchalante. Son image s’est déjà enfoncée dans le passé, estompée dans une sorte de brume. Ajoutons que les générations nouvelles ne sont pas de grandes liseuses : elles ne remontent guère dans l’histoire du roman contemporain au-delà de Flaubert. Pour elles, George Sand fait déjà partie des classiques : c’est une mauvaise note. Cette grand’mère prend à leurs yeux des airs d’ancêtre. Raison de plus pour nous occuper d’elle pieusement. Donnons-nous la joie de voir à l’œuvre une des organisations les plus richement douées pour la production littéraire, et faisons le compte des richesses dont, grâce à elle, s’est accrue notre littérature.

Si l’on évoque autour de la figure de George Sand celle des écrivains qui, vers le temps de ses débuts, déterminaient, suivant leur conception particulière, la forme encore indécise du roman : un Balzac inventoriant comme un naturaliste les variétés de la faune humaine, un Stendhal s’acquittant des devoirs de sa profession d’ « observateur du cœur humain, » un Mérimée embusquant au coin de chacun de ses récits son imperturbable ironie, on constate aussitôt que George Sand n’est pas de leur famille. On ne la comparerait pas davantage à un Flaubert geignant sur ses phrases, non plus qu’aux Goncourt s’essoufflant à la poursuite de l’épithète rare. Cette merveilleuse improvisatrice nous ferait bien plutôt songer à ce que pouvaient être nos « vieux romanciers » conteurs de prouesses chevaleresques et de légendes naïves, ou, plus loin encore, les aèdes de la Grèce antique. Il y a, dans la jeunesse des peuples, des hommes qui vont vers les foules charmées et les tiennent attentives aux récits qu’ils débitent en paroles nombreuses. Ces récits, ils ne sauraient dire s’ils les inventent au moment qu’ils les improvisent, ou s’ils ne font que s’en souvenir ; car leur esprit en est tout enchanté. Et ils ne savent dans quelle mesure la fiction s’y mêle à la réalité, car toute réalité leur apparaît merveilleuse. Tous les êtres dont ils parlent sont grands, tous les objets sont bien faits et toutes les choses sont belles. Ils mêlent à des mythes pleins de sens des contes de nourrice, et l’histoire des peuples à des histoires enfantines. On les appelle des poètes, et il est bien vrai qu’ils se servent du langage rythmé, car c’est le seul qu’on connaisse en leur temps. George Sand semble un de ces poètes égaré dans le XIXe siècle, siècle de prose et qui s’est déshabitué de la forme du vers pour les longs récits.

Comme eux elle est une primitive. Elle a été élevée parmi les simples, et c’est dans le milieu des choses et des gens de la campagne que s’est formé ce qu’il y a en elle d’original et de profond : l’imagination et la sensibilité. C’est en ruminant les impressions qui lui venaient de ce cadre rustique qu’elle a commencé ce rêve qui devait durcir toute sa vie. Comme eux, elle obéit à un dieu intérieur : tout son talent n’est fait que d’instinct. Le trait auquel on reconnaît les opérations de l’instinct, c’est qu’il ignore les tâtonnemens et arrive aussitôt à son but. Tel est le cas pour George Sand, dont les premiers romans, Indiana et Valentine, sont déjà brillans de toutes les qualités qu’on admirera dans ses chefs-d’œuvre les plus réputés. On pourrait faire l’histoire de l’apprentissage littéraire de George Sand : elle tiendrait en quelques lignes. Des souvenirs de lectures à bâtons rompus, un essai de journal intime, quelques conseils de son compatriote de Latouche, une collaboration avec Sandeau ; et c’est tout. Voici au surplus à ce sujet son propre témoignage tel que nous le trouvons dans une lettre inédite datée de 1851 et qui pourrait s’intituler : « Comment je suis devenue romancière[1]. » Sa fille, Solange, lui ayant exprimé son intention de se mettre à écrire, elle lui répond par des conseils qui, évidemment, ne sont que des souvenirs : — cela même leur donne un intérêt et une importance qui n’échapperont à personne.


