Revue littéraire - La nouvelle Marianne

Revue littéraire - La nouvelle Marianne
Revue des Deux Mondes6e période, tome 18 (p. 671-682).
REVUE LITTÉRAIRE

LA NOUVELLE MARIANNE[1]

Renée Néré, cette héroïne de Mme Colette Willy, dans la Vagabonde et l’Entrave, je l’appelle ainsi, la nouvelle Marianne, en souvenir de la charmante fille dont Marivaux a raconté les aventures. Ce n’est pas la dénigrer. Le roman de Marivaux, un peu lent, peut-être un peu long, n’est-il pas un chef-d’œuvre ? Les deux romans de Mme Colette Willy, la Vagabonde et, suite de « la Vagabonde, » l’Entrave, en dépit de quelques défauts, les uns gracieux, les autres non, j’hésite à n’en pas dire autant.

Il y a de l’analogie et, malgré les apparences, beaucoup d’analogie entre Marianne et Renée. Les différences, on les devine. On les verra mieux, si l’on distingue aussi les ressemblances : et l’on apercevra certains caractères tout récens, — plusieurs, à mon avis, très dangereux, — de notre littérature.

Marianne était une petite enfant. Sur la route de Bordeaux, avec un gentilhomme et une jeune dame, un laquais et une femme de chambre, elle voyageait en carrosse. Des voleurs survinrent ; ils tuèrent tout le monde, excepté Marianne. Marianne fut recueillie par de bonnes gens. On ne sut pas et elle ne sut pas qui elle était, noble ou roturière, bâtarde ou légitime. Et la voici jetée dans le hasard. Renée, autre accident, a fait un mauvais mariage. Elle a quitté son mari, elle a divorcé. Et la voici jetée dans le hasard, elle aussi. Marianne, quand nous la connaissons, a une quinzaine d’années. Il lui manque (elle n’en souffre pas) l’expérience conjugale dont Renée est pourvue. Mais, innocente, elle n’est pas niaise. Quand M. de Climal est trop bon pour elle et vante les cheveux qu’elle a, « du plus clair châtain, » les touche, les caresse, elle remarque dans les yeux du bonhomme « quelque chose de si ardent » qu’elle se dit : « Il se pourrait bien faire que cet homme-là m’aimât comme un amant aime une maîtresse. » Petite fille avertie !… C’est que, dans son village, elle a vu des amans ; elle a entendu parler d’amour ; elle a lu, à la dérobée, des romans ; ajoutez « les leçons que la nature nous donne : » les regards de M. de Climal lui parurent « d’une espèce suspecte. »

M. de Climal sera éconduit. Marianne, en sanglotant, s’écriera : « Vous savez que je sors d’entre les mains d’une fille vertueuse qui ne m’a pas élevée pour entendre de pareils discours ; et je ne sais pas comment un homme comme vous est capable de me les tenir, sous prétexte que je suis pauvre. » Quitte à n’être pas un homme comme lui, le vieux libertin ne craint pas d’insister. Marianne, qui a les yeux baissés et mouillés de larmes, l’écoute cependant. Elle aura, pour le chasser, toute son énergie, dès qu’elle sentira que M. de Climal la compromet auprès d’un aimable garçon, jeune et dont elle est éprise. Alors, elle rend à M. de Climal l’argent et les robes, cadeaux qui désormais l’offensent ; ou bien veut-il qu’elle jette par la fenêtre argent et robes ?… « Je détachais mes épingles et je me décoiffais, parce que la cornette que je portais venait de lui, de façon qu’en un moment elle fut ôtée, que je restai nu-tête avec ces beaux cheveux dont je vous ai parlé et qui me descendaient jusqu’à la ceinture. J’étais dans un transport étourdi qui ne ménageait rien ; j’élevais ma voix, j’étais échevelée, et le tout ensemble jetait dans cette scène un fracas, une indécence qui alarmait M. de Climal et qui aurait pu dégénérer en avanie pour lui… » Renée Néré danse dans un café-concert. Soudain, l’on frappe à la porte de la loge où elle s’habille. Paraît un inconnu, grand, sec et noir, qui salue et débite une phrase de trop vive admiration. « Je ne dis rien à cet imbécile. Moite, essoufflée encore, la robe demi-ouverte, j’essuie mes mains en le regardant avec une férocité si visible que sa belle phrase meurt, coupée. Faut-il le gifler ? marquer sur ses deux joues mes doigts encore humides d’eau carminée ? Faut-il élever la voix et jeter à cette figure anguleuse, toute en os, barrée d’une moustache noire, les mots que j’ai appris dans les coulisses et dans la rue ?… » Comme M. de Climal auprès de Marianne, l’« envahisseur » de Renée insiste. Alors : « Vous allez filer tout de suite ! J’ai fait preuve d’une longanimité incompréhensible et je risque une bronchite en n’enlevant pas cette robe où j’ai eu chaud comme trois déménageurs ! » A l’idée que la danseuse ôtera sa robe, l’envahisseur reprend « sa figure sombre et triste ; » et nous supposerons qu’il a les « yeux ardens » de M. de Climal.

Violentes l’une et l’autre, les deux scènes sont analogues. Seulement, les mots qu’on apprend dans les coulisses, Marianne ne les connaît pas ; les mots qu’on apprend dans la rue, elle ne les dit pas et n’a point envie de les dire. La lingère chez qui, au lieu d’être sur les planches, elle travaille en dit quelques-uns : « Ah ! ah ! — elle est furieuse contre M. de Climal ; — vous retirer de chez moi pour vous mettre en chambre avec quelque canaille ? Ah ! pardi, celle-là est bonne ! Voyez-vous ce vieux fou, ce vieux pénard avec sa mine d’apôtre !... » Ainsi parle la lingère, non Marianne. Renée Néré est plus hardie que la lingère. Il n’y a guère de mots qu’elle refuse. Ceux qu’elle néglige, ses camarades du café-concert sont là pour les dire, et aussi les élégantes personnes qu’elle rencontre à Paris ou bien sur la Côte d’Azur. Terrible vocabulaire ! Quand Renée elle-même redoute une de ses « crises de grossièreté, » l’on frémit. Elle demande : « Quel ancêtre mal embouché aboie en moi avec cette virulence, non seulement verbale, mais sentimentale ?... » Un ancêtre qui, d’ailleurs, n’est point suranné : il a pris le ton du jour, et le plus mauvais ton du jour, avec un soin d’artiste curieux, un peu maniaque. Eh bien ! j’aime mieux les gros mots que les néologismes ; pourtant, je ne les aime pas. Et j’accorde que, la plupart du temps, Mme Colette Willy réussit, en argot, des phrases très pittoresques et assez amusantes. Mais, parfois, elle abuse de la permission. C’est, à mon gré, beaucoup trop de grossièreté. Une sorte de gaminerie la rend moins désobligeante ; puis l’adresse de l’écrivain l’orne d’une grâce comique : c’est tout de même plus de grossièreté qu’il n’en fallait. Virulence verbale et sentimentale : oui ! Les situations, dans La Vie de Marianne, sont (ne l’a-t-on pas vu ?) scabreuses. Le dialogue de Marianne et du vieux libertin n’est pas un épisode pour la Bibliothèque rose. Marianne en signalait l’indécence. Mais l’auteur, qui s’adresse à la bonne compagnie, veille à ne la point offenser : les rudesses de la parole et du geste, il les a finement adoucies. Je crois que, de nos jours, la bonne compagnie est un peu éparpillée : ce n’est pas toujours la faute des écrivains, s’ils ne savent où la trouver. En outre, elle supporte volontiers ce qui l’aurait choquée jadis ; elle a pris un langage très vif et de quelque effronterie. Au surplus, Marivaux, qui pare de mots honnêtes les pensées les moins chastes, n’évite pas toute hypocrisie.

Cette hypocrisie, c’est l’art, en somme. C’est l’art d’autrefois. L’art consistait à « imiter, » — non pas à copier, — le « serpent » et le « monstre odieux. » Il fallait, dans l’imitation, faire entrer le plus de réalité possible ; non pas une réalité toute nue : une réalité bien habillée, déguisée, que le lecteur se plaisait à reconnaître sous le déguisement. Telle est, si je ne me trompe, la volonté de nos poètes classiques et encore la volonté de nos écrivains à l’époque de Marivaux. Depuis lors, on a cherché la réalité avec un zèle de plus en plus entreprenant. On l’a aimée, ma foi, comme le vieux libertin Marianne, très satisfait de ce qu’elle se décoiffe et laisse pendre ses cheveux ; on l’a aimée, comme l’envahisseur Renée Néré, très aguiché de sa robe « demi-ouverte, » disons ouverte. On a aimé la réalité pour elle-même, toute nue ; on lui a ôté son déguisement, l’art d’autrefois.

La nouvelle Marianne n’est pas hypocrite. Je ne sais si, auprès d’elle, Marianne de Marivaux ne semble pas un peu perverse. La nouvelle Marianne serait plutôt cynique : elle l’est. Pour préférer l’une ou l’autre, il faut choisir entre quelque cynisme ou quelque perversité.


Marianne, de Marivaux, un bon prêtre l’a élevée. Mais elle n’a pas beaucoup de sentimens religieux. Du moins, les sentimens religieux ne sont pas ce qui l’empêche de tourner mal. Si elle croit en Dieu, parce qu’elle ne pense guère à n’y pas croire, elle n’est pas une âme que les préceptes chrétiens sauvegardent et conduisent. Renée Néré, je ne sais pas si elle croit en Dieu. Songeant à qui l’aima sans être payé de retour, elle écrit : « Tu ne sauras plus rien de moi jusqu’au jour où mes pas s’arrêteront et où s’envolera de moi une dernière petite ombre, qui sait où ?... » Elle croit au hasard, qu’elle appelle son maître et son ami ; elle a, pour le hasard, une étrange crédulité : c’est presque de la foi, se dit-elle, et elle ajoute : « Vraiment, le jour où mon maître le hasard porterait en mon cœur un autre nom, je ferais une excellente catholique. » Elle n’en est pas là, dans la Vagabonde ou l’Entrave. Elle s’en aperçoit et, semble-t-il, avec un frisson de regret. C’est tout ce que je vois de religieux en elle ; et c’est, à présent, peu de chose : un frisson passe vite. En fait de religion véritable, c’est tout ; ce n’est presque rien. Mais, comme une religion, il y a en elle le souvenir de son enfance, cher souvenir, si précieux qu’à peine, dans sa vie indigne de lui, l’ose-t-elle éveiller : elle a peur de le profaner. Il s’éveille tout seul. L’enfance à la campagne, dans les jardins et dans les champs, parmi les calmes et lents travaux, sous la lumière naturelle, dur contraste avec la ville et ses folles ! Aujourd’hui, l’amant parti, Renée Néré est à regarder la rue, par la fenêtre de sa chambre, dès l’aube. Une fièvre la tourmente, une déception de la volupté, un amour ému de rancune. Elle regarde : « Le ciel et le pavé mirent l’un dans l’autre une blancheur passagère, avant le lever rouge du soleil ; c’est ce candide moment que les jardiniers de mon pays, soucieux de cueillir des fruits fermes et froids, nommaient l’heure des fraises... » Elle rêve autour de ces mots et autour du passé qu’ils évoquent dans sa mémoire : c’est un rêve meilleur et plus sain que l’amertume sensuelle. Pendant ses tournées de danseuse, en province, elle s’échappe et, dans les environs des villes, se promène afin de respirer « l’odeur du gazon, de la terre remuée, » odeur forte et douce. Un clair de lune « qui se mire aux buis et aux lauriers luisans » la divertit de toutes les concupiscences. Sur la route qui va de Monte-Carlo à Nice, une bruyante compagnie ne la détourne pas de goûter le beau soir qui tombe et de frémir à la rapidité de ces minutes qui sont le splendide symbole de toute brièveté. Elle aime la nature et, plus, que la nature, la campagne. C’est pour elle un sentiment tutélaire, si dans sa pensée la campagne et l’enfance honnête sont réunies. Durant tout le roman de la Vagabonde, elle évite de succomber aux plus viles tentations ; elle ne se dégrade pas. On la sent préservée : le souvenir de son enfance, comme une vague religion, la préserve. Marianne qui, en fin de compte, demeure plus intacte, c’est aussi, en quelque manière, son enfance qui la préserve : plus encore que son enfance, sa naissance. Elle est une fille de qualité. D’abord, on l’ignorait. On l’apprend ; et l’auteur désire qu’alors on ne soit pas surpris d’avoir vu Marianne si sage. Renée, à qui le sort n’a point ménagé de ces aubaines quasi merveilleuses, Renée plus vraie est aussi plus touchante. Mais, enfance paysanne ou illustre naissance, Renée et Marianne sont deux petites chattes qui ont le souci de la propreté. Marianne réussit encore mieux, et parfaitement bien, à se garder intacte : c’est qu’elle a plus de chance et moins de difficultés. Dans la Vagabonde, Renée montre une délicieuse habileté, pour se tirer des occasions périlleuses. La débauche qui l’entoure ne la touche pas. J’ai vu, dans les khanis de Grèce et dans l’ordure où se vautraient gens et animaux, les rouliers et les porcs, de petites chattes si blanches que leurs robes immaculées étaient, parmi la boue et l’ignominie, un paradoxe d’élégance : telle m’apparaît Renée dans la fange de la Vagabonde. Elle a de fines précautions, pareilles à des coquetteries. Elle accomplit des miracles de vertu. Les prouesses de son dédain sont ravissantes. Elle a une excellente opinion d’elle-même ; et son orgueil la défend : un orgueil joli. Elle ne fait pas la mijaurée. Elle est contente de ses victoires ; et elle ne les proclame pas. La Vie de Marianne et la Vagabonde : deux études et analyses de la pudeur féminine. Seulement, l’auteur de la Vagabonde, étudiant et analysant les manèges de la pudeur, n’a pas toujours évité l’impudeur de l’écrivain réaliste.

La pudeur de Marianne et celle de Renée ont cette analogie encore : elles ne dépendent pas d’une morale. Marianne est bien détachée de son catéchisme et Renée, plus évidemment, détachée de toutes les doctrines. Ainsi, la pudeur serait une spontanéité absolue, un instinct délicat. Ce n’est pas ce que Marivaux et Mme Colette Willy ont voulu démontrer ; la Vie de Marianne et la Vagabonde ou l’Entrave ne sont pas destinées à une démonstration. Mais, comme il y a, dans ces romans, beaucoup de vérité, l’on est, en les lisant, mené à conclure, de même qu’en examinant la vie réelle. Et c’est un bon signes D’ailleurs, ici, la Vagabonde et l’Entrave l’emportent sur la Vie de Marianne. Le subtil Marivaux abonde en remarques ingénieuses, pénétrantes, malignes ; je ne crois pas que ses diverses remarques se réunissent et forment une vivante unité. L’on dirait un peu de maximes qu’un moraliste aurait assemblées et illustrées d’exemples persuasifs. Chacune des maximes nous séduit par son exquise justesse ; et, ce qui manque, c’est une philosophie. Or, si l’auteur de la Vagabonde et l’Entrave n’a pas eu l’ambition de formuler une thèse, une philosophie résulte de ces deux romans : peu importe que l’auteur ne l’ait point cherchée.

Renée Néré, je l’indiquais, a une âme toute dévastée. Elle ne possède plus ses croyances ; ce qu’on nomme les préjugés, elle le sacrifie. Elle avait une existence régulière. Il lui a semblé que cette existence était pleine de mensonges, de duperie et de vilenie. Elle s’en est évadée. Où va-t-elle ? Au hasard. Elle n’a pas de fortune. Elle doit gagner son pain de chaque jour. Que faire ? Et c’est ainsi qu’elle entre au café-concert, comme danseuse. Il y a, dans ce choix, de la désinvolture et du défi. Que deviendra-t-elle ? Ce qu’elle deviendra dépend du hasard et d’elle-même, non du hasard uniquement, plutôt de la façon qu’elle aura de traiter le hasard, de l’accepter ou de le refuser, de réagir contre lui. Elle dit : « Je n’ai plus foi qu’en lui (le hasard), — et en moi. En lui surtout, qui me repêche lorsque je sombre et me saisit, et me secoue, à la manière d’un chien sauveteur dont la dent, chaque fois, perce un peu ma peau... Si bien que je n’attends plus, à chaque désespoir, ma fin, mais bien l’aventure, le petit miracle banal qui renoue, chaînon étincelant, le collier de mes jours. » Elle se trompe : ce n’est pas le hasard qui la sauve ; c’est elle qui, à maintes reprises, se sauve du hasard. Tout le roman, les deux romans, c’est l’histoire de ses initiatives, plus ou moins énergiques, souvent découragées, tremblantes.

Elle n’a pas eu un autre projet que de vivre ; et, puisque les disciplines l’ont offensée, elle vivra sans discipline. Ou, du moins, elle se le figure. Le paradoxe de son engagement au café-concert, c’est un caprice de liberté, caprice impertinent et qui lui prouve mieux à elle-même sa liberté. Voilà tout ce qu’elle a fait d’abord ; et ce fut toute son intention. Mais elle aurait agi de cette manière, notons-le, si elle avait résolu d’instituer une expérience de psychologie et de morale, si elle s’était demandé, comme un philosophe : que devient un être qui, n’ayant plus ni croyances, ni préjugés, ni famille, s’abandonne à ses velléités et au hasard ? La Vagabonde et l’Entrave ne posent pas dogmatiquement ce problème, et cependant le posent, le supposent et y répondent. Aussi disais-je que ces deux romans contiennent une philosophie. Or, il n’est pas de problème plus grave, à une époque où, même si l’on ne suit pas les pessimistes jusqu’au bout de leur chagrin, l’on observe que les liens de la famille se défont, que les préjugés se détraquent et les croyances subissent de fortes tribulations. Il y a du nihilisme dans les âmes. Où conduira les âmes ce nihilisme ? L’âme de Renée est toute nihiliste : regardons-la ; son aventure est un emblème.

Faute d’un évangile, Renée a ce dernier recours : sa raison. C’est, en effet, ce que disent les plus libres penseurs. Ils nous la baillent belle. La raison, des principes établis, déduit les conséquences : elle ne fournit pas les principes. Et la raison, pour Renée sans principes, est un instrument dont elle n’aura point l’usage. Que reste-t-il à Renée ? Ses instincts. La pudeur est l’un d’eux. Elle n’est que l’un d’eux ; et d’autres instincts seront, avec la pudeur, en vive concurrence. S’il y a des instincts divers, et rivaux, et de qualité inégale, les uns tout chauds d’animalité, les autres tout frémissans de spiritualité, leur lutte sera de nature morale. La préférence que Renée accordera tantôt à l’un, tantôt à l’autre, témoignera de sa maîtrise morale ou de sa défaillance. Le soir, dans sa loge, avant son entrée en scène, déjà maquillée, elle voit au miroir son visage, comme celui d’une étrangère aux yeux profonds, les paupières frottées d’une pâte violette. L’étrangère a « des pommettes de la même couleur que les phlox des jardins et des lèvres d’un rouge noir, brillantes et vernies. » L’étrangère la regarde et va lui parler, va lui dire : « Est-ce toi qui es là ?... Là, toute seule, dans cette cage aux murs blancs que des mains oisives, impatientes, prisonnières, ont écorchés d’initiales entrelacées, brodés de figures indécentes et naïves ? Sur ces murs de plâtre, des ongles rougis, comme les tiens, ont écrit l’appel inconscient des abandonnés... Derrière toi, une main féminine a gravé : Marie... et la fin du nom s’élance en parafe ardent, qui monte comme un cri... Est-ce toi qui es là, toute seule, sous ce plafond bourdonnant que les pieds des danseurs émeuvent comme le plancher d’un moulin actif ?... Pourquoi es-tu là, toute seule ? et pourquoi pas ailleurs ?... » Ainsi parle à Renée une étrangère qui est Renée ou bien, en définitive, qui est sa conscience. Et autant dire qu’à tout le nihilisme de l’âme a survécu la conscience. Une conscience elle-même langoureuse et mélancolique : elle ne vous adresse pas de reproches ; elle vous invite à n’être pas gaie.

Cette conscience, comme la pudeur de Marianne ou de Renée, est un instinct, naturel en quelque mesure ; et puis elle est le reste d’un passé : bonne naissance de Marianne ou bonne enfance de Renée. Elle n’est plus qu’un instinct, qu’une velléité parmi d’autres. Et Renée, qui a éconduit toutes les idées directrices, vit de par ses velléités. Elle les examine ; elle leur est bien attentive ; elle connaît leur détail. Mais, quand elle se décide en faveur de l’une d’elles, ne croyons pas qu’elle ait cédé à des argumens d’une autre sorte : elle a laissé à ses velléités leur liberté élémentaire. Dans la Vagabonde, aux derniers chapitres, elle prend le parti de rompre une amitié qui était un peu des fiançailles, voire assez urgentes. Cela modifie toute sa destinée. Elle ne réfléchit point aux inconvéniens et avantages de l’alternative. Elle est en wagon revenant à Paris ; elle rêve, et très vaguement. Le rêve aboutira, elle ne sait comment. Et, si on lui demandait pourquoi elle a préféré ceci ou cela, elle ne le saurait pas : ceci ou cela s’est préféré en elle. Dans la suite de la Vagabonde, l’Entrave, elle était sur le point de rentrer chez elle, tout droit, quittant Genève. Elle accepte d’aller à Lausanne ; puis elle accepte de faire une promenade en bateau, une promenade qui, une fois encore, modifiera sa destinée. « J’hésite, puis j’accepte, non que j’aie envie d’une promenade en bateau. Mais, depuis mon arrivée à Ouchy, ma journée est gâtée par un malaise de ratage, de maldonne, de faux départ, un malaise qu’on pourrait encore dissiper, en se dépêchant beaucoup, par exemple, et je ne sais par quel moyen. Je ne sais pas non plus ce que je suis venue chercher ici, mais je sais fort bien que je ne l’ai pas eu, et qu’il s’en faut peut-être d’un instant, d’un mot, d’un court repos sur l’eau lisse, que je parte rassérénée. » Dans le récit qu’elle fait de ses aventures, elle omet presque toujours les événemens ; ou elle les mentionne très vite. Les événemens comptent très peu ; ce n’est pas eux qui mènent l’histoire : et l’histoire s’accomplit dans la pénombre de la rêveuse pensée.

Il y a deux sortes de psychologie : celle des idées claires et distinctes, et puis celle des petites perceptions. Il y a la psychologie de la raison et celle des velléités ou de l’instinct. Nous ne sommes pas tout uniment raison ; et les psychologues des idées claires et distinctes négligent quelquefois le principal. Mais il ne s’agit pas seulement des systèmes psychologiques : il s’agit de la vie morale. La prépondérance accordée aux petites perceptions, que d’autres appellent subconscience, est le signe d’une transformation mentale très singulière. Si l’on s’en rapporte aux velléités et à l’instinct, si l’on se livre, corps et âme, à la subconscience, n’est-ce pas qu’on a renoncé aux principes clairs et distincts et qu’on échappe au net gouvernement de la raison ? La psychologie de la Vagabonde et l’Entrave caractérise à merveille l’héroïne de Mme Colette Willy, sa détresse morale. Or, la psychologie des petites perceptions, avec sa minutie, avec son extrême ténuité, avec sa finesse précieuse et avec son incertitude, n’est-ce pas un peu, — sous une forme nouvelle et due en partie à des philosophies récentes, — n’est-ce pas un peu l’ancien marivaudage ? Non le marivaudage des mots, celui des sentimens. Au temps de Marivaux, la psychologie cartésienne a commencé de se défaire ; et l’on essaye d’une autre psychologie, moins évidente et qui mène à la psychologie des petites perceptions ou de la subconscience. Il y a, entre Marianne et Renée, cette analogie encore.

Les velléités suffisent-elles à ordonner une vie morale ? Voilà le problème auquel sont, comme involontairement, consacrées la Vagabonde et l’Entrave. Oui, semble répondre la Vagabonde. Renée a esquivé les tentations redoutables et sauvegardé sa chaste solitude. Mais la réponse de l’Entrave est : non. Renée a cessé d’être cette vagabonde si fière. Elle songe : « Être libre !... Je parle tout haut, pour que ce beau mot décoloré reprenne sa vie, son vol, son vert reflet d’aile sauvage et de forêt... En vain !... » Elle est tombée ou retombée dans le servage de l’amour. Un bel amour ? Non pas. Un amour qui a paru beau un instant, grâce à la ferveur première ; et puis le plus malheureux des amours. L’amoureux, quelque temps, abandonne Renée. Il revient à elle ; pourquoi ? Et elle ne se dégage pas ; pourquoi ?.. « Que nous revivions ensemble, depuis deux mois, c’est un miracle devant lequel je m’incline, comme on doit devant un prodige, sans chercher d’explication. On m’avait donné, quand j’étais enfant, une rainette qui était bleue, au lieu d’être verte, et lorsque je demandais : — Pourquoi est-elle bleue ? — On ne sait pas, me répondait-on. C’est un prodige... » Elle dit : « L’amour, qui seul nous rassemble... » et elle veut dire que cet amour est peu de chose. L’amant désenchanté affirme, et brutal, que ce n’est que du désir... « Sans force pour mentir, je me mis dans ses bras, et je fermai les yeux pour qu’il ne vît pas que c’était mon âme que je lui donnais. »

Est-il une pensée plus triste et des mots plus joliment tristes pour la rendre ? Au problème que j’indiquais. Mme Colette Willy ne formule pas la réponse ; mais la réponse est dans la tristesse infinie de ses deux romans et dans la tristesse qui, de page en page, grandit comme une ombre jusqu’au désespoir de la fin, jusqu’à un désespoir tel qu’il n’y a plus de mots pour lui : après les dernières lignes, le silence continue les paroles du désespoir.


Il n’est pas de littérature sans poésie. La tristesse, qui donne à ces deux romans leur signification, leur donne aussi leur poésie. Il le fallait, pour ennoblir le réalisme très gaillard de maints passages, les propos de maints personnages qui pratiquent l’argot des coulisses et de la rue, la vulgarité voulue ou consentie de ces peintures. L’auteur ne se proposait pas avant tout de décrire un monde particulier. L’école réaliste avait de ces ambitions quasi scientifiques : les romanciers se partageaient une époque, à la manière des savans qui ont une spécialité chacun dans l’univers des phénomènes. L’auteur de la Vagabonde et l’Entrave n’a pas cru que le monde du café-concert, acrobates, clowns, mimes, étoiles et leur clientèle eût « objectivement » un grand charme et un vif intérêt. Tout cela est le décor où s’attriste Renée. Peut-être la tristesse de Renée avait-elle besoin de ce morne entourage ; en tout cas, la tristesse de Renée consacre la laideur qui l’environne. Elle tempère de ses nuances délicates les couleurs crues d’un vilain paysage. Elle met une âme dans une cohue d’appétits. Quand on est un peu las déjà d’avoir suivi cette horde surexcitée, l’on arrive à des reposoirs que la tristesse de Renée a préparés de place en place : autant de phrases qui sont les étapes de la pensée et du chagrin. Un dimanche matin. Renée, qui ce jour-là dansera deux fois l’Emprise, après-midi et soir, se promène au Bois de Boulogne ; la course qui, au départ, l’amuse, la fatigue bientôt : « En vérité, qu’y a-t-il de changé en moi depuis ma vingtième année ?... La fatigue, aujourd’hui, commence à me devenir amère et comparable à une tristesse du corps... » Elle a cherché sa liberté ; elle l’a cherchée dans le vagabondage même. Puis elle n’a que faire d’être libre. On lui dit : « Quitte ce métier, reviens parmi tes égaux ! » Elle répond : « Je n’ai pas d’égaux, je n’ai que des compagnons de route... » Quand elle a bien souffert de tous les affronts que sa destinée lui inflige et de toute l’inutilité des jours qui passent n’apportant rien, elle écrit : « Il y a des jours, — moi qui me regarde vieillir avec une terreur résignée, — des jours où la vieillesse m’apparaît comme une récompense... » Elle voit une fille absurde et qui, de sa voix éclatante, fait beaucoup de bruit. Elle se demande : « Est-elle gaie ? Les hommes assurent que oui, et moi je trouve que non... La gaîté, ce n’est pas une agitation où manque la sécurité, ce n’est pas un bavardage, ni l’appétit de tout ce qui enivre. La gaîté, c’est quelque chose de plus calme, il me semble, de plus sain et de plus grave... » Et ne va-t-elle pas dire que la gaîté est quelque chose de plus triste ?... Il lui a semblé qu’elle était curieuse de liberté ; mais elle était désireuse d’amour. Puis elle écrit : » Quelque chose a passé entre nous : l’amour, ou seulement l’ombre longue qui marche en avant de lui ?... Déjà tu as cessé de m’être lumineux et vide. J’ai mesuré tout le danger, le jour où j’ai commencé de mépriser ce que tu me donnais : un joyeux et facile plaisir qui me laissait ingrate et légère, un plaisir un peu féroce, comme la faim et la soif, innocent comme elles. Un jour, je me suis mise à penser à tout ce que tu ne me donnais pas : j’entrais dans l’ombre froide qui chemine devant l’amour. » Trompée enfin par tous les plaisirs, elle a trouvé son refuge dans la douleur.

Quelle souplesse du talent ! Les phrases, qui parfois ont la sécheresse du petit fait qu’elles notent, ou la rapidité d’un geste impertinent, ou le papillotement des lumières folles, ou le déhanchement de la danseuse exaltée, savent aussi s’allonger comme cette ombre qui chemine devant l’amour, se colorer de crépuscule et répandre les musiques de la mélancolie. Mais la souplesse du talent n’est pas, en notre temps, la qualité la plus rare. Beaucoup plus rares, la justesse, la simple franchise de l’expression, l’art d’employer peu de mots et de remplacer la profusion par l’exactitude. C’est l’art de Mme Colette Willy. Je lui reproche seulement les gros mots ; et je les préfère, disais-je, à des néologismes : car nous veillons à la littérature, premièrement ; mais, parmi les gros mots, il y a une terrible foison de néologismes. Mme Colette Willy écrit fort bien. Pourquoi dit-elle : « dîner en tête à tête » avec Brague (ou Hamond) ? Marivaux, dans la Vie de Marianne, écrit : « M. de Climal. tête à tête avec moi, ne ressemblait pas à M. de Climal parlant aux autres... » C’est Marivaux qui a raison. Et Mme Colette Willy : « Un autre souci que celui, âpre, fortifiant, naturel, d’assurer moi-même ma subsistance. « Cette habitude d’ajouter des adjectifs (ou des participes) au pronom démonstratif celui a commencé, je crois, vers la fin du XVIIIe siècle : et elle n’est pas bonne. Mon pédantisme n’a guère de telles peccadilles à relever dans la Vagabonde et l’Entrave ; mon pédantisme est content.

Et ce style, qui a le mérite de la sûreté, ce style très moderne, un peu trop moderne parfois, et très conforme cependant au meilleur usage de la langue, a des prestiges. Des trouvailles, à chaque instant, varient le tour de la pensée ; une perpétuelle fantaisie vous mène à son gré, vous divertit en chemin. Les objets sont décrits avec une surprenante prestesse : les objets eux-mêmes, et l’impression de qui les regarde, le sentiment furtif. Renée est seule, dans une gare, la nuit... « La demie d’une heure sonne très loin. Le train qui doit me ramener à Paris ne passera que dans cinquante minutes... On n’a pas allumé, pour moi toute seule, les globes électriques du quai... Un timbre fêlé grelotte timidement dans l’ombre, comme suspendu au cou d’un chien transi... » Le petit jour, vu de la fenêtre, sur les fortifications : « La nuit se retire... Le ciel prend la couleur d’un champ de lin bleu... Un chat mince, sur le banc le plus proche, goûte la paix de ce frais moment et m’ignore. Parfois il lève la tête et regarde le ciel, avec une poétique et vide gravité que ne troublent ni l’affût, ni la peur Tous deux, nous attendons la naissance du jour. » Choisir, avec tant de goût, dans la réalité, les détails qui ont l’air d’être là comme les symboles d’un paysage tout animé de rêverie, quel art délicieux !

Au bord d’un lac. Renée, plus triste que jamais, voit les mouettes tournoyer. Elle n’a, dit-elle, envie de rien, que de toucher ces bêtes, vivantes et chaudes sous leur plume. Les mouettes volent. Mais Renée comble son désir, quand elle arrange les mots qui rendent le gras et soyeux plumage des mouettes. C’est le plaisir de la littérature et sa diversion subtile, jeu et privilège des seuls véritables artistes.


ANDRE BEAUNIER.

  1. La Vagabonde, roman, par Colette Willy (Ollendorff, éditeur) ; et l’Entrave, suite de « la Vagabonde, » par Colette Willy, — (Librairie des Lettres).