Revue littéraire - La Théorie du pardon dans le roman contemporain

Revue littéraire - La Théorie du pardon dans le roman contemporain
Revue des Deux Mondes4e période, tome 121 (p. 935-946).

LA THÉORIE DU PARDON
DANS LE ROMAN CONTEMPORAIN


La Tourmente, de M. Paul Margueritte. Paris, 1893, Kolh. — L’Intrus de M. Gabriel d’Annunzio. Paris, 1893 ; Calmann Lévy.

On conteste parfois l’influence du roman sur les mœurs. On ne la conteste pas sérieusement. C’est dans les œuvres d’imagination que s’essaient à naître et que prennent forme les idées ; elles iront, par la suite, déterminant des séries de faits, modifiant les lois des peuples, inspirant la conduite des individus ; elles feront leur chemin dans la société et dans les âmes. L’histoire de ces dernières années et les spectacles d’aujourd’hui apportent à l’appui de cette vérité les preuves les plus concluantes. Le socialisme a été une utopie de romanciers avant de devenir le programme d’un parti. Il s’est incarné dans les rêveries généreuses de George Sand et dans les déclamations de Balzac ; il a reparu sous une autre forme dans les écrits de nos romanciers réalistes, tantôt nuancé de sentimentalité, tantôt haineux et violent, comme dans le Germinal de M. Zola. De telles œuvres ont beau ne pas s’adresser directement à la foule et n’être que l’un des facteurs du mouvement qui entraîne les sociétés vers de nouvelles destinées, elles contribuent pour leur part à la direction générale des esprits : elles façonnent les intelligences et préparent le courant de l’opinion. — C’est de même sous l’effort de la prédication des écrivains, sous la poussée du théâtre et du roman, qu’a cédé l’ancienne législation du mariage et que nous avons vu inscrire à nouveau le divorce dans notre code. — Et comment nier cette influence du roman sur la conduite de chacun de nous ? Ce qu’il y a au fond de tout roman, s’il n’est pas seulement l’œuvre frivole d’un amuseur, c’est un cas de conscience débattu devant nous et résolu dans un certain sens ; vienne le jour où nous nous trouvons nous-mêmes aux prises avec des circonstances analogues, à notre insu le souvenir du livre agira sur nous. Ces idées issues des livres parviennent jusqu’à ceux-là mêmes qui ne lisent pas : car elles sont partout répandues, flottantes autour de nous, et elles forment l’atmosphère morale d’une époque. C’est pourquoi ceux-là font preuve de beaucoup de légèreté d’esprit qui dédaignent de s’occuper des « modes littéraires », le prennent de haut avec les fictions, et restent inattentifs aux réponses qu’on y propose à quelques-unes de ces questions qui sont toujours pendantes, parce qu’elles sont de tous les temps et qu’elles se renouvellent sans cesse.

C’est de l’amour que traite le roman, de façon à peu près exclusive. On le lui reproche et on s’étonne qu’il revienne sans se lasser sur ce thème unique. Pourquoi ? puisqu’il y a tant d’autres affaires dans la vie qui sont plus graves ; et puisque tant d’hommes vivent, et vivent bien, sans avoir jamais connu de l’amour autre chose que le nom. Mais il faut ici dépasser les apparences et oublier si l’on peut le point de vue de l’esprit gaulois. Au regard du philosophe comme à celui du naturaliste, l’amour, cet amour qui entretient la vie à travers l’humanité, est la grande affaire pour les hommes. C’est de lui que tout dépend ; nous lui devons la constitution de nos corps et l’énergie de nos âmes. Il est à la base de tous nos sentimens, et dans la manière dont nous le concevons toute notre vie morale est engagée. Il peut lui seul nous donner la plénitude du bonheur ; mais c’est de lui que, les souffrances sont in tolérables. De là viennent ces cris de douleur, de colère, de haine, qui n’emplissent les livres que parce qu’ils sont aussi bien le cri de l’humanité torturée par l’amour. Et de là vient que, depuis qu’il y a des romans et des ouvrages de théâtre, ils semblent n’avoir été inventés que pour étudier de mille manières le problème éternel de l’adultère.

La littérature de ces trente dernières années a été sévère pour la faute de la femme. Elle a travaillé avec application à la dépoétiser. Au développement des rêveries sentimentales elle a substitué l’étude des réalités triviales et basses. Elle a utilisé les données de la physiologie et de la médecine. Dans les grandes amoureuses divinisées par les poètes elle n’a vu que de tristes hystériques. Les femmes incomprises n’ont plus été pour elle que des curieuses. Elle a montré la vanité de tous les prétextes et l’inanité de toutes les excuses. « Il n’y a, dit M. Dumas, aucun enchaînement admissible entre vos douleurs, vos jalousies, vos déceptions, vos désespoirs, et le petit acte spasmodique qui constitue l’adultère[1]. » Tel est le sophisme qu’il s’agissait de dénoncer. Il semble qu’aujourd’hui et pour un temps la démonstration soit faite. Et nul ne songe à alléguer d’excuses en faveur de la femme coupable. Mais on recommence à invoquer pour elle le pardon.

C’est M. Dumas qui a donné le signal ; et c’est, ici encore, son nom qu’il faut citer, puisque, aussi bien, dans tout ce qui touche aux rapports des sexes, il n’est guère de question qui ne l’ait inquiété, de difficulté qu’il n’ait aperçue, et de théorie qu’il n’ait pour le moins esquissée. Sous forme paradoxale et sans avoir l’air d’y tenir, il lance dans Francillon l’idée qu’il pourrait bien y avoir égalité entre l’homme et la femme dans l’adultère. Et parce qu’il se rend bien compte, comme moraliste, qu’il avance une énormité, et, comme auteur dramatique, qu’il fait violence à l’opinion du public, il se contente d’autoriser de l’exemple du fantaisiste Sire de Pontamafrel la thèse de la réciprocité. — Dans les dernières pages de Crime d’Amour, le héros de M. Bourget s’étonne de se trouver sans colère contre la maîtresse dont la trahison l’avait fait souffrir tant. — L’une des nouvelles de Guy de Maupassant, Allouma[2], se termine par cet aphorisme qui en résume la signification : « Avec les femmes il faut toujours pardonner… ou ignorer. » — Une nouvelle de M. Paul Margueritte, intitulée : Après le divorce[3], nous montre deux époux qui, après avoir demandé et obtenu le divorce, comprennent qu’ils n’ont pas cessé de s’aimer, songent à se reprendre, reculent devant cette solution inattendue. On emprunterait à des livres d’hier bien d’autres exemples encore et qui prouvent que cette théorie du pardon est, comme on dit, dans l’air.

Elle s’est développée en ces derniers temps sous l’influence des romans russes. C’est une des formes multiples de cet évangélisme qui nous est venu du Nord. Cet évangélisme russe ne serait-il pas d’ailleurs tout simplement une réapparition dans la littérature de notre vieux romantisme ? Cela est probable ; et cette migration des idées littéraires, grâce à une théorie récente, nous est connue. Elles prennent naissance sur un point du globe, puis elles commencent leur voyage sous d’autres cieux ; elles se modifient suivant les milieux, se chargent de pensée, se transforment ou se déforment pour revenir à leur pays d’origine, les mêmes toujours et pourtant différentes. C’est ce qui est arrivé pour ce fonds romantique que nous n’avons pas reconnu d’abord et à qui nous avons fait si bon accueil grâce à son déguisement exotique. Quoi qu’il en soit, le point de vue auquel se plaçaient les écrivains s’est trouvé soudain changé. Tandis qu’ils n’avaient, trop longtemps, jeté sur l’humanité qu’un regard dur et hostile, ils se sont repris de sympathie pour les hommes, leurs frères, d’indulgence pour leurs fautes et d’apitoiement devant leurs misères. Ce besoin de tendresse a été par tout ressenti. Les Italiens en ont été pénétrés comme les Français. Ç’a été une conquête de l’Europe par lame septentrionale… Et donc ce qui provoquait notre colère ou notre dégoût nous a semblé ne mériter que la pitié. Les laideurs morales sont d’ailleurs plus affligeantes que les autres, et, le péché est la pire des épreuves qui ait été imposée à l’humanité ; au lieu de haïr le coupable, nous nous sommes mis à le plaindre. Dans le roman de Dostoïewski, Raskolnikoff s’agenouille devant Sonia la fille publique. « Ce n’est pas devant toi, lui dit-il, que je m’agenouille, c’est devant la souffrance humaine. » Cette religion de la souffrance humaine est devenue le credo de presque tous les romanciers. Mais le moyen d’être plus sévère pour l’adultère que pour la prostitution ?

Voici à peu près en quels termes on pourrait présenter et sur quels argumens on étaierait cette théorie du pardon. On dirait :

« Cette femme est ta femme. Tu l’as épousée librement. Tu lui as promis, sans conditions et sans réserves, de l’aider et de la protéger. Or depuis le jour où elle t’a appartenu qu’est-il arrivé ? Elle ne savait rien de la vie ; mais apparemment cette vie tu la connaissais et tu te jugeais capable de l’y diriger avec toi. Elle voulait être aimée, attendu que c’est le vœu de tout être vivant. Elle s’est aperçue bientôt que vous n’entendiez pas l’amour de la même façon. Tu avais eu des maîtresses avant le mariage, tu en as eu après. Sans doute on l’avait prévenue que la fidélité est rare chez les hommes. Mais elle t’aimait. Les raisonnemens ne tiennent pas contre l’amour. Dès qu’elle a connu ton infidélité, un grand effondrement s’est fait en elle, un renversement de toutes les notions ; elle a été en proie à une infinie détresse. Elle s’est trouvée tout d’un coup sans appui et sans guide. Cependant un de tes amis était là. qui épiait son heure… Ou peut-être n’as-tu pas été coupable. Tu n’as été que maladroit. Ce n’est guère moins grave. Ta femme s’attendait à trouver en toi un maître ; tu t’es fait son esclave. Tu t’es soumis à ses caprices. Tu l’as ornée de toute sorte de défauts. Tu as comme à plaisir multiplié les dangers autour d’elle… Dans les deux cas, n’es-tu pas en grande partie responsable de ce qui est arrivé ? Comment t’y prendras-tu pour la punir d’une faute qui est d’abord ta faute ?

« J’admets, ce qui n’est guère vraisemblable, que tu sois au-dessus de tout reproche. Tu as été fidèle autant que vigilant. Ta tendresse a été délicate et ferme. Cependant, en dépit de toi et peut-être en dépit d’elle-même, cette femme a failli. Mais ne sais-tu pas que la créature est faible ? En vérité il n’y aurait pas lieu de se plaindre si le mal n’était jamais commis que par les méchans. C’est la faute des honnêtes gens qui est un problème douloureux. Pour nous mener au bien nous n’avons que notre volonté ; contre cette volonté toutes sortes de puissances se liguent qui nous induisent au péché. À de certaines heures, du fond obscur de nous-mêmes un être se lève dont nous ne soupçonnions pas l’existence et qu’ensuite nous avons peine à reconnaître. C’est lui qui a déjoué notre surveillance. Ç’a été une faiblesse d’un instant. Maintenant la coupable a honte d’elle-même, elle se repent et elle te supplie. Elle te demande, à toi qui es une créature d’instinct, de ne pas être impitoyable pour ces surprises des sens auxquelles nul ne peut assurer que lui-même ne soit pas exposé, à toi qui es une créature d’un jour de ne pas prononcer ce mot : Jamais. Que si au surplus cette femme n’était pas la tienne, sa faute t’apparaîtrait sous un aspect tout à fait différent. Ne peux-tu donc sortir de toi-même et t’élever au-dessus des mesquines considérations de l’amour-propre ? N’oublieras-tu pas tes propres souffrances, ou plutôt n’y trouveras-tu pas un conseil de compatir à la souffrance d’autrui ? Dieu seul peut condamner. Use du droit qui appartient à la créature : pardonne !

« D’ailleurs, ce pardon auquel on t’exhorte, ce n’est pas un demi-pardon, une absolution louche et honteuse. Pardonne absolument et sans arrière-pensée. Pardonne de tout ton cœur, comme tu voudrais qu’il te fût pardonné, suivant les mots que tu prononces dans l’oraison dominicale. Que le passé soit aboli. Que la vie recommence entre vous telle qu’autrefois. Ainsi tu auras accompli ton devoir. Tu auras véritablement relevé celle qui était déchue ; tu l’auras fait rentrer dans l’ordre, tu l’auras restituée dans son rôle d’épouse et de mère. Toi-même tu te seras haussé à un degré de vertu qui n’est si rare que parce que les hommes font rarement le bien. Tu te seras montré dans l’épreuve généreux, charitable et grand… »

Tel est le langage qu’on pourrait tenir afin d’évangéliser les maris trompés.

Or, ce zèle serait-il profitable ou ne serait-ce pas un zèle qui s’égare ? Cette argumentation est-elle solide et résisterait-elle au contrôle des faits ? Qu’adviendrait-il dans la vie réelle de deux créatures de chair et de sang, s’il leur prenait fantaisie de s’appliquer les bienfaits d’une pareille théorie ? Le pardon, dans le drame de l’adultère, est-il possible ? S’impose-t-il comme un devoir ? Ou, sous les apparences du pardon, ce qui se cache ne serait-ce pas une des pires suggestions de la lâcheté ? — C’est ce que se sont demandé presque à la même heure deux écrivains d’origines et de tendances très différentes. L’Intrus de M. Gabriel d’Annunzio, et ce roman de M. Paul Margueritte, la Tourmente, que nos lecteurs n’ont pas oublié, ce ne sont que deux « cas » d’un même problème, et ce n’est que le même sujet présenté sous d’autres aspects.

M. Gabriel d’Annunzio est célèbre en Italie. Il a trente ans. Il débuta très jeune par un volume de poésies bientôt suivi d’autres recueils de prose et de vers. Le succès fut rapide. M. d’Annunzio nous confie lui-même avec une entière franchise quelles en furent pour lui les conséquences[4]. « Tout le monde me recherchait, m’encensait, me divinisait. Les femmes surtout s’émurent. Et alors je connus un péril extrême. La louange m’enivra. Je me jetai dans la vie éperdument, avide de plaisirs, avec toute l’ardeur de ma jeunesse… Et je commis faute sur faute, je longeai mille précipices. Une sorte de démence aphrodisiaque s’était emparée de moi. Je publiai un petit livre de vers intitulé : Intermezzo di Rime, où je chantais en grands vers plastiques, d’une impeccable prosodie, toutes les voluptés de la chair, avec une impudeur que je n’avais rencontrée que chez les poètes les plus lascifs du XVIe et du XVIIe siècle. » Le scandale fut grand. Cependant l’homme faisait l’apprentissage de la douleur, l’écrivain en recevait les enseignemens. « Comme il était juste, je commençai à payer mes erreurs, mes désordres, mes excès ! Je commençai à souffrir avec la même intensité que j’avais mise à jouir. La douleur a fait de moi un homme nouveau. Les livres de Léon Tolstoï et de Dostoïewski concoururent à développer en moi ce nouveau sentiment. Et puisque maintenant mon art était mûr, je réussis tout de suite à exprimer mon nouveau concept de la vie dans un livre complet et organique. Ce livre est l’Intrus[5]. » Ces indications sont d’un écrivain qui est un clairvoyant critique de soi-même. Ajoutez que M. d’Annunzio possède deux facultés qui ne sont pas incompatibles, mais qu’on n’a pas coutume de trouver réunies. Il a un très vif sentiment de l’extérieur. Il associe la nature au drame de ses personnages. Ses descriptions sont à la fois riches de couleur et toutes pénétrées d’émotion. D’autre part il a le goût de la vie intérieure. Il se regarde vivre et penser. Il est un intellectuel en même temps qu’un passionné. Et ici nous aimerions à lui voir citer parmi les maîtres dont il a profondément subi l’influence le nom de l’écrivain qui chez nous a renouvelé le roman de psychologie. Il n’est que juste de saluer en M. Paul Bourget un des esprits les plus vigoureux de ce temps et l’un des initiateurs dont l’action s’est le plus sûrement exercée sur les romanciers de l’étranger aussi bien que sur les nôtres. C’est lui qui leur a remis en main cet instrument de l’analyse dont lui-même avait usé avec tant de subtilité et de pénétration. M. d’Annunzio a profité, comme c’était son droit, de ses exemples et de ses leçons. Analyste et poète, mystique et sensuel, tel est cet écrivain d’une très séduisante et troublante originalité.

Pour ce qui est de M. Paul Margueritte, celui-là est au premier rang parmi nos jeunes romanciers d’aujourd’hui. Son talent est délicat et son goût est sûr. Enrégimenté d’abord, comme tous les écrivains de sa génération, dans l’école naturaliste, il ne s’y est pas attardé. Mais en quittant l’école, il a su en emporter ce que contenaient de meilleur les principes qu’on y enseignait. Il a le respect de l’observation exacte. Nullement romanesque, il se tient très près de la réalité. Ce qui le frappe surtout dans le train de la vie c’est ce qu’il y découvre d’incomplet et de médiocre. Il voit comme toutes nos aspirations sont contrariées et nos désirs trompés. Il excelle à traduire ces perpétuels malentendus dont nous sommes les victimes plus que les auteurs. De là vient la teinte de mélancolie répandue sur toute son œuvre. Elle n’est, cette œuvre, dans son ensemble, que l’histoire de nos renoncemens à un idéal inaccessible.

C’est avec le tour d’esprit qui leur est particulier que l’un et l’autre écrivain abordent la question qui nous occupe. Mais tous deux l’ont traitée avec une égale franchise. Ils ont poussé les choses à bout. Ils ont choisi le cas le plus grave, celui où la faute a eu des conséquences matérielles. Ils ont rejeté tout appareil mélodramatique. Point de grands cris et point de grands mots. Le mari offensé ne lève pas le bras sur sa femme, et ses cheveux ne blanchissent pas en une nuit. la vie n’est pas suspendue, mais elle continue, bourgeoise et simple, après la tragique révélation. De même ils ont écarté du débat tout élément étranger, intervention du scandale, souci de l’opinion du monde. Ils ont laissé en présence la coupable et son juge. Ils ont éloigné l’amant afin de ne pas détourner sur lui la colère du mari et de ne pas donner à l’offensé la satisfaction de la vengeance. Rien ne trouble l’intensité du drame. L’affaire se passe sans témoins, dans le secret des cœurs… Et, par des voies différentes, la conclusion à laquelle les deux œuvres aboutissent est en somme identique.

Le héros de l’Intrus, Tullio Hermil, nous est donné pour un homme profondément corrompu. Avide de plaisir il n’a demandé à la vie que de lui procurer la plus grande somme de jouissances possible. Son caprice est devenu sa loi unique. Comme il arrive, son esprit lui a fourni de subtiles théories par où il légitime son égoïsme. Convaincu qu’il est une nature exceptionnelle et une intelligence d’élite, il en conclut que tout lui est permis et qu’il est placé en dehors et au-dessus des conventions ordinaires de la morale. Cela le mène à des écarts de conduite tout à fait monstrueux. C’est de sang-froid et le plus sérieusement du monde qu’il propose à sa femme de se résigner au rôle de « sœur ». Et il trouve d’admirables sophismes pour faire valoir aux yeux de Juliane tout ce que ce rôle a de noble, d’agréable et d’avantageux. Lui pourtant promène sa curiosité à travers toute sorte d’expériences : de ces expériences chacune est pour lui une déchéance. Son dernier amour pour une courtisane de grande marque lui a fait connaître « d’atroces agonies, des joies abjectes, des soumissions déshonorantes, toutes les misères, toutes les ignominies de la passion charnelle exaspérée par la jalousie. » C’est alors que, par un retour de fantaisie, il se sent repris de goût pour Juliane. On devine de quelle espèce peut être l’inclination qui le ramène vers la femme longtemps négligée. Lui-même d’ailleurs ne se fait à ce sujet aucune illusion. Afin de surprendre la sensibilité de la jeune femme, il l’a ramenée dans un domaine de campagne, la Badiola, qu’ils avaient habité dans les premiers temps de leur mariage : de tendres souvenirs, une atmosphère amollissante, les enchantemens de la nature lui prêteront leur complicité. Il se représente la scène et sous quelles influences cédera la jeune femme : « C’est après déjeuner. Un petit verre du chablis a suffi pour troubler Juliane qui ne boit presque pas de vin. l’après-midi se fait de plus en plus chaude ; l’odeur des roses, des glaïeuls, des lilas devient violente. Nous sommes seuls, envahis tous deux par un insurmontable tremblement intérieur… » Le plaisir qu’il espère est véritablement un plaisir coupable, et dont il s’efforce par l’imagination d’aiguiser encore la perversité. Car Juliane est souffrante et il se persuade que pour elle la volupté peut être dangereuse. Et il se souvient à propos que longtemps Juliane a été pour lui une sœur. « Afin de rendre plus âpre cette saveur d’inceste qui m’attirait en exaltant ma fantaisie scélérate, je tâchai de me représenter les instans où plus profond avait été en moi le « sentiment fraternel, » où plus sincère m’était apparue Juliane dans son rôle de sœur. » Telle est la comédie qu’il se joue à lui-même, et c’est ainsi qu’il ajoute à son plaisir le ragoût d’un libertinage conscient et réfléchi.

Au lendemain de cette volupté reconquise, il apprend que Juliane est enceinte ; elle s’est donnée à un certain Philippe Arborio ; un enfant naîtra de sa faute. Le désespoir de Tullio est tel qu’on le devine. Que faire pourtant ? Il ne peut s’attaquer à Philippe Arborio qui, atteint d’une maladie de la moelle, est aujourd’hui presque un mourant. Il songe au suicide ; mais l’attachement à la vie est le plus fort. Juliane d’ailleurs proteste qu’elle l’aime et quelle n’a jamais cessé de l’aimer. Tel est au surplus l’empire que la jeune femme a repris sur ses sens qu’il n’a pas le courage de renoncer à elle. Qu’est-ce donc qui les empêche d’être désormais heureux l’un par l’autre ? Et que serait-ce sinon la présence de cet enfant qui sera entre eux comme un remords et un reproche et comme le passé lui-même s’étant mis à vivre pour les humilier et pour empoisonner toutes leurs joies ? C’est donc contre cet enfant que va s’acharner la rage de Tullio. Il essaie de le faire périr dans les entrailles mêmes où s’élabore sa vie. L’enfant naît, il respire, il est bien portant. Mais un soir, Tullio, étant resté auprès de lui, ouvre une fenêtre, l’expose à un courant d’air glacé, appelle sur lui la mort. C’est ce crime dont aujourd’hui Tullio s’accuse, et dont il écrit dans l’Intrus le récit et la confession, espérant que par-là peut-être il arrivera à soulager sa conscience et à exorciser le fantôme.

On voit assez de quoi il s’agit dans cette histoire. Rien n’y est engagé qui ne vienne des sens. C’est la fièvre des sens qui a ramené Tullio à Juliane, elle qui a fait de lui un meurtrier. Guidé par le désir, Tullio est devenu l’amant de sa femme et il a repris en Juliane celle de ses maîtresses qui, après expérience et vérification faite, peut lui procurer le plus de plaisir. Il n’y a dans tout cela rien autre chose. Il n’y a ni une ombre de générosité, ni un atome de pardon.

Dans la Tourmente, il en va tout autrement. Ce dont il est question cette fois, c’est bien de l’effort tenté par deux êtres qui ne sont point vils pour s’élever au-dessus des conditions de l’humanité moyenne. Ce qu’on soumet ici à l’examen et à l’analyse, c’est la possibilité elle-même de l’abnégation dans un cas déterminé, et les chances qu’il y a de faire prédominer la partie élevée de l’être sur les sensations basses. Jacques Halluys n’est pas un débauché. Il a toujours évité de traiter sa femme, Thérèse, en maîtresse ; et s’il l’aime, ce n’est pas seulement par un entraînement physique, mais c’est aussi parce qu’il croit avoir deviné chez la jeune femme une véritable noblesse d’âme. En fait, il a la preuve qu’il avait deviné juste, dans le moment même où il apprend la trahison de Thérèse. Car c’est elle qui volontairement lui en fait l’aveu. Elle ne peut plus supporter le poids de la honte. Elle vient, moderne Princesse de Clèves, confesser non pas la crainte où elle est de faillir, mais son remords d’avoir failli. Elle vient vers celui qui est son allié naturel, afin qu’ils cherchent ensemble s’il n’y aurait pas un moyen d’échapper à l’abîme de misère où elle les a jetés tous les deux. Lui donc ne refuse pas l’aide qu’elle est venue lui demander. Il est touché par la générosité de son aveu comme par la sincérité de son repentir. Il espère dans la vertu de la souffrance. Leur commune douleur sera entre eux un lien nouveau. C’est un élan vers l’idéal, une ascension vers un héroïsme surhumain. Et il semble d’abord qu’ils soient récompensés de leur bonne volonté et que l’entier pardon leur ait rendu le bonheur.

Combien ce bonheur est fragile et le peu qu’il faudra pour en dissiper le mensonge, c’est ce que l’auteur a montré dans les dernières pages du livre ; ce sont ces pages qui donnent à l’étude toute sa portée morale. Car on s’imagine que l’apaisement peu à peu viendra, qu’on oubliera ; on n’oublie pas. Par momens on se fait cette illusion, qu’on a triomphé complètement de la rancune et de la jalousie : c’est qu’alors l’intensité du désir ne nous laisse plus la liberté de réfléchir ; une fois de plus nous sommes tombés dans le piège que la nature tend à l’individu. Mais la possession satisfaite ne laisse après elle que la tristesse. Alors l’image reparaît, l’odieuse image dont l’obsession se fait avec le temps plus invincible et la hantise plus cruelle. « Ce qu’elle éprouvait de mystérieusement doux, dans l’intimité la plus scellée, elle l’avait éprouvé avec un autre… Un autre l’avait connue dans toute sa faiblesse, dans sa misère de femme… » C’est cette image évoquée qui pour ainsi dire renouvelle le crime, le perpétue, nous en rend spectateurs et, comme en présence de la chose elle-même, éveille en nous l’instinct de destruction. Quoi qu’il puisse faire désormais, Jacques Halluys méprisera celle qui l’a trompé. Il se défie d’elle ; cette défiance s’étend à tout le passé et elle l’inquiète dans l’avenir. Toutes les joies qu’il a dû jadis à Thérèse lui deviennent suspectes : il voudrait arracher ce qui d’elle est resté dans sa chair. À mesure que s’installe en lui la souffrance, elle s’accompagne d’un besoin de faire souffrir. Il torture maintenant Thérèse de ces questions qu’ils s’étaient entendus d’abord pour écarter. Il lui parle de la faute et de l’amant. L’a-t-elle aimé ? Peut-être l’a-t-elle aimé plus qu’elle ne le dit et plus qu’elle ne le croit. Et peut-être qu’elle l’aime encore. Comment est-elle tombée ? Comment, où, dans quelles circonstances a eu lieu la trahison ? Il veut savoir. Mais plus il la méprise, plus il se sent lui-même devenir digne de mépris. « Sur la pente où ils roulaient il n’y avait rien au bas qu’abîme fangeux et ténèbres louches. Il avilissait Thérèse par ses soupçons, sa jalousie noire, qui scrutait le passé, viciait le meilleur de leurs anciennes joies ; et quand il l’avait avilie par ses reproches, il l’avilissait en outre par son pardon ; il l’avilissait encore plus par cet amour fait d’opprobres qui étreint un être méprisé. » — « Le plaisir que je ressens est affreux, reproche Jacques Halluys à sa compagne de misère, car il est fait d’avilissement et d’ignominie. Ah ! quelle torture ! quel homme as-tu fait de moi ? » Tel est le dernier résultat de cet effort tenté imprudemment pour échapper à la nécessité. En voulant s’élever et s’ennoblir, ils n’ont fait tous deux que préparer leur déchéance. Ç’a été une dérision. C’est le démenti donné par les faits à de belles chimères. Jacques est enfin tombé, peu s’en faut, aussi bas que Tullio.

C’est que le pardon ne s’étend pas aux choses de la chair et qu’il ne saurait être question de lui tant que le lien charnel n’est pas rompu. La charité ne pénètre pas pour les illuminer dans les obscures régions de l’instinct. C’est l’esprit qui pardonne, qui s’humilie, qui se sacrifie ; mais l’instinct ne connaît que la satisfaction de lui-même. Les sens ne pardonnent pas plus qu’ils n’oublient. C’est ici le domaine de la jalousie. de la violence et de la haine. Ce qu’il y a à la base de l’amour, c’est la lutte des sexes. M. Margueritte l’a justement noté dans le passage où il décrit l’attitude des deux amans au réveil qui suivit pour eux la reprise de possession : « Jacques retourna brusquement la tête, devinant que Thérèse éveillée le regardait depuis quelques secondes. Dans ce regard à l’affût, il perçut une attention perspicace et rusée. Elle lui souriait, et son sourire, sans aller jusqu’à l’ironie, se nuançait d’une malice de triomphe. » Ç’a été entre eux un épisode de cette lutte du masculin et du féminin, qui ne semble s’apaiser par instans que pour reprendre ensuite avec plus d’âpreté. On n’a pas oublié comment Tolstoï, dans la Sonate à Kreutzer, a mis en relief cet élément de haine qui se dégage de la volupté elle-même, et qui met en présence comme deux ennemis ceux qui n’ont cherché dans l’amour que l’assouvissement de leur sensualité. C’est dès les premiers jours de la lune de miel que Posdnicheff a la révélation de l’erreur qui a été la sienne. À sa grande surprise, ce qu’il lit dans les yeux de sa femme, au lieu de la tendresse qu’il s’attendait à y trouver, c’est une expression haineuse. Cette hostilité sera désormais l’état normal des deux époux. Elle ira chaque jour en s’accentuant. Elle développera chez Posdnicheff une jalousie imprécise, sans objet et sans cause, et qui saisira pour éclater le premier prétexte. Elle aboutira au meurtre par une espèce de fatalité. Tel est d’après Tolstoï le sort réservé à tout mariage fondé comme celui-là uniquement sur le plaisir. Car il est dit dans l’Évangile « que celui qui regarde la femme avec volupté commet déjà l’adultère avec elle » ; et ces mots ne se rapportent pas seulement à la femme d’autrui, mais notamment et surtout à notre femme… L’esprit chrétien ne s’y trompe pas. Et les écrivains russes n’ont eu garde d’appliquer jusqu’en ces matières leurs propres théories sur la pitié. Tolstoï tue Anna Karénine. L’évangélisme s’arrête au seuil de l’adultère.

Peut-être trouvera-t-on que ce refus du pardon à la femme coupable est pure cruauté ; et que l’homme est mal venu à refuser à sa compagne ce pardon qu’il réclame pour lui-même. C’est qu’on a beau dire et faire appel aux idées chevaleresques, il n’y a pas d’égalité dans la faute. Ce n’est pas seulement notre vanité d’homme qui en décide et ce ne sont pas même les raisons tirées des conséquences sociales. Les intérêts engagés sont singulièrement plus graves. C’est la nature qui assigne à la faute de la femme une gravité exceptionnelle. Car elle ne connaît ni les aspirations de nos esprits ni les souffrances de nos cœurs, elle ignore les arrangemens sociaux et aussi bien le respect dû à la foi jurée. Elle ne connaît, pour elle, que l’avenir de l’espèce et la conservation du type. Elle impose la fidélité à celui à qui l’homme confie le dépôt de la race. Cette loi que nous n’avons pas faite est au fond de toutes nos discussions sur l’amour ; elles s’égarent quand elles s’en écartent. C’est en vain que nous nous révoltons, que nous parlons de justice et de charité, et que nous tissons nos rêves immatériels et charmans. Derrière tous ces mirages, ce qu’on découvre c’est la nature attentive à son œuvre et qui ne se laisse pas détourner de ses fins.

Et donc, ce à quoi aboutissent les écrivains d’aujourd’hui, dans cette étude nouvelle du problème de l’adultère, ce n’est pas à contredire, mais ce serait plutôt à confirmer et à compléter l’œuvre de leurs devanciers. Après que ceux-ci avaient montré la faute de la femme sans excuse, ils ajoutent qu’elle est sans pardon. Le commandant de Montaiglin, dans Monsieur Alphonse, relève par ces nobles paroles la femme qui lui a menti et qui l’a trompé : « Créature de Dieu, être vivant et pensant qui as failli, qui as souffert, qui te repens, qui aimes et qui implores, où veux-tu que je prenne le droit de te punir ? » Mais c’est qu’il ne s’agit pas ici d’un mariage véritable. Celui qui parle est un ami et un père plutôt qu’un mari.

Que fera le mari de qui la femme a failli dans sa chair ? Pour toute sorte de raisons et, si on y tient, par pitié, peut-être conservera-t-il à la femme coupable sa place au foyer. Ils vivront séparés sous le toit commun et dans l’association de leurs intérêts pareils. Ou peut-être l’amour sera-t-il le plus fort ; et le lien charnel se renouera. Et alors que vaut cette union rétablie sur les ruines de la confiance et de l’estime ? A peine est-elle tolérable à ceux qui, dépourvus de vie intérieure, se contentent du plaisir du moment. Pour les autres, pour ceux qui réfléchissent, qui analysent leurs sentimens et jusqu’à leurs sensations, cet amour qu’ils subissent, en proie au désir et à la jalousie, à la passion et au remords, est une atroce souffrance. Et il est une dégradation. Il se peut bien que ceux qui y cèdent, afin de se donner une excuse, parlent de pitié, de miséricorde et d’abnégation. En fait, toutes ces vertus n’ont ici rien à voir et il convient de les réserver pour des cas où elles s’appliquent plus justement. Mais il faut restituer son vrai nom à ce qu’on voudrait décorer du titre de « pardon ». On n’a pas le droit de transformer en un sublime effort de charité ce qui n’est que le vulgaire désir de la jouissance, — et le libertinage.


RENE DOUMIC.

  1. Préface de la Dame aux Camélias.
  2. Dans la Main gauche.
  3. Dans le Cuirassier blanc.
  4. Voir dans la Revue hebdomadaire du 21 juin 1893 une lettre de M. G. d’Annunzio adressée à M. G. Hérelle et reproduite par M. Amédée Pigeon.
  5. Le titre italien est l’Innocente.