Tu me disais dernièrement que tu essayerais de travailler, si tu avais un Delatouche. Tu trouveras conseil et amitié partout, et, pour mon compte, je serai un Delatouche, plus bénin, je t’en réponds. Tu devrais de temps en temps t’exercer pour toi-même à résumer tes réflexions, tes impressions, fût-ce un simple journal, fût-ce de temps en temps un compte rendu à toi-même d’un fait, d’un ouvrage, d’une conversation qui t’aurait frappée. C’est par de petits essais de ce genre qu’on s’habitue presque sans travail, et tout en s’amusant, à rédiger sa pensée, a la compléter, à la retourner sous plusieurs faces. C’est comme de dessiner des masques d’après la bosse, en attendant que l’on sache composer une figure entière, et c’est beaucoup plus amusant que de copier un plâtre, puisqu’on tire tout de soi-même. Ensuite on s’essaye à composer, n’importe quoi, roman, critique, histoire, selon l’appétit qu’on se sent pour tel ou tel aspect de la pensée humaine, car tout cela se tient plus qu’on ne pense. La forme de lettres est une des plus commodes pour commencer ; on n’est pas obligé de penser au public, tant qu’on en est à s’essayer ainsi, et c’est une grande fatigue de moins.

Tous les sujets, tous les aspects sont bons s’ils vous plaisent. Après un an ou deux de cet amusement, il est certain que quand on est toi, on peut se réveiller avec une forme et une manière qui s’adaptent à toutes les idées qu’on a. Beaucoup lire et même faire beaucoup de pastiches (quoi qu’en ait dit Latouche à moi dans le temps) est excellent. Grâce aux pastiches on s’assimile des formes, et la meilleure est celle qui se compose de beaucoup d’autres. As-tu mis quelquefois le nez dans Bossuet ? Ce n’est pas amusant comme sujet, mais la forme est si belle que j’en suis épatée, car figure-toi que j’étais arrivée jusqu’à l’âge que j’ai sans en avoir lu une ligne. C’est plus beau que tous les écrivains de ce grand siècle qui en a produit de si grands. En résumé, à ton âge on a déjà un fonds dans l’esprit, mais il est vague et flottant, parce qu’on n’a pas la forme. C’est le chaos où tous les élémens de la création existaient bien, mais qui n’était, comme dit Ovide, que : rudis indigestaque moles. (Nous avions donné ces épithètes pour surnom à Borie, pour son physique.) Quand la forme est venue, on est tout surpris de voir ce que le fonds produit et on se découvre soi-même après s’être ignoré longtemps. On s’en veut pour le temps perdu et on ne trouve plus la vie assez longue pour tout ce qu’on voudrait tirer de soi. Avec ou sans grand talent, avec ou sans profit d’argent, avec ou sans réputation, n’est-ce pas un immense résultat obtenu, victoire sur les ennuis, les déceptions, les langueurs et les chagrins de la vie ? La vie ne peut pas changer pour nous et autour de nous. Tous nous sommes condamnés à en souffrir plus ou moins, mais nous pouvons agir sur nous-mêmes, nous nous appartenons, nous pouvons nous transformer, nous fortifier et nous faire du travail et de la réflexion une arme ou une cuirasse.


Et voilà encore autant de traits où se reconnaît l’instinct. Un Flaubert pourra bien souffrir des « affres » du style ; George Sand feindra de l’en admirer : « Quand je vois le mal que mon vieux se donne pour faire un roman, ça me décourage de ma facilité, et je me dis que je fais de la littérature savetée. » C’est de sa part charité toute pure. Elle n’a jamais compris qu’il fallût un effort pour écrire, ni, à plus forte raison, que ce pût être une souffrance. C’est pour elle un amusement, un plaisir, celui qui résulte de la satisfaction d’un besoin. Et c’est encore la plus grande ressource qu’elle ait trouvée dans ses épreuves et le plus grand réconfort contre la tristesse.

Du poète primitif George Sand a l’impersonnalité. Non certes qu’elle se soit interdit, quand c’en était la mode, de se mettre elle-même dans son œuvre. Et en aucun temps elle n’a consenti que l’auteur n’eût pas le droit d’intervenir dans son récit pour juger ses personnages et indiquer de quel côté vont ses préférences. Mais elle a été en quelque sorte indifférente au choix de ses sujets. Elle les a acceptés tels qu’ils s’offraient successivement à elle, au gré des incidens de sa vie, de ses amitiés ou de ses rencontres. Réflexions issues de sa mésaventure conjugale, lyrisme romantique, utopies de réforme sociale, rêves mystiques de celui-ci, théories musicales de cet autre, souvenirs de son Berry, suggestions de son âme romanesque, elle a tout accueilli, comme autant de matières sur lesquelles pouvait également s’exercer sa virtuosité. Elle a ainsi reflété tour à tour les milieux différens qu’elle traversait. Comme Victor Hugo se vante d’être l’écho sonore que Dieu mit au centre de tout, elle se flatte d’être le miroir où passent toutes les images, sauf pourtant la sienne. « Je suis devenue un miroir d’où mon propre reflet s’est effacé, tant il s’est rempli du reflet des objets et des figures qui s’y confondent. Quand j’essaie de me regarder dans ce miroir, j’y vois passer des plantes, des insectes, des paysages, de l’eau, des profils de montagnes, de nuages, et sur tout cela des lumières inouïes, et dans tout cela des êtres excellent ou splendides. » Comment se combinent ces images, au contact de son génie propre, elle l’ignore. C’est un travail qui se fait en elle, mais auquel elle reste comme étrangère. Elle n’a ni théorie générale du roman, ni plan arrêté d’avance pour chacune de ses œuvres. Comme elles ne lui ont pas coûté d’effort, elles ne laissent pas de trace dans sa mémoire. Avant, elle ne les avait pas « voulues ; » après, elle les oublie. «Consuelo, la Comtesse de Rudolstadt, qu’est-ce que c’est que ça ? Est-ce que c’est de moi ? Je ne m’en rappelle pas un traître mot. » Son rôle consiste à prendre une matière quelconque, si médiocre soit-elle, et à la transformer en beaux contes qui se détachent d’elle comme autant de fruits savoureux.

Elle est optimiste ; et c’est en cela que consiste son « romanesque. » Car on lui fait tort, quand on lui refuse le sens de la réalité et le talent de l’observation. Elle ne prenait pas de notes ; mais les impressions reçues s’inscrivaient dans son cerveau et y subsistaient sans se déformer. Elle ne se leurrait pas d’atteindre avec les moyens de l’art aux résultats où mène seul l’emploi des méthodes de la science ; mais, par-là même, elle se préservait d’une cause d’erreur dont les écrivains du XIXe siècle ont été souvent les dupes et qu’on pourrait définir : le mirage scientifique en littérature. Elle n’accumulait pas les documens et ne cherchait pas à forcer l’attention ; mais, ce qui peut-être est de plus de prix, elle avait le trait juste. Elle savait d’abord peindre l’extérieur, cadre de paysage ou décor domestique. En outre, elle a maintes fois réussi à nous donner l’impression d’un milieu de société. Qu’on se souvienne seulement, pour prendre deux exemples fort différens, de la première partie de Consuelo et de la première partie du Marquis de Villemer. Elle savait peindre les types : la grande dame, la jeune aristocrate, l’artiste, le paysan. Elle entrait assez avant dans le jeu des âmes individuelles, à la condition toutefois qu’on ne lui demandât pas de pousser trop loin l’analyse, et en ayant soin toujours de se rappeler, — ce qui, après tout, est commode, — qu’il reste quand même dans tout être vivant quelque chose d’inexpliqué et des recoins mystérieux. Les romans de George Sand ne seront certes pas inutiles à qui voudra connaître la vie et les mœurs du XIXe siècle. Ces romans romanesques serviront plus d’une fois à contrôler le témoignage des romans réalistes ; et l’on y pourra faire encore une ample provision, si l’on veut seulement en détacher les tableaux de mœurs et les peintures de caractères empruntées directement à la vie. — Mais George Sand n’a jamais cru que ce pût être le but de l’art de se borner à reproduire la réalité. Elle aurait volontiers demandé : à quoi bon ? L’art, pour elle, commence avec l’invention et l’invention ne peut consister qu’à dépasser ce qui est. Donc elle part du spectacle de la réalité ; et le fait est que, dans le début de chacun de ses livres, elle le serre d’assez près ; mais ce n’est pour elle qu’un point de départ. Précisément parce qu’elle sait observer, elle voit assez que tout dans la vie est incomplet et médiocre. Êtres et événemens suggèrent par ce qu’ils sont l’idée de ce qu’ils devraient être. La nature fournit l’ébauche et les commencemens : il appartient à l’art seul de nous montrer quelque chose d’achevé. George Sand veut se donner le spectacle d’âmes sans défaillance et de destinées, harmonieuses. Nos passions dont l’élan est si vite brisé, elle les contraint d’aller jusqu’au bout d’elles-mêmes et de dire leur dernier mot. Elle arrange les circonstances, afin que les caractères aient l’occasion de se manifester complètement. Elle s’élève ainsi jusqu’à un monde bâti avec des matériaux empruntés à la réalité elle-même, mais qui en diffère. Ce monde nouveau n’est pas le domaine du faux, mais c’est celui de l’absolu. Au surplus, est-ce, comme on a coutume de le dire, un monde meilleur que le nôtre et où il ferait bon vivre ? Cela est douteux. Mais nous n’avons guère à craindre d’être jamais exposés à l’habiter et il suffit qu’il soit un agréable objet de contemplation. Comme les poètes enfin, George Sand est revenue sans cesse à la célébration de quelques grands thèmes qui sont les sujets éternels de toute poésie. Le premier est l’amour. George Sand a cru sincèrement à la toute-puissance et à la souveraineté de l’amour. Ç’a été la cause de toutes ses erreurs dans la doctrine des mœurs et c’est en quoi consiste l’immoralité qu’il est pourtant impossible de ne pas signaler dans une partie de son œuvre, Car dans le conflit entre l’institution sociale et la passion, elle n’hésite pas : elle tient pour la passion. Mais que cet amour cesse d’être en conflit avec le devoir, qu’il devienne lui-même une sorte de devoir par sa noblesse, son élévation, sa pureté, sa fidélité, George Sand sait, pour nous en donner le goût et nous en inspirer le respect, trouver des accens d’une véritable éloquence. C’est ensuite la Nature. Et par ce mot n’entendons pas seulement les arbres et les prairies, le ciel et les eaux. George Sand embrasse dans une sympathie universelle l’ensemble de la création, toutes les choses comme tous les êtres. « J’aime tout ce qui caractérise un milieu, le roulement des voitures et le bruit des ouvriers à Paris, les cris de mille oiseaux à la campagne, le mouvement des embarcations sur les fleuves. J’aime aussi le silence absolu, profond, et, en résumé, j’aime tout ce qui est autour de moi, n’importe où je suis. » Elle aime à sentir le frémissement, la palpitation de la vie. Car cette vie est divine. George Sand y découvre partout l’âme de bonté qui l’anime. Et cette émotion religieuse dont elle est tout imprégnée est encore d’essence poétique.

Il n’est pas jusqu’à la langue de George Sand qui ne complète l’illusion. Certes il s’en faut que le choix des mots y soit toujours irréprochable. L’exemple de George Sand est celui qu’on invoque toujours quand on veut établir que, pour bien écrire en français, il n’est pas nécessaire d’avoir étudié les langues anciennes. Mais, sans compter que George Sand savait un peu de latin, ce que lui en avait enseigné le pédagogue Deschartres, cet exemple servirait plutôt à la démonstration contraire, attendu que, chez George Sand le vocabulaire est souvent incertain, l’expression manque de précision ou de relief. Mais elle a le don de l’image et ses images sont d’une adorable fraîcheur, parce qu’ayant toujours conservé ce pouvoir si rare de s’étonner, elle n’a cessé de promener sur les choses un regard de jeunesse. Elle a le mouvement qui entraine, le rythme qui berce ; elle déroule avec quelque lenteur, mais sans embarras, cette période qui est la vraie phrase française. On pourrait dire, de son style, ce qu’elle dit du caractère de l’un de ses héros, « qu’il ne peut se comparer qu’à la beauté des eaux qui coulent dans notre vallée, toujours limpides, abondantes, entraînées par un mouvement égal et fort, jamais irritées ni capricieuses. Et, si je poursuivais la comparaison, je pourrais dire que son esprit a aussi des rives fleuries, des oasis de verdure où l’on peut s’arrêter et rêver délicieusement, car il est très poète. »

Ces procédés de poète, de conteur primitif, d’épique bourgeois expliquent assez le charme qui se dégage de l’œuvre de George Sand et différencie cette œuvre de celle de tous les romanciers contemporains. Il reste à rechercher par quoi George Sand a marqué son passage dans l’histoire du roman, et ce qui manquerait au genre lui-même si elle ne le lui avait apporté. Or, nous devons en partie à George Sand le roman à thèse ; nous lui devons entièrement le roman rustique, où elle n’a pas eu d’initiateurs et qui est sa création propre. Je n’y insiste pas, puisque aussi bien ce sont là points acquis et sur lesquels tout le monde s’accorde. Ce qui n’est guère moins important, c’est que George Sand a mis dans le roman au XIXe siècle la note de sensibilité féminine qui ne s’y trouvait pas encore, même après Delphine et Corinne. Mme de Staël a l’esprit tout viril : c’est un écrivain penseur ; George Sand avait beau s’habiller en homme : elle était femme jusqu’au bout des ongles. Et les qualités ou les défauts de son esprit sont qualités et défauts de femme. Cette inaptitude à exprimer les idées, cette vivacité de sentiment et d’imagination, ce goût de la noblesse d’âme, cette répugnance instinctive à l’endroit de tout ce qui est vulgaire et bas, cette abondance de style, cette facilité un peu molle, ce naturel réfractaire aux contraintes d’une forme artiste, autant d’effets d’une même cause. Il est singulier que le roman, qui fait à la femme une place si considérable, n’ait été en France au XIXe siècle pratiqué supérieurement que par des hommes. Et il était inévitable que, sur certains points, leur perspicacité se trouvât en défaut. Nous pouvons assez congrûment parler des souffrances de la femme mariée, puisque aussi bien nous en sommes les auteurs. Et la psychologie de la femme coupable fait éminemment partie des attributions masculines. Mais l’âme de la jeune fille nous est fermée. C’est pourquoi, dans cette littérature moderne où il y a tant de femmes et de si diverses, si adorables, si haïssables, si séduisantes et si vivantes, il y a si peu de jeunes filles. Celles qu’on entrevoit dans le théâtre de Musset, on devine que le poète les a rencontrées, qu’elles lui ont plu et qu’il aurait voulu leur plaire. Celles qui peuplent les romans de George Sand, on se rend compte qu’elle les a créées avec le meilleur de son âme, que rien de leur nature ne lui est resté étranger et qu’elle les a fait sentir, parler, agir, comme une jeune fille en pareil cas et avec ce caractère devait sentir, parler et agir. Les a-t-elle idéalisées ? C’était son droit, et, femme, elle ne devait pas trahir la cause des femmes. Valentine, Edmée, Consuelo, Marie, Fadette, Caroline de Saint-Geneix et tant d’autres, si nobles et si gracieuses, si énergiques et si douces, c’est l’honneur de George Sand d’avoir évoqué, pour nous en entourer, ces figures exquises devenues les compagnes de notre imagination.

Toutes ces jeunes filles se ressemblent par un trait de caractère qui leur est commun : la bonté. C’est, à n’en pas douter, un des traits qui appartiennent — ou si l’on préfère, c’est un de ceux qui conviennent le mieux — à la nature féminine. C’est aussi bien un des traits caractéristiques de la physionomie littéraire de George Sand ; et c’est par-là encore qu’elle est femme. Il se peut qu’au temps de ses débuts et dans le premier enivrement de la jeunesse, elle ait fait prédominer le point de vue personnel. Ç’a été une crise dont elle s’est bien vite dégagée ; et elle n’a plus fait place dans son cœur qu’à l’affection, à la tendresse, au besoin de protection maternelle, à l’indulgence, au pardon, à la pitié. Sur ce point encore il sera intéressant de l’entendre s’expliquer librement avec sa fille, marquer elle-même le progrès qui s’est fait en elle et définir en termes d’une gravité remarquable la conviction où elle s’est arrêtée :


Sonde ton propre cœur et vois si tu n’y trouves pas un grand fond de personnalité. Je l’ai dit quelque part, et c’est vrai parce que je l’ai dit en me rappelant ma propre jeunesse : La jeunesse est l’âge de la personnalité. Elle prend son besoin de bonheur pour un droit, elle exige beaucoup des autres et de la société, qui est mauvaise, et des hommes, qui ne sont pas bien bons. Elle veut que tout lui cède, et, comme tout lui résiste, elle s’irrite et se désole. On résiste à beaucoup de chagrins, mon enfant, on est plus fort qu’on ne s’imagine, et qu’on ne voudrait peut-être, et chaque douleur a cela de bon, du moins, qu’elle nous rend plus indulgens pour l’avenir. L’expérience n’est qu’une suite de larmes. Cela ne sera pas autrement pour toi que pour les autres. Le refuge, c’est le devoir en effet : le devoir qui est difficile à définir, j’en conviens, puisqu’il est si varié suivant les situations. Mais il se résume par un mot cependant : être généreux et bon, ne rien faire par amour de soi, par crainte de souffrir, ou par désir d’être heureux, mais tout Taire par équité, par indulgence, par grandeur d’âme. Je suis sortie de toutes mes peines, pas subitement, mais peu à peu, en me demandant bien où était le vrai malheureux ou la vraie malheureuse dans les ruptures de l’affection. Je me suis dit, j’ai reconnu que c’était le coupable. Eh bien ! quand on n’est pas le coupable, on reprend sa force, son équilibre, et l’on vit pour souffrir encore sans honte et sans remords. Examine-toi, ma chère enfant, et si ta conscience te reproche quelque chose à l’endroit de l’affection, avoue-le aux amis que tu regrettes et fais-le-leur oublier. S’ils sont coupables et qu’ils reviennent, pardonne et oublie. S’ils sont coupables et entêtés, ils ne valent pas tes regrets et tu pourras en trouver de meilleurs. — 19 oct. 1851[2].


Elle écrit encore à Alexandre Dumas fils :


Cher fils, vous ne me parlez que des autres. J’espère donc que vous allez bien. Les autres ! Quel grand sujet de réflexion ! Y a-t-il réellement des autres ? Concevons-nous noire existence isolée, et le véritable égoïsme peut-il exister ? Non ! ne croyons pas cela. Quand nous paraissons égoïstes et que nous agissons en égoïstes, ce qui arrive, hélas ! trop souvent, c’est que nous suivons une fausse notion d’indépendance et de satisfaction personnelle qui nous trompe et nous égare[3]


On le voit, l’égoïsme, est un sentiment dont George Sand ne s’est jamais fait une idée très nette. De même, elle avait entendu parler de la méchanceté, et il lui était arrivé de la rencontrer ; mais elle n’y avait jamais cru tout à fait. De là cette tournure idyllique de son esprit qui la menait tout naturellement au socialisme tel qu’il florissait dans son temps. Aux doctrines des diverses écoles, elle n’a pas compris grand’chose : et cela apparaît bien à la manière dont elle les expose. Mais peu lui importait. Elle allait où l’attirait le mirage d’une humanité nouvelle où les injustices seraient réparées, les souffrances abolies, les luttes oubliées, où régnerait le bonheur universel par la réconciliation des classes. Cela seul suffit à caractériser le socialisme de George Sand et à le distinguer d’un autre que nous connaissons bien, pour le voir grandir sous nos yeux : c’est celui qui a pris pour mot d’ordre la guerre des classes. Au socialisme à base de haine qui est celui d’aujourd’hui, s’oppose, comme le jour s’oppose à la nuit, celui de George Sand : un socialisme de paix et de charité, qui n’est qu’un généreux appel à la pitié sociale.

Ce large courant de pitié qui traverse l’œuvre de George Sand, il est curieux que, pour le découvrir, nous ayons eu besoin d’y être aidés par la perspicacité de lecteurs étrangers. Dans un livre récemment paru et que nous avons signalé en son temps, un écrivain russe, Wladimir Karénine, témoignait du prodigieux retentissement qu’ont eu chez ses compatriotes les romans de George Sand, et de l’ébranlement qu’en reçurent les consciences. Pour les lecteurs du milieu du siècle, George Sand était l’écrivain unique, dont on raffolait, la première gloire poétique du monde contemporain, la source inépuisable d’où découlaient la foi dans l’humanité, l’espérance d’un avenir de progrès, de lumière et de bonté. Les Récits d’un Chasseur, qui ont amené l’émancipation des serfs, ont dû leur origine à l’influence de George Sand, et Tourguenief déclare : « George Sand est une de nos saintes. » Et Dostoïewsky : « George Sand est une de nos contemporaines, à nous autres idéalistes de 1840. C’est dans notre siècle puissant, épris de lui-même et malade en même temps, plein d’idées indécises et de désirs irréalisables, un de ces noms qui, surgissant là-bas dans le pays des miracles sacrés, ont attiré à eux de notre Russie, ce pays en état de formation perpétuelle, une somme énorme de pensées, d’amour, de nobles élans, de vie et de convictions profondes. » Aussi est-ce pour acquitter en quelque manière la dette de reconnaissance de son pays, que le nouveau biographe de George Sand consacrait une étude à celle en qui il saluait une des forces primordiales de la conscience sociale russe de son temps. Nous cependant, nous nous étions déjà déclarés les débiteurs des écrivains de là-bas. Nous leur savions gré de nous avoir enseigné une nuance de sentiment qu’eux-mêmes avaient apprise dans nos livres. A travers les romans russes nous découvrions cette « religion de la souffrance humaine » qui donne à l’œuvre de George Sand son frémissement.

Ajoutons qu’il se dégage encore de l’exemple de George Sand une grande leçon ; et les hommes de lettres de notre temps ne sauraient trop la méditer. Ses lettres à Flaubert sont pleines des conseils les plus judicieux, les plus utiles ; et c’est à force de bon sens qu’elles deviennent éloquentes dans leur simplicité. Elle ne comprend rien à cet isolement où se confine « l’artiste enragé, » dédaigneux de tous les plaisirs de ce monde, ennemi de la flânerie et de ses douceurs. Elle a beau s’être déjà mise au roman qui fera suite à celui qu’elle vient d’achever, elle ne croit pas qu’elle soit condamnée à ignorer que l’hiver en Berry est charmant et que la vie d’intérieur a des séductions incomparables. Elle ne croit pas que la littérature soit l’unique, ou même la principale affaire de la vie, et elle le déclare sans ambages, au risque de se faire honnir, revendiquant cette fois son droit d’être bourgeoise : « La sacro-sainte littérature n’est que secondaire pour moi dans la vie. J’ai toujours aimé quelqu’un plus qu’elle et ma famille plus que ce quelqu’un. » Si encore l’artiste seul avait à souffrir de cette conception étroite, absorbante et tyrannique de l’art pour l’art ! Mais c’est que l’art lui-même a tôt fait de s’y étioler. Telle est entre les deux « troubadours » la querelle sans cesse reprise, jamais épuisée. Flaubert se fâche et répète à satiété qu’il ne veut pas du suffrage des imbéciles. George Sand riposte tranquillement. « On écrit pour tout le monde, pour tout ce qui a besoin d’être initié ; quand on n’est pas compris, on se résigne et on recommence. Quand on l’est, on se réjouit et on continue. Là est tout le secret de nos travaux persévérans et de notre amour de l’art. Qu’est-ce que l’art sans les cœurs et les esprits où on le verse ? Un soleil qui ne projetterait pas de rayons et ne donnerait la vie à rien. » Et ailleurs : « J’ai déjà combattu ton hérésie favorite qui est que l’on écrit pour vingt personnes intelligentes, et qu’on se fiche du reste. Il faut écrire pour tous ceux qui ont soif de lire et qui peuvent profiter d’une bonne lecture. » Admirables principes où il faudra toujours revenir chaque fois que l’art, par une sorte de superstition de lui-même, aboutira à se séparer de la vie, et à écarter le public, pour se contempler lui-même dans sa solitude et dans sa vanité !

George Sand a imprégné le roman français de la poésie qui était en son âme ; elle lui a donné une souplesse, une ampleur, une portée qu’il n’avait pas auparavant ; elle y a chanté l’hymne de l’amour, de la nature et de la bonté ; elle nous y a révélé la campagne et les paysans de France. Voilà plus qu’il n’en faut pour assurer sa gloire. Elle se défendait d’avoir écrit en vue de la postérité : elle prévoyait qu’au bout de cinquante ans elle serait oubliée : il lui suffisait d’avoir fait partager autour d’elle son idéal de poésie. Le fait est qu’elle a pendant quarante années enchanté ses contemporains, mais qu’après avoir plu dans leur nouveauté, beaucoup de ses livres ont déjà cédé à l’épreuve du temps. Qu’importe si de l’ensemble de ses écrits se dégage un pouvoir de séduction qui ne risque pas de s’épuiser, et si quelques-uns du moins de ses chefs-d’œuvre resteront inséparables de l’histoire du roman ? Le triomphe du naturalisme, en faussant pour un temps le goût, a pu détourner une partie du public de la lecture de George Sand : nous sommes aujourd’hui aussi fatigués de la littérature documentaire que dégoûtés de la littérature brutale. De jour en jour, nous en reviendrons à mieux comprendre ce qu’il y avait de « vérité » dans la conception du roman telle que se l’était faite George Sand, et qui peut se résumer dans ces quelques mots : charmer, émouvoir, consoler. La lutte entre les deux tendances réaliste et idéaliste est de tous les temps ; et il y a, entre mille, une raison pour que le roman à la manière idéaliste ne périsse jamais. C’est celle qu’exprimait à merveille George Sand elle-même, quand elle disait à Flaubert : « Tu rends plus tristes les gens qui te lisent. Moi, je voudrais les rendre moins malheureux. »


RENE DOUMIC.

  1. M. S. Rocheblave, l’un des « sandistes » les mieux avertis, a bien voulu détacher pour nous cette lettre et celles qu’on lira plus loin d’une Correspondance de George Sand dont il est possesseur. Nous le prions de trouver ici l’expression de toute notre gratitude.
  2. Lettre inédite communiquée par M. S. Rocheblave.
  3. Communiquée par S. M. Rocheblave.