Revue littéraire - La Critique impressionniste

Revue littéraire - La Critique impressionniste
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 210-224).
REVUE LITTERAIRE

LA CRITIQUE IMPRESSIONNISTE.

Lorsque l’on fait soi-même profession ou métier de critique, s’il est toujours facile, — et tentant quelquefois, — d’opposer son opinion à celle de ses confrères, de louer le roman qu’ils condamnent, de blâmer l’écrivain qu’ils admirent, il l’est déjà moins de se donner les airs de les juger eux-mêmes, et d’affecter ainsi sur eux je ne sais quelle espèce de supériorité. Cela sent, comme l’on dit, son pédant de collège. Mais ce qui est bien plus difficile encore, ce que l’on craint à bon droit qui ne paraisse un peu outrecuidant, c’est de leur reprocher qu’ils entendent mal leur science ou leur art, parce qu’ils l’entendent autrement que nous; c’est d’oser le leur dire; et c’est enfin de prétendre que leur manière de penser se soumette ou se convertisse à la nôtre... Il y faut cependant venir: d’abord, pour ne pas être dupe, — ce qui est la chose du monde qu’on nous pardonne le moins, dans ce siècle d’américanisme; — et puis parce que, dans ces sortes de querelles, comme j’espère qu’on le verra tout à l’heure, les questions de personnes recouvrent des questions de principes. Née avant nous, et destinée sans doute à nous survivre, il y a longtemps qu’en effet la critique serait morte, si elle n’avait un objet, un rôle, une fonction, extérieurs ou supérieurs à l’idée que s’en font M. Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Paul Desjardins, quelques autres encore que je pourrais citer; — et moi-même.

Ai-je besoin de dire ici que je fais le plus grand cas de M. Anatole France, de sa manière aimable, ironique et fuyante, où de si subtiles pensées s’enveloppent de si jolis voiles, avec tant d’élégance, de nonchalance, et au besoin de négligence? Je n’en fais guère moins de M. Jules Lemaître; et, avec « tout Paris, » je m’amuse, ainsi qu’il convient, de ses doctes gamineries, où tant de naïveté, d’ingénuité même, s’allie toujours à tant d’esprit et quelquefois de bon sens. Son chef-d’œuvre est peut-être l’oraison funèbre de Victorine Demay, du concert de l’Horloge ou des Ambassadeurs, et le récit qu’il nous a laissé de l’entrevue de la chanteuse populaire avec le savant auteur de l’Histoire générale et comparée des langues sémitiques. Nul d’ailleurs n’écrit mieux que lui, d’un style plus vif, plus souple et plus inattendu : il joue avec les mots, il en fait ce qu’il veut, il en jongle. Et j’estime aussi M. Paul Desjardins, pour son inquiétude, pour sa bonne volonté, pour la préoccupation qu’il a d’être agréable à ceux qu’il aime, pour la tristesse émue avec laquelle il leur dit les choses les plus déplaisantes. Mais, avec tout leur talent, si j’ai peur qu’ils ne réussissent à diriger la critique dans une voie fâcheuse, et si j’en vois de grands inconvéniens, pourquoi ne les signalerais-je pas? Je les aime beaucoup tous les trois, mais je leur préfère encore la critique; et je ne pense pas qu’ils s’en fâchent, mais le lecteur m’en approuvera.

M. Paul Desjardins le redisait hier même, à l’occasion de M. Taine; et M. Jules Lemaître l’a dit vingt fois pour une; mais c’est peut-être M. Anatole France, dans un article sur M. Jules Lemaître, qui a le plus énergiquement revendiqué pour la critique le droit de n’être plus désormais que personnelle, impressionniste, et, comme on dit, subjective. « Il n’y a pas plus de critique objective qu’il n’y a d’art objectif, et tous ceux qui se flattent de mettre autre chose qu’eux-mêmes dans leur œuvre sont dupes de la plus fallacieuse philosophie. La vérité est qu’on ne sort jamais de soi-même. C’est une de nos plus grandes misères. Que ne donnerions-nous pas pour voir, pendant une minute, le ciel et la terre avec l’œil à facettes d’une mouche, ou pour comprendre la nature avec le cerveau rude et simple d’un orang-outang? Mais cela nous est bien défendu. Nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une prison perpétuelle. Ce que nous avons de mieux à faire, ce me semble, c’est de reconnaître de bonne grâce cette affreuse condition et d’avouer que nous parlons de nous-mêmes, chaque fois que nous n’avons pas la force de nous taire. » On ne saurait insinuer, en vérité, d’une façon plus habile des choses plus « fallacieuses ; » brouiller plus adroitement ensemble des idées plus distinctes ; ni surtout affirmer avec plus d’assurance qu’il n’y a rien d’assuré.

Que d’ailleurs cette manière d’entendre la critique ait de grands avantages, je n’en disconviens pas. Elle souffre, ou plutôt encore elle autorise toutes les complaisances et toutes les contradictions. La « relativité » des impressions changeantes explique tout et répond à tout. En ne nous donnant pas ses opinions comme vraies, mais comme « siennes, » la critique impressionniste se ménage le moyen d’en changer; et l’on sait qu’elle ne s’en fait point faute. Elle dispense, avec cela, d’étudier les livres dont on parle et les sujets dont ils traitent, ce qui est parfois un grand point de gagné. « Faut-il essayer de vous rendre l’impression que j’ai éprouvée en lisant le deuxième volume de l’Histoire du peuple d’Israël? nous demandait naguère M. Anatole France. Faut-il vous montrer l’état de mon âme quand je songeais entre les pages? » Et, sans attendre notre réponse, — car, après tout, nous autres, officiers du 199e d’infanterie ou négocians de la rue du Sentier, je suppose, et bonnes gens de Carpentras ou de Landerneau, pourquoi serions-nous si curieux de l’état de l’âme de M. France? — M. France nous raconte qu’aux temps de son enfance, il avait parmi ses joujoux « une arche de Noé, peinte en rouge, avec tous les animaux par couple, et Noé et ses enfans faits au tour. » Si le procédé est ingénieux, on voit qu’il est surtout commode. Grâce à son « arche de Noé, » M. Anatole France n’a pas eu besoin seulement de lire l’Histoire du peuple d’Israël; il a songé entre les pages du livre; et, comme il est M. France, il n’en a pas moins très agréablement parlé.

C’est un peu moins agréablement, s’il faut être sincère, mais c’est de la même manière aussi que M. Paul Desjardins nous parlait l’autre jour du cinquième volume des Origines de la France contemporaine. Il disait que M. Taine a vu Bonaparte et la Révolution avec les yeux de M. Taine, et il ajoutait, ou du moins il donnait à entendre que ses yeux à lui. Desjardins, n’étant pas ceux de M. Taine, il se représentait une autre Révolution et un autre Bonaparte. Mais quel Bonaparte et quelle Révolution ? Il n’avait garde de nous le dire; et, au fait, pourquoi nous l’eût-il dit, puisque toutes les « Révolution » et tous les « Bonaparte » sont également légitimes, je veux dire également vrais ? Ne serait-il pas plaisant, si M. Paul Desjardins a une opinion sur Bonaparte ou sur la Révolution, que les travaux de M. Taine prétendissent l’obliger d’en changer? Mais si par hasard il n’en avait pas, exigerons-nous qu’avant de parler de M. Taine et de son livre, il s’en fasse une? Autre avantage encore de la critique impressionniste : elle nous dispense de conclure. Quot capita tot sensus, comme disait le rudiment : puisque nous ne saurions jamais nous dégager de nous-mêmes, à quoi bon y tâcher? quoi de plus inutile et de plus fatigant? de plus fatigant, si ce n’est pas sans doute une petite affaire que de se former sur la Révolution une opinion raisonnée; de plus inutile, puisqu’enfin M. Paul Desjardins, M. Jules Lemaître et M. Anatole France le pensent, et qu’en vain nous déguiserons-nous, nous n’exprimerons jamais que nos « préférences personnelles. » Mais je voudrais qu’ils ne se fussent pas contentés de le penser et de le dire, je voudrais qu’ils eussent essayé de le prouver; et c’est ce qu’ils ont oublié de faire. Des métaphores ne sont pas des raisons. Assurément, si nous avions « l’œil à facettes de la mouche, » ou le « cerveau rude et simple de l’orang-outang, » notre vision du monde serait autre, elle serait surtout moins complexe et moins contradictoire : il ne paraît pas prouvé qu’elle fût aussi différente qu’on a l’air de le poser en principe, et nous savons, par exemple, que, chez beaucoup d’animaux, les sensations de forme et de couleur sont assez analogues aux nôtres. Mais ce qui est encore plus certain, c’est que nous ne sommes ni des « mouches, » ni des «orangs-outangs;» nous sommes hommes; et nous le sommes surtout par le pouvoir que nous avons de sortir de nous-mêmes pour nous chercher, nous retrouver, et nous reconnaître chez les autres. Impressionniste ou subjective, lorsqu’elle emprunte à la métaphysique des argumens dont elle ne prend seulement pas la peine de mesurer la portée, la critique ne fait pas attention que la valeur de ces argumens est purement métaphysique. Je veux dire qu’on peut bien disputer si la couleur est une qualité des objets colorés ou une pure sensation des yeux; mais, sensation des yeux ou qualité des objets, c’est tout un pour nous, il n’importe; et, dans l’un comme dans l’autre cas, les choses se passent de la même manière. Le rouge est toujours du rouge, et le vert toujours du vert. Pareillement, ce qui est carré n’est point rond, ce qui est rond n’est pas carré. Quoi que l’on puisse dire de la relativité de nos impressions, ou de la subjectivité de nos sensations, la capacité de ressentir les unes et d’éprouver les autres, semblable en chacun de nous, sinon toujours égale, et de même nature, sinon de même degré, fait un des caractères de l’espèce, pour ne pas dire une partie de la définition de l’homme. Laissons donc là les « mouches » ou les « orangs-outangs : » nous n’en avons que faire, et on ne les met que pour brouiller. Ce qui est fallacieux, disons-le à notre tour, c’est d’abuser des mots pour donner le change sur le fond des choses. La duperie, s’il faut qu’il y en ait une, c’est de croire et d’enseigner que nous ne pouvons pas sortir de nous-mêmes quand au contraire la vie ne s’emploie qu’à cela. Et la raison sans doute en paraîtra assez forte, si l’on se rend compte qu’il n’y aurait autrement ni société, ni langage, ni littérature, ni art.

On demande, il est vrai, d’où vient alors la difficulté de s’entendre? et comment il se fait qu’en matière d’art ou de littérature, les opinions soient si diverses? Car il semble au moins qu’elles le soient; et, pour ne rien dire de nos contemporains, qu’il est convenu que nous ne voyons pas d’assez loin, ni d’assez haut, combien de jugemens, combien divers, depuis trois ou quatre cents ans, les hommes n’ont-ils point portés sur un Corneille ou sur un Shakspeare! sur un Cervantes ou sur un Rabelais ! sur un Raphaël ou sur un Michel-Ange! De même qu’il n’y a point d’opinion extravagante ou absurde que n’ait soutenue quelque philosophe, de même, il n’y en a pas de scandaleuse, ou d’attentatoire au génie, qui ne se puisse autoriser du nom de quelque critique. Les poètes ou les romanciers ne se sont pas d’ailleurs mieux traités entre eux : Ronsard a injurié Rabelais, et Corneille, on le sait, n’a jamais compris Racine : il lui a même préféré publiquement Boursault... Qu’est-ce à dire, sinon que nous sommes enfermés dans notre personne comme dans une u prison perpétuelle? » et quelque effort que nous fassions pour nous en échapper, il nous fatigue, mais il nous y rengage de plus belle.

C’est ce que je me permets de nier; et nos critiques impressionnistes se croient ici trop originaux. Il n’est pas vrai que les opinions soient si diverses, ni les divisions si profondes. « Entre mandarins vraiment lettrés, — c’est une phrase de M. Jules Lemaître, — il est établi que tels écrivains, quels que soient d’ailleurs leurs défauts ou leurs manies, existent, comme l’on dit, et valent la peine d’être regardés de près. » Voilà toujours un premier point : Racine existe. Voltaire aussi, j’entends l’auteur de Zaïre, d’Alzire et de Tancrède; Campistron n’existe pas, ni l’abbé Leblanc, ni M. de Jouy. En voici un second : c’est qu’il y a des degrés entre Campistron et Voltaire ; c’est qu’il y en a d’autres entre Zaïre et Bajazet; c’est qu’il y en a partout, et qu’il n’est personne qui n’en tombe d’accord. On peut n’en pas convenir. On peut se moquer de ceux qui « donnent des rangs. » On ne peut pas ne pas mettre Victor Hugo au-dessus de M. Vacquerie; Lamartine au-dessus de Mme Desbordes-Valmore ; Balzac au-dessus de Charles de Bernard; — et ni M. France, ni M. Lemaître, ni M. Desjardins ne l’ont eux-mêmes jamais essayé, ne l’essaieront jamais. Et, à ces deux points, enfin, j’en ajoute un troisième : « défauts » ou « manies,» ce sont les mêmes choses que les uns aimeront dans Balzac ou dans Hugo, que les autres y aimeront moins, que les autres y critiqueront, mais que tous ils y reconnaîtront. Même lorsqu’il s’agit d’un écrivain contemporain, voyez plutôt ce que M. France dans le Temps, M. Lemaître dans la Revue bleue, M. Desjardins dans le Journal des Débats, ont dit de l’auteur du Rêve et de la Bête humaine ; toute la différence est dans ce qu’ils ont mêlé indûment d’eux-mêmes, de l’expression de leurs sympathies personnelles, à ce qu’ils ont cru tous les trois devoir dire de M. Zola; il n’y a que les mots de changés.

Mais j’ai tort de dire « indûment. » Nous ne sommes pas capables de nous dépouiller si complètement de nous-mêmes qu’il ne se mêle rien, absolument rien de notre personne dans nos jugemens. Nous nous aimons trop pour cela. En littérature comme en tout, nous allons à ceux qui nous flattent ou que nous croyons qui nous profiteront. Je veux faire la part plus large encore à nos impressionnistes. Le jugement littéraire est un rapport complexe de trois termes inégaux. Dans une œuvre littéraire, poème, drame ou roman, nous y trouvons d’abord ce que nous y apportons de nous-mêmes, ce que nous y mettons de notre fond ; et, en ce sens, comme on l’a dit, nous en faisons la beauté. Les uns s’aiment mieux dans Candide, et d’autres se préfèrent dans Paul et Virginie. Nous y trouvons ensuite ce que leurs admirateurs ou leurs critiques y ont mis, ce que le temps, lui tout seul, en son cours insensible, y a comme ajouté de qualités ou de défauts qui n’en étaient point pour les contemporains. Les contemporains n’ont pas vu dans l’École des femmes ou dans Tartufe ce que nous y voyons, — et pour cause, car Molière n’y avait point songé. Ils n’ont pas vu non plus dans Cléopâtre ou dans le Grand Cyrus ce que nous y trouvons de longueurs, de langueurs et de fadeurs : c’est qu’ils pensaient moins vite, ils lisaient plus lentement, et ils étaient plus polis. Mais ne faut-il pas enfin que nous retrouvions dans Cléopâtre, et dans Tartufe, et dans Candide, quelque chose aussi de ce que La Calprenède, et Molière, et Voltaire y ont mis? Quels que nous soyons, pour provoquer en nous des impressions déterminées, ne faut-il pas qu’il y ait dans Candide ou dans Tartufe des qualités qui les déterminent ou qui les provoquent? Et ces qualités, quelles qu’elles soient elles-mêmes, n’est-il pas vrai qu’elles ne se retrouvent pas dans un roman du jeune Crébillon ou dans une comédie de Poisson ou de Montfleury?

Il n’en faut pas davantage pour fonder la critique objective. Lorsque nous nous sommes rendu compte à nous-mêmes de la vraie nature de nos impressions, ce qui n’est pas toujours facile, et ce qui est toujours long; lorsque nous avons fait, ce qui est bien plus difficile encore, la part du préjugé, celle de l’éducation, celle du temps, celle de l’exemple ou de l’autorité dans nos impressions, il reste une œuvre, un homme, et une date. C’en est assez. On peut se proposer de déterminer cette date avec exactitude, et par là de préciser en quel temps, à quel moment de l’histoire d’une littérature, dans quel milieu social, parmi quelles préoccupations l’homme a vécu et l’œuvre a paru. On peut se proposer de dire quel fut cet homme, quelle espèce d’homme, triste ou gaie, basse ou noble, digne de haine ou d’admiration. Car les générations héritent, plus qu’elles ne le croient, de tout ce qui les a précédées. Nisard aimait à dire que ce qu’il y a en tout temps de plus vivant dans le présent, c’est le passé. Et l’on peut enfin se proposer, après l’avoir ainsi expliquée, de classer et de juger cette œuvre. C’est tout l’objet de la critique. Que voit-on là qui ne soit objectif ? qui ne soit, ou qui ne puisse être indépendant des goûts personnels, des sympathies particulières de celui qui se propose d’expliquer, déclasser, ou de juger ? et, si l’on ne le voit pas, ou qu’on ne puisse pas le dire, que reste-t-il des paradoxes insinuans de M. Anatole France, des paradoxes étincelans de M. Jules Lemaître, et des paradoxes chagrins de M. Paul Desjardins ?

Insisterai-je ici sur l’obligation de juger ? rappellerai-je qu’elle est comme impliquée dans l’étymologie même du nom de la critique ? ou montrerai-je que peu de jugeurs, aujourd’hui même, le sont plus résolument que nos impressionnistes ? Les Contemporains, de M. Jules Lemaître, ne sont qu’un recueil de jugemens, — sur les hommes, il est vrai, plutôt que sur les œuvres, — et dont 1’« impressionnisme, » après tout, ne consiste guère que dans la malice ou la drôlerie des considérans qui les motivent. Mais qui donc a été plus sévère, ou plus dur, pour M. George Ohnet, par exemple, ou pour M. Émile Zola, que le sceptique, l’indulgent et souriant M. France ? « Extravagance, » « platitude, « lourdeur, » « méchantes rapsodies, » « abominables pauvretés, » M. France en perdit ce jour-là jusqu’au goût d’atticisme, ou plutôt d’alexandrinisme, dont il se pique d’habitude. Et ne pourrais-je pas citer des jugemens de M. Desjardins, qui, pour être moins vifs, ne sont pas moins décisifs. Que Dieu me garde, au moins, de les leur reprocher ! Il ne mie déplaît pas qu’on appelle une rapsodie par son nom, ni, que ce que l’on pense, on le dise. En littérature, comme ailleurs, tout n’en irait que mieux, si nous le faisions plus souvent et plus hardiment ! Mais quelle est cette affectation de prétendre ne pas « juger » quand en effet on juge ? de nous donner pour des « impressions » des jugemens que l’on entend bien, dans le fond de son cœur, qui soient pris comme tels ? et, quand on fait une chose, de prétendre nous persuader qu’on en ferait une autre ?

À la vérité, je sais bien que, s’ils subissent, bon gré mal gré, l’obligation de juger, parce qu’elle est dans la nature des choses, nos impressionnistes se flattent, en revanche, d’échapper à la nécessité de classer. Classer, c’est, comme ils disent, donner des rangs, distribuer des prix, mettre Balzac au-dessus de Flaubert, ou une tragédie de Racine au-dessus d’un vaudeville de Labiche ; et cette occupation est justement à leurs yeux le comble même du ridicule. Ne leur parlez pas seulement de comparer entre eux les hommes et les œuvres ! Tous les plaisirs ne se valent-ils point ? j’entends, ceux qu’on appelle esthétiques. Quelle utilité de comparer les Fleurs du mal aux Méditations ? Le Cid est une belle chose ; Andromaque en est une autre : cela fait-il que Ruy Blas n’en soit une troisième ? Si je préfère Valentine à la Cousine Bette, à quel titre et de quel droit prétendra-t-on me faire changer ou renverser l’ordre de mes préférences ? Chacun de nous, à lui tout seul, n’est-il pas un petit univers ? La variété n’est-elle pas une condition même du plaisir ? car, de quoi ne se lasse-t-on point ? Qu’y a-t-il donc de plus barbare, ou de plus inhumain, — disent-ils, — que de vouloir ainsi passer sur toutes les têtes, au nom d’un principe théorique et d’un idéal abstrait, le lourd niveau des mêmes définitions, des mêmes règles, ou des mêmes lois ? Laissons aller le monde; que chacun se montre tel qu’il est; s’il découvre en soi quelque défaut original, ou le germe de quelque vice inédit, qu’il le cultive, bien loin de le détruire; et qu’il s’en fasse, s’il le peut, un moyen d’existence littéraire, une réclame, et des rentes.

Contre ces théories, je ne saurais ici discuter les principes de la classification des genres : il y faudrait trop de place et de temps. Mais ce que je me contenterai de répondre à nos impressionnistes, c’est qu’ils n’ont peut-être assez réfléchi ni sur la nature de la classification, ni sur celle de la comparaison ? Ne serait-il pas, en effet, bien extraordinaire que, dans un siècle comme le nôtre, où la méthode comparative a presque tout renouvelé, la critique seule dût se l’interdire, pour ne pas s’exposer aux plaisanteries de quelques philologues ou de quelques anatomistes, lesquels ne vivent, dans leurs séminaires ou dans leurs laboratoires, que de « comparer » de vieux textes ou de vieux os entre eux? Quoi, ce serait une besogne utile, intéressante, et féconde, que de comparer le « calcaneum » ou le « naviculaire » des Lémuriens avec celui des Simiades, le mètre et les « assonances » de la chanson de Roland avec les « assonances « ou le mètre de la chanson d’Aïol; et ce serait perdre son temps que de comparer la tragédie de Racine avec le drame de Shakspeare, ou le roman de Fielding avec celui de Balzac? Mais la « relativité » des choses, qu’en fait-on donc? Un homme n’est ni grand, ni petit, ni maigre, ni gras, ni beau, ni laid; il est seulement plus laid ou plus beau, plus gras ou plus maigre, plus petit ou plus grand qu’un autre, que les autres, que la moyenne de sa race ou de son espèce. C’est ainsi qu’une œuvre d’art n’est ce qu’elle est, n’achève de l’être, ne l’est pleinement et décidément qu’autant qu’on la compare elle-même avec une autre. Zaïre serait une belle tragédie si Bajazet n’existait pas; et nous lirions sans doute encore avec avidité le Doyen de Killerine ou Cleveland, si nous ne connaissions pas les romans de George Sand et de Balzac. Tous les progrès que la critique peut se flatter d’avoir accomplis dans ce siècle, c’est à ce genre de comparaison qu’elle les doit; et il est possible, si l’on y tient, que cette manie de comparer soit un signe de lenteur ou d’étroitesse d’esprit; mais, en attendant, je ne la recommande pas moins à tous ceux qui croiront devoir mettre la vérité au-dessus d’eux-mêmes et des intérêts de leur propre talent.

Quant au pouvoir, et, si je puis ainsi dire, quant à la vertu de la classification, tant de philosophes, tant de savans en ont si bien parlé que je ne sais trop lequel il faut que j’appelle à mon aide ici, d’un Hæckel ou d’un Agassiz, d’un Stuart Mill ou d’un Auguste Comte. J’y pourrais joindre aussi les Darwin et les Huxley. Le bel Essai sur la classification, d’Agassiz, est un livre dont on ne saurait trop conseiller la lecture à nos impressionnistes. Mais s’ils aiment mieux qu’on leur cite un Français, Auguste Comte n’a pas moins bien montré, dans sa Philosophie positive, que « dans tous les genres quelconques de composition intellectuelle, soit scientifique, soit littéraire, soit artistique, » de même qu’en histoire naturelle, « une classification méthodique était non-seulement l’indispensable résumé du système actuel de nos connaissances, mais encore le principal instrument logique de leur perfectionnement ultérieur. » Et comment, en effet, dans la hiérarchie des genres, placerait-on la tragédie, par exemple, au-dessus du mélodrame, Polyeucte au-dessus de la Tour de Nesle, ou dans le roman, le Père Goriot au-dessus des Exploits de Rocambole, sans en donner des raisons? Comment en donnerait-on sans pénétrer plus avant dans la connaissance de l’histoire, de l’évolution, de l’essence du genre? et, comment, à mesure qu’on y pénétrerait, ces raisons elles-mêmes, de « subjectives » ou de personnelles, ne deviendraient-elles pas de plus en plus générales, et proprement « objectives? » Après l’obligation de juger, la nécessité de classer nous apparaît ainsi comme étroitement inhérente à la notion même de la critique.

Ce n’est donc pas de classer ou de comparer qui est vieux et suranné, mais, au contraire, c’est de s’en abstenir; et ce qui est arbitraire, ce n’est pas de « distribuer des prix, » mais c’est de vouloir être le seul juge, le juge infaillible et le juge sans appel, de ceux que l’on décerne. Ainsi procèdent « les gens du monde, » à qui leur « goût » tient lieu de compétence et d’étude, et qu’on voit décider de la pièce ou du roman du jour sur la beauté des choses qu’ils trouvent eux-mêmes à en dire. Mais Boileau, Boileau lui-même se proposait déjà quelque chose de plus. Il savait bien que si son goût était bon, ce n’était pas comme sien, mais, au contraire, comme extérieur et supérieur au sien propre, et que l’objet de la critique est d’apprendre aux hommes à juger souvent contre leur propre goût. La morale et l’éducation même ne consistent-elles pas aussi, comme la critique, à substituer en nous d’autres motifs de jugement et d’action que ceux que nous suggèrent le « tempérament, » l’instinct, et la nature? C’est une observation que je soumets encore à nos impressionnistes. Si chacun de nous avait la prétention de ne rien concéder ni céder aux autres de lui-même, la vie ne serait pas tenable; et, pareillement, si l’œuvre d’art n’était que l’expression de l’individualité de l’artiste, ce n’est pas seulement la critique, mais c’est l’art même qui y périrait.

Cependant, juger et classer ne sont encore qu’un commencement, et il faut enfin expliquer. Cette obligation de la critique ou cette fonction, si l’on veut, qui a jadis été pour Sainte-Beuve toute la critique, et qui en doit demeurer l’une des parties essentielles, dirai-je que la critique impressionniste ne s’y soumet pas plus qu’aux autres? En réalité, elle n’explique point, elle constate ; et elle décrit, ou elle commente, mais elle ne « raconte » point. Je crains bien d’en savoir l’un au moins des motifs. C’est, que si l’on voulait distinguer dans un livre ou dans un auteur ce qu’ils doivent l’un et l’autre à tous ceux qui les ont précédés, et « causés, » pour ainsi parler, on serait effrayé du peu d’originalité qu’il y a parmi les hommes. Nous ne faisons tous qu’un poème, qu’une pièce, qu’un roman, qu’un article ; et combien y mettons-nous de nous, qui soit à nous, qui soit de nous, qui ne soit que de nous et à nous ? L’explication s’en trouve donc d’abord, ou du moins il faut qu’on la cherche partout ailleurs qu’en nous; et trop heureux sont ceux alors dont l’originalité n’a pas comme fondu dans cette recherche même ! Autre preuve, s’il en faut encore une, de l’existence d’une critique objective. L’originalité d’un écrivain, de M. Zola, par exemple, ou de M. Henry Becque ne se définit pas par rapport à lui-même, ce qui impliquerait contradiction ; elle ne se définit point par rapport à moi, qui ne suis pas sans doute plus original qu’eux ; elle se définit par rapport aux auteurs dramatiques ou aux romanciers qui les ont eux-mêmes précédés, lesquels sont dans l’histoire, et elle se définit par rapport à ce qu’ils ont eux-mêmes fait des lois de leur genre, ce qui est également dans l’histoire.

Le fondement de la critique objective est donc, à vrai dire, le même que celui de l’histoire. Pas plus qu’il n’y a de doute possible ou d’hésitation permise sur le génie militaire de Napoléon ou sur le génie politique de Richelieu, pas plus il n’y en a sur l’unique originalité de la comédie de Molière ou de la tragédie de Racine; et quiconque traitera de « polisson » l’auteur d’Andromaque, il fera comme ce naïf Lanfrey, quand il donnait des leçons de tactique rétrospective au vainqueur d’Austerlitz; c’est lui-même qu’il aura jugé. Mais quiconque dira qu’on peut, si l’on le veut, préférer la comédie de Regnard à celle de Molière, le Distrait à l’École des femmes, et les Folies amoureuses à Tartufe, ce sera bien pis encore, car ce sera comme s’il disait qu’il n’y a pas de raison de placer un être vivant au-dessous ou au-dessus d’un autre dans l’échelle animale; et, avec le fondement de la critique objective, il renversera du même coup celui de l’histoire naturelle. Un genre littéraire n’est, en effet, supérieur à un autre ; et, dans un même genre, drame, ode ou roman, une œuvre n’est plus voisine ou plus éloignée de la perfection de son genre que pour des raisons analogues à celles qui élèvent dans la hiérarchie des organismes les vertébrés au-dessus des mollusques, par exemple, et parmi les vertébrés, le chat ou le chien au-dessus de l’ornithorynque. Telle est la vraie manière d’entendre « la relativité de la connaissance; « telle est la bonne; telle est la seule qui ne soit pas sophisme et logomachie pure. Eussions-nous « l’œil à facettes d’une mouche » ou « le cerveau rude et simple de l’orang-outang, » les choses pourraient changer pour nous d’aspect ou de signification, mais non pas les rapports qui continueraient pour nous de les unir entre elles, ni le système quelconque, mais toujours lié, qu’ils formeraient ensemble. Et, de là, puisque les lois ne sont pas autre chose que l’expression de ces rapports, il en résulte enfin que de nier la possibilité de la critique objective, c’est nier la possibilité d’une science quelconque. S’il n’y a pas de critique objective, il n’y a pas non plus d’histoire naturelle, ni de chimie, ni de physique objectives. Ce qui ne veut pas dire que la critique soit une « science, » mais qu’elle en tient pourtant, et qu’ayant, comme la science, un objet précis, elle peut emprunter à la « science » des méthodes, des procédés, et des indications.

Comment donc l’a-t-on pu méconnaître? Il y en a bien des raisons, parmi lesquelles je ne veux choisir, pour la donner ici, que la moins désobligeante, ou la plus flatteuse même, pour nos critiques impressionnistes. C’est qu’ils ont beau faire de la critique : ils nourrissent tous dans le fond de leur cœur une secrète ambition de romancier, d’auteur dramatique ou de poète. Ainsi Sainte-Beuve, autrefois, qui savait bien, puisqu’il l’a dit lui-même en propres termes, que « la vraie condition de l’esprit critique est de n’avoir point d’art à soi, » mais qui ne pouvait s’empêcher, aussi souvent qu’il lui fallait parler de Balzac ou d’Hugo, de regarder du côté de Joseph Delorme ou de Volupté. Il en est de même de M. France, et de M. Lemaître, et de M. Paul Desjardins. Quand M. Desjardins, le plus jeune des trois, ne serait pas déjà l’auteur de quelques Nouvelles, ses articles de critique, la forme habituelle qu’il leur donne, ce qu’il prend plaisir à y mêler de traits descriptifs ou de retours sur lui-même également étrangers au sujet qu’il traite, nous dénonceraient encore le romancier qui sommeille en lui. Pour M. Lemaître, après avoir presque débuté par de Petites Orientales, si j’ai bonne mémoire, et après avoir écrit des Contes, parmi lesquels il y en a bien deux ou trois de charmans, c’est le théâtre qui l’attire aujourd’hui, comme le savent tous ceux qui naguère applaudissaient Révoltée, ou, plus récemment, le Député Leveau. Enfin, pour ne rien dire des Noces corinthiennes ou des Poèmes dorés, ce n’est pas dans sa critique, c’est dans le Crime de Sylvestre Bonnard ou c’est encore dans Thaïs que M. France a mis le meilleur de lui-même. Évidemment, tous tant qu’ils sont, si la critique les intéresse, elle n’a jamais été ni ne sera jamais leur principale affaire; ou plutôt ils n’y font qu’essayer, en attendant de leur donner une autre forme, plus personnelle encore, les idées qui seront un jour l’âme de leurs drames de leurs poèmes ou de leurs romans.

Rien de plus naturel. Poète ou romancier, ce qui fait l’originalité de l’artiste, c’est sa manière impressionniste, subjective, et vraiment personnelle de voir ou de sentir. Ajouter quelque chose à la connaissance que nous avons de la vie commune ; en découvrir, s’il en est encore, quelque province inexplorée; compléter, corriger ou modifier l’idée que nous nous en faisons, voilà l’œuvre du poète, au sens le plus général du mot; et voici celle de l’artiste : il élargit, il assouplit, il perfectionne les moyens de son art; il en trouve de rendre ce que son art n’avait pas encore exprimé ; il y ajoute enfin l’individualité de ses propres sensations. La seule précaution que je crois qu’on doive prendre alors, c’est, en perfectionnant les moyens de l’art, de ne pas tout entier le réduire à la perfection de la forme, comme l’ont fait nos « Parnassiens, » ou de ne pas commencer par mutiler et par calomnier en quelque sorte la vie, comme l’ont fait nos « naturalistes, » avant de l’imiter. Mais, si l’objet de la critique est entièrement différent, les qualités du poète et du romancier n’y deviennent-elles pas autant de défauts? Cette façon d’intervenir de sa personne, si peut-être elle aide beaucoup la nouveauté des impressions, n’en altère-t-elle point la justesse et la vérité? C’est ce que croient tous ceux qui, comme Villemain ou Guizot jadis; comme Littré, comme Scherer plus près de nous; et comme enfin M. Taine, beaucoup plus convaincus de la « relativité » des choses que nos impressionnistes eux-mêmes, mais l’entendant comme il la faut entendre, n’en ont pas moins cru à l’existence d’une critique objective; — et nous y croyons avec eux.

Je ne sais, en effet, si l’on voit les inconvéniens, ou les dangers même, de cet impressionnisme; et par exemple, et d’abord, qu’il romprait les liens qui unissent étroitement la critique et l’histoire. M. Anatole France, M. Jules Lemaître, M. Paul Desjardins, ne sont pas seulement des écrivains de talent. Ce sont aussi des lettrés, des mandarins, comme dit M. Lemaître, dont les impressions, quoi qu’ils en aient, sont déterminées ou causées, plus souvent qu’ils ne le croient, par l’éducation littéraire qu’ils ont reçue. Ils reprochent volontiers à la critique objective que son « dogmatisme » n’est qu’une forme qu’elle donne à ses «préférences personnelles.» Cependant, parmi leurs «préférences personnelles, » ou qu’ils prennent pour telles, il y a toute une part de « dogmatisme » qui n’est point d’eux ni à eux. C’est qu’ils « savent;» et leur science les préserve du piège que l’impressionnisme tient toujours tendu pour l’ignorance. Ils peuvent donc préférer Madame Bovary à l’Athalie de Racine. En réalité, leur paradoxe les amuse eux-mêmes; ils en conviennent en dépit d’eux; et la preuve, c’est qu’ils ne peuvent s’empêcher, en le développant, d’y laisser passer quelque chose de la vérité qui le ruine. Mais de moins lettrés viendront à leur tour ; ils sont déjà venus, qui ne sauront rien, qui se seront gardés de rien lire, de peur qu’on ne leur ait pris leurs impressions « par avance, » et qui ne s’en constitueront pas moins, du droit de leur impressionnisme, les juges partiaux des choses de l’esprit. J’en connais plus de vingt, que je pourrais nommer. L’histoire littéraire y périra d’abord ; la tradition ensuite, avec l’histoire littéraire ; et finalement, avec la tradition, le sentiment de la solidarité qui lie les générations les unes aux autres.

Une conséquence en résultera ; et, ainsi coupée de ses communications avec l’histoire, la critique, en même temps que la notion de son objet, perdra la conscience de son rôle ou de sa fonction. Car, de dire qu’elle n’ait point de fonction ni de rôle, c’est une erreur, comme on a vu que c’en était une, pour nier son objet, que d’exagérer à plaisir le nombre, la nature, et la portée de ses contradictions. Il lui appartient de donner des directions à l’art, et cela s’est vu plusieurs fois dans l’histoire. Avec un peu d’emphase, mais non pas sans quelque vérité, n’a-t-on pas pu prétendre que la littérature allemande moderne était l’œuvre ou la création de la critique de Lessing? Et, chez nous, trois fois au moins en trois cents ans, la critique n’a-t-elle pas orienté l’évolution de notre poésie? Du Bellay, Ronsard lui-même, Baïf surtout ont commencé par être des critiques autant que des poètes ; Boileau n’a été que cela ; et qui ne sait aujourd’hui que le romantisme était déjà contenu tout entier dans le Génie du christianisme s’il n’est permis à personne de se flatter d’être jamais ou Chateaubriand, ou Boileau, ou Ronsard, il n’est, je pense, interdit à personne d’essayer de les suivre ; et, en tout cas, leur exemple suffit à montrer quels services et de quelle nature la critique peut rendre. Infatués qu’ils sont aujourd’hui d’eux-mêmes et de leur « sens propre, » comme on disait jadis, si la critique ne peut pas agir immédiatement sur les auteurs, elle peut agir, elle agit tous les jours encore efficacement sur l’opinion, dont ils ne sont que l’expression, quand ils n’en sont pas les humbles serviteurs. Elle peut leur enlever leur public; et elle peut, en modifiant le « milieu, » réduire les plus récalcitrans à modifier eux-mêmes leur manière.

En veut-on des exemples? L’un de nos impressionnistes, M. Paul Desjardins, n’a-t-il pas quelque part défini le naturalisme « l’application des procédés de la critique à la littérature d’imagination ; » et pour être un peu étroite, la définition n’en est pas moins ingénieuse et heureuse. Mais ce que j’en retiens comme absolument vrai, c’est que, sans la critique, le naturalisme n’aurait jamais fait la fortune qu’on lui a vu faire. Presque tout ce qu’il est, on prouverait aisément que l’auteur de la Bête humaine et de l’Assommoir le doit, non pas à Balzac, ni non plus à Flaubert, mais à M. Taine, à l’essai de M. Taine sur Balzac et à l’Histoire de la littérature anglaise. Aussi, combien de fois, à ses débuts, quand il n’était l’auteur encore que de la Fortune des Rougon ou de la Conquête de Plassans, ne s’est-il pas plaint que M. Taine l’eût abandonné! Quare me dereliquisti ! c’est que M. Taine, s’il avait posé, dans son Histoire de la littérature anglaise, les principes du naturalisme, avait eu soin de marquer, dans sa Philosophie de l’art, les bornes que le naturalisme ne saurait dépasser sans sortir des conditions de l’art même. Si bien que, non-seulement la critique a déterminé, comme nous le disions, la direction du naturalisme contemporain, mais encore elle l’a défendu contre ses propres excès, et ainsi ce qu’il y a de meilleur dans le naturalisme, — où personne, que je sache, n’a nié qu’il y eût beaucoup de bon, — c’est à la critique qu’il en faut faire honneur.

Je dirai la même chose du théâtre. Voilà vingt-cinq ou trente ans passés qu’il n’a paru sur la scène aucune œuvre qui marque une époque dans l’histoire de l’art, qui soit capable de faire école, de se susciter à elle-même d’heureux imitateurs. Cependant, l’esthétique du théâtre a complètement changé. Si nous sommes encore quelques-uns qui louions à l’occasion l’ingéniosité, la fertilité de moyens, la très réelle habileté d’Eugène Scribe, combien sommes-nous ? Et qu’y a-t-il, aux yeux des jeunes gens, qui soit plus démodé, plus artificiel, et plus faux qu’Une chaîne, par exemple, si ce n’est Bertrand et Raton? On ne veut plus de ces préparations, ni de ces conventions, ni de cette confusion ou de ce mélange des genres. La critique seule a fait cet ouvrage. C’est elle qui s’est demandé pourquoi le théâtre demeurait de trente ou quarante ans en arrière du roman ? C’est elle qui en a signalé la raison dans les conventions dont l’école de Scribe avait fait, pour ainsi dire, comme autant d’articles de foi. Mieux encore : parmi ces conventions, c’est elle qui travaille à débrouiller les nécessaires d’avec les arbitraires. Et c’est pourquoi, si quelque jour M. Becque, ou un autre, nous donne cette comédie, non pas sans doute entièrement nouvelle, mais enfin plus libre et plus franche dont il faut bien avouer que la Parisienne ou les Corbeaux ne sont encore que la promesse, c’est à la critique encore que le XXe siècle en sera redevable.

Là est, dans le présent comme en tout temps, la vraie fonction de la critique, dont on voit bien qu’elle ne peut s’acquitter qu’en se débarrassant de l’illusion de l’impressionnisme. Si la critique veut agir, il faut qu’elle soit autre chose, et quelque chose de plus intéressant que la manifestation de nos goûts ou de nos préférences, lesquels, à vrai dire, n’intéressent habituellement que nous. Le reste d’autorité qu’elle conserve encore dans les provinces, M. Lemaître et M. France ne savent-ils pas bien qu’elle la doit à ce qu’ils mêlent eux-mêmes dans leurs jugemens de raisons qui ne sont point à eux, mais à tout le monde? C’est ainsi que, dans les Mémoires ou dans les Confessions des autres, nous croyons aimer ce que nous y trouvons de semblable ou d’applicable à nous; et en réalité, ce que nous y cherchons, c’est une connaissance plus étendue, plus diverse, et plus approfondie de l’homme en général. Convenons-en donc de bonne grâce; mettons quelque chose au-dessus de nos goûts; et puisqu’il faut de la critique, disons qu’il n’y en saurait avoir qui ne soit objective. C’est tout ce que j’ai tâché de montrer dans ces pages ; et je pense qu’il ne serait indifférent d’y avoir réussi ni à l’idée qu’on doit se faire de la critique, ni à l’éducation de l’esprit, ni peut-être à l’avenir même de la littérature, — ou à la littérature de l’avenir.

Car, pour quelques dilettantes, qui demandent à quoi bon la critique, et pourquoi l’on ne se passerait point d’elle, on pourrait se contenter de répondre par cette autre question : à quoi bon aussi l’art? à quoi l’histoire? ou à quoi la science? Et en effet, le monde n’en sera pas changé si la Comédie-Française nous donne cette année, je dis même un chef-d’œuvre de moins; et, puisque l’on vit très confortablement dans une ignorance entière de la nature des Institutions mérovingiennes, à plus forte raison se passera-t-on de savoir ce qu’il faut penser des travaux de ceux qui les ont étudiées! Mais j’ajouterai, qu’inférieure à l’histoire ou à l’art par tant d’autres côtés, la critique a sur l’art et sur l’histoire ce grand avantage ou cette supériorité qu’elle seule peut empêcher le monde, selon l’expression de M. Renan, « d’être dévoré par le charlatanisme. » Trop occupée, trop appliquée, trop asservie au labeur de la vie quotidienne, incapable d’analyser son plaisir et d’en reconnaître la qualité, la foule court toujours à l’appel de ceux qui la flattent; et les charlatans de l’art ou de la littérature le savent bien. C’est précisément affaire à la critique de penser ou de juger pour la foule. En donnant ses rangs et en distribuant ses prix, il est possible qu’elle prête à rire à de petits philosophes, mais elle fait œuvre deux fois utile : elle apprend à la foule qu’il y a quelque différence entre Ponson du Terrail et Balzac, ce qui est sans doute bon à savoir ; et elle venge le talent des succès de la médiocrité, lesquels ont je ne sais quoi d’humiliant pour tout le monde. Pourquoi faut-il, hélas! terminer en disant que, si jamais la tâche n’a été plus urgente à remplir, ce mot de la fin n’en est pas un ? et que, comme nos pères auraient pu s’en servir, ceux qui nous succéderont s’en serviront à leur tour; — et il sera toujours vrai,


F. BRUNETIERE.