Revue littéraire - La Philosophie de Schopenhauer et les conséquences du pessimisme

Revue littéraire - La Philosophie de Schopenhauer et les conséquences du pessimisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 102 (p. 210-221).

REVUE LITTÉRAIRE

LA PHILOSOPHIE DE SCHOPENHAUER

ET

LES CONSÉQUENCES DU PESSIMISME.

Le Monde comme volonté et comme représentation, traduction de M. A. Burdeau
Paris, 1888-1890; F. Alcan.

Il n’y a pas encore très longtemps qu’ici même, annonçant la première traduction française, par M. J.-A. Cantacuzène, du principal ouvrage de Schopenhauer : le Monde comme volonté et comme représentation, nous en prenions prétexte pour justifier le philosophe de quelques imputations ridicules, et pour dégager de son système ce qu’il nous paraissait contenir d’essentiel, de plus original, et de vraiment durable. Nous avions cependant peu parlé de son pessimisme. C’est qu’on en parlait beaucoup alors, autour de nous ; et, sans doute, on sait assez qu’il n’y a rien de plus fâcheux pour une doctrine philosophique que d’être, comme l’on dit, à la mode. Non pas, assurément, que tout le monde n’ait le droit d’en juger, et le devoir même, quand elle n’est, à vrai dire, comme le pessimisme, qu’une conception ou qu’une théorie de la vie. Mais le propre de la mode est, si j’osais risquer ce barbarisme expressif, de futiliser tout ce dont elle s’occupe, afin de le pouvoir commodément traiter dans ses salons ou dans ses journaux ; et je n’en voudrais pour preuve, au besoin, que les plaisanteries qu’on entend faire encore quelquefois sur le pessimisme, ou que la manière dont on parle de Schopenhauer dans la Vie parisienne et dans le Charivari. Ce qu’elle a de moins bouffon n’a pas consisté, j’imagine, à travestir en un pédant de philosophe l’homme du monde qui a le plus détesté « les professeurs de philosophie, » et à faire de son nom, qui est celui du plus spirituel des Allemands, le synonyme d’obscurité métaphysique, de lourdeur, et d’ennui savant. Mais maintenant qu’il semble que la mode se soit détournée de Schopenhauer et du pessimisme vers d’autres objets qui lui conviennent mieux, c’est le moment d’y revenir, et pour cela de profiter de l’excellente et toute récente traduction de M. A. Burdeau. Parmi tant d’autres occupations qu’il a, si le savant député de Lyon a consacré trois ans de ses loisirs à traduire de nouveau le Monde comme volonté et comme représentation, c’est probablement qu’il a cru qu’on avait assez mal jugé Schopenhauer, en France, et que le procès du pessimisme n’était pas encore terminé. Nous qui le croyons comme lui, nous ne nous pardonnerions pas de laisser échapper l’occasion de le dire : — Et, si nous le pouvons, de le prouver.

« Les recherches de morale, a dit quelque part Schopenhauer lui-même, présentent une importance incomparablement supérieure à celle des recherches de physique, ou de toute autre recherche en général ; » et en le disant, il a bien indiqué ce qui fait le caractère original de sa philosophie, comme aussi la supériorité du pessimisme sur toutes les doctrines qu’on essaie de lui opposer. Le pessimisme est une morale ; l’optimisme, — et je n’entends pas ici l’optimisme vulgaire, celui de Béranger, par exemple, ou de Paul de Kock, mais l’optimisme philosophique, celui de Spinosa, si l’on veut, ou celui de Leibniz, — l’optimisme, n’est et ne peut être qu’une métaphysique. Lorsque Leibniz proclame que « tout est au mieux dans le meilleur des mondes, » il n’en sait rien. Il ne dit rien, au moins, qui soit fondé sur l’expérience actuelle de la vie. C’est une conséquence qu’il tire d’une certaine idée qu’il s’est formée de Dieu, dont la « toute-puissance » ne serait qu’un leurre, et la « bonté » qu’un mot, si ce monde, qui passe pour être le chef-d’œuvre de ses mains, était radicalement mauvais. Il fait de la métaphysique. Pareillement, pour suivre Hegel à travers les détours et les obscurités de sa Philosophie de la nature ou de sa Philosophie de l’histoire, il faut qu’on commence par lui consentir ou par lui passer un certain nombre de définitions et d’axiomes. Il fait toujours de la métaphysique. Mais ce qui fait la force du pessimisme, c’est que, s’il se couronne, en quelque sorte, aussi lui, d’une métaphysique, elle est induite, non déduite ; ultérieure à la connaissance de l’homme et de la vie, non pas antérieure ; tirée du spectacle et de l’expérience des choses, au lieu de leur être comme imposée et superposée du dehors. Schopenhauer ne nous demande que de jeter avec lui les yeux sur ce qui nous entoure, de considérer le train ou les accidens de la vie quotidienne, et, quoi qu’il avance ou qu’il affirme, nous ne le comprenons pas, si nous n’entendons pas qu’il nous invite à le contrôler, en nous en procurant lui-même les moyens. Être ou ne pas être, lequel des deux vaut mieux? La vie est-elle bonne ou est-elle mauvaise? La nature est-elle une mère pour nous, ou la spectatrice impassible de nos misères et de nos souffrances? Autant de questions de fait, qui ne se résolvent point par d’autres, sur lesquelles nous ne pouvons qu’interroger la nature, la vie, et l’être même. Il ne saurait y en avoir de mieux posées, plus simplement, plus clairement. Il est vrai qu’en revanche il n’y en a pas non plus que les hommes aiment moins à se faire, parce qu’il n’y en a pas dont ils sachent mieux quelle sera la réponse. Par des chemins où les plaisirs mêmes sont des pièges tendus à notre étourderie, nous allons insensiblement à la mort, et la mort ne nous sert que d’un sanglant passage, non pas même peut-être au néant, mais à un inconnu plus formidable encore que la vie.

C’est ici, je le sais bien, que toutes les sortes d’optimistes triomphent. Cette conception de la vie ne leur paraît pas conforme à la réalité, disent-ils, et d’ailleurs ils la trouvent désolante. Avec tout ce qu’elle traîne de maux après elle, la vie n’est pas à leurs yeux si mauvaise, et quand ils repassent la leur en mémoire, ils disent qu’ils la recommenceraient volontiers. Si la douleur est réelle, le plaisir ne l’est-il pas aussi? Boire, manger, dormir, et le reste, cela ne vaut-il pas la peine d’être né? Puisque d’ailleurs les pessimistes trouvent la vie si triste, que n’en sortent-ils donc? Mais ils s’en donnent bien de garde, et même on ne voit pas qu’ils soient moins empressés que les autres à courir aux plaisirs!.. Mais j’aurais honte, en vérité, si j’insistais sur de semblables argumens. Qui ne voit, en effet, qu’ils ne sont que le développement plus ou moins ingénieux du vers :


Quand Auguste avait bu, la Pologne était ivre?


Les plaisirs de quelques-uns ne suffisent pas au bonheur des autres, et, pour le vrai pessimiste, la question n’est pas du bonheur d’Auguste, mais des souffrances des hommes, ou plus généralement, de la misère inhérente à notre condition. Il faudrait, d’ailleurs, examiner de quel prix nous payons nos prétendus plaisirs, et peut-être alors nous aviserions-nous qu’il convient d’en changer le nom. C’était l’opinion de Swift, dans ses Voyages de Gulliver, qu’il ne semble même avoir écrits que pour la démontrer. Le plaisir n’est qu’à la surface, mais le mal est à la racine. Quand ils nous opposent de semblables réponses, les optimistes ne prouvent qu’une chose, qui est qu’ils n’entendent pas la doctrine qu’ils croient réfuter. Mais ils le prouvent bien plus éloquemment encore, quand ils se récrient sur les conséquences du pessimisme, et c’est ce que je voudrais surtout essayer de leur faire voir. Bien loin d’être capable d’aucune conséquence que l’on doive redouter, le pessimisme ne saurait être, et n’a été, en fait, qu’utile et bienfaisant dans l’histoire, pour l’individu, pour la société, et pour l’humanité.

Admettons, en effet, que la vie soit mauvaise, et la condition d’homme radicalement misérable. C’est ici, pour le dire en passant et d’abord, le principe même de tout changement, et de tout progrès, par conséquent. Qui se trouve bien ne change pas de place ; et le grand danger de l’optimisme est de limiter en tout temps nos aspirations aux bornes de la vie présente. Mais il fait pis encore, comme le remarque Schopenhauer, quand il s’élève jusqu’au panthéisme. Car alors il devient la théorie même de l’immoralité. « Si le monde est une théophanie, — C’est-à-dire si son histoire n’est que celle des manifestations de la divinité, — Toutes les actions de l’homme et même de l’animal même sont également divines et excellentes, il n’y a plus de blâme, plus de préférence possible. Il n’y a plus de morale. De là provient, à la suite du renouvellement du spinosisme et du panthéisme en nos jours, ce profond abaissement de la morale; de là ce plat réalisme qui a conduit à en faire un manuel de la vie régulière dans l’état et dans la famille, et à placer dans un philistinisme parfait, méthodique, tout occupé de ses jouissances et de son bien-être, la fin dernière de l’existence humaine. » Le quatrième livre du Monde comme volonté et comme représentation est plein de semblables passages, dont la signification n’est pas douteuse, et que nous recommandons aux lecteurs, comme aussi les Appendices qui le complètent ou qui l’éclaircissent... Mais il S3mble malheureusement que, pour parler chez nous de Schopenhauer, on ait généralement commencé par négliger de le lire ; à moins encore que l’on n’en ait lu précisément que ce que l’on pouvait se passer d’en lire, pour n’en point lire ce qui contient l’expression de sa véritable pensée : la Théorie de la négation du vouloir vivre, par exemple; ou l’Ordre de la Grâce; ou son Épiphilosophie.

Car, de ce que la vie est mauvaise, on aurait alors compris que ce qui résulte, c’est qu’elle n’a point sa raison d’être ni sa fin en elle-même ; que c’est, par conséquent, son dénoûment qui la juge; et qu’elle n’est quelque chose de plus qu’une agitation sans cause qu’en devenant la constante méditation de la mort. On peut comparer la façon dont Schopenhauer a parlé de la mort, avec celle de notre Bourdaloue, dans un de ses plus beaux et plus solides sermons : sur la Pensée de la mort. Pour le philosophe comme pour le prédicateur chrétien, c’est de la mort même que nous apprenons à mépriser la mort, mais aussi, par un juste retour, à ne pas estimer au-delà de ce qu’elles, valent réellement les satisfactions de la vie. La mort seule donne à la vie son intérêt et son sens; elle seule en détermine le prix et la valeur. Parce que nous sommes les seuls de tous les êtres qui connaissions la mort, c’est pour cela que nous sommes hommes; et quelque ressemblance qu’on puisse trouver d’ailleurs entre l’homme et l’animal, c’est cette connaissance de la mort qui met entre eux un abîme. On pourrait définir l’homme : un animal qui connaît la mort, et qui, sans la certitude et l’effroi qu’il en a, ne serait rien de ce qu’il est, si, comme le dit Schopenhauer, « la mort est proprement le génie inspirateur de la philosophie. » C’est à quoi ne songent pas ceux qui trouvent la méditation de la mort inélégante, comme ils disent, et même volontiers un peu vile. Mais nous, avec Schopenhauer et avec Bourdaloue, c’est au contraire la méditation de la vie que nous trouverions bien courte et bien grossière. Car, à quoi sert-elle, en développant en nous la volonté de vivre, qu’à y nourrir en même temps tout ce qu’il y a d’instincts bas et vulgaires? qu’à nous rendre les esclaves affairés de nos sens et de nos passions? qu’à rétrécir l’horizon de notre pensée? Seulement ce que Bourdaloue, dans le sermon sur la Pensée de la mort, n’établit que sur la confiance qu’il met dans sa religion, Schopenhauer y arrive par un autre chemin. Nous dirons tout à l’heure l’avantage qu’il y a trouvé.

Pour le moment, c’est assez si l’on voit la conséquence toute morale qui découle de cette conception de la mort. Aspirer à la mort, dans le langage de Schopenhauer, ce n’est point se suicider soi-même, ni conseiller aux autres d’en faire autant, — comme on l’a dit en croyant ainsi ridiculiser la doctrine, — mais c’est leur conseiller, et c’est soi-même s’efforcer d’anéantir en soi ce qu’il appelle la volonté de vivre. Or, la volonté de vivre, c’est la volonté sourde et instinctive de persévérer dans notre être ; c’est la tendance que nous avons de tout ramener à nous comme au centre du monde; c’est la disposition que nous tenons de la nature à considérer les autres, l’univers entier, si nous pouvions nous en rendre maîtres, comme autant de moyens mis à notre portée pour la réalisation de la fin que nous sommes nous seuls pour nous-mêmes. Qu’en résulte-t-il donc? sinon que tout ce que nous gagnons sur la volonté de vivre, nous le gagnons sur l’instinct et sur l’égoïsme? A chaque effort que nous faisons pour nous déprendre et nous dépouiller de nous-mêmes, c’est un vice que nous attaquons dans sa source, et c’est une vertu dont nous commençons l’apprentissage. Nous commençons par mettre leur juste prix aux biens qui n’en sont point, tels que la fortune et la gloire, — ce qui ne signifie pas que nous ne les poursuivions pas, puisqu’enfin la société des hommes est fondée en partie sur l’estime commune qu’ils en font, — mais nous n’y mettons plus le même empressement, la même ardeur, la même âpreté. C’est la justice qui triomphe en nous de l’égoïsme. Plaisons un pas de plus, si nous en sommes capables. Renonçons à ces biens qu’on estime, et quittons-en, pour ainsi dire aux autres, la part que nous aurions pu, si nous l’avions voulu, nous attribuer. C’est la charité qui s’ajoute à la justice, qui la complote, et qui l’achève. Poussons plus loin encore; élevons-nous plus haut: « reconnaissons notre être propre dans toute autre créature » et ne demandons pas d’autre destinée pour nous « que celle de l’humanité en général. » La charité est devenue dévoûment, le dévoûment abnégation, et l’abnégation sacrifice. C’est alors que la mort peut venir, ou plutôt c’est justement là ce que les hommes appellent la mort, quoique ce ne soit, si l’on y réfléchit, que le terme de la perfection. J’aimerais que l’on me dît ce que l’on trouve de « dangereux » dans une telle doctrine ; ce que signifient les éloquens anathèmes que l’on a lancés, que beaucoup de nos philosophes lancent encore tous les jours contre elle ; — et si l’on a fait attention qu’ils retombaient d’abord sur presque toutes les religions.

Nous objectera-t-on qu’en la résumant nous altérons peut-être la doctrine de Schopenhauer ? De peur qu’on ne le prétende, il faut donc ici que nous citions ses propres termes, et que nous le laissions lui-même nous montrer, dans la conformité de ses principes avec ceux du bouddhisme ou du christianisme, une confirmation de la vérité de son pessimisme. Il vient de comparer sa théorie de l’affirmation du vouloir vivre avec celle du Péché Originel, et sa théorie de la négation de la volonté avec celle de la Rédemption; et il s’exprime ainsi : « Ces dogmes de la religion chrétienne ne se rattachent pas directement à la philosophie, mais, en les appelant ici en témoignage, mon intention a été de montrer que la morale issue de mes études pourra bien paraître neuve et singulière dans son expression : elle ne l’est point dans le fond. Bien loin d’être une nouveauté, elle s’accorde pleinement avec les véritables dogmes chrétiens, qui la contiennent en substance et qui la résument. Et les dogmes chrétiens eux-mêmes s’accordent non moins parfaitement, malgré la radicale diversité des formes, avec les doctrines et les préceptes moraux qui sont contenus dans les livres sacrés de l’Inde. » On ne saurait mieux dire. C’est l’honneur du pessimisme que de faire le fond des religions supérieures qui se partagent encore aujourd’hui le monde. Mais, réciproquement, celles des religions que l’on peut appeler inférieures, comme le judaïsme, ou qui ne sont qu’à peine des religions, comme le naturalisme grec, c’est ce qu’elles contiennent d’optimisme qui en fait l’infériorité. Une religion qui n’est pas pessimiste est à peine une morale; elle n’est tout au plus qu’une discipline, ou pour mieux dire une observance; elle est rarement une philosophie; elle n’est jamais une religion.

« Que si d’ailleurs le christianisme, dans ces derniers temps, ainsi que l’écrivait Schopenhauer lui-même aux environs de 1818, a oublié sa première signification, et a dégénéré en un plat optimisme, nous n’avons pas à nous en soucier; » non plus que de la dégradation du bouddhisme, tel qu’on l’observe de nos jours au Thibet ou en Chine. C’est en effet le sort de toutes les orthodoxies que, corruptibles dans les mœurs de ceux qui les représentent, elles aillent toujours en dégénérant de leur pureté primitive ; et cette nécessité même, à laquelle on ne voit pas qu’aucune d’elles ait échappé dans l’histoire, ne pourrait-elle pas servir encore d’une preuve indirecte à la vérité du pessimisme ? Ce qu’en tout cas on ne peut nier, à moins de nier l’évidence même, c’est qu’à leur origine, dans leur fond et en soi, le bouddhisme et le christianisme soient des religions pessimistes. Elles le sont, quant à leur origine ; — Comme étant l’une et l’autre sorties, à cinq ou six cents ans d’intervalle, de l’excès de la souffrance humaine et du dégoût ou de l’horreur de la vie. Elles le sont, quant à la manière dont elles se sont propagées, répandues, établies dans le monde ; — par la conspiration de tout ce qu’il y avait de misérables aux yeux de qui leurs promesses sont venues faire luire l’espérance d’une condition meilleure. Elles le sont quant à leur enseignement ; — si ce que Jésus en Palestine, et Çakya-Mouni dans l’Inde ont prêché l’un et l’autre aux hommes, c’est le détachement des biens de ce monde, c’est la mortification de l’égoïsme, c’est le renoncement à soi-même. Elles le sont enfin quant à leur discipline ; — Dont les observances, quand on les entend bien, n’ont d’autre objet, en rappelant aux hommes qu’ils sont égaux devant la souffrance et la mort, que de faire vivre l’individu d’une vie qui ne soit pas la sienne, mais celle de l’humanité tout entière. Qu’importe après cela que, depuis deux mille ans, elles aient dû l’une et l’autre pactiser avec le monde, et donner quelque chose, pour ainsi dire, à la faiblesse humaine ? Il suffit que l’on voie ce qu’elles ont voulu faire. J’ose affirmer qu’elles n’en auraient jamais pu concevoir la pensée sans la complicité de l’universelle persuasion que la vie est mauvaise. Et je puis bien ajouter qu’elles ont atteint le but qu’elles se proposaient, si nous ne pouvons être impunément optimistes aujourd’hui que grâce à ce qu’elles ont introduit de pessimisme dans la conception de la vie, dans le jugement de la conduite humaine, et dans la règle de la morale.

Il n’y a rien, dans tout son livre, sur quoi Schopenhauer ait insisté davantage ni qu’il ait plus fortement exprimé. Lisez plutôt encore ce passage caractéristique sur le protestantisme. « Le protestantisme, par l’exclusion de l’ascétisme et de ce qui en est le centre, le côté méritoire du célibat, a renoncé proprement à la substance intime du christianisme, et ne peut être ainsi regardé que comme un rameau détaché de ce tronc. Ce caractère s’est manifesté de nos jours par la transformation insensible du protestantisme en un plat rationalisme. Ce pélagianisme moderne aboutit en dernier lieu à la doctrine d’un père aimant qui a créé le monde, pour que tout s’y passe à la satisfaction et à l’agrément de chacun, — en quoi, à la vérité, il n’aurait guère réussi, — et qui, dans la suite, pour peu que nous nous accommodions à sa volonté sur certains points, nous ouvrira un monde plus agréable encore. Ce peut être là une bonne religion pour des pasteurs protestans, aisés, mariés et éclairés, mais ce n’est pas un christianisme. Le christianisme enseigne que la race humaine s’est rendue gravement coupable du fait même de son existence, que le corps aspire à en être affranchi, mais ne peut gagner son salut qu’au prix des plus lourds sacrifices, du renoncement à soi-même, et par suite au prix d’une conversion totale de la nature humaine. » C’est ce qu’enseigne aussi Schopenhauer, et en vérité j’admire qu’on ait pu s’y méprendre. Mais ce que j’admire bien davantage encore, c’est qu’on n’ait pas pris garde, en affectant de railler une semblable doctrine, de quelles autres doctrines, sous le nom d’optimisme, basses et plates, comme il a raison de les qualifier, on faisait les affaires.

C’est comme encore quand on a dénoncé le danger social du pessimisme. Il l’avait dit, pourtant, en propres termes, que « notre erreur fondamentale à tous, consistant à nous croire réciproquement les uns pour les autres des non-moi, se montrer au contraire juste, noble et humain, ce n’était pas autre chose que traduire sa métaphysique en actions. » Et il avait également dit, en termes plus généraux encore, dont sa philosophie tout entière n’est que le commentaire ou le développement, que « la morale est le contraire de la nature. » Que trouve-t-on là de dangereux? ou plutôt le danger n’est-il pas dans la doctrine adverse? et pour n’en citer ici qu’un seul exemple, si jamais on réussissait à persuader aux hommes que « la vie est bonne, » où trouverait-on des bornes et des restrictions au droit de jouir que chacun de nous apporte en naissant, sinon dans ce qu’il y a de moins respectable et de plus odieux au monde, c’est-à-dire dans l’égoïsme et dans la tyrannie de ceux qui détiennent les biens de ce monde? Oui, si « la vie est bonne, » si son objet est en elle-même, si l’unique fin qu’on nous propose est de nous satisfaire et de jouir, nous avons tous les mêmes droits sur les biens de la vie ; et comme d’ailleurs le nombre en est toujours moins grand que le désir de les posséder n’est ardent, c’est entre nous et ceux qui en prennent notre part la ruse et la perfidie, la force et la violence qui seules décideront. Les optimistes y ont-ils quelquefois songé ? que depuis cent cinquante ou deux cents ans que leurs principes, — renouvelés de ceux de l’antiquité classique, où quelques milliers de citoyens vivaient des loisirs que leur faisaient quelques millions d’esclaves, — ont gouverné le monde, c’est depuis lors qu’il n’y a plus eu d’autre morale que celle du succès? Mais comment ne voient-ils pas qu’en transportant dans l’ordre social, qu’en essayant du moins d’y transporter, les lois de l’ordre naturel, c’est l’égoïsme dont ils ont fait la règle des actions humaines, comme il est celle des actions de l’animal? Comment surtout ne se rendent-ils pas compte que, si jamais le poids de la vie n’a pesé plus lourdement sur les hommes que dans le siècle où nous sommes, c’est depuis que nous avons cessé de croire que la vie est mauvaise en son fond ?

On pourrait ajouter bien d’autres réflexions encore. En voici une qui touchera peut-être quelques démocrates. C’est que nulle part ailleurs que dans le pessimisme on ne saurait trouver de fondement solide au dogme de l’égalité. Car l’inégalité est la loi de nature ; ni en force, ni en intelligence, ni en courage nous ne sommes tous égaux; à peine même peut-on dire que nous le soyons en besoins. Mais quelque différence qui sépare un homme d’un autre homme, elle s’évanouit, et l’égalité reparaît dans la souffrance et devant la mort. C’est encore ce que Bourdaloue, dans le beau sermon que nous rappelions, a éloquemment développé. « Quand, selon l’expression de l’Écriture, nous descendons encore tout vivans et en esprit dans le tombeau, et que le savant s’y voit confondu avec l’ignorant, le noble avec l’artisan, le plus fameux conquérant avec le plus vil esclave, même terre qui les couvre, mêmes ténèbres qui les environnent, mêmes vers qui les rongent, même corruption, même pourriture, même poussière : Parvus et magnus ibi sunt, et servus liber a domino suo... C’est alors, mes chers auditeurs, que la mort nous remet devant les yeux la parfaite égalité qu’il y a entre les hommes et nous... » Mais, à défaut de la méditation de la mort, le spectacle de la souffrance n’y pourrait-il pas suffire? Et quand nous voyons ce que la douleur ou la maladie peuvent faire du plus courageux, du plus intelligent et du plus puissant d’entre nous, un accès de goutte ou une colique obscurcir l’esprit le plus lucide et anéantir la volonté la plus ferme, n’est-ce pas alors que nous comprenons la vanité des distinctions humaines? que nous sentons la solidarité qui lie les plus orgueilleux aux plus humbles? et que nous acceptons enfin cette égalité « que nous oublions si volontiers, mais dont la vue nous est si nécessaire pour nous rendre plus équitables et plus traitables? » Que dira-t-on encore qu’on trouve de funeste dans une doctrine dont le propre est ainsi de rétablir sans cesse entre les hommes l’idée de leur communauté d’origine et de faiblesse? et quel meilleur, quel plus sûr moyen leur offrira-t-on jamais pour les faire consentir à la pratique de cette égalité, qu’ils ne reconnaissent en théorie que pour employer en fait la plus grande partie de leur vie à la rompre?

Mais quant à l’espèce d’inertie qu’on a prétendu quelquefois que le pessimisme entretiendrait, si même il ne l’engendrait, qui ne voit qu’on s’est fait un fantôme de pessimisme pour le pouvoir plus aisément terrasser? et que non-seulement il ne l’engendre ni ne l’entretient, mais au contraire qu’il est le principe même et le ressort de la véritable activité? Est-ce donc vraiment agir que de satisfaire ses instincts? ou si ce n’est pas plutôt obéir et se laisser faire à ce qu’il y a de plus impulsif, et peut-être, et conséquemment, de plus paresseux en nous? Agir, c’est lutter, et lutter c’est avant tout se combattre soi-même. L’optimisme raisonne comme s’il nous était facile d’être justes et charitables; et il ne s’aperçoit pas que ce qui rend la justice et la charité si rares parmi les hommes, ce sont au contraire les sacrifices qu’elles coûtent. « Nous ne les admirons pas dans les bagatelles, » comme dit Schopenhauer : personne n’a jamais trouvé qu’il y eût rien de « noble » à danser pour les pauvres, par exemple, ni qu’on méritât un renom d’intégrité pour n’avoir pas fraudé la douane. Mais la perpétuelle et constante attention de ne rien faire que l’on ne doive faire, voilà qui est déjà plus difficile ; et, ce qui l’est sans doute plus encore, c’est de prendre sur ses épaules un peu du fardeau des misères des autres. Voilà sans doute aussi des vertus vraiment actives, et c’est ce que l’optimisme n’aperçoit pas non plus. La « négation du vouloir-vivre » n’est, en réalité, que le terme idéal vers lequel tend, sans jamais y atteindre, la morale du pessimisme; mais, en le proposant à l’homme, elle développe en lui tout ce qu’il y a de ressorts et d’énergies pour l’action. Non-seulement il n’y en a pas de plus haute, parce qu’il n’y en a pas qui soit plus détachée de toute considération égoïste; mais il n’y en a pas de plus propre à tremper les caractères, parce qu’il n’y en a pas qui exige de nous un plus grand effort sur nous-mêmes. Et les optimistes peuvent se rassurer : cet anéantissement de la volonté qu’ils affectent de confondre avec son inaction ne s’obtient au contraire que par son exercice, à peu près de la même manière et pour les mêmes raisons qu’on a toujours vu, dans l’histoire, ceux qui croient le moins à leur libre arbitre, — stoïciens dans l’antiquité, calvinistes au XVIe siècle ou jansénistes au XVIIe, — être pourtant ceux de tous les hommes qui ont le plus étroitement soumis à l’empire de la raison les impressions de leurs sens, les suggestions de leurs instincts, et le tumulte de leurs passions.

Avons-nous besoin d’ajouter maintenant que, dans ce très rapide examen des conséquences du pessimisme, il est plus d’un point qu’on s’apercevra bien que nous avons dû négliger? Et, en effet, il nous suffirait d’avoir pu mettre ici le plus important en lumière. Si peut-être on l’a reconnu, nous le définirons d’un seul mot, — qui ne sonnera pas mal aux oreilles de nos contemporains, — en disant que ce qu’il y avait de plus élevé, mais surtout de plus difficile à faire admettre aux hommes dans la morale du bouddhisme ou du christianisme, la gloire de l’auteur du Monde comme volonté et comme représentation est de l’avoir proprement et véritablement laïcisé. Bien loin d’être inouïes, ses conclusions ne sont pas nouvelles, ce qui, sans doute, est une preuve de leur solidité, mais il y est arrivé par des chemins tout nouveaux, qu’il s’est frayés tout seul, et c’est sa grande originalité. L’enseignement que les grandes religions pessimistes avaient dérivé, pour ainsi dire, de la révélation, et à l’origine duquel, en mettant le miracle ou le mythe, elles avaient donc aussi mis l’obligation de croire, l’abdication du sens propre, l’acte de foi ; Schopenhauer l’a tiré du seul spectacle de la vie, et dépouillant la doctrine de son enveloppe théologique, il a prétendu la fonder sur la considération toute philosophique du monde et de l’humanité. C’est ce qu’il exprime encore à sa manière quand il dit quelque part que la philosophie ne doit pas devenir théologie, mais qu’elle doit demeurer cosmologie; et pour ceux qui entendent ce langage, on ne saurait, certes, mieux préciser ce qui rapproche et ce qui distingue à la fois son pessimisme de celui qu’on retrouve à la racine du bouddhisme ou du christianisme. Pour nous apprendre à placer l’objet et le sens de la vie en dehors et au-delà d’elle, il s’est contenté de l’étudier elle-même de plus près, plus attentivement, avec une curiosité plus sagace qu’aucun philosophe, je pense, ne l’avait fait avant lui. Il lui a paru, et il a montré comme personne, que tout était obscur, inexplicable, contradictoire dans l’homme et dans la vie, si l’on cherchait en eux ou autour d’eux, dans la bonté de la Nature ou dans la notion du Créateur, leur vraie cause et leur raison d’être. Et il a pu montrer ainsi que, bien loin d’être un mal en soi, la mort, au contraire, quelque effroi qu’elle provoque, étant le bien suprême, l’affranchissement du moi, la restitutio in integrum, comme il l’appelle encore, c’était vers elle que nous devions tendre, et, conséquemment, que c’est elle qui doit régler la vie. Encore une fois, à tous ceux qui trouveraient cette doctrine trop dure, qui la trouveraient surtout étrange, je me contente de répéter que, puisque nous la retrouvons au fond de toutes les religions, il faut bien qu’elle soit la doctrine idéale où l’homme aspire depuis qu’il existe et qu’il a commencé de se connaître. Schopenhauer n’a rien fait de plus que de la fonder en raison. On jugera que c’est sans doute assez pour la gloire de son nom ; — et pour la durée de sa philosophie.

Car doux choses paraissent aujourd’hui presque également certaines : l’une, que si l’on a pu jadis rêver de concilier ensemble la raison et la foi, c’était un beau rêve, mais c’était bien un rêve, que l’humanité ne recommencera plus; et l’autre, que la science, non-seulement ne résoudra jamais l’énigme du monde et de la destinée, mais encore que les questions mêmes qui nous intéressent le plus demeureront toujours en dehors de ses prises. Les religions pourront donc passer, en tant que leurs mystères, sans lesquels elles ne sont que des philosophies, prétendront s’imposer à la raison, désormais et pour toujours émancipée par la science. Elles ne passeront point, en tant qu’elles sont quelque chose de plus et d’autre que la science; en tant qu’elles touchent à des problèmes qui, pour ne pas pouvoir être mis en équations, n’en sont pas moins réels ni moins graves ; en tant qu’elles répondent à d’autres besoins, plus universels, plus profonds, — et plus nobles peut-être, — que celui de connaître.

Ne le voyons-nous pas bien depuis quelques années? Les temps ne sont plus du matérialisme et du positivisme, ni même du rationalisme. On ne croit plus qu’il soit ni permis ni possible à l’homme de se retrancher l’examen, des seules questions qui l’intéressent, à vrai dire; et chacun se rend bien compte qu’il ne lui importe guère, suspendu comme il est entre deux infinis ou entre deux néans, qu’on découvre demain l’art de diriger les ballons, ou qu’on ait achevé l’année prochaine de percer l’isthme de Panama! De là cette renaissance de l’idéalisme. De là ce besoin de croire, qui se manifeste quelquefois d’une étrange manière, il est vrai, mais qui n’en est pas moins sincère. De là cet effort que l’on fait un peu dans tous les sens et dans toutes les directions : ceux-ci pour démontrer « la vertu morale du christianisme » et que les morceaux en sont bons ; ceux-là, dont on a tort de rire, pour acclimater parmi nous je ne sais quel bouddhisme; d’autres encore pour établir sur des bases nouvelles les vérités qui chancellent sur les fondemens qu’on leur donnait jadis; et tous ensemble, si l’on y veut bien regarder d’assez près, pour sauver de la religion ce qu’ils sentent bien qu’on ne pourrait en laisser périr sans laisser l’homme retourner à l’animalité. Le pessimisme en général et la philosophie de Schopenhauer en particulier nous en offrent les moyens. Croyons fermement avec lui que la vie est mauvaise; et ainsi nous l’améliorerons, puisque, en mettant son sens et son but hors d’elle-même, nous n’y aurons plus cet attachement qui fait une moitié de nos souffrances et de nos misères. Croyons que l’homme est mauvais; et, en conséquence, proposons-nous, pour principal objet de notre activité, de travailler à détruire en nous, si nous le pouvons, ou en tout cas d’y mortifier cette « volonté de vivre» dont les manifestations égoïstes font une autre moitié des maux qui rendent la vie si laborieuse à vivre. Et croyons que la mort, dont on nous a fait si longtemps un épouvantail, est vraiment, au contraire, une libératrice; ce qui nous permettra de la regarder fixement, de vaincre ce que la peur que nous en avons mêlé de lâcheté dans tous nos actes, et de la subir ou de la braver au besoin. Croyons-le, parce que tout cela est aisé à croire; croyons-le, parce que tout cela est bon à pratiquer; et croyons-le enfin parce que tout cela est maintenant court, simple, et facile à prouver.


F. BRUNETIERE